Psychanalyse et gynécologie

Messieurs, l’orateur qui m’a précédé vous a donné une idée générale des connaissances en psychothérapie nécessaires au gynécologue dans son domaine propre, et de l’utilisation pratique qu’il peut faire de ces connaissances. Je suis d’accord avec lui sur tous les points psychanalytiques essentiels qu’il a abordés, de sorte qu’une plus ample discussion n’est pas nécessaire. Il ne me reste donc, pour compléter, qu’à traiter de l’importance toute spéciale pour la gynécologie de la méthode psychanalytique. Je ne peux me borner à l’aspect thérapeutique de l’analyse, car il s’agit ici d’un cas un peu particulier. La psychanalyse est issue, il y a plusieurs décades, du traitement des états hystériques. À l’aide de l’hypnose, d’abord, puis sans elle, elle a exploré la vie mentale des patients plus radicalement que jamais auparavant. Freud, son fondateur, obtint par cette voie des résultats psychologiques remarquables. En quête de l’origine psychique des symptômes nerveux, il fut amené à remonter toujours plus haut, jusqu’aux toutes premières années de l’enfance. Des pulsions, des désirs et des souvenirs « refoulés » qui avaient disparu de la conscience, s’avérèrent être à l’œuvre dans cette maladie. Cette découverte exigea une recherche d’ensemble sur les forces instinctuelles. En particulier, il s’agissait d’examiner de près et de jauger l’importance de la sexualité dans la genèse des névroses.

La psychanalyse s’est consacrée à l’étude des instincts du moi, servant à l’auto-conservation, aussi bien que des instincts sexuels. Elle a créé une psychologie radicalement neuve, en démontrant l’influence sur les processus psychiques d’éléments de la vie instinctuelle qui se trouvent refoulés, donc inconscients. Ainsi, outre son importance thérapeutique, la psychanalyse est devenue une méthode de recherche et une science psychologiques. Il me faudra donc discuter de deux questions : dans quelle mesure la gynécologie est-elle intéressée par les résultats théoriques de la psychanalyse ; et secondement dans quelle mesure est-elle intéressée par ses résultats thérapeutiques. Cette double tâche est si vaste que, dans le cadre d’un bref exposé, je ne peux en donner qu’un aperçu, me bornant à signaler les points essentiels, plutôt que de m’engager dans une discussion détaillée.

La pathologie et le traitement des névroses de la femme se fondent sur la connaissance de sa psycho-sexualité. Aussi un traitement soigneux et radical suppose-t-il une compréhension psychologique des relations correspondantes de causalité. Sur les mêmes bases s’appuie la compréhension médicale et humaine des patients, qui est le prélude à l’action thérapeutique.

Avant d’ébaucher une vision d’ensemble des découvertes psychanalytiques qui nous intéressent ici, je veux souligner que ces résultats ont été acquis par des moyens uniquement empiriques. Pour tout ce qui est de la possibilité de ramener les troubles nerveux de l’adulte à la sexualité infantile précoce, les résultats ont été pleinement confirmés par l’étude directe de la vie instinctuelle de l’enfant.

Dans la psychopathologie des névroses féminines, un facteur s’est révélé essentiel : il s’agit de l’attitude de la patiente devant sa propre féminité. Dans bien des cas, on constate d’emblée que cette attitude est ambiguë, ou même faite de franche aversion. Il est alors régulièrement possible de la ramener à l’époque où l’enfant fit la découverte de la différence des sexes. La réaction normale de la fillette à cette découverte est d’abord une envie aisément compréhensible de ce en quoi le garçon la surpasse. La fillette ne peut d’abord pas saisir un désavantage permanent touchant son propre corps. Elle s’attend à recevoir dans l’avenir une compensation, et grâce à ses fantasmes elle imagine divers exaucements à son désir. Devenue plus critique, elle abandonne de tels espoirs. Un autre fantasme se rencontre invariablement chez les fillettes : elles ont eu autrefois un pénis, dont elles ont été ultérieurement dépossédées par une opération ou d’une autre façon. La morphologie féminine apparaît alors comme une sorte de castration, et le sexe féminin comme une blessure. Au cours du développement normal, les désirs virils sont remplacés par une adaptation à la réalité, qui est facilitée par le transfert d’amour de la fille à son père ; la fille s’identifie à sa mère. Les fantasmes comportent alors le désir de prendre la place de la mère et de recevoir comme elle des enfants du père. Les pulsions maternelles puisent là leur origine. Une telle élaboration des désirs initiaux, ne s’effectue cependant pas dans tous les cas. Le désir de virilité persiste, pour se motiver a posteriori de mille raisons logiques. Lorsque le développement est normal, chaque incident sert à augmenter les espoirs projetés dans l’avenir. L’acquisition d’attraits féminins réconcilie la fille avec sa « perte ». Si le développement s’écarte de la normale, comme cela se produit invariablement chez les névrosées, tous les événements de la maturation et de la vie sexuelles deviennent traumatiques pour le psychisme féminin. Le développement de la silhouette féminine représente l’ultime déception des espoirs de virilité. L’installation et le retour périodique de la menstruation, la défloration, la maternité et la ménopause, tout viendra réactiver le vieux fantasme de castration qui survit dans l’inconscient de la femme. Ces incidents sont liés à deux manifestations itératives : la perte de sang et la douleur, qui alimentent l’idée d’une blessure. En outre, l’adolescence impose aux filles encore d’autres exigences psychiques, que les garçons n’ont pas à affronter sous la même forme. On oblige la femme à un degré plus marqué de refoulement instinctuel. Après la puberté, elle doit opérer une modification qui n’a pas son équivalent dans le développement masculin. Pour le comprendre, nous recourrons au concept freudien des « zones érogènes ». L’obtention de plaisir de la sexualité infantile est liée à certaines parties du corps dotées d’une excitabilité particulière. Nous les appelons zones érogènes et nous y rangeons tous les orifices du corps. Ce n’est qu’avec les progrès de la maturation qu’une zone érogène unique, la zone génitale, acquiert dans les deux sexes la priorité. Dès lors cette zone assure le plaisir de satisfaction, tandis que les autres zones érogènes n’engendrent que le « plaisir préliminaire ». Jusque-là, la zone génitale, n’était qu’une zone auto-érotique parmi beaucoup d’autres. Chez la femme, les choses se compliquent : dans la petite enfance, les excitations génitales auto-érotiques se centraient surtout sur le clitoris. Dans les relations ultérieures avec l’homme, le vagin doit devenir le centre principal d’excitation. Normalement, ce déplacement réussit, mais il fait habituellement défaut chez les névrosées. Nous reviendrons sur les conséquences de cet échec. Pour le moment, soulignons l’abondance des points critiques dans le développement psychosexuel de la femme. Lorsque cette évolution échoue, nous en rencontrons les effets dans les divers aspects de la pathologie névrotique. Selon le type du trouble et certains facteurs prédisposants, il s’agira soit des symptômes nerveux, soit des perversions. Névrose et perversion sont étroitement intriquées. Dans les deux cas, les pulsions normales sont refoulées de la conscience. Chez le pervers, elles sont remplacées par des pulsions sexuelles anormales ; chez le névrosé par des symptômes. Les manifestations hystériques s’avèrent le résultat d’une fixation inconsciente de la libido à des personnes ou des situations de l’enfance. Les symptômes de l’hystérie se jouent en ces lieux du corps qui servent de zones érogènes. Prenons la bouche comme exemple de zone érogène : dans le domaine des perversions, nous trouvons des désirs d’utilisation sexuelle de cette partie du corps ; dans l’hystérie, des phénomènes névrotiques s’expriment à ce niveau oral ; la bouche sert pour une part à exprimer la résistance à ces désirs (vomissements hystériques).

Certains troubles de l’évolution psycho-sexuelle peuvent ainsi donner naissance à une série de manifestations névrotiques. Ils n’apparaissent pas tous sous la forme de symptômes somatiques. Certains, en particulier les diverses formes de l’angoisse, sont surtout psychiques, quoiqu’ils s’accompagnent habituellement de manifestations physiques secondaires. Chez les névrosées, les désirs et les espoirs érotiques sont souvent intriqués d’angoisse ; de même, les événements insatisfaisants et décevants de leur vie amoureuse se traduisent par de l’angoisse.

En groupant toutes les formes de rejet de la féminité sous le terme de « complexe de castration », nous verrons clairement à quel point les troubles constamment retrouvés en pratique gynécologique naissent de cette source. Pour nous limiter à un seul groupe de symptômes, soit aux troubles de la sensibilité sexuelle dans les relations conjugales, le gynécologue et le neurologue s’accorderont sur la fréquence et l’importance de ces symptômes. Quant à leur motivation, ils sont tous dus à des écarts du développement normal que nous avons décrit. Récemment, ces conséquences ont retenu tout particulièrement l’attention des gynécologues. Je m’en réfère aux exposés de K. qui incrimine la frigidité à l’origine de certaines modifications dans les organes reproducteurs. Je ne ferai que citer son avis, que même la disposition aux fibromes serait liée à la frigidité, sans que je puisse sur ce point prendre position faute d’une expérience personnelle.

Même sans analyse psychologique détaillée, bien des manifestations des névrosées se révèlent comme autant de résistances contre certaines fonctions. Citons l’apparition des règles en dehors du cycle normal, signe de résistance à l’union sexuelle. Les vomissements de la grossesse sont partiellement déterminés par une résistance inconsciente à porter l’enfant jusqu’à terme. Une interruption soudaine de la lactation peut provenir de l’hostilité inconsciente de la mère à l’égard de son enfant.

La variété des symptômes dus à un rejet inconscient des tâches féminines démontre amplement l’importance de ce point de vue, rejet que la psychanalyse a été la première à estimer selon son rôle, tout comme elle a été la première à prendre en considération les facteurs psycho-sexuels du développement et leur portée sur la formation des symptômes névrotiques. Tous les signes que nous mentionnons ici se trouveront soit associés avec des symptômes organiques gynécologiques, soit comme substituts. Il est clair que dans l’un et l’autre cas, une véritable compréhension des processus pathologiques n’est possible que grâce à l’optique psychanalytique. Ces exemples suffiront à convaincre le gynécologue de l’intérêt des points de vue psychanalytiques pour sa spécialité.

En ce qui concerne le traitement analytique, mon exposé, contrairement à celui de l’orateur précédent, se limitera aux affections qui ne peuvent pas être soignées par le gynécologue lui-même, mais qui nécessitent un traitement causal, conduit par un spécialiste. En effet, on ne peut attendre du gynécologue qu’il apprenne la technique psychanalytique. Celle-ci, aussi bien que les théories de la psychanalyse, exigent une étude particulière. Les aptitudes d’un médecin à exercer cette méthode dépendent dans une large mesure de son intérêt pour les processus psychologiques. On ne trouve qu’exceptionnellement réunis un vif intérêt pour les maladies organiques, les méthodes de travail en gynécologie (chirurgicales en particulier), et le goût de l’investigation approfondie de la vie psychique des patientes. Il existe différents types de tempérament médical : l’intervention rapide du chirurgien attire les uns, l’attitude d’attente et de patience du psychologue séduit les autres. Même au cas où ces inclinations et ces capacités se conjuguent chez un seul et même médecin, il serait impossible à celui-ci de s’acquitter de deux tâches aussi opposées. En pratique psychanalytique, chaque patient est traité pour une période prolongée à raison de séances quotidiennes d’une heure ; une telle routine de travail, impliquant un emploi du temps régulier remplissant toute la journée, est incompatible par exemple avec la pratique chirurgicale. Enfin, il existe encore d’autres raisons d’éviter la conjonction de ces deux méthodes thérapeutiques entre les mêmes mains ; une femme subissant un examen physique et un traitement approfondis établira un attachement personnel trop vif à son médecin s’il la soumet également à une cure psychothérapique qui dévoile à celui-ci toute sa vie mentale, consciente et inconsciente.

Cependant, croire qu’en raison de sa technique particulière la psychanalyse peut avec aisance et certitude réussir là où d’autres formes de traitement restent insatisfaisantes serait illusoire. Toute cure psychanalytique est, tant pour le médecin que pour le patient, une entreprise longue et difficile, quelque peu comparable au redressement orthopédique de malformations datant de la première enfance. Dans les cas sévères et chroniques, dont la psychanalyse s’occupe le plus souvent, nous nous garderons de surestimer ses possibilités thérapeutiques. Personne n’est mieux placé que le thérapeute pour constater quotidiennement les forces psychiques qui s’élèvent contre la guérison chez le patient. Néanmoins, notre expérience nous permet de rejeter le nihilisme thérapeutique. Nous n’approfondirons pas ici le problème de la technique de la cure. Quelques exemples pratiques suffiront à montrer quels cas, parmi les recrues fréquentes du gynécologue, peuvent parvenir à de bons résultats, ou même guérir complètement par la psychanalyse.

Citons d’abord les diverses formes de dyspareunie. Grâce à la psychanalyse, des symptômes tels que la frigidité et le vaginisme peuvent être définitivement éliminés. On obtient ici des résultats qui dépassent de beaucoup une action sur la vie sexuelle de ces femmes. L’expérience a montré à maintes reprises que les femmes insatisfaites peuvent entraîner par leur névrose des souffrances non seulement pour leur mari mais pour leurs enfants. Ces femmes sont menacées de troubles particulièrement sévères au moment de la ménopause. D’où la valeur d’une méthode psychothérapique qui vise à la racine de la névrose.

Je désirerais mentionner sous ce rapport un cas fréquent, où les deux conjoints ont un effet mutuel défavorable, de sorte qu’ils sont toujours plus gravement victimes de leur névrose. Parmi les symptômes que l’on rencontre régulièrement dans ces cas, citons chez le mari l’affaiblissement graduel de la puissance, et chez la femme un rejet de la sexualité allant jusqu’au dégoût. J’ai pu voir le traitement des deux partenaires aboutir à une amélioration importante de la vie conjugale.

Parmi les nombreux troubles nerveux se jouant sur le plan somatique, je n’en citerai qu’un : le prurit généralisé. Le traitement local reste en général sans effet. La psychanalyse révèle le rapport de ce symptôme avec des fantasmes sexuels de désir refoulés ; et elle parvient souvent à démontrer que cette irritation a pu se transférer, à partir de sa localisation originelle, les organes génitaux, à d’autres points de la surface du corps, pour atteindre enfin des régions éloignées (cuir chevelu, genoux, etc.). Ces formes de prurit sont certainement justiciables d’un traitement psychanalytique.

Signalons enfin les troubles fréquents, prenant surtout la forme d’angoisses, que l’on rencontre chez les jeunes filles à l’approche du mariage. Une intervention à point nommé peut éviter ici des conséquences graves.

Le temps limité qui m’est imparti m’oblige à me restreindre à ces quelques exemples. Ils devraient cependant suffire à indiquer à un praticien averti les nombreux points communs existant entre la psychanalyse et la gynécologie. La psychanalyse peut suggérer au gynécologue comment aborder l’investigation psychologique de ses patientes. Cependant, il faut réserver à la psychanalyse les cas où la nature du trouble névrotique requiert davantage que la simple compréhension humaine et psychologique du médecin.

Pendant longtemps, la science médicale a été dominée par les concepts de l’anatomie pathologique. La médecine leur est redevable de progrès remarquables. En même temps, la théorie anatomo-pathologique devait aboutir à trop écarter l’attention médicale de la signification des facteurs psychiques. Le résultat en fut que les diverses spécialités médicales perdirent totalement contact avec la psychologie. Notre but doit être de redonner à la psychologie la place qui lui revient, à côté du point de vue anatomo-pathologique. Tous deux peuvent aisément fusionner, et il est probable que toutes les spécialités médicales trouveraient de nouveaux stimulants et des points de contact précieux si l’on mettait mieux l’accent sur le facteur psychologique.

Messieurs, cette soirée marque une date importante dans la vie médicale de Berlin. Votre Société, en m’honorant de son invitation à m’exprimer devant elle, est la première société de médecine à reconnaître la nécessité de prêter attention aux réalisations de la psychanalyse. Ce n’est probablement pas pur hasard si c’est une association de gynécologues qui a été la première à Berlin à tenter cette démarche. Il faut sûrement faire leur part aux relations étroites qui se nouent entre nos domaines scientifiques.

Permettez-moi de terminer par une remarque personnelle, vingt-cinq ans se sont écoulés depuis que, dans cet auditoire, j’ai été admis à suivre les conférences cliniques d’Olshausen. Aussi fut-ce pour moi une agréable satisfaction que de pouvoir apporter ici-même ma modeste pierre à l’édification de la science médicale.