2. Le symbole ou l'au-delà du phénomène

« La réflexion est un système de pensée aussi fermé que U folie, avec cette différence quelle se comprend elle-méme et le fou tandis que le fou ne la comprend pas »

(Merleau-Ponty. Phénoménoiogu de la pmtptum, p 31 )

Au seuil de cette investigation dite t fondamentale », nous ne saunons dissimuler quelque angoisse. Entre le point de départ, le symbole comme fait psychanalytique, et le point d'amvée, le symbole comme structure de l’univers, le chemin parcouru est semé d’embûches. Les aurions-nous évitées toutes ? Le croire serait une vaine et folle prétention.

Notre tâche a été entreprise sous l’inspiration de nos maîtres spirituels, Freud, Husserl, Ferenczi. Nous leur devons tout, y

compris le courage de prolonger leur pensée. Expliciter l' g horizon génétique t du phénomène, remonter aux sources dernières de la Psyché, étendre la méthode psychanalytique aux sciences de la nature, telles Jurent respectivement Us ultimes aspirations de nos trois maîtres. Et tel était notre triple objectif lointain.

La présente esquisse, lourde et lacunaire, demandera une longue élaboration. C’est pourquoi il était préférable de la soumettre aux critiques dès ce premier stade. Que le Ucteur veuille bien excuser l’épreuve que lut imposent équivoques, et raccourcis d'une présentation hâtive. Sa patience à nous lire sera notre vraie récompense.

Chapitre premier. Le sens du symbole comme l'au-delà du phénomène

1. Le texte du symbole

Nous avons coutume de nous adresser aux symboles comme l’archéologue s’appliquant à déchiffrer les documents d’une langue inconnue. Ce qui est donné c’est une « chose » porteuse d’un sens. D’aucuns vivent dans le commode préjugé qu’il suffit d’adjoindre le sens à la « chose », son support, les significations sémantiques aux hiéroglyphes, pour se prévaloir du succès du déchiffrage. Pourtant, si Freud s’était contenté d’établir une « clef des symboles », il n’aurait rien fait d’autre que de convertir un système de signes en un autre système demeurant à son tour redevable de son secret. En réalité la lecture du texte symbolique ne s’arrête pas à l’observation d’une correspondance terme-à-terme. Pour parachever l’œuvre du déchiffrage, il aura fallu rétablir tout le circuit fonctionnel, impliquant une multiplicité de sujets et dans lequel le symbole-chose ne joue qu’un rôle de relais. Il s’agit de reconnaître au symbole plus qu’un statut de langage, de communication ou d’expression mais de l’étudier également comme efficience intensive, partie intégrante de la réalité humaine totale. Autrement dit, « comprendre » un symbole ru saurait ne pas requérir de le replacer dans le dynamisme d'un fonctionnement en rapport avec des objets.

Ici s’impose donc une première distinction, d’une part le symbole-chose considéré comme hiéroglyphe, ou texte symbolique, le symbole mort en tant que symbole et, d'autre part, le symbole inclus dans un fonctionnement, c’est-à-dire le symbole opérant, animé de sens et supposant des sujets concrets, considérés comme un ensemble en fonctionnement. Interpréter un symbole consiste à convertir le symbole-chose en symbole opérant. Aussi jamais une chose ne doit être prise comme symbole d’une autre chose. Dire simplement que le « serpent » est un symbole du « phallus » c’est réifier le symbole, comme le font certains patients en psychanalyse, afin d’éviter de le vivre dans son actualité opérante.

2. L'opération du symbole

En fait le symbole n’est pas symbole par lui-même mais seulement en tant qu’opération d’un sujet, en relations avec ses objets. Le fonctionnement du pôle sujet de ces relations peut se caractériser, provisoirement, comme une suite de désirs et d’accomplissements. Pour reprendre l’exemple précédent, un contexte associatif peut mettre en évidence un désir infantile refoulé cherchant son équivalent dans le fantasme d’appropriation d’un « phallus », fantasme bloqué à son tour par un contre-désir (p. ex. une crainte, rapportée ou non à une figure ima-ginale).

Ce double fonctionnement, en sens contraire, d’un désir et d’un contre-désir, pourrait donner lieu à un blocage complet dans la fascination. L’opération symbolique, substitutive des deux fonctionnements, pareillement impossibles, engendre un troisième fonctionnement, symbolique par rapport aux deux premiers, et résolutoire du conflit. Le sens du symbole-chose « serpent » pourrait dès lors s’articuler ainsi : « Vois-tu, il n’est pas question pour moi de saisir un serpent. » Plus explicitement : « J’ai bien le désir de manipuler un objet détaché du corps (d’ailleurs il n’est détaché d’aucun corps puisqu’il est un être autonome) mais ton interdiction m’arrête dans ce mouvement, c’est un « serpent » qui se présente à moi qui en tous points ressemble à l’objet de mon désir, sauf qu’il m’inspire la peur et le dégoût. » Tel serait un premier niveau de l’interprétation. Bien entendu le souhait de s’emparer d’un « phallus » s’avérera à son tour comme un phantasme, c’est-à-dire comme une manière de langage, ou une « théorie infantile », se référant à un désir conflictuel sous-jacent. La différence entre les deux niveaux consiste en ce que le « serpent » est une représentation dramatique d’un discours alors que le geste de s’emparer du « phallus » relèverait d’un langage non-verbal, réalisant le drame sur le plan moteur.

Dans la conversion hystérique (cécité, surdité, paralysies hystériques etc.), le fonctionnement symbolique ne se distingue du symbolisme phobique qu’en ceci que ce n’est pas le désir conflictuel qui passe, ici, de l’action kinédque au niveau du signe verbal, mais c’est la parole inter-dictrice qui s’accomplit au surgissement du désir. Le désir d’introjection trouve alors un équivalent dans l’introjec-tion de l’interdit en tant que parole.

Il est évident que le phantasme en tant que mise en langage, verbal ou averbal et en tant que drame représenté ou joué renvoie à un conflit d’une nature radicalement différente, ayant laissé une lacune dans l’auto-éla-boration, conflit et lacune où, en dernière analyse, toute symbolisation vient s’articuler. C’est pour simplifier notre exposé que nous laissons de côté momentanément le problème, crucial, du conflit d’introjection dont la levée est l’ultime objectif de ce que l’on appelle le désir et dont les fantasmes ne constituent que des aléas.

3. Les deux moments de la symbolisation

Si symboliser signifie substituer à des fonctionnements incompatibles un fonctionnement nouveau d’un niveau supérieur, il apparaît essentiel de replacer l’opération symbolique au niveau même où prend naissance sa promotion.

On a vu que, pour l’exemple cité, cette promotion était motivée par le dynamisme d’un conflit. Nécessairement la solution apporte du nouveau et il est temps de montrer en quoi consiste cette nouveauté.

Le premier aspect révèle l’ascension au niveau de la représentation d’un fonctionnement opérant d’abord sur le plan moteur. Il convient d’entendre par représentation non pas une hallucination directe, affective, du désir, mais l’animation d’un signe linguistique par une mise en scène visuelle. C’est le langage verbal qui constitue le point de départ de la représentation. Les deux niveaux à distinguer ici sont donc celui de la motricité agie et celui de la motricité verbale. On comprend dès lors que le mot, puis l’image qu’il inspire, puissent ouvrir la voie vers un fonctionnement exempt de conflit, d’autant que la manipulation conflictuelle de l’objet cède la place à la manipulation sans danger du mot-image.

On voit que le symbole consiste, non pas en l’équivalence « serpent »-« phallus » mais en ce que, par la visualisation du mot « serpent » on met en scène à l’intention de quelqu’un d’imago) l’horreur qu’on éprouverait de toucher au phallus alors même que le discours ainsi dramatisé équivaut au geste moteur prohibé. La différence entre le niveau moteur et le niveau verbal est du même ordre que la distinction qui s’impose à l’analyste entre l’acting-out et la verbalisation. Le symbole ici substitue à une action interdite un discours satisfaisant à la fois le désir et l’imago.

On comprend par là un second aspect de la symbolisation : son in-détermination par rapport au fonctionnement antagoniste motivant. A défaut de symbolisation le conflit resterait figé sur le plan moteur ; or, sa promotion sur le plan verbal amorce des issues multiples. Pour dire on dira à l’imago : « phobie du “ serpent ” » mais aussi, pourquoi pas, « nostalgie de l’inaccessible » ou encore « amour de l’ange ou de castrat ». Toutes ces solutions offrent des détours à la réalisation du geste moteur barré mais pour cela il a fallu inventer la communication verbale comme substitut moteur du geste impossible. Dans cette fonction la parole a ceci de nouveau sur le geste qu’elle est à double face, l’une tournée vers l’imago, l’autre vers le désir. Il y a eu — peut-on dire — in-détermination des éléments du conflit : le geste précis est devenu mot, son sens, précis également, signification verbale ; mot et significations étant des instruments multi-valents pour évoquer l’ordre perceptif visé par le désir. Par le fait même du passage d'un niveau d l'autre le fonctionnement s'in-détermine d’abord pour se re-détemuner ensuite, dans quelque mode contingent (p. ex. la phobie du serpent). D’un autre côté, « serpent » devient à son tour une signification parmi d’autres de la même espèce : « rat », « souris », « hanneton » (« c’est précisément le rat qui me fait ""peur »). En réalité, la symbolisation ne consiste pas à substituer une « chose » à une autre, mais à résoudre un conflit déterminé en le transposant sur un plan où ses termes incompatibles subissent une in-détermination apte à les harmoniser dans un fonctionnement nouveau jouissant d’une nouvelle détermination. C’est pourquoi dans Sane terminologie chosiste on a pu faire observer que le supérieur symbolise l’inférieur et qu’à l’infinie variété des textes symboliques correspond un nombre limité de symbolisés (cf. Jones « Étude sur le symbole », 1915).

In-détermination et re-détermination apparaissent comme des moments essentiels de la symbolisation, la première impliquant toujours une promotion du fonctionnement et la seconde la possibilité du choix de tel mode particulier parmi tous ceux que l’in-détermination a rendu possibles.

4. Trans-phénoménologie et psychanalyse

Nous venons d’assister au passage d’un conflit à un fonctionnement symbolique. Pour faire un pas de plus vers notre objectif, l’appréhension du symbole psychanalytique comme modèle originaire, il nous faudra d’abord faire apparaître ceci : si tout symbole est fonctionnement actuel ou potentiel et substitutif d’autres fonctionnements, incompatibles ou inhibés, ces fonctionnements, à leur tour, résultent nécessairement de modes de symbolisation inférieurs. Pour en venir à cette reconnaissance il est indispensable d’énoncer l’originalité épistémologique du statut propre au symbole, objet de la psychanalyse.

La démarche psychanalytique ouvre l’accès à la dimension propre au symbole, pour autant qu’elle s’est refusé à l’aliéner en chose ou à le réduire au « vécu » subjectif. La psychanalyse a su se libérer des infirmités tant du subjectivisme que de l’objectivisme, pour épouser délibérément une perspective qu’à défaut de terme meilleur on pourrait dénommer imaginait. Nous proposons de désigner par là cette particularité qui résulte de la destitution du conscient, de l’ego cartésien, voire phénoménologique : le conscient et l’ego sont appréhendés comme un aspect partiel d’une synergie où interfère l’action de plusieurs personnages intérieurs. C’est précisément l’idée psychanalytique du symbole, conçu comme une fusion entre refoulant et refoulé (le « retour du refoulé ») qui résume les différents acquis de cette perspective nouvelle. La signification du symbole n’est pas accessible au sujet, en raison même du refoulement. Pas davantage elle n’est donnée objectivement, par exemple pour une psychologie beha-viouriste, car sa signification pour trouver résonance requiert, de la part de l’observateur, la participation de sa propre structure imaginale. Nous ne pouvons que noter en passant que cette notion de résonance se distingue radicalement aussi bien de 1 ’Einfühlung, entachée du subjectivisme que de l’observation purement objective : elle opère par une mise en branle de l’Inconscient à partir de contenus conscients reçus à l’écoute, ou, mieux encore, la résonance a lieu lorsque des contenus de conscience rencontrés induisent en nous de par leur particularité un inconscient — c’est-à-dire une structure imaginale — complémentaire10. Si la signification du symbole ne se livre ni à l’objectivité, ni à la subjectivité, elle est appréhendée, au contraire, par la résonance propre à l’écoute psychanalytique, telle qu’elle a lieu dans la relation dite trans-férentielle. Elle se manifeste alors comme un moment du fonctionnement imaginai du sujet, moment dont le révélateur est le « non-engagement » (et non pas, bien entendu, non-résonance) de l’analyste. Or, précisément, l’inconscient induit par la résonance nous livre le conflit imaginai qui a donné naissance à l’aspect conscient de la solution symbolique. Dans la situation privilégiée de l’analyse, la signification du symbole éclate donc comme une allusion à sa genèse. La dimension originale de la psychanalyse réside justement dans ce mode de « déchiffrage » génétique à la fois traru-objectif (le texte du symbole, donné objectivement, est « déchiffré » de l'intérieur comme genèse d’un fonctionnement) et trans-subjectif (le « déchiffrage » n’ayant pas lieu par le sujet lui-même mais par un autre). « Les seuls renseignements... de l’auto-perception consciente se sont partout révélés incapables de nous faire comprendre la multiplicité et la complexité des phénomènes psychiques et impuissants aussi à découvrir la connexion de ceux-ci, comme à trouver les causes déterminantes des phénomènes morbides. » (Freud, « Abrégé », VIII.) Par là on comprend comment la situation psychanalytique replace le symbole dans l’actualité de son opération imaginale. Le caractère transphénoménal de l’objet propre à la psychanalyse est responsable — à défaut d’une assignation précise de son statut original — d’une certaine théologisadon de l’objet psychanalytique. La facilité consiste alors à faire éclater l’absurdité des formulations purement subjectivistes ou purement objecti-vistes dans des paradoxes appelant à l’expérience clinique et renvoyant à quelque connaissance magique, mystique, initiatique dont l’analyste serait le prêtre officiant. Il ne semble pas que tel ait été le projet de Freud qui, plus d’une fois, a comparé la métapsychologie à la physique du moins quant à sa prétention de scientificité. Pour notre part, nous ne souhaitons pas théologiser notre expérience de résonance mais la thématiser. Les positions mystiques en psychanalyse, ainsi d’ailleurs que les positions purement techniciennes constituent des « résistances » par rapport à l’avènement d’un nouveau radical inscrit dans la démarche freudienne et qui doit s’accomplir dans une mutation révolutionnaire de la culture.

5. Tout fonctionnement est symbolique. L’interrogation des sciences trans-phénoménales

Après ce détour en direction de la spécificité transphénoménale (c’est-à-dire à la fois trans-subjective et transobjective du symbole considéré comme opération) revenons au problème posé : l’appréhension du symbole comme modèle originaire. Si tout symbole est fonctionnement, c’est-à-dire itération actuelle ou potentielle de l’acte d’in-détermination, résolutoire d’un conflit, peut-on dire, à l’inverse, qu’il ne saurait y avoir de fonctionnement qui ne soit résolutoire d’aucun conflit, qui n’opérerait pas en in-détermination par rapport à quelque incompatibilité, qui en un mot, ne serait pas symbolique ?

On pourrait objecter, à juste titre, à cette manière de poser le problème que notre exemple pris comme point de départ à la description psychanalytique du symbole ne présente qu’en apparence ce caractère de promotion novatrice qui serait le passage créateur du plan du conflit au plan de la résolution. Chez l’enfant humain les jeux ne sont-ils pas faits à l’avance quant à la potentialité pré-formée de ce passage ? L’enfant ne naît-il pas avec l’aptitude au langage qui s’actualise selon un ordre fixe peu après celle <îjui lui a permis la coordination motrice ? A tout bien prendre, la symbolisation serait alors un cas parmi d’autres d’un fonctionnement, comportant certes des passages d’un plan à l’autre, mais passages se conformant au programme préétabli de la maturation. Il n’y aurait pas de novation véritable ou, selon une autre formulation, il y aurait aptitude à la novation, c’est-à-dire encore un fonctionnement, quoique virtuel. Par conséquent, loin d’être à l’origine de tout fonctionnement, la symbolisation serait ainsi elle-même un mode de fonctionnement particulier.

Pour décrire ce fonctionnement, Freud a dû répondre à la question : Que faut-il que nous soyons pour que le phénomène de la symbolisation soit, du tout, possible ? Il en est résulté la notion d’un appareil psychique (d’abord selon la première, puis, selon la seconde topique), véritable appareil, apte à produire le symbole. La question que nous posons pour notre part sur la lancée de Freud devra éclaircir, non plus la nature d’un fonctionnement symboligène, mais les conditions de possibilité d’un tel fonctionnement lui-même. En d’autres termes, si l’appareil en question constitue le paradigme du fonctionnement symbolisateur, à partir de quels conflits sa première institution, sa protogénèse est concevable.

Le symbolisé est toujours le symbole d’un symbolisé inférieur. Par là nous avons fait entrevoir la nécessité de ce que toute opération symbolique suppose d’autres opérations symboliques comme fondement.

Si tout symbole dérive de fonctionnements symboliques, reste à savoir dans quelle mesure tout fonctionnement est de nature symbolique en général ? L’idée même de fonctionnement implique l’itération actuelle ou potentielle. Que veut dire dès lors constituer un fonctionnement, c’est-à-dire un itérable ? Cela veut dire : constituer ce par quoi l’itération pourra avoir lieu, en d’autres termes, son instrument, sa condition nécessaire. Or, précisément pour qu’un fonctionnement nouveau (toujours issu de fonctionnements inhibés comme l’on sait) puisse s'irutituer, il faut que son instrument d’itération comporte de quelque manière le confit initial. Néanmoins l’instrument d’itération n’est pas ce conflit, il en tient lieu. Il n’est pas non plus l’intégralité du fonctionnement nouveau, il en est la condition de possibilité ou le motif suffisant. Cette analyse succincte suffit à mettre en évidence le caractère symbolique de tout instrument d’itération exigé par tout fonctionnement quel qu’il soit.

Une telle conclusion implique déjà le programme de toute science dialogique : une * chose » ou un t vécu t étant donné (texte du symbole), il s’agit de rétablir le fonctionnement qu’ils impliquent et la genèse à laquelle celui-ci renvoie. La question fondamentale qui demande réponse est celle-ci : A quel point de vue dois-je me placer pour que les faits objectifs ou subjectifs se révèlent d moi comme opération symbolique intégrale considérée au moment de sa genèse ? Ou encore : Comment ramener un phénomène au symbolisme motivé sous-jacent f

Chapitre II. Archéologie du symbole

6. L'archi-logie du symbole et la psychanalyse freudienne

Les développements précédents, relatifs à la genèse du symbole à partir d’autres symboles, donnent prise à la suspicion légitime d’une régression à l’infini. Pour y échapper on devra établir que l’idée d’un symbolisme premier s’impose de toute nécessité. La problématique de l’archè ne saurait être éludée par un eidétisme descriptif du « toujours déjà ». Le phénomène, aussi loin qu’on veuille pousser son analyse conservera sa phénoménalité. C’est que le phénomène en tant qu’ « apparition », en tant que signe d’al-térité dans le sujet phénoménologique lui-même, laisse l’ego de l’expérience nécessairement athématique. De cette limitation du champ phénoménologique, les énigmes comme « acte inactuel », « synthèse passive », « l’autre comme moi là-bas » ne font que dresser le constat. L’impossibilité d’expliciter l’horizon génétique du phénomène, sans sortir de la phénoménologie, condamnerait la pensée à un entomologisme stérile des faits transcendantaux. Or, la question de l’archè vise précisément à résoudre les énigmes du transcendantalisme et à découvrir les fondements de la factualité résiduelle du phénomène trans-cendantal. On devra aboutir, par surcroît, à montrer pourquoi le phénomène échappe à toute considération génétique, et comment cependant, il est à la fois occultation et manifestation de son origine. Il va de soi que la notion de genèse ici ne saurait impliquer le temps qu’elle est destinée à engendrer, et que son caractère de rétroré-férence métaphorique aura à trouver une justification ultérieure. La récusation de la régression à l’infini équivaut à celle du « toujours déjà » phénoménologique.

On se rappelle que le symbole contient toujours et néces-

sairement un plus par rapport au symbolisé. Ce plus tient précisément à la survenue d’une inhibition incluse dans le nouveau fonctionnement. Lorsque nous revenons en arrière à partir d’un symbole donné, nous ne pouvons manquer de trouver moins dans les symboles inférieurs et antérieurs. Ce serait là l’itinéraire classique allant du complexe au simple.

Parallèlement à cette complexité décroissante, nous devons constater, en suivant le même chemin régressif, que les symbolismes inférieurs deviennent d’une détermination croissante (cf. § 3). Le symbole premier, l’Archè, doit donc présenter le maximum de simplicité et le minimum d’indétermination.

Le caractère à la fois exclusif et universel de la structure symbolique nous fait entrevoir toute la portée ontologique de l’interrogation concernant le premier symbole, l’Archè. Si l’on a pu dire, à juste titre, que chacune des démarches de l’homme implique une ontologie, notre point de départ psychanalytique nous conduit de toute nécessité à dégager l’ontologie latente de la psychanalyse. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de constater que, malgré son désaveu de toute ambition philosophique, Freud ait cotoyé de prés (cf. « Au-delà du principe du plaisir ») le problème de l’Archè. On ne peut que regretter que son ignorance de l’œuvre de Husserl ainsi que les préjugés scientistes de l’époque lui aient fait manquer une solution satisfaisante et explicite à ce problème.

Nous pensons en particulier au parti qu’il était possible de tirer de la notion de compulsion de répétition, reproduisant, selon Freud, comme par une sorte d’« élasticité de la matière vivante », un trauma initial. Il est évident qu’à faire abstraction de l’aspect quantitatif, trauma et conflit ont même structure : l’inhibition d’un fonctionne-"rnent. De même, la reproduction des effets du trauma en l’absence de celui-ci exige la constitution d’un instrument .d’itération. Nous avons là, précisément, la structure même du symbole que Freud a maintes fois décrite à propos des représentations oniriques et aussi à propos de la conception psychanalytique du symptôme et l’on peut montrer sur tous les exemples cités par Freud (névrose traumatique, jeu du « fort-da », névrose de destinée) que la répétition"' compulsive est toujours répétition symbolique.

C’est donc pour avoir méconnu le caractère symbolique de la compulsion de répétition que les recherches de Freud en vue d’une archéologie du fonctionnement vital sont restées des vues de l'esprit. Il n’en reste pas moins que ces vues se fondent sur une intuition dominant toute son œuvre, celle d’un conflit qu’il décrit en dernière analyse comme une tension entre un « instinct de vie » et un « instinct de mort ». Si ces derniers concepts ne résistent pas à l’accusation de l’anthropomorphisme, la tension originaire entre deux pôles serait plus difficile à contester : quitte à taxer « dualité », « pôle » et « tension » de mythologie métaphysique. Mais comment caractériser en termes phénoménaux ce qui est avant le commencement ? En fait de mythe il serait tout à fait dans la ligne de la doctrine psychanalytique de désigner cette « tension » par le terme d’Angoisse originaire. Rien n’empêche non plus de décerner aux « pôles » de l’Angoisse originaire les noms d’Eros et de Thanatos. Il suffira de rappeler que la vie concrète ne saurait se réduire à l’un, voire aux deux antagonistes mythiques mais qu’elle comporte, en plus, un élément irréductible : le symbole.

7. L’angoisse originaire et la structure dyadique de l’archè

Comment caractériser en termes rigoureux l’Angoisse originaire, dépourvue de tout substrat ? Il s’agit sinon d’un nouveau mythe mais du moins d’une expression métaphorique pour figurer, par analogie, l’impossibilité d’être ou, si l’on préfère, le non-être actif, en tension vers l’être. Il est possible d’ailleurs que cette Angoisse originaire soit fiction pure et qu’elle ne puisse se penser que comme une idée-limite, tel le zéro en mathématiques, dépourvu de toute existence propre mais indispensable aux opérations.

Il est cependant juste de dire avec Freud que le Ça, le « noyau de l’être » ignore l’angoisse, ou mieux (en nuançant cette affirmation avec lui), que « capable d’engendrer les éléments sensoriels de l’angoisse, il ne peut s’en servir ». En effet, lorsque chez l’homme, l’angoisse, franchissant les médiations, atteindrait le vrai noyau, ce serait le moment de la disparition de l’homme en tant qu’homme, ou

— l’avènement d’une « mutation ».

L’impossibilité d’être, l’Angoisse originaire, est impensable et non verbalisable. Elle est cependant le fdndement de l’être et de la pensée. L’être, c’est le même, c’est l’identique, c'est l’itérable ; il « résulte » d’une constitution, d’un acte constituant, surgi dans l’Angoisse. Acte instaurateur originaire, aussi inaccessible que l’Angoisse elle-même. Pour nous, le commencement, l’Archè ne sera ni l’Angoisse ni l’Acte Créateur mais l'Être premier. Or l'avènement de l’être ou de l’identique n’est possible que sur le mode symbolique. En termes formels, on ne peut dire : A est A que si on peut dire de quelque manière que A implique B sur le mode du non, c’est-à-dire si A symbolise avec B. (D’ailleurs en symbolisant avec B il symbolise précisément l’Angoisse originaire où les deux « pôles » se trouvent encore réunis dans leur « tension » vers l’être. On voit bien que le symbole singulier ne se suffit pas à lui-même pour être. S’il est ce qu’il est, tout en impliquant ce qu’il n’est pas, il faut pour la permanence de l’articulation que ce qu’il n’est pas soit à son tour une permanence, une identité (B)).

^ La structure qui vient d’être décrite devra recevoir une explicitation supplémentaire. Dire que A renvoie à B signifie bien qu’il n’est pas fermé sur lui-même mais qu’il est en quelque sorte en communication avec B. Pour que A soit précisément A et non B il faut qu’il accomplisse lui-même cet acte de discrimination. Telle est précisément son opération symbolisante. Or, pour discriminer il est besoin de deux "au moins. C’est donc à l’intérieur de A que le caractère non-B (c’est-à-dire le caractère de B sur le mode négatif) _doit être donné. L’instance qui réunit A et B sur le mode négatif, c’est-à-dire le pôle de A qui renvoie négativement à B est la forme la plus archaïque de l’Ego. La fonction de l'Ego consiste donc d figurer en lui ce qu’il n’est pas, en opérant et en maintenant un clivage, propie à arracher l’être à l’Angoisse originaire. En d’autres termes l’Arché-Ego est à la fois symbole de l’Angoisse et symbolise avec l’Autre dont il est en quelque sorte le négatif. L’acte fondamental de l’Ego consiste à se discriminer de l’Autre. L'être de l’Ego consiste en l’affirmation indéfiniment itérée de l'altérité. Par là même son être propre demeure non thématique.

J usqu’à présent nos réflexions sur la structure de l’Arche-

Ego ne débordent guère les cadres d’un idéalisme trans-cendantal. Le moment est venu de passer dans notre perspective propre : celle du réalisme génétique et transphénoménal. On ne se contentera plus de marquer la seule signification de l’altérité pour l’Ego. On recherchera au contraire les caractères intrinsèques de l’Autre lui-méme considéré comme Ego à son tour.

En effet, si l’Ego n’est pas possible sans se discriminer de l’Autre, l’Autre, de son côté, issu du clivage de l’Angoisse originaire, doit pouvoir s’affirmer, sur le mode négatif, par rapport à son Autre. En d’autres termes, l’Autre doit pouvoir symboliser avec son Autre en symbolisant la même Angoisse originaire que celui-ci. L’Autre sera donc à son tour Ego. C’est dire que le surgissement de l’Ego a lieu d’emblée dans l’inter-subjectif à savoir comme un terme complémenté d’une Dyade. (On notera que l’idéalisme husserlien demeure foncièrement « mona-diste ».)

8. L’opération de l’archè

Comment concevoir le fonctionnement complémenté de la Dyade originaire ? « A chaque instant » les deux termes de la Dyade « menacent » de se confondre et de régresser dans l’Angoisse. Aussitôt, le commencement de la fusion (la fusion symbolique) incite l’un et l’autre des protagonistes à confirmer, en le réitérant — également sur le mode symbolique — l’acte de clivage originaire. Cette pulsation fusion-défusion symboliques institue le temps élémentaire, la première succession non encore thématique, l'altemanee.

On comprend que l’implication de 1Autre dans l’Ego constitue le symbole de la fusion, c’est-à-dire de l’Angoisse. Dans la mesure où le surgissement du symbole est ce par quoi l’Angoisse est surmontée, on pourrait lui assigner un rôle '"'trumental par rapport à un télos : prévenir la fusion

ective. Il semble plus rigoureux néanmoins de n'introduire aucun élément téléologique dans l’acte même de la constitution du symbole, et se borner à en constater l’effet : la potentialisation de l’Angoisse. Le fonctionnement du sujet, au contraire, doit apparaître sur le plan phénoménal comme de toute évidence téléologique, ne serait-ce que "par l’articulation qu’il opère du Temps. Chaque phase de la pulsation semble anticiper la phase suivante en tant que son télos immédiat et cela • pour t éviter la fusion par une substitution symbolique de celle-ci. On comprend aussi que l’exigence intrinsèque du symbole est d’opérer sans

I jamais s’accomplir, c’est-à-dire sans jamais se dissoudre dans

I la fusion originaire, ni aboutir à un clivage effectif.

9. L’originalité de la théorie trans-phenoménologique dialogique de l’archè

On a vu que l’avènement du symbole est contemporain à l’avènement de l’Ego, du Temps et de l’Autre. Aussi, l’idée du symbole implique-t-elle toujours nécessairement cette triple articulation. Il en est de même pour l’idée de l’Ego, du Temps et de l’Autre. Et tout phénomène peut être décrit, certes, en termes d’Ego, de temporalité ou de Monde. Mais chaque point de vue ne révèle qu’un aspect partiel. Ce qui, au contraire, résume tous ces aspects c’est le concept dialogique du symbole et de son opération.

Quelle est la situation de cette nouvelle théorie du symbole par rapport à la phénoménologie et à la psychanalyse qui l’ont inspirée ? On retrouve dans cette théorie la structure la plus élémentaire de l’intentionnalité décrite par Husserl : par une actualité, un sujet élémentaire vise et anticipe une potentialité. Néanmoins cette formulation phénoménologique ne révèle pas encore le sens (trans-phéno-méno-dialogique) de l'intentionnalité : la symbolisation de l'Angoisse. Mais on retrouve également dans notre théorie du svmbole le schéma freudien du refoulement et de son produit : le symbole psychanalytique. Le « retour symbolique du refoulé » serait une définition assez satisfaisante du modèle que nous proposons. L’originalité du point de vue (trans-phénoméno-dialogique) n’est pas là. Elle consiste en l’explicitation expresse de la structure dyadique (inter-subjective) de l’opération du symbole dès sa forme la plus originaire : l’Archè.

Pour être l’esquisse d’une ontologie, les considérations

précédentes n’en ont pas moins un but opérationnel et heuristique. Construire un modèle de l’être élémentaire ne se justifie que si grâce à cette construction nous accédons à une meilleure connaissance du monde et de nous-mêmes. Une ontologie opérationnelle a pour but non pas de fournir des solutions définitives mais de servir de guide permanent à la recherche.

Les chapitres suivants seront consacrés à esquisser cette tâche.

Chapitre III. Genèse des structures symboliques

Le symbolisme intégratif

10. Le concept d’une patho-logie principe de la rencontre

Il serait illusoire de penser que nous sommes dès à présent à même de parcourir le chemin génétique qui depuis l’Archè conduit jusqu’à nous, « hommes du 20e siècle ». Tout au moins est-il possible d’indiquer quelques jalons et quelques directions. Mais ce qui nous importe bien plus que la reconstitution de la genèse concrète, tâche infinie, c’est l’obligation désormais inéluctable de rechercher derrière le « phénomène », le « vécu », l’opération symbolique sous-jacente. De plus, l’opération symbolique elle-même devra être comprise dans sa genèse à partir du conflit (de l’incompatibilité) qu’elle symbolise, en bref, à partir de l’angoisse surgie à son niveau.

Comment le conflit survient-il au sein d’un fonctionnement ? Ce qui est certain c’est que le conflit une fois survenu constitue pour le fonctionnement considéré une affection. Or, on peut étudier de manière systématique les modes d’affections possibles pour un niveau donné'du fonctionnement. Telle serait précisément la tâche d’une patho-logie trans-phénoménale, science auxiliaire de la génétique et ayant pour objet de déterminer les pathies et leurs conséquences pour le système d’opérations symboliques au sein duquel elles sont susceptibles de survenir.

Pour envisager les formes supérieures de la symbolisation à partir de la Dyade originaire on ne pourrait éviter de passer par la patho-logie.

Le principe cardinal de la patho-logie peut s’énoncer ainsi : Un système symbolique ne saurait rencontrer un autre système symbolique qu’à son propre niveau. Ce principe devra nous inspirer dans notre tentative de proposer une hypothèse pour le passage de l’Archè au niveau de symbolisation immédiatement supérieur. (Cf. Freud : « Abrégé », VIII : « Nous avons été amenés à nous faire une idée du psychisme normal par l’étude de ses troubles, ce qui n’eût pas été possible si ces état morbides — névroses ou psychoses — eussent eu des causes spécifiques, agissant à la manière de corps étrangers. » Autrement dit, pour subir un traumatisme, il faut être affectable et l’étude du trouble révèle précisément la structure de l’affectable. L’homme ne peut être affecté, même par une maladie somatique, qu’au niveau humain. / Cette remarque pourrait guider également une révision transphénoménologique des fondements éthiques. / )

Selon le principe de la rencontre, ce système symbolique originaire, la Dyade, n’a aucune possibilité de subir une autre affection qu’une rencontre avec une autre Dyade. Après ce qui a été dit sur la permanence du fonctionnement (l’itération physio-logique), l’introduction du concept de l’affection en vue d’élucider la nature de l’acte constituant ne requiert aucune justification supplémentaire : toute modification d’un fonctionnement doit être motivée.

11. La multiplicité des archaï

Reste à nous expliquer quant à l’existence dès le départ d’une multiplicité de Dyades semblables les unes aux autres et susceptibles de se « rencontrer ». Pour ce faire il suffirait d’invoquer le caractère opérationnel de notre ontologie. On se contenterait de montrer que l’idée de multiplicité s’impose tout naturellement en vue des fins que nous poursuivons et que la fécondité de notre hypothèse demeure notre unique exigence. Précisons cependant que la couverture opérationnelle n’a pas d’autre but ici que de nous dispenser d’un exposé, hors sujet, de la méthode trans-phénoménologique qui est la nôtre. En fait, l’idée de la multiplicité est ici comprise sur le mode trans-subjectif et ne se confond pas avec celle des philosophes tant réalistes qu’idéalistes. Subjectivement l’idée de multiplicité est impliquée dans la vie même de chaque terme de la Dyade (sur le mode non thématique) comme distinction entre l’actuel et le potentiel. Objectivement on peut considérer comme établie la dualité distincte et complémentaire des deux termes à titre de phénomène accessible, du moins en principe, à nos sens. (Le symbole est une réalité.) Mais du point de vue trans-subjectif i\ s’agit là précisément non pas de deux types de « vécus » (actuel et potentiel) ni de deux phénomènes décelés par des instruments appropriés, mais bien de deux sujets en interaction physio-logique. (Dans le présent usage du terme de sujet, il s’agit bien de marquer une sujétion à l’Autre, c’est-à-dire une réalité phénoménale, incomplète par définition.)

La vie complète de la Dyade n’est pas donnée à un seul de ses termes, pas plus qu’à un observateur « scientifique ». Elle ne se révèle qu’à la trans-phénoménologie, se situant d’emblée et simultanément à l’intérieur de chaque terme d’une dualité, puis, comme l’on verra, d’une multiplicité de sujets. Si pour le sujet l’affection est le point de départ de la constitution de l’Etranger et de l’Autre, la perspective trans-phénoménologique fait préexister à l’affection un autre sujet et étudie la rencontre elle-même dans la complémentarité fonctionnelle (physio-logique) des protagonistes.

Partie de l’idéalisme transcendantal, la transphénoménologie, grâce à sa remontée jusqu’à l’Archè, est donc à même de s’installer dans des ensembles physiologiques intersubjectifs.

Dans cette perspective, dire affection revient à dire agent, c’est-à-dire un autre sujet. L’idée de genèse impliquant l’affection, inclut également l’idée de multiplicité.

12. Genèse du symbolisme intêgratif, la tétrade

Selon le principe cardinal de la patho-logie, la Dyade originaire ne saurait rencontrer qu’une autre Dyade originaire. Quelles sont les possibilités pathiques de pareille conjoncture ? L’affection signifie inhibition du fonctionnement. La question précédente peut donc se poser en termes plus rigoureux : A telle affection de l’un des protagonistes (point de vue phénoménologique) correspond quelle synergie inter-subjective (point de vue transphénoménologique) ? On a vu que les membres d’une Dyade ont acquis leur individualité grâce à un symbolisme (un fonctionnement symbolique) anticipant (par l’accomplissement symbolique) la fusion avec l’Autre, en répétant par là même l’action du clivage originaire. La pulsation symbolistique (c’est-à-dire qui relève du fonctionnement symbolique) des anticipations et des effectua-tions constitue donc la temporalité immanente à chaque terme de la Dyade. Pour que l’affection puisse survenir au sein de cette temporalité il faut que la rencontre des deux Dyades ait lieu à des moments subjectifs en quelque sorte déphasés les uns par rapport aux autres. Considérons deux Dyades D, et D2 constituées chacune des protagonistes A, et B, et respectivement A2 et B2 de manière que chaque terme inclut le symbolisme de son complément, soit X), = (A, b,, B, a,) D2 = (A2 b2, B2 a2). Indiquons par — et par + la première et la seconde phase (anticipation, effectuation) et constatons que la rencontre entre Df et DJ a lieu à l’improviste et n’est anticipée par aucun des protagonistes A,, A2, B,, B2. Quand Df rencontre D2 la conjoncture intra-dyadique est la suivante : (A, b7> et (B, ay) sont en train de se cliver alors que (A2 bj) et (B2 aj) sont en train de fusionner. Il en résulte nécessairement un blocage complet des opérations symboliques et l’imminence de la dissolution des symbolismes constitués, c’est-à-dire de la régression à l’Angoisse originaire.

Cette régression peut n’ètre pas immédiate. Cela tient à ce que les protagonistes ne se rencontrent qu’à travers leurs symboles respectifs.

Autrement dit a7 rencontre bj et a£ en même temps que b7- La tension qui naît ainsi est autre chose que l’Angoisse originaire ; elle a lieu au niveau du fonctionnement symbolique et son origine est décelable, accessible à l’étude génétique. Nous l’appellerons angoisse symbohstique ou angoisse tout court. Comment le double conflit entre a7 et bj d’une part, et a2 et b^ d’autre part est-il susceptible de se résoudre ? On ne s’étonnera pas de nous voir proposer ici encore un modèle de clivage. Il est entendu que ce clivage doit survenir entre les symboles de signes opposés et qui sans cela s’inhiberaient réciproquement. Or le clivage s’effectue précisément — comme on l’a vu pour la première Dyade — par inclusion symbolique de son complément. Selon ces principes la formule développée de la Tétrade résultant de la rencontre de deux Dyades déphasées, sera la suivante :

Formule de la Tétrade

Formule des Dyades déphasées

(A, b~)---(a7 B,)

(b2 A2)

(B2 aï) -

I /I /' W \A (A, b7)

îr

(B2 aj) — (37 B,)

tkc. fil '■

r * "

(b2 A2) ,,

av av fit, jiv désignent les symbolismes nouveaux, issus des clivages. A examiner la formule de la Tétrade on constate d’abord que les symboles de signes contraires (reliés par les pointillés verticaux) ne sont plus en contact direct, mais médiatisés par les symboles en caractères grecs. Autrement dit pour que A, puisse être, c’est-à-dire être non-Bt (= b,), il lui faut d’abord s’affirmer non-a2

Mais qu’est ce ar2 sinon un mode de A, lui-même, le mode précisément par lequel il est nié en B,. Par la nouvelle symbolisation (a2) A7 reprend à l’Autre et intègre en lui-même sur le mode symbolique ce qu’il est (A,). Mais il y a plus. Dans le fonctionnement A,, les moments successifs b7 et b[ se trouvent par a2 en quelque sorte simultanéisés. Lorsque b7 n’est pas « valable » en raison de sa rencontre avec aj ou que b| se trouve invalidé par a^ (moment second des pulsations déphasées), dans son in-détermination, a$ potentialise les deux modes successifs propres à b, (soit b7, bf). On reconnaît là à l’œuvre l'auto-in-détermination (dont il fut question au § 3) comme un moment essentiel de l’opération symbolique, « j vaut donc deux fois. La double potentialité qu’il recèle se re-détermine dans ses articulations successives.

Par exemple : le symbolisme re-déterminé a2 — qui correspond, le niveau près, à la structure du symbole « serpent » — est une manière de dire non à aj, alors qu’on est b7 et qu’on est en train d’anticiper a7- Pour comprendre <*7, le symbole re-déterminé, il convient de le ramener d’abord à sa forme in-déterminée, puis au conflit qui a engendré celle-ci. Ce que nous venons de décrire précisément c’est la genèse du fonctionnement d’un symbolisme, celui de second degré ou symbolisme d’intégration.

On pourrait expliciter longuement les acquis de ce saut génétique. Nous voudrions seulement insister sur un seul point : le caractère non mécaniste et non finaliste mais trans-phénoménal de la symbolisation. Qu’y aurait-il de mécanique, en effet, dans l’invention de symbolismes nouveaux ? Qu’y aurait-il de finaliste dans la coercition sans appel qui préside à cette invention ? Ce à quoi nous assistons là c’est l’invention des lois de fonctionnement, c’est l’invention des fins, c’est l’invention du temps, c’est l’invention de l’auto-in-détermination, en un mot, c’est l’invention de la « liberté ». Mais cette invention elle-même n’est pas « libre ». Elle obéit aux lois universelles de la constitution, régissant la genèse de tous les ensembles symboliques possibles.

Le symbolisme réflexif

13. La thématisation de la succession. Degré de liberté

La théorie des ensembles symboliques reste à faire. Nous nous sommes bornés à en indiquer quelques fondements et à suggérer l’esprit dans lequel pareille recherche devrait être entreprise. Nous ignorons encore, certes, à quel phénomène sensoriel correspond pour nous la vie d’un symbolisme d’intégration, et peut-être faudrait-il établir un rapport entre celui-ci et certaines données de la micro-physique. Mais nous sommes convaincus que le jour où le phénomène aura rejoint le symbolisme sous-jacent marquera un tournant pour l’ensemble des sciences de la nature.

En attendant, deux chemins restent ouverts à la recherche : l’élaboration de la théorie des ensembles symboliques d’une part et la psychanalyse des symbolismes supérieurs d’autre part. Les considérations suivantes ne font qu’anticiper ce que pourra être un jour la jonction de ces deux domaines extrêmes dans la continuité de la genèse concrète.

Malgré le manque d’élaboration d’une patho-logie des symbolismes intégratifs, nous sommes fondés de faire d’ores et déjà quelques constatations. Lors d’éventuelles rencontres avec des Dyades ou avec d’autres symbolismes intégratifs, la Tétrade sait désormais, grâce à son in-détermination relative, les intégrer et constituer des ensembles plus complexes. Cela sans même devoir passer à un niveau de symbolisation supérieur. Ce qui pourra occasionner une affection (un conflit anxiogène) au sein d’un ensemble intégratif complexe — il est aisé de le pressentir — c’est le manque de coordination des fonctionnements synergiques propres aux symbolismes d’intégration, désignés précédemment par les lettres grecques. Dans la mesure, en effet, où ils se rencontrent plus nombreux, leur indétermination bivalente (+) ne saurait plus suffire.

Issu de conflits intégratifs, le nouveau symbolisme symbolisera ces conflits par des clivages in-déterminant la fonction d’intégration elle-même. Il thématisera dans celle-ci un aspect : celui de rendre présente la succession (—+), Le nouveau symbolisme se constituera donc nécessairement de manière à convertir en présent toutes les successions intégratives conflictuelles déjà survenues. Il « saura » donc anticiper des configurations complexes à partir du surgissement de quelques éléments. Dès ce niveau le fonctionnement présentera ainsi une structure franchement intentionnelle et dans son in-détermination ressemblera déjà à un montage de « feed-back » avec l’aptitude d’accomplir des essais et de corriger des erreurs, impliquant par là une forme élémentaire de la réflexivité.

Notons que le symbolisme réjlexif ne fait que thématiser un caractère déjà contenu dans l’Archè opérationnelle mais, lorsqu’il advient, il n’en présente pas moins des nouveautés imprévisibles par rapport à celle-ci. Cette fécondité de la trans-phénoménologie tient essentiellement au double critère : la formulation dyadique de l’Ar-chè et la conception du passage génétique de l’Archè à des formes symboliques supérieures.

Avant d’en terminer avec l’esquisse du symbolisme réflexif, il convient d’attirer l’attention sur un point capital : il s’agit bien ici d’un ensemble inter-subjecdf complexe, fonctionnant à un niveau que par analogie on pourrait désigner comme celui de la réflexivité. La synergie des symboles individuels qui forment l’ensemble est si étroite que l’ensemble lui-même doit être considéré comme une individualité supérieure. Ce qui confère à la synergie réflexive son caractère de sujet c’est le fonctionnement thématique (« conscient ») de l’ensemble en tant que tel, en ce qui concerne la re-détermination (comportant un choix non-thématique) de l’engagement dans tel ou tel « chemin ». Un tel sujet possède donc un certain degré de liberté ou degré thématique ou t champ de la conscience 1. Cette qualité se mesure à la variété des « anticipations » dont il est capable, ainsi qu'à son aptitude d’assimiler, sans quitter son niveau, des conjonctures nouvelles. Au niveau intégratif, les combinaisons dya-diques possibles ne pouvaient donner lieu qu’à des variantes en nombre limité (variantes, que la théorie des ensembles symboliques a pour tâche de définir). Il n’en est pas de même pour les niveaux réflexifs, où le degré de liberté autorise un nombre à peu prés illimité de variantes.

14. Le sens trans phénoménologique du telos et la structure nucléique du symbolisme

Bien que nous n’ayons pu approfondir, pour des raisons évidentes, le fonctionnement du symbolisme réflexif, nous en avons dégagé quelques traits, suffisants pour envisager une patho-logie génétique de ce niveau. On a vu que les symbolismes réflexifs sont des anticipations non pas d’un seul accomplissement mais d’une succession d’accomplissements, de sorte que les éventuelles incompatibilités pouvant surgir à un moment quelconque de l’enchaînement synergique des accomplissements sont figurées à l’avance dans une actualité opérante.

Il y a donc équivalence entre le symbolisme anticipateur donné dans un présent et l’enchaînement des accomplissements qui doivent avoir lieu dans le futur (pour avoir été constitué en instrument d’itération). Grâce à cette équivalence, lors d’éventuelles rencontres de systèmes réflexifs, les incompatibilités se manifestent dans les symbolismes d’anticipation avant même que les conflits s’actualisent dans les accomplissements. Les conflits se dérouleront ainsi comme à l’avance et le nouveau symbolisme qui doit en résulter directement au niveau thématique aura tous les caractères d’une invention téléologique destinée à prévenir des conflits qui ne s’étaient jamais produits. Cela n’exclut pas d’ailleurs que tel conflit se produise d’abord effectivement à des niveaux infra-théma-tiques, néanmoins, il sera nécessairement répercuté au niveau thématique. C’est là seulement qu’un symbolisme nouveau et résolutoire du conflit prendra naissance, apportant, bien entendu, les modifications requises des niveaux inférieurs. Tout se passe comme s’il y avait prévision thématique d’une solution ad hoc, c’est-à-dire une véritable symbolisation strictement limitée au niveau thématique lui-même et les modifications qui en résultent dans la chaîne des accomplissements futurs s'y trouvent déjà ipso facto impliquées. La téléologie doit être conçue comme une illusion due au fait que la symbolisation supérieure implique et réalise d’avance de quelque manière l’ensemble des accomplissements dont elle résulte et dont elle détermine et rend possible l’itération. Passer de la téléologie au symbole, c’est passer du phénoménal au trans-phénoménal.

En raison de la fonction centrale du symbolisme thématique nous proposons pour le désigner le nom de noyau. Et désormais nous parlerons de la structure nucléique des systèmes symboliques. Corrélativement nous appellerons horizon l’ensemble des niveaux sub-thématiques (des chaînes d’accomplissements). Le noyau est toujours actuel alors que l’horizon s’actualise au fur et à mesure des exigences fonctionnelles du système. Pour exprimer les développements précédents dans la nouvelle terminologie on dira qu’en dernier ressort tout conflit se déplace au niveau nucléique (principe de l’action centripète) ; par conséquent toute nouvelle symbolisation procède du noyau. Enfin toute modification du noyau comporte la modification adéquate de l’honzon (principe de l'action centrifuge). Ces deux principes expriment et articulent le caractère holistique des ensembles symboliques.    ^

Notons enfin, pour fixer les idées, que le noyau est le siège de l’auto-in-détermination alors que la re-déter-mination n’est rien d’autre que la ré-actualisafipn dans l’horizon.    r*-A    ;    n

W A-*

Le symbolisme duplicatif

« dans nos efforts pour édifier la psychanalyse, nous avons aussi réalisé d’imporuntes découvertes en biologie, tout en nous voyant obligés d’émettre quelques hypothèses relatives à cette dernière science »

Freud. « Abrégé », Vlll

15. Genèse et opération du symbolisme duplicatif

Comme à chaque étape de la genèse, ici encore, on doit recourir à la patho-logie. Parmi les nombreuses affections

susceptibles de survenir au sein d’une structure réflexive, nous n’en retiendrons qu’une, particulièrement remarquable, celle où le noyau se trouve en quelque sorte amputé de tout ou partie de son horizon de potentialités. En raison de l’inhibition du fonctionnement nucléique ainsi advenue, l’angoisse naît au sein <^u noyau amputé et produit soit une régression à l’Arché, soit une symbolisation nouvelle. Bien entendu, il se peut que le noyau ainsi isolé rencontre d’autres ensembles symboliques d’un niveau inférieur. Dans ce cas, de deux choses l’une : ou bien il est compatible avec les symbolismes rencontrés, donc capable de les assimiler à ses propres exigences en les incorporant dans son horizon virtuel et de reconstituer ainsi son intégrité, ou bien des incompatibilités surgissent l’obligeant à effectuer une symbolisation nouvelle génératrice d’une nouvelle structure. Mais que se passe-t-il avant que le noyau isolé ait fait des rencontres reconstitutives ? Chaque élément nucléique, au moment même où il devrait symboliser avec la chaîne d’accomplissements qui lui correspond dans l’horizon, se trouve, si l’on ose dire, esseulé de son complément et dans l’impossibilité d’accomplir, voire d’engager son cycle fonctionnel. L’élément en question ne se sauvera de l’Angoisse originaire que par un clivage opéré dans son propre sein. A défauT de tout horizon, le clivage doit atteindre nécessairement chacun des éléments du noyau, de manière à former une sorte d’auto-enveloppement symbolique dont le fonctionnement dans son rapport redoublé à soi, équivaut, en fin de compte, à un noyau symétrique complet. Ce qui se répète dans la constitution de ce nouveau symbolisme, c’est, sans doute, le premier acte générateur de la Dyade originaire. Mais à ce niveau, le clivage présente des effets différents. Tout d’abord il ne s’agit pas ici, comme pour la' Dyade, d’un surgissement simultané d’une double fonction Ego et d’une double fonction Alter réciproquement complémentaires mais de la création à partir de sot d’un Alter en remplacement de la fonction amputée. Ensuite, la relation des symbolismes symétriques, spéculaires, dirait-on volontiers, n’est plus ici véritablement complémentaire mais seulement, — que l’on nous pardonne l’image — narcissique. En effet, le Dédoublement n’a pas radicalement modifié la structure du noyau. Celui-ci n’a pas perdu son aptitude à reconstituer autour de lui — en cas de rencontres propices — son horizon de potentialités, sauf qu’au lieu d’être un seul noyau comme précédemment, il figure précisément en deux « exemplaires » ou mieux, en deux fonctions complémentaires : d’être horizon, son propre noyau et, noyau, son propre horizon. Dès lors le cycle physio-logique complet pourrait se décrire comme suit : Première étape : le noyau dédoublé par Clivage reforme un double horizon déterminant la séparation de deux individus complets, comportant chacun un noyau simple. Il convient de remarquer toutefois que les deux exemplaires qui se sont ainsi formés répondent aux exigences de complémentation de la double fonction propre à l’auto-enveloppement symbolique. Deuxième étape : par suite de la duplication, les noyaux ont acquis une exigence fonctionnelle supplémentaire : opérer en relation avec un complément symétrique. Il se produira donc un véritable conflit entre l'exigence de régir l’horizon et l’exigence contraire d’en être isolé et de recommencer le dédoublement. Le conflit se résout grâce à la constitution d’un symbolisme d’auto-tomie provisoire ayant pour effet d’interrompre pour un temps le contact fonctionnel avec l’horizon. Troisième étape : l’isolation symbolique met en route la re-duplication du noyau, qui, une fois achevée, nous fait retrouver la situation de la première étape.

Le fonctionnement duplicatif devient ainsi apte à une extension organisatrice des symbolismes inférieurs — dont il se « nourrit ». (Cf. ci-dessous.)

On observera que par rapport aux symbolismes précédemment décrits, le symbolisme duplicatif présente un aspect radicalement nouveau : son fonctionnement comporte comme effet la multiplication des individus.

16. Trans-phénoménologie et biologie. Vie et sexualité

Si notre hypothèse trans-phénoménologique est exacte, la constitution génétique que l’on vient d’esquisser correspond à ce que sur le plan d’un naturalisme naïf on désigne comme apparition du « phénomène vital ». En effet, le modèle de constitution qui vient d’être proposé implique la présence des deux critères classiques de la « vie » : « assimilation » et « reproduction ». Et, tout en restant sur le plan phénoménal, on pourra ajouter que la t vie t commence par une dualité de sujets t vivants » et que, de plus, malgré une rigoureuse homologie réciproque de leurs éléments fonctionnels, Us deux sujets ne sont pas identiques, mais à certains égards compU'mentaires.

On vient de voir en effet comment chaque opération du Noyau se double d’une exigence d’auto-enveloppement, et comment, par conséquent l’horizon complémentaire ainsi dédoublé induit à son tour un Noyau sur-numéraire. Chaque duplication nous met ainsi en présence d’un horizon induit par un Noyau et un Noyau induit par son horizon. Ce qui implique donc des opérances analogues mais en des sens opposés autrement dit : symétriques.

Cette constatation n’est pas sans importance, si l’on songe qu’on doit voir là une préfiguration de la dualité sexuelle. Seule la trans-phénoménologie autorise l’hypothèse selon laquelle vie et sexualité sont contemporaines ; elle ouvre par là un champ considérable aux recherches expérimentales. De même sur le plan d’une morpho-génèse biologique — science phénoménale s’il en fût — un grand nombre de phénomènes, symétrie radiaire ou bilatérale, certaines asymétries ainsi que d’autres conformations morphologiques, comme les éléments figurés de la mitose, pourraient s’unifier dans une explicitation transphénoménologique, et réciproquement, la morphogénèse elle-même pourrait aider à l’élaboration d’une physiologie et d’une patho-logie génétiques. Nous sommes peut-être moins loin que l’on ne croirait de l’époque où le savoir empirique et la construction trans-phénoménale, en se fécondant mutuellement, se rejoindront dans une connaissance authentique, du moins dans le domaine de la biologie.

17. Latence et sommeil, virtualités biotiques essentielles

En plus de la complémentarité intradyadique (sexualité) qui vient d’être reconnue comme caractère essentiel de l’archibiote, il convient de souligner un autre caractère non moins remarquable : c'est l’aptitude du noyau de se déconnecter de son horizon, de se mettre en état de latence. Nous avons vu que pareille déconnexion constitue une étape nécessaire de la duplication et qu’elle ne fait que reproduire l’archi-trauma du niveau duplicatif, à savoir, l’amputation de l’horizon. Tout phénomène de latence vitale a pour structure une autotomie opérant une déconnexion temporaire de l’horizon par rapport au noyau. A l’échelle des symbolismes agrégatifs, le phénomène de latence du noyau génétique (Cf. infra) rendra possible le cycle maturatif. De même, le sommeil et l’hibernation peuvent être conçus comme des déconnexions d’un niveau thématique dérivant, en dernière analyse, de l’archi-latence, contemporaine et coessentielle à la duplication primitive.

Sous l’angle de la temporalisation, l’alternance entre connexion et déconnexion noyau-horizon (noyau-horizon interne pour la latence et noyau-horizon externe pour le sommeil) constitue le fondement transphénoménal de l’expérience temporelle thématique. En effet, sur le plan transphénoménal, la connexion anticipe la déconnexion et vice versa, pour autant qu’elles font partie de la même opération symbolique globale. Or, nous venons de voir que l’une des trois phases de l'archi-duplication est l’auto-complémentation nucléique dans la déconnexion d’avec l’horizon, en d’autres termes, l’archi-fusion sexuelle va de pair avec l’archi-latence, ou Parchi-sommeil. Si l’on admet de qualifier cette phase d’orgastique, on peut énoncer que le sens ultime de l’analogie aperçue par Ferenczi entre l’orgasme et le sommeil plonge ses racines dans leur co-essentialité initiale.

18 La notion du complément aléatoire et de l’horizon externe

En attendant nous ne saurions que nous borner à une explicitation sommaire du symbolisme duplicatif. Le trait essentiel du « phénomène vital » nous est apparu comme angoisse du manque, symbolisée dans la duplication de soi. Par là même, la recomplétion, pourtant exigée, est devenue'elle-même anxiogène. Nous avons là la structure ambiguë du premier Désir. En le satisfaisant on ne peut éviter de symboliser en même temps l’angoisse du trauma. (Cf. isolation autogène du noyau d’avec l’horizon.) Tandis que, dans les symbolismes précédents, noyau et horizon étaient indissolublement liés dans une structure opérante immuable, ici l’exigence de recomplétion introduit la notion de la rencontre aléatoire du complément. Lorsque le cycle complet de la duplication doit se réitérer il est besoin d’un apport constant de compléments appropriés. Tout manque de ces aliments est symbolisé dans le noyau, déterminant, selon le principe de l’effet centrifuge, une re-structuration de l’horizon.

On conçoit, par exemple, que le manque d’un aliment, en provoquant le Clivage d’un élément isolé du noyau, ait un effet, au moment propice, effet qui apparaît phénoménalement comme une « mise en réserve ». La transbiologie aurait pour tâche précisément de ramener les phénomènes vitaux à des fonctionnements symboliques motivés et l’on ne court pas un risque excessif à prétendre que l’immense variété des structures vitales résulte des symbolisations ad hoc de manques et de traumatismes concrets. On comprend ainsi qu’à chaque manque et à chaque traumatisme symbolisé dans le sujet correspondent des potentialités de recomplétion et respectivement de décomplétion, formant ensemble un horizon externe, comme en miroir, du sujet, en un mot son monde vital.

Or, dans ce monde vital, les autres sujets issus de la duplication jouent un rôle central. Lieux de manque ou lieux de complétude, ils se constituent les uns pour les autres comme danger ou comme aliment.

Dans la symbolisation avec le monde vital est incluse la relation du sujet par rapport à d’autres systèmes duplica-tifs en vicinité. Il est entendu qu’en raison de la duplication, tout nouveau symbolisme constitué est transmis aux doubles et la multiplication des individus va de pair avec la diversification des souches phylétiques.

19. Internalisation de l’horizon externe

Il n’est pas de notre propos d’anticiper sur ce que pourrait être un jour la trans-biologie, science de la genèse et du fonctionnement des symbolismes duplicatifs. Nous nous contenterons de dégager quelques concepts impliqués dans les précédents développements. Il convient en particulier de souligner le saut réalisé ici depuis le symbolisme réflexif. Ce dernier comportait la présentification symbolique de successions compatibles, avec effet de « prévoir » les « chemins » impratiquables. Or le caractère aléatoire de son horizon externe confère au symbolisme duplicatif l’aptitude de présentifier non seulement le futur certain mais aussi le futur éventuel. Recomplétif, décomplétif, ou carentiel, le futur est anticipé à la fois sur les trois modes et l’engagement dans l’un des trois n’élimine pas, mais conserve dans l’inactuel, les deux autres. On comprend néanmoins la tendance à l’intemalisation de l'horizon externe d’autant que celui-ci est sujet à carence (Cf. supra : « mise en réserve »). De même, le symbolisme nucléique de la décomplétion se traduit dans l’horizon interne comme une auto-décomplétion anticipée (par exemple : « formation de membranes ») et non pas comme une action finale « formation d’une couche protectrice ». Cela n’est pas plus téléologique que la « mise en réserve », mais une simple conséquence de la symbolisation nucléique du trauma '.

20. Récapitulation prospective dans la paun-génèse

Il convient d’attirer l’attention sur un deuxième aspect de la duplication, la nécessité d’une sériation dans la reconstitution de l’horizon interne. La symbolisation de telle carence ou de tel traumatisme est fonction de ce qui est

1. Cf * Parmthèmes >, in » Pour introduire l'Instinct filial " # (p. 335).

déjà constitué dans l’horizon et lors de la duplication nucléique l’ontogénie devra nécessairement reproduire certaines étapes de la phylogénie dans un ordre déterminé. Il n’en reste pas moins qu’au niveau nucléique toutes les étapes sont données à l’avance. Aussi la « récapitulation de la phylogénie » est-elle organisée ipso facto selon les exigences de la compatibilité nucléique, réunies dans un présent. Le temps qui se déploie dans l’ontogénie n’est que le reflet du noyau restructuré lors de la genèse de chaque nouveau symbolisme. Comme le noyau entier s’en trouve nécessairement modifié, sa projection dans la dimension temporelle n’accusera les étapes de la constitution nucléique qu’à travers son état terminal. Le fait que chaque étape de l’ontogénèse se comprend par rapport non seulement aux étapes précédentes mais aussi par rapport à l’étape finale, nous l’appelons récapitulation prospective. Par là s’introduit dans la physiologie des symbolismes une dimension nouvelle : un symbole duplicatif considéré à une étape de son itération ne se comprend pas par la seule considération génétique mais requiert un point de vue supplémentaire, celui de la prospectivité palin-génétique.

Enfin un troisième aspect du symbolisme duplicatif est lié au double caractère de celui-ci : de déployer un temps complexe d’une part et d’avoir un horizon externe aléatoire d’autre part. Cet aspect est donné par les réveils successifs d’exigences envers l’horizon externe et parallèlement aux actualisations sériées dans l’horizon interne. Ces exigences elles-mêmes, considérées par rapport à leurs objets, correspondent à ce qu’on désigne habituellement par le terme de besoin et, en tant que modes de symbolisation sériées dans l'horizon interne, elles recouvrent la signification du terme d'instinct. Besoin et instinct sont donc prescrits au niveau nucléique et l’on ne s’étonnera pas de les voir se transmettre dans la duplication.

Le symbolisme agrégatif

21. Fondement de l’épigénèse

La duplication a pour conséquence la vicinité des doubles. Chaque individu se trouve dans une variété de rapports de vicinité avec d’autres individus. Pour peu que ces rapports soient conflictuels ils sont symbolisés dans le noyau (à titre d’éventualité).

De plus, tout conflit concernant l’horizon externe d’un seul membre de l’agrégat se symbolise de diverses manières, il est vrai, — dans chaque noyau, de sorte que, selon le principe de la réciprocité des effets (centrifuges et centripètes), un membre artificiellement isolé de l’agrégat est à même d’induire dans ses descendants contigus le mode de symbolisme homologue à leurs situs respectifs, et de réaliser ainsi la palin-génèse de la structure intégrale dont il a été isolé. (Cf. les Acanthozoïdes des colonies d’Hydraires.)

On voit que pareille conception corrobore, fonde et étoffe les théories empiriques de 1’ « épigénèse ». Se bornant à résumer l’observation des faits et des expériences, la théorie épigénétique demeure entièrement inintelligible tant qu’on cherche à la ramener à des bases physicochimiques et tient véritablement du miracle si l’on y voit l’effet d’une téléologie. Elle s’éclaire, au contraire, d’un jour nouveau lorsqu’on la considère comme un cas, particulier mais nécessaire, de la structure symbolique de tout fonctionnement.

22. La genèse du centre synoptique et la structure nucléique de l’agrégat. La sensori-motricité

Poursuivons l’explicitation du symbole agrégatif. Chaque noyau symbolise sa relation avec les individus

voisins qui prolongent son horizon interne. Tous les conflits inter-individuels ayant été symbolisés et tout nouveau conflit local devant se répercuter sur chaque individu, l’agrégat apparaît comme une individualité supérieure. En fait il ne l’est pas nécessairement et ne le sera vraiment que s’il présente lui-même à l'échelle de son intégralité une structure noyau-horizon ; autrement dit, s’il symbolise avec un horizon externe comme un tout avec un tout. Or, une étude topologique met en évidence la possibilité de situs privilégiés au sein de l’agrégat, sortes de lieux nodaux, atteints plusieurs fois et de plusieurs côtés par le même conflit local, se propageant sur l’ensemble des individus.

Un tel situs ayant symbolisé le conflit, non pas comme un conflit unique, mais comme une succession de conflits solidaires, acquiert, par la présentification symbolique de cette succession, comme une « vision panoramique » de la structure de l’agrégat entier.

Cette vision se complète lorsque des conflits analogues prennent naissance à divers points de l’agrégat, imposant ainsi tour à tour des successions différentes. Dans ces conditions le lieu nodal devient un véritable centre de localisation. Mais il y a plus. Désormais chaque fois qu’un conflit se produit à un point donné, avant même d’être symbolisé, il sera localisé. Dès lors le lieu nodal pourra être le point de départ, en vertu du principe de l’effet centrifuge, de la mobilisation de potentialités existantes et concertées ou, en cas d’échec, de la constitution de symbolismes nouveaux, intéressant une région entière, ayant déjà une unité d’organisation. Ainsi se constituent également les voies associatives potentielles entre tels lieux d’affection et tels lieux d’action (montages « réflexuels »), puis, par in-détermination progressive de ces voies, l’aptitude d’effectuer des montages mobiles entre affections et actions (niveau du « réflexe conditionné »). Le paradigme de 1’ « association », de la « synthèse passive » est la liaison qui s’établit entre un locus et un conflit. Par la suite, grâce à la synopsis, la solution du conflit peut être déplacée par rapport aux lieux où il s’annonce (phénomènes sensori-moteurs, par exemple).

Ce qui est remarquable dans ce mode de symbolisation c’est l’effet de coordination à partir d'un centre de symbolismes synergiques, donnant l’illusion d’une fonction téléologique ad hoc.

Sans nous hasarder plus loin dans nos conjectures génétiques, nous entrevoyons comment un symbolisme agrégatif peut présenter une structure nucléique au niveau même de l’agrégat. Nous entrevoyons également la possibilité de constituer, à partir d’un symbolisme central, de véritables « organes » périphériques aux prises avec des problèmes précis. Dans ces conditions il est évident qu’aucun symbolisme périphérique ne se constitue isolément, sans qu ’il soit en même temps i coordonné # par le centre t synoptique #. Autrement dit, la symbolisation s’effectue non seulement à l’échelle des individus mais aussi à l’échelle de l’agrégat considéré comme un tout.

23. Le centre génétique de l'agrégat et la palin-génése

La possibilité d’une structure nucléique du symbolisme agrégatif ainsi établie ; reste à connaître le statut du noyau de l’agrégat par rapport aux structures nucléiques inférieures.

Ce que l’on peut affirmer avec certitude, c’est que le centre synoptique d'un agrégat, dans la mesure où il répond aux critères d’un symbolisme nucléique, est une structure issue d’une série d’in-déterminations et devant se re-déterminer dans ses horizons interne et externe. Néanmoins, si le centre (noyau d’agrégat) est un individu (un ou multiple) et a pour horizon interne d’autres individus, chacun des individus centraux ou périphériques conserve son individualité, c’est-à-dire sa propre structure interne noyau-horizon. Quant au noyau du centre synoptique, il possède un statut paradoxal. En effet, c’est dans la mesure même où il est hautement re-déterminé au niveau des individus qu’il est à même d'assumer sa fonction d’auto-indétermination au niveau de l’agrégat. D’un autre côté, l’aptitude de se re-déterminer implique, dès le niveau individuel, l’existence préalable de symbolismes d’indétermination. En fin de compte, à l’in-détermination fonctionnelle du centre synoptique doit correspondre quelque part une in-détermination individuelle, à titre de condition permissive. Cela revient à dire que le fonctionnement de l’agrégat, coordonné par un centre synoptique, doit être symbolisé dans l’un, au moins, des individus qui le composent et dont la duplication est, par conséquent, propre à reconstituer un double de l’agrégat entier. Cet individu, nous le nommons le centre génétique de l’agrégat. Si le centre synoptique est nucléique par rapport à l’agrégat, le centre génétique, lui, constitue le noyau de la synopsis elle-même, celle-ci étant l’horizon interne de celui-là. « ... le noyau de notre être est constitué par le ténébreux ça qui ne communique pas directement avec le monde extérieur et que nous n’arrivons à connaître que par l’entremise d’une autre instance psychique. » (Freud, « Abrégé », VIII.)

Au niveau humain, la fonction du ça correspond à celle du noyau génétique. Mais une première différenciation nettement thématisée, entre noyau génétique et centre synoptique (le ça et le soi), se produit dès le niveau du symbolisme agrégatif. Chez l’homme, le soi se différenciera à son tour, comme auto-affection imagoïqueen moi et surmoi. Dans notre langage, l’horizon interne du ça est le soi.

Quant au centre synoptique, lorsque Freud dit (ibid.), que le moi s’est développé à partir de la couche corticale du ça, il lui confère le statut d’un noyau secondaire et, une fois de plus, précède les considérations systématiques de la transphénoménologie.

Néanmoins on observera une différence de principe entre les deux structures nucléiques. La synopsis est un centre de fonctionnement au sein de l’agrégat déjà formé, alors que le centre génétique résume, en tant que potentialités conditionnelles, l’ensemble de l’horizon temporel des étapes successives de la palin-génèse. Cette différence est effective au départ. Mais en vertu de la tendance du noyau à repousser dans l’horizon, à l’aide de symbolismes appropriés, les éléments conflictuels, au long de la phylo-génése son aptitude de préformer l’avenir de l’agrégat est transmise peu à peu à son horizon synoptique et à la fonction de co-ordination de celle-ci. Pratiquement le centre génétique ne communique avec l’agrégat qu’à travers l’organe synoptique. En raison de cette indétermination de plus en plus poussée du noyau génétique, les possibilités de re-détermination au niveau de l’agrégat ont augmenté d'autant. Elles peuvent se représenter par un diagramme arborescent dont le tronc figure l’état de toti-potence auto-indéterminée, les banches terminales, au contraire, l’état entièrement re-déterminé. Au moment considéré de la palin-génèse de l’agrégat, tous les individus se trouvent re-déterminés dans leurs horizons réciproques. Le fait nouveau consiste ici en ce qu’un individu, une fois fonctionnellement re-déterminé, dans un contexte donné, n’est plus d même de se re-indéterminer paltn-génétiquement de manière réversible. Sa duplication, si elle n’est pas inhibée, portera sur son état actuel. Autrement dit, un individu, une fois re-déterminé selon les exigences de son situs, ne peut donner par duplication que des individus conformes à ce qu’il est. Or une modification topologique doit résulter de chaque multiplication, modification induisant de nouvelles re-déter-minations et ainsi de suite, jusqu’à l’avènement palin-génétique de la forme terminale de l’agrégat.

24. La phylogénie et le centre génétique

Si le fonctionnement de l’agrégat est inter-, sa genèse est intra-individuelle. Quant à cette genèse on peut s’autoriser l’hypothèse suivante : imaginons la survenue d’un conflic insoluble au sein d’un agrégat doté d’un centre synoptique. En raison de l’état de re-détermination réciproque irréversible des individus fonctionnels, le conflit se propage jusqu’aux individus demeurés in-déterminés. C’est au sein de ceux-ci, et là seulement, que le conflit a chance de trouver une solution dans une symbolisation inédite. Dans _ce cas, l’agrégat se désorganisera peut-être mais les individus in-déterminés, ayant pour leur part résolu le conflit, résisteront à la désorganisation et reconstitueront de nouveaux agrégats avec des symbolismes nouveaux, aconflictuels.

Ce n’est pas le lieu, une fois de plus, d’entrer dans le détail de cette genèse. Ce qui est à retenir est ceci : selon notre hypothèse il n’y a pas vraiment hérédité des « caractères acquis ». Le conflit survenu au sein d’une génération n’apparaît jamais comme résolu de manière transmissible au sein de celle-ci mais seulement dans les générations ultérieures. En d’autres termes, la solution d’un conflit agrégatif n’est pas onto- mais phylogénique. En effet, si une solution ontogénique était susceptible d’intervenir, donc sans atteindre le centre génétique et sans y être symbolisée, elle n’aurait aucun moyen d’assurer sa transmission

25. L’efficacité médiate de la symbolisation

Il convient d’insister sur un autre aspect de notre hypothèse : l’ejjicacité lointaine et médiate des symbolisations instituées dans le centre génétique. Comment comprendre cette efficacité ?

O11 a vu la coexistence dans un agrégat de deux centres différents, l’un régissant, par re-détermination progressive de ses descendants, la maturation ontogénique (synergie verticale), l’autre régulant à chaque instant, par re-détermination fonctionnelle, le fonctionnement global de l’agrégat par rapport à un horizon externe (synergie horizontale). Dès lors la pathologie phylogénique que peut présenter un être doté des deux centres, génétique et synoptique, est nécessairement bi-dimensionnelle. Comme si les cycles fonctionnels, au lieu de refermer leur boucle en s’accomplissant, faisaient un pas en plus et qu’ils se développaient comme en spirale. Chaque conflit localisé à un point de cette spirale devra se définir selon une double dimension : 10 la dimension verticale que l’on identifiera comme conflits de maturation, conflits intéressant le processus palin-génétique ; s° la dimension horizontale, ou conflits de fonctionnement en rapport avec l’horizon externe ou « monde vital » (= ensemble d’obstacles et de compléments aléatoires d’un symbolisme vital). L’aspect vertical est chronologique et définit le moment du conflit dans le déroulement du cycle maturatif, alors que l’aspect horizontal est topographique et localise l’endroit de l’horizon interne

1 O11 a pu observer que dans notre terminologie le centre génétique torrespond au « germen n. l’horizon externe de celui-ci au « soma » et le centre synoptique au « système nerveux » des biologistes.

(en rapport de complémentarité avec l’horizon externe) intéressé par le conflit. Lorsque dans la prochaine génération le conflit apparaît comme résolu il le sera au point homologue de la nouvelle spirale (loi de l'insertion dia-chroruque des symbolismes nés d’un conflit vertical).

Tout se passe donc comme si le centre génétique avait eu une mystérieuse pré-science des exigences du centre synoptique pour mettre en oeuvre à point nommé des montages instinctuels adaptés à l’horizon externe dont en bonne logique il n’a aucune expérience directe. En réalité il s’est produit à chaque fois une nouvelle in-détermination au centre génétique, correspondant nécessairement à une nouvelle symbolisation synoptique. C’est ainsi que la discrimination sensorielle et l’adaptation kinésique traduisent dans leur multi-potentialité de plus en plus riche l’in-détermination fonctionnelle progressive du centre synoptique, tributaire elle-même de l’in-détermination ultime réalisée par le centre génétique. Comment s’étonner de la concordance des divers horizons concentriques du centre génétique quand celui-ci résulte précisément de leur symbolisation directe ou indirecte ? Il doit exister une correspondance évidente entre les symbolismes constitués au centre génétique et ceux qui se re-déterminent en tant que centre synoptique et enfin entre ces derniers et l’horizon externe de l'agrégat. Cette stratification des correspondances est un des caractères fondamentaux de l’être vivant, et donne l’apparence d’une téléologie. Cette impression est accentuée d’ailleurs par la mise en place à point nommé des symbolismes ad hoc au cours de la palin-génèse, conformément à la loi de l’insertion dia-chronique. Il n’est pas une « propriété », un « organe » ou une « fonction » de l’être vivant doté des deux centres, qui ne se ramène pas à la symbolisation dans le centre génétique d’un conflit bi-dimensionnel. Elle s’effectue à partir de conflits, survenus au sein d’une structure, et obéit à des lois immuables. En particulier à celle-ci : tout conflit implique la prétention d’être résolu par symbolisation.

L’efficadté du symbolisme, résolutoire du conflit dont il est né, tient donc à son essence même. La structure plusieurs fois nucléique de l’organisme supérieur, l’imbrication concentrique des horizons interno-externes autour du noyau génétique (actuel ou potentiel), enfin la constitution de ce dernier à partir de conflits transmis par la médiation synoptique, tout cela illustre suffisamment comment prend naissance l’efficacité stratifiée et cohérente de tous les niveaux de symbolisation. Un symbolisme quel qu’il soit, qu’il opère de manière médiate ou immédiate, demeure en complémentarité rigoureuse avec le monde vital contemporain. Si telos il y a il n’est pas défini par une transcendance ni même en tant que transcendance. Il est inscrit dans l’essence même du symbolisme, car il n’est de symbole qui ne soit résolutoire d’un conflit.

Et il n’est rien qui ne soit symbole.

Le symbolisme sociatif

26. La genèse de l’aptitude a l’apprentissage

A tel symbolisme tel conflit, à tel conflit telle solution. Ceci est valable également pour le niveau où opère le symbolisme de l’association sensori-motrice. La genèse des structures dérivées possibles se trouve donc prescrite de manière nécessaire. En suivant la voie de l’auto-indétermination, la genèse doit porter sur les modes associatifs, représentant ici le niveau le plus élevé. L’association ou synthèse s’opère suivant des montages tout faits, passivement. Ainsi, dans la perception, la synthèse des « profils », si bien décrite par Husserl, peut-elle être en quelque sorte institutionnalisée. La bilatéralisation sensorielle réalise en effet un conflit automatique de profils, différents et simultanés ; le conflit réveille (re-détermine) un mode de symbolisation (les voies de la synthèse) déjà constitué. De même, ainsi que dans l’enchaînement automatique des actes instinctuels qui se réveillent à point nommé au contact de l’horizon externe, la succession peut faire également l’objet d’un montage associatif congénital et phylogénique (cf. le cycle de la tique du chien, cité par Uexküll). C’est précisément lorsque le montage associatif phylogé-nique devient conflictuel au point d’affecter le centre génétique que les voies de l’association en viennent à symboliser le conflit, en s’in-déterminant davantage. Qu’il s’agisse, dans le conflit, de la simultanéité des profils ou de la succession sensori-motrice, l’in-détermination a pour effet de multiplier les potentialités perceptives du présent et sérielles de l’avenir. Le processus est le même que pour l’épigénèse : l’arborescence des potentialités, avec re-déter-minabilité conditionnelle. Or, cette fois et telle est l’originalité de cette symbolisation — le montage n’est plus phylogénique. Il s’effectuera, au contraire (et éventuellement de manière réversible, c’est-à-dire en pouvant s’invalider) dans I’ontogénie même de l’individu. Conséquence de cette in-détermination : ce qui avait lieu jusqu’alors dans l’angoisse du centre générique, se produira désormais avec une quasi-angoisse seulement et au centre synoptique. Nous venons de décrire ainsi, pour l’essentiel, une genèse possible de l’aptitude à 1’ « apprentissage », par l’indétermination des voies associatives.

27. La signition

Savoir apprendre c’est savoir symboliser un conflit. Point de création ici, donc point d’angoisse. Apprendre à ses dépens ou pour son avantage c’est exercer une fonction, appliquer à des cas particuliers ce que l’on sait déjà en général. On sait par exemple qu’une perception en « annonce » une autre, que la satisfaction ou le danger peuvent « se lire » d’avance dans tel ou tel percept particulier. Ce savoir définit le « monde vital » d’un individu (« quand il y a ceci, il faut faire cela »). Les symboles du désir ou de la crainte, constitués dans l’horizon externe, deviennent ainsi signes du contentement imminent ou avertissement de l’inconfort menaçant. Bien entendu, au départ, c’est un passé d’une signifiance seulement virtuelle qui est associé à un présent signifiant pour devenir, en cas de répétition, le précurseur d’un présent semblable. Le passé est donc retenu comme pouvant avoir un rapport au présent. Ce qui préside à l’association des deux c’est 1 ’affect, état de manque ou de crainte, état d’une angoisse surmontée (plaisir) etc., par quoi le « monde vital » est signifiant et se constitue en un ensemble de signes prémonitoires. Ce monde sera d’autant plus articulé que pour chaque état de conflit on aura élu rétrospectivement un signe annonciateur qui tiendra lieu de l’affect correspondant. La signition n’est donc pas une véritable création de symboles, mais seulement un procédé de symbolisation. Elle n’en est pas moins efficace ; elle permet, en le prévenant, d’éliminer le conflit affectif et d’enrichir le monde vital de repères et de signifiances.

28. Apprentissage de la phylogénie

S’il en est ainsi, on peut se demander si des organismes ayant atteint un certain degré d’aptitude à la signition, aptitude onto- et phylogéniquement perfectible,ont encore une occasion ou seulement la possibilité de principe d’accomplir, à partir de là, un nouveau bond génétique. Autrement dit, 1’ « adaptabilité » des organismes, ainsi acquise, ne met-elle pas le centre génétique définitivement à l’abri de l’angoisse ? Résumons ce que nous savons déjà des possibilités génétiques et de la structure physio-logique des organismes supérieurs. Pour que les symbolismes constitués au sein du centre génétique puissent passer dans le centre synoptique en qualité de procédés, il faut que soient nés au sein du premier de nouveaux modes de symbolisation, rendant possible ce passage, donc de plus en plus in-déterminés. Le centre génétique fonctionne donc nécessairement à un degré d’in-détermination supérieur * d’un cran » à celui du centre synoptique. Dès lors,on conçoit sans peine la possibilité de re-détermi-nations « adaptatives » variées et dépourvues d’angoisse génétique proprement dite, pour autant que le centre génétique sait désormais comment il doit poursuivre son dialogue avec le « monde vital ». Or, par lui-même, le seul savoir ne saurait créer. A prendre maintenant la structure physio-logique de l’organisme supérieur, on arrive à la même conclusion. Le centre génétique, en effet, symbolise avec le centre synoptique (son horizon interne).

Celui-ci, à son tour, vit dans une double complémentarité symbolique avec le restant de l’organisme d’une part et le « monde vital » ou horizon externe d’autre part. Ces complémentarités concentriques fonctionnent de manière synergique. Les types de conflit susceptibles d’affecter ces organismes sont prévisibles par eux, comme classés d’avance. Un système organismique ainsi « mis au point », c’est-à-dire sachant se réorganiser (autoplasie) depuis son centre génétique, ne saurait avoir aucun motif, sinon de se modifier, mais du moins d’accomplir un nouveau bond dans la genèse.

29. Le symbolisme du tiers comme bond génétique

Pourtant, si inexplicable qu’il paraisse, ce bond existe et nul n’en saurait contester le fait, tel qu’il apparaît dans notre vie d’homme et dans les sociétés humaines en général. L’originalité du social ne réside pas dans le fait même du groupe, organisé ou non. Les « autres » font partie de l’horizon externe de bien des organismes inférieurs et rien n’empêche théoriquement que le rapport aux « autres » soit réglé conformément aux exigences de I’ « adaptation », de manière congénitale. Dans tous ces cas, le rapport « aux autres » est régi par des instincts, « montés » au niveau du centre génétique (cf. « sociétés » animales). De même la complémentarité fonctionnelle des partenaires sexuels ou des parents et de la progéniture, en tant que forme élémentaire de la socialité, se trouve chez les animaux congénitalement fixée à l’avance. Selon Husserl, l’originalité des sociétés humaines résiderait dans le fait de la communication (kommunikative Umwelt). Or, à y regarder de près, la médiation signitive indirecte ne sort pas des cadres de 1’ « adaptabilité » et se rencontre — semble-t-il — chez les Abeilles, en tout cas, chez les Vertébrés supérieurs. Un autre critère également husserlien, serait l’aptitude à l’Einfühlung, condition nécessaire et suffisante de la socialité. Mais, cette fois encore, on n’a pas affaire à un privilège de l’homme. On retrouve les effets de l’intropathie chez nombre d’espèces animales, depuis les complexes mesures de protec-don de la progéniture, en passant par les ruses pour déjouer l’ennemi, jusqu’aux feintes dans les combats d’animaux.

Ce qui semble, par contre, disdnguer de manière décisive le social humain c’est le fait qu’aucune relation entre individus n’est concevable sans référence à un tiers terme de la relation, réel ou imaginaire, mais toujours effectivement absent. Freud résume dans les Nouvelles Conférences ses conclusions à propos de ce qu’il appelle une « foule psychologique » : c’est « une union d’individus divers qui ont installé dans leur surmoi une même personne ». Le problème de la proto-génèse du social coïncide donc avec celui qui concerne le triangle Moi-Ça-Surmoi, triangle dont le prototype relationnel correspond à la configuration œdipienne.

Cette relation commune au Tiers, E. Dupréel la dénommait, dans des travaux déjà anciens, rapport social complémentaire. Les psychanalystes, à leur tour, l’appellent relation triangulaire. Si aucun acte social n’est concevable sans la référence au Tiers (ou à ses représentants) comment se présente-t-il ? On notera essentiellement sa force de coercition, sa dignité et sa valeur, ces caractères surpassant de loin les qualités respectives des individus réunis sous son signe. Redouté, honoré, vénéré le Tiers est omniprésent et tout-puissant. Pour les désirs il est obstacle ou promoteur, pour les craintes, objet ou réconfort. Mais son rôle insigne est de trancher les conflits. Il est le Juge des juges qui distribue grâce et châtiment. Son efficacité est universelle. Il sert à tous usages. Pourtant, absent ou imaginaire, il ne se constate, à tout bien prendre, que comme l’émanation des individus eux-mêmes.

Émanation des individus, le Tiers est donc un symbolisme auto-régulateur, au même titre que tous les symbolismes que nous avons étudiés. Comme tous les symbolismes, il a son identité référendelle, sa multiplicité fonctionnelle, son efficacité à résoudre les conflits et, enfin, de toute évidence, une origine conflictuelle. Enfin, il ordonne et oriente l’ensemble des symbolismes inférieurs qui lui sont subordonnés. Par son effet l’individu est promu en « personne », le monde vital en monde culturel. Nul ne saurait contester la réalité du Tiers sans impliquer cette réalité dans l'acte même de la contestation. (Il s’agit certes d’une réalité non réïque mais immanente — ou mieux une sorte d’orientation, seule réalité — de l’immanence vers une transcendance corrélative qui est l’objet véritable d’une onto-théologie positive et dont la psycha-'nalyse a tracé la voie.) Notons ici que toute tentative solipsiste se heurte à cette contradiction ultime : on ne saurait être solus et ipie à la fois. Pour dire que je suis seul au monde j’ai besoin d’un interlocuteur.

La réalité du Tiers, en tant que polarisation immanente des individus et non, certes, en tant que réalité du transcendant, apparaît ainsi comme le fondement même de la réalité sociale. On appellera la manière dont les individus symbolisent avec le Tiers, le symbolisme sociatif.

Nous laissons le soin au lecteur d’expliciter ces considérations et de constater que toute la culture humaine repose sur les divers modes de la symbolisation socia-tive, complémentaire du Tiers.

30. De la phylogénie du symbolisme sociatif

Nous avons maintenant à envisager la méthode susceptible de nous éclairer quant à la phylogénie du symbolisme sociatif. Cette méthode sera celle même de l’interprétation du symbole en psychanalyse. Elle procédera par quatre questions conjuguées : i° Quelle est la nature du conflit avant qu’il soit symbolisé.-’ 20 Comment ce même conflit se trouve-t-il impliqué de manière latente dans le symbolisme étudié ? 50 Quels sont la nature et l’effet de la symbolisation ? 40 Quelles sont les coordonnées, synchronique et diachronique, du conflit sur la spirale de la palin-génése ?

Essayons de répondre à ces questions en commençant par la dernière. Ce par quoi deux individus se réfèrent au Tiers est le langage. L’on conçoit certes l’invention d’un langage rudimentaire sans qu’il soit fait appel au Tiers. Mais pour que ce langage rudimentaire prenne la forme du langage humain, la référence au Tiers est indispensable. Or, c’est un fait notoire qu’ayant manqué, pour des raisons accidentelles, l’acquisition de la parole jusqu’à l’âge de 5-6 ans, l’enfant humain perd, de manière irréversible, la faculté de l’acquérir ultérieurement. On peut en conclure que les conflits ayant amené l’invention phylogénique du langage doivent se situer à une période de la palin-génése qui correspond au « stade anal » des psychanalystes. Cette affirmation découle d’une application de la loi de l’insertion diachronique dont il a été question plus haut. On sait également que toute symbolisation transmissible par l’hérédité doit se produire avant la maturité du centre génétique. Ceci confirme la localisation à un âge précoce du conflit phylogénique.

Nos investigations se limitent donc aux conflits possibles à l’âge considéré. L’aptitude au langage dont nous situons l’éveil au « stade anal » doit n’être qu’un aspect d’un montage insdnctuel plus général et l’on peut aller jusqu’à émettre l’hypothèse d’un instinct à recourir au Tiers, instinct dont l’instrument est le langage précisément. Notre problème se circonscrit ainsi un peu plus et se définit comme une recherche génétique sur l’instinct du Tiers ou instinct social.

Quels sont les effets immédiats de l’instinct du Tiers considéré au moment de sa formation ? Ce que nous pouvons affirmer d’emblée c’est que ses effets portent sur autrui et que son instrument est l’objectivation. La première objectivation du Tiers ne peut être qu’un « nom » (au sens le plus général) dont l’évocation produit sur le partenaire un effet magique. Le « nom » (phonème correspondant à une situation angoissante par exemple), lorsqu’il est évoqué en dehors de cette situation, n’en détermine pas moins chez l’autre une conduite effective. Et qui, sinon l'enfant, aurait pu disjoindre ainsi le phonème de sa signification ? Mais, dés lors, le Nom a pris pour lui un sens supplémentaire, le sens social proprement dit, celui d’agir sur l’autre par l’évocation du Tiers. Sans insister sur les divers processus de modalisation du Nom originaire, il est aisé de reconnaître là un schéma, très simplifié, de l’avènement du langage des cultures. Grâce au langage, il s’opère dans la relation inter-individuelle un clivage permettant, par l’évocation opportune du Tiers sur tel ou tel mode, une réciprocité d’actions adéquates des sujets les uns sur les autres. Nous noterons un dernier effet du langage : la modification de l’autre s’opère à distance, sans recours à une action kinésique directe.

Par cette dernière remarque nous abordons la question 2°, à savoir comment la symbolisation du Tiers implique le conflit dont il est né ? Il s’agit bien d’une action sur l’autre mais d’une action à distance. L’attirer ou le faire fuir, le vaincre ou le sauver, obtenir de lui des satisfactions ou l’utiliser comme instrument, tout cela en évitant l’action kinésique, voilà un résultat qui ne saurait manquer de désigner la kinésie elle-même comme le moment conflictuel. L’idée qui vient à l’esprit est qu’une kinésie impossible se trouve remplacée là par une kinésie réduite ; c’est-à-dire qui est kinésie tout en ne l’étant pas expressément.

Pour interpréter un symbole, il convient également de tenir compte de son « contenu manifeste », en l’occurrence le Nom du Tiers. Ce par quoi le symbole est efficace sous le rapport à l’autre. Il ne peut s’agir ici, en fait d’efficacité relationnelle, que de l’effet produit sur l’autre par l’évocation du Nom. Pour y avoir recours, l’enfant doit associer son conflit kinésique et le rapport de l’adulte au Tiers. Pour lui l’adulte doit vivre le Tiers de la même manière que lui-même s’angoisse de son propre désir kinésique. Autrement dit, l’enfant interprète son désir impossible comme un mode défini d’être, lui aussi, en rapport avec le Tiers etc’est ce qu’il réalise précisément en proférant son Nom. Il obtient ainsi un double bénéfice, un bénéfice direct : surmonter son angoisse et un bénéfice latéral, agir sur l’adulte.

Reste à savoir quel est l’événement qui suscite chez l’enfant le désir kinésique contradictoire et irréalisable qui se nie et se réalise en même temps dans une kinésie phonétique évoquant le Tiers. La question ainsi posée

— et peut-on la poser différemment ? — implique déjà la réponse de manière univoque. Cet événement ne saurait être autre chose qu’un corps-à-corps d’adultes inhibant l’identification kinésique de l’enfant et éveillant précocement les kinésies instinctuelles immatures de l’accouplement. Précisons bien ceci : la scène à laquelle assiste l’enfant n’est pas nécessairement une scène sexuelle, ce peut être également un spectacle de bagarre. Mais le corps-à-corps, quel qu’il soit, a le même effet : rendre chaotiques les schémas d’identification, comme l’est encore le montage kinésique de l’acte sexuel.

A considérer maintenant le point de vue de l’adulte, le cri de l’enfant a pour lui deux ordres de conséquences : néfaste lorsqu’il a troublé l’acte sexuel, salutaire lorsqu’il a mis fin à une bagarre. De génération en génération les adultes, ex-enfants, prennent conscience de l’efficacité inter-individuelle du Nom du Tiers, qu’ils savent alors manier en l’absence de celui-ci. Son double caractère, salutaire et néfaste, fait l’objet de manipulations symboliques, donnant lieu à des obligations rituelles et à des prohibitions. On ne s’étonnera pas d’apprendre que les prohibitions les plus archaïques portent sur la sexualité, ni que l’enfant, omnipotent, doit subir une castration symbolique (initiation) pour être admis dans la communauté. Un groupe social s’est donc formé sous le signe du Tiers et continue à se créer selon les conflits extrinsèques (contacts avec d’autres groupes, guerre, cataclysmes) ou intrinsèques (conflits de générations, croissance du groupe etc.). Au fur et à mesure que le groupe se modifie, se modifie également le terme imagoïque qui le gouverne. Grâce à la transcendance du Tiers, le groupe peut le complémenter à sa guise à des modes de symbolisation de plus en plus variés, non sans le modifier d’ailleurs par la même occasion. Le symbolisme sociatif dont nous venons d’esquisser la genèse hypothétique présente un degré de liberté très élevé. Il peut non seulement se re-déterminer selon des exigences concrètes mais encore il sait s’in-déterminer toujours davantage. Comme s’il possédait virtuellement toute l’échelle des auto-in-détermina-tions possibles et qu’il n’avait qu’à en gravir les échelons au cours des siècles. Le fonctionnement humain double la spirale bi-dimensionnelle des symbolismes biologiques d’une dimension nouvelle qui fait d’elle une ouverture indéfinie. Cette dimension n’est pas le propre du groupe mais constitue une coordonnée supplémentaire pour situer tout conflit affectant les individus.

31. L’ontogénie du tiers, « scène primitive » et « scène originaire »

A l’appui de notre thèse, faisant dériver le symbolisme sociatif d’une scène originaire vécue par l’enfant phylo-génique, on peut également invoquer une présomption a posteriori.

La clinique psychanalytique connaît un fait constant que l’on met en évidence dans tous les cas relevant de la pathologie du Tiers. Nous voulons parler des affects dits de « scène primitive ». Ces affects sont présents chez les patients névrosés alors même que leur biographie établit l’impossibilité d’avoir assisté à pareille scène. On en vient à supposer que ces affects correspondent à un montage instinctuel de la scène originaire, sorte de conflit congénital, formant la condition nécessaire de la socialisation. Ce montage conflictuel est résolu normalement par l’acceptation des exigences d’un Tiers fonctionnel (le père par exemple) exigences qui constituent comme l’aliment nécessaire de l’instinct. Lors d’une symbolisation satisfaisante, le conflit de « scène primitive » se scinde en une double relation aconflictuelle : celle au Tiers et celle à l’Autre. A cette condition seulement l’identification univalente devient possible et l’intégration sociale est amorcée. Que se passe-t-il dans les cas pathologiques ? L’instinct du Tiers n’est pas alimenté au bon moment ou l’est de manière contradictoire ou incohérente. Au conflit congénital s’ajoute alors une frustration de l’instinct, amenant des conflits supplémentaires, que nous appelons conflits de maturation. Ce qui nous intéresse de tous ces faits c’est la constatation que toutes les névroses présentent des conflits de « scène primitive » et toutes, des troubles de l’intégration sociale. Bien qu’il ne s’agisse là que d’un aspect partiel des formations névrotiques complexes, nombreux sont les psychanalystes qui s’accordent pour attribuer au dépassement de l’angoisse de « scène primitive » la valeur d’un critère thérapeutique.

32 Remarques terminales patho-logie et thérapeutique du symbolisme sociatif

La patho-logie sociative se prête à deux modes d’approche différents et complémentaires. Le premier, socio-logique, considère un groupe, simple ou complexe, dans

son rapport au Tiers et s’interroge sur la nature des pathies, extrinsèques ou intrinsèques, susceptibles d’inhiber le fonctionnement sociatif. Rappelons que ce dernier ne se réduit pas à l’itération mais exerce, de façon renouvelée, son aptitude à l’auto-indétermination (autodépassement). Une société statique est à coup sûr une société malade. Malade également la société aux grandes convulsions. La santé d’une société se reconnaît à ce que les voies d’un auto-dépassement constant s’y trouvent ins-titutionnellement ménagées. De pareille société nous ne connaissons pas d’exemple parfait. Il n’en reste pas moins que son exigence est préfigurée, positivement sous forme de vceu, ou négativement sous forme de refus, dans tous les gestes sociaux.

Le second mode d’approche, psychanalytique, de la patho-logie sociative est centré sur l’individu, considéré dans sa double polarité relationnelle, intéressant le Tiers et l’Autre, simultanément. Les pathies désignées à l’attention du psychanalyste ne sont pas nécessairement celles qui provoquent les conflits mais celles qui empêchent de les symboliser au niveau sociatif. Symboliser à ce niveau signifie non une solution répétitive mais une solution ouverte, créative. Ce serait là un sens assez précis du terme psychanalytique de sublimation. L’ontogénie du moi social s’accomplit par le réveil progressif — à propos de conflits endogènes et exogènes survenus à point nommé — de l’instinct de sublimer '. Sublimer n’est pas s’adapter. Pour être soumis à la coercition adaptative, la grande majorité des hommes se trouvent frustrés de leur instinct proprement humain. Il est une autre manière d’endormir l’instinct de sublimation : la suppression systématique des conflits maturants indispensables. La frustration qui en résulte ne manque pas d’ailleurs de s’inventer des conflits de toutes pièces. Dans l’un comme dans l’autre cas, le trouble se ramène à des situations s’opposant au réveil ou à l’épanouissement du symbolisme sociatif. La lacune ainsi pro-

1 L'aptitude de sublimer mérite le nom d’instinct dans la mesure où elle résulte d'une in-détermination opérant depuis le centre génétique et qu'elle exige des compléments (des inhibitions) provenant de l'horizon externe (du groupe social). D’ailleurs la sublimation s’insérant, selon notre hypothèse, dans le développement sexuel, ne saurait être disjointe des instincts sexuels dont, précisément, elle modifierait le cours dans le sens de l’indétermination.

duite dans l’accomplissement instinctuel à tel ou tel stade du développement donne lieu nécessairement à des anticipations anxieuses d’impuissance, seul mode possible de symboliser le conflit de maturation. Dans les relations à l’Autre cet état de choses se traduit par la culpabilité du désir d’accession ainsi que par des prises de position défensives à l’égard de cette culpabilité.

Le but de la thérapeutique psychanalytique est de rétablir l’instinct de sublimation. La thérapeutique sociologique doit viser à une fin identique : institutionnaliser les conditions optimales de sublimation. Ici, comme là, les débats peuvent porter sur l’itinéraire. Mais aucun homme de bonne foi ne mettra en question l’objectif final.

N. A.

Paris, avril-septembre 1961.

Manuscrit inédit