10. Sentiment de famille chez les nerveux. - Désobéissance et obéissance. - Taciturnité et loquacité. - Tendance au renversement des valeurs matérielles et morales. - Comment un trait de caractère peut être remplacé par des moyens de sécurité, par des mesures de préservation, par une profession, par l'idéal.

Dans ce chapitre, je dirai quelques mots de certains autres traits de caractère névrotiques qui apparaissent souvent avec beaucoup de relief, sans changer d'une façon appréciable le tableau général de la névrose. Ils aident seulement à l'édification de l'individualité névrotique et, de ce fait même, impriment à la névrose spéciale une orientation déterminée ou conditionnent le sort de l'individu par les réactions particulières qu'ils provoquent lors du conflit avec le milieu. C'est ainsi que le sentiment de famille peut être très prononcé chez le névropathe, qui se montre alors préoccupé par des questions se rattachant à ses origines, très orgueilleux de ses ascendants, ce qui, à l'instar des préoccupations portant sur l'hérédité morbide, n'est pour lui qu'un moyen de se soustraire aux obligations morales résultant de l'amour et du mariage. Le sujet se découvre subitement une affection irrésistible pour tels ou tels membres de sa famille ou pour la famille dans son ensemble, affection qui ne tarde pas à subir la pression de la fiction directrice et de la contradiction interne qu'elle implique et à aboutir à la crainte de décisions et à la renonciation au partenaire sexuel. Cette disposition est utilisée par le sujet pour s'assurer une situation prédominante dans la famille et, pour donner à cette situation une base solide, il ne cesse de proclamer le caractère sacré des liens de famille. La rupture avec la famille constitue souvent l'aboutissement logique du sentiment familial, et cela dans les cas où la tendance à la sécurité, en évoluant, atteint un degré tel que le sujet en vient à se demander si l'on peut vraiment se fier aux seuls liens du sang. La haine des hommes, en tant que ligne d'orientation abstraite du caractère, et la fuite dans la solitude sont des phénomènes assez fréquents, plus prononcés dans les psychoses que dans les névroses 124. Très souvent, le nerveux reste attaché à sa famille, même une fois marié. Lorsqu'il dit « chez moi », il pense non au domicile conjugal, mais à la maison paternelle. Beaucoup de nerveux font des rêves dans lesquels transparaît cette préférence pour la maison paternelle, préférence qui constitue une sorte de pointe dirigée contre le conjoint, ne serait-ce que par le fait que celui-ci ne figure dans le rêve à aucun titre. On peut considérer comme dictée par la même intention la douleur exagérée que les nerveux manifestent sou­vent à l'occasion de la mort d'un parent. L'orgueil familial constitue également une arme dans la lutte contre le conjoint. L'union se maintient souvent, parce que le patient n'a pas encore eu le temps de conduire jusqu'au bout la lutte contre les parents et n'a pas encore réussi à s'assurer la parité ou la prédo­minance. Dans la plupart des cas, il est vrai, le nerveux se sert du sentiment familial pour rétrécir son propre champ d'action, pour se retirer de la société au sens large du terme, toutes les fois qu'il sent son prestige menacé ou que son amour-propre a été douloureusement blessé. Une de mes malades, jeune fille ambitieuse, qui était fortement attachée à sa famille, a été obsédée successivement par les idées suivantes : la laideur de ses oreilles, de son nez, de ses cheveux ; plus tard, la crainte de passer pour une homosexuelle et, après la lecture d'articles sur des questions de psychanalyse, la crainte de pas­ser pour incestueuse. Un rougissement involontaire et irrésistible et la crainte d'être prise en flagrant délit la préservaient de tout contact avec d'autres personnes.

La désobéissance et l'obéissance 125 nous montrent d'une façon toute parti­culière à quel point les traits de caractère peuvent être subordonnés à la fiction directrice. Un rapide examen de ces deux traits de caractère nous montre qu'ils sont formés par abstraction, sur la base des impressions réelles de la période pré-névrotique, et qu'une fois constitués ils sont groupés d'après un principe de classification névrotique et élaborés de façon à fournir des lignes d'orien­tation. En suivant de près toutes les phases d'évolution de ce que nous appelons la désobéissance et l'obéissance, nous sommes à même de nous faire une idée exacte de la formation, de la signification et de la finalité du carac­tère lui-même. La doctrine du caractère inné se montre alors tout à fait incon­sistante, car ce qui constitue le substratum réel du caractère et les éléments de ce substratum, qui peuvent être considérés comme innés, subissent de la part de l'idée directrice une transformation destinée à les rendre conformes à cette idée et, dans cette conformité même, méconnaissables. La désobéissance et l'obéissance ne sont ainsi que de simples attitudes psychiques qui, comme tous les autres traits de caractère, sont destinés à nous faciliter le saut du passé incertain dans un avenir plein de sécurité et de certitude. En se plaçant à ce point de vue, on constate qu'il n'est possible de comprendre la « volonté » que pour autant qu'on la rattache au fait qu'elle s'épuise dans l'effort tendant a compenser un sentiment d'infériorité. C'est pourquoi l'aperception « masculin-féminin », qui apparaît comme un vice de la pensée humaine, nous révèle au fond l'orientation masculine de la volonté.

La timidité, qui se laisse ramener à la crainte de décisions, est souvent accompagnée chez les nerveux d'un trait de caractère que nous désignons sous le nom de taciturnité et qui favorise, entre autres, l'isolement du sujet et le soustrait à l'action de l'entourage. Même en tant que trouble-fête, le nerveux taciturne affirme sa supériorité et sa tendance à déprécier, à humilier les autres. Ou bien, en se montrant avare de paroles et pauvre en idées, il cherche à prouver aux autres, surtout lorsqu'ils sont nombreux, qu'il leur est inférieur, et plus particulièrement qu'il est inapte à l'amour et au mariage. En mani­festant la particularité opposée, c'est-à-dire la loquacité, et surtout en l'exa­gérant, le sujet cherche parfois à montrer (et beaucoup de mes malades me l'ont avoué expressément) qu'il est incapable de garder un secret. Une autre forme de l'agressivité et du mépris pour les autres consiste dans la tendance que présentent certains nerveux impatients et irascibles à couper à chaque instant la parole à leurs interlocuteurs. Cette tendance reçoit une signification particulièrement nette dans les cas où le nerveux oppose à chaque remarque de ses interlocuteurs un « non », un « mais » ou un « au contraire ». Dans tous les cas se manifeste l'intention d'élargir la distance qui sépare le nerveux des autres personnes avec lesquelles il se trouve en contact, mais jamais de la diminuer.

Un trait de caractère qui imprime souvent à la névrose toute son acuité et lui donne toute sa signification, trait qu'on retrouve dans tous les cas et qui constitue, avec la désobéissance et le négativisme, un des plus efficaces moyens d'expression de la protestation virile, consiste dans la tendance à vouloir toute chose autrement que les autres, à renverser pour ainsi dire les valeurs. Ce trait se retrouve aussi bien dans les efforts qui caractérisent la recherche d'une compensation que dans le penchant pour les artifices névro­tiques ; aussi bien dans la tendance qui pousse le nerveux à ne jamais vouloir reconnaître qu'il a tort que dans celle qui le pousse à déprécier les autres ; et il constitue pour ainsi dire une arme de choix dans la lutte contre l'entourage. Il forme la contrepartie du conservatisme, du pédantisme, si fréquents chez les nerveux, et lui permet également de satisfaire sa soif de domination. Au fond de la protestation virile, pour autant qu'elle constitue une revendication de principe et repose sur une opposition abstraite, on retrouve cette tendance au changement, au renversement des valeurs. « La sagesse populaire caractérise la dialectique féminine, en disant que la femme veut toujours le contraire de ce que veulent les autres » (E. Fuchs, Die Frau in der Karikatur). Un peu de cette bizarrerie transparaît, en se justifiant par toutes sortes de prétextes plus ou moins plausibles, dans la manière de se vêtir, de se tenir, dans les mou­vements et les mœurs. Une de mes patientes se retournait souvent dans son sommeil de telle sorte qu'elle se réveillait le matin dans une position tout à fait opposée à la normale. Même à l'état de veille elle cherchait à retourner toutes les choses qui lui tombaient sous la main, à renverser leur ordre. Un de ses mots favoris, avec lequel elle accueillait les opinions des autres, était : « au contraire ». On retrouve très souvent chez les patientes de ce genre le désir d'être « en haut », de monter à cheval, de porter une culotte. Ce trait se maintient d'un bout à l'autre du traitement psychothérapique et se manifeste, comme le négativisme des catatoniques, à propos des choses les plus insi­gnifiantes. Souvent cette tendance à la contradiction prend une forme parti­culière, les malades déclarant que le médecin, au lieu de les faire venir chez lui, peut bien se déranger pour venir chez eux, et inventent toutes sortes de prétextes pour changer, bouleverser les heures des rendez-vous.

On doit, d'une façon générale, s'abstenir de pronostics favorables lorsqu'on traite les nerveux, ainsi que de l'emploi de termes trop catégoriques, alors même qu'on croit être sûr de ce qu'on dit ou avance. Lorsqu'on a affaire à des malades dont la tendance à la contradiction est trop prononcée, on risquerait souvent, si on ne se conformait pas à cette règle, de se trouver confondu et convaincu d'erreur.

Ces malades cherchent à déplacer en bas ce qui est en haut, à mettre à droite ce qui est à gauche, à transformer l'avant en arrière, et cela parce que leur fiction directrice exige ces renversements, c'est-à-dire les transformations du « féminin » en « viril ». Les paroles, l'écriture (en miroir), la conduite morale et sexuelle, les rêveries (antithétique et dans un ordre de succession renversé), la pensée, ils accomplissent toutes ces activités comme s'ils se livraient à des jeux, mais à des jeux dictés par des intentions agressives. Cette manière de se comporter virilement laisse apparaître une sorte de rage des­tructrice. Ce « renversement » est assez fréquent dans la superstition. Ne cherchons-nous pas, en effet, à tromper le sort en ayant l'air de nous attendre à des événements contraires à ceux que nous désirons réellement ? Chez les nerveux ce trait révèle toute la profondeur de leur incertitude et toute l'étendue de leur circonspection. Aussi joue-t-il dans leur vie psychique un rôle de tout premier ordre. Autour de ce noyau, formé par la prudence ou la circons­pection, peuvent se grouper, selon la tolérance de la fiction directrice ou selon les particularités de la situation, d'autres traits de caractère : soit ceux dont l'ensemble forme l'amour de la vérité, soit ceux dont l'ensemble constitue la passion du mensonge, celui-là servant à l'affirmation directe, celle-ci à l'affirmation indirecte ou détournée de la complète virilité. À l'amour de la vérité et à celui du mensonge se rattachent étroitement la dissimulation et la franchise, la première ayant nettement pour point de départ le sentiment de diminution, d'infériorité. Chez les malades qui, dans leur tendance à la sécurité, font preuve d'une anticipation particulièrement prononcée, on obser­ve une horreur de la souffrance et une sensibilité exagérée pour la douleur, anticipation et horreur par lesquelles ils cherchent à faire comprendre à leur entourage et à se persuader à eux-mêmes que de toutes les situations qu'offre la vie, ils ne pourront jamais choisir que celles qui sont exemptes de douleurs et de souffrances. Il va sans dire que l'anticipation des douleurs d'enfantement entre pour une bonne part dans la structure de cette fiction. J'ai observé une imitation incontestable des mouvements que comporte l'enfantement chez une de mes malades, dans l'état crépusculaire d'une lactopsychose. Ils attestaient nettement que cette malade n'avait qu'une idée fixe : ne plus avoir à accou­cher, c'est-à-dire à donner le jour à un deuxième enfant.

De la prudence se rapprochent le doute, l'hésitation, l'indécision du ner­veux, traits de caractère dont il a été plus d'une fois question dans ce livre. Ces traits apparaissent toutes les fois que la réalité agit sur la fiction directrice de façon à y faire surgir des contradictions, autrement dit toutes les fois que l'intervention de la réalité comporte la menace d'une défaite, d'une perte de prestige. D'une façon générale, le nerveux n'a plus alors le choix qu'entre trois chemins, selon la force du but final fictif. En premier lieu, il peut réaliser la stabilisation de l'état de doute et d'hésitation : c'est ce qu'on observe plus parti­culièrement dans la neurasthénie, dans la maladie du doute, dans la psychas­thénie. Cette stabilisation entraîne une cessation complète ou partielle des opérations de lutte et de combat. En deuxième lieu, le malade peut aboutir à la psychose : en affectant un amour exagéré de la vérité 126 et en renonçant à la logique, il hypostasie, divinise alors la fiction. Enfin, le troisième chemin est celui qui conduit le malade à imprimer à sa fiction un changement de forme et à interposer entre lui et les exigences de la vie des obstacles tels que l'angois­se, la faiblesse, les douleurs, etc., bref à utiliser, par un détour névrotique, des moyens féminins en vue de la réalisation de son idéal viril. Comprendre non seulement les phénomènes des névroses et des psychoses, mais aussi ceux de la vie « normale », dans ce qu'ils ont d'antithétique et en se plaçant au point de vue social - voilà en quoi consiste l'art du psychologue et ce qui constitue la preuve de sa maturité. Savoir discerner dans l'attitude provocante de l'homme présomptueux la honte ridicule du faible ; savoir reconnaître dans la déso­béissance et la cruauté les efforts que fait l'homme obéissant, soumis et sans caractère pour se vaincre lui-même ; savoir retrouver dans la virilité débor­dante, en révolte contre les lois qui l'enserrent, la terreur qu'inspire au sujet la perspective d'un rôle féminin et savoir déceler dans la griserie du pouvoir et dans ses convulsions la crainte d'une défaite - telle est la tâche du psycho­logue digne de ce nom. Et il devra soumettre chacun de ces traits de caractère à l'épreuve des sentiments altruistes, en lui posant la question même avec laquelle la vie psychique de l'homme aborde les faits de la vie réelle : « Es-tu avec nous ou avec nos ennemis 127 ? »

Il est impossible de demander au nerveux des « oui » et des « non » décisifs et catégoriques. Étant donné le caractère irrémédiablement antithé­tique de sa pensée et de ses actions, il est incapable d'une simplicité pareille. Sans que l'unité de son amour de puissance s'en trouve rompue, il accordera le premier rang tantôt à l'un, tantôt à l'autre terme de son antithèse : « haut-bas », selon les conjonctures du moment. Il peut encore arriver que tel ou tel autre trait de caractère se trouve relégué dans « l'inconscient », aussi longtemps que l'exige l'unité de la personnalité. Mais alors même qu'un trait de caractère apparaît comme conscient, il ne l'est pas au sens qu'attache à ce mot la psychologie individuelle, car, à tort ou à raison, le voulant ou ne le voulant pas, le malade ferme les yeux devant les conséquences, ignore les exigences du devoir social. Aussi se trouvera-t-on souvent en présence de phénomènes qui ne se laissent pas ranger dans le schéma courant des traits de caractère, mais qui, par leur réunion, par les rapports qu'ils affectent entre eux, révèlent leur origine. Lorsque, après avoir solidement cadenassé ma porte et avoir accumulé dans ma chambre armes, chiens et policiers, j'affirme tranquillement que je me sens en pleine sécurité, j'ai à la fois raison et tort. Mon angoisse réside tout entière dans mes cadenas. Nous avons vu en effet que la dépres­sion, l'angoisse devant la maladie, devant la mort, devant les espaces vides peuvent avoir pour point de départ la valeur exagérée que le sujet attache à sa propre personne ; que derrière l'attachement à la maison paternelle se dissimule souvent une hostilité à l'égard du conjoint ; que dans le choix d'une profession se révèle un trait de caractère ; que l'habitude de se mettre en retard et le bégaiement sont provoqués dans beaucoup de cas par la crainte de décisions, etc. Seuls ceux qui ont l'esprit faussé peuvent vouloir enfermer l'âme humaine dans les limites étroites d'une doctrine scientifique. En dernière analyse, la psychologie individuelle est un art, et le psychologue véritable est avant tout un artiste.


124   D'une façon générale, les nerveux sont plus attachés à leurs familles que les normaux. C'est la crainte que leur impose la société qui les repousse constamment dans le cercle de la famille. C'est ici que le nerveux jouit de ce qui lui est refusé dans un cercle plus vaste : la supériorité. Toutes les fois qu'un nerveux se trouve égaré dans une société, il cherche à s'en évader pour se réfugier dans la famille.

125   Voir Adler, Trotz und Gehorsam, dans Heilen und Bilden.

126   Kanabich, Zur Pathologie der intellektuellen Emotionen (Psychoterapia  éditée par N.Wirabof, Moscou 1911), s'est beaucoup rapproché de cette manière de voir.

127   Cette belle comparaison est du professeur Jerusalem.