2. Le normal et le pathologique

La question du normal et du pathologique est une question qui préoccupe plus le philosophe que le médecin : ce dernier se soucie avant tout de savoir ce qu’il peut faire ou non pour son patient plus que de savoir si ce dernier est « normal ou pathologique ». Si cette attitude pragmatique se justifie dans le domaine de la médecine somatique, il n’en va plus de même dans le champ de la psychiatrie, champ bordé de tous côtés par les problèmes éthiques, culturels, sociaux, politiques entre autres, etc. Le Psychiatre, dans l’exercice de sa spécialité, ne peut s’abstraire d’un tel contexte qui délimite et définit en partie son mode de travail. Le psychiatre d’enfant est lui aussi interpellé pour les mêmes raisons, mais s’y ajoute l’incertitude face à la croissance de l’enfant ainsi que la place familiale et sociale surdéterminée que cet enfant occupe.

En effet, le psychiatre d’enfant est sollicité pour examiner un petit patient qui très généralement ne demande rien, prié de faire disparaître une conduite jugée non conforme par la famille, l’école, les voisins ou l’assistante sociale sur des critères purement externes et adaptatifs. De son côté, ce psychiatre prend en compte, dans son évaluation, des facteurs fort différents : capacité de sublimation dans un secteur, importance des contre-investissements défensifs, souplesse ou rigidité de l’ensemble du fonctionnement mental, évaluation du niveau conflictuel en fonction de l’âge, etc.

Les critères de normalité ne peuvent donc se limiter à l’évaluation de la conduite qui a motivé la demande d’examen et se résumer à une simple grille de décodage symptomatique.

I. – Le normal et le pathologique : problèmes généraux

Depuis Canguilhem, il est devenu évident que le normal et le pathologique constituent les deux termes indissociables d’un même couple antithétique : l’un ne peut se définir sans l’autre. Le problème est d’autant plus ardu en français que s’y ajoute une confusion entretenue par la phonétique entre l’anormal (du latin norma : l’équerre) et l’anomalie (de la racine grecque opaXoc, : lisse, sans aspérité). Les rapports entre l’anomalie, l’anormal et le pathologique doivent être ainsi précisés.

Du normal, les diverses définitions possibles se rattachent toutes à quatre points de vue :

1°) le normal en tant que santé, opposé à la maladie ;

2°) le normal en tant que moyenne statistique ;

3°) le normal en tant qu’idéal, utopie à réaliser ou à approcher ;

4°) le normal en tant que processus dynamique, capacité de retour à un certain équilibre.

Confondre normal et santé en y opposant anormal et maladie constitue à l’évidence une position statique qui ne correspond plus à la dimension dynamique de la majorité des maladies : le patient diabétique avant la décompensation, l’asthmatique avant la crise sont normaux au sens d’une absence de symptôme. La maladie ne peut plus se réduire à ses signes lésionnels. Doit aussi intervenir une potentialité à recouvrer la santé, qui nous rapproche de la définition du normal en tant que processus.

Assimiler le normal à la moyenne, c’est d’abord confondre l’anormal et l’anomalie, puis rejeter dans le champ du pathologique tout ce qui n’est pas dans la zone médiane de la courbe de Gauss : les sujets de petite taille, les individus surdoués sur le plan intellectuel sont-ils pathologiques ? En psychiatrie il faut en outre tenir compte de la pression culturelle : risque alors d’être considérée comme anormale toute conduite déviante de la moyenne. De ce point de vue les résistants français pendant l’occupation, étaient anormaux, de même que la majorité des hommes dits de « progrès ».

Renvoyer le normal à un modèle, à une utopie, c’est instaurer ipso facto un système de valeurs, une normalité idéale, peut-être celle dont rêvent les politiques, les administratifs ou les parents et les enseignants pour leurs enfants. Si cet idéal est défini par le groupe social, ceci revient plus ou moins à le confondre à la norme statistique. Si cet idéal est un système de valeur personnel (idéal du Moi), encore faut-il voir comment il fonctionne puisqu’on connaît bien maintenant certaine « maladie d’idéalité » (pathologie narcissique), ce qui revient à définir un « fonctionnement mental normal ».

Faire du normal un processus d’adaptation, une capacité de réactions pour retrouver un équilibre antérieur perdu, c’est introduire une

évaluation dynamique. Mais dans le champ psychosocial une telle définitition risque de réduire le concept de normalité à un état d’acceptation, de soumission ou de conformisme aux exigences sociales. La capacité d’adaptation, ou ce qu’on a pu appeler l’adaptabilité serait pour certains un meilleur critère que l’adaptation elle-même : encore reste-t-il à définir les critères de cette capacité ce qui risque de renvoyer à la définition du normal, soit comme moyenne, soit comme utopie.

On le voit, il n’existe pas de définition simple et satisfaisante du normal ; chacun des cadres de référence choisie offre des exceptions où s’insinue le pathologique. En réalité normal et pathologique sont aussi dépendants l’un de l’autre que le sont en biologie génétique « le hasard et la nécessité » (J. Monod) : le besoin de la reproduction exerce une nécessaire pression normative, tandis que la possibilité de l’évolution implique une déviance aléatoire.

Toutefois le médecin n’est pas confronté ici à un problème théorique mais à un choix pratique : devant tel ou tel patient doit-il intervenir ou s’abstenir ? Le pédopsychiatre plus que tout autre spécialiste est placé face à ce dilemme car l’état symptomatique actuel de l’enfant ne préjuge en aucune façon son futur état d’adulte. Par-delà les conduites symtomatiques le pédopsychiatre doit trouver un autre système d’évaluation.

II. – Problème du normal et du pathologique en psychopathologie de l’enfant

Aussi longtemps que l’exercice de la pédopsychiatrie s’est limité à la pratique de quelque thérapie dans un cabinet privé, la question du normal et du pathologique était secondaire. En revanche, l’extension considérable de la pratique pédopsychiatrique et de ses applications à l’hygiène mentale de la population, une efficacité certaine mais jointe à un coût social tout aussi certain, impliquent des choix stratégiques. L’époque est révolue où l’on pouvait souhaiter que tout enfant suive une psychanalyse prophylactique : une telle position recélait une profonde erreur sur la fonction même de l’analyse d’un enfant, erreur justifiée en ces temps-là par la confusion ou les incertitudes dans le champ spécifique de la psychanalyse et de l’éducation (voir les débats entre M. Klein et A. Freud dans les années 1930). Mais à notre époque l’hygiène mentale doit aussi se préoccuper, non pas de son rendement au strict sens commercial, mais de son efficacité. Certaines évaluations statistiques à grande échelle doivent de ce fait inciter à réflexion : – la fréquence des débilités dites limites varie en fonction de l’âge. Elle diminue de façon considérable à l’âge adulte : est-ce à dire que

l’intelligence augmente avec l’âge ? ou plus simplement que les critères d’évaluation appliqués à l’enfant ne tiennent pas compte que de son état ? En termes plus politiques n’est-ce pas la simple fréquentation de l’école qui désigne un certain nombre d’enfants écoliers comme débiles ? (la norme scolaire ne correspondant pas à la norme statistique du développement) (voir discussion sur le Q.I. p. 153) ;

— l’inégale et constante répartition des sexes dans la population consultante en pédopsychiatrie constitue un problème majeur : 70 % de garçons, 30 % de filles. Doit-on en conclure qu’être garçon est plus pathologique qu’être fille ou que la normalité idéale et/ou sociale correspond mieux aux capacités et besoins de la fillette ? Ce problème est d’autant plus aigu que la répartition sexuée de la population psychiatrique adulte est inverse (majorité de femmes par rapport aux hommes) : voir la discussion sur la psychopathologie de la différence des sexes.

En dehors de toute approche individuelle, ces simples constatations statistiques justifient déjà une réflexion sur le champ d’activité du pédopsychiatre. Cette réflexion se résume par l’interrogation : les enfants vus par le pédopsychiatre représentent-ils la future clientèle potentielle de consultation adulte ou en sont-ils fondamentalement différents ? Les études épidémiologiques incitent à penser qu’il faut plutôt retenir la seconde hypothèse. De nouvelles questions se posent alors pour expliquer cette différence : est-elle imputable à l’efficacité de l’action des pédopsychiatres ? Traduit-elle le décalage entre la demande de consultation pour des enfants qui, temporairement, ne se conforment pas à un modèle idéal de développement (des pédagogues, des parents), mais qui seront ultérieurement des adultes bien portants ? On le voit, ces questions paraissent fondamentales au niveau de l’hygiène mentale de la population.

En revanche, face à un enfant particulier l’évaluation du normal et du pathologique se pose différemment ; il faut alors reconnaître le symptôme, en évaluer le poids et la fonction dynamique, tenter de situer sa place au sein de la structure, apprécier enfin cette structure dans le cadre de l’évolution génétique et au sein de l’environnement. C’est de cette quatruple évaluation symptomatique, structurelle, génétique et environnementale que procède toute démarche pédopsychiatrique.

A. – Normalité et conduite symptomatique

Le premier souci du pédopsychiatre confronté à une conduite inhabituelle est d’abord d’évaluer son caractère pathologique ou normal ; en réalité, les termes de cette alternative ne sont pas très adéquats. Il serait préférable que le consultant la remplace par l’interrogation suivante : cette conduite manifeste (mentalisée ou agie) présente-t-elle au sein du fonctionnement mental de l’enfant un pouvoir

pathogène ou assume-t-elle un rôle organisateur ? En effet, distinguer une conduite normale d’une conduite pathologique revient à introduire dans le champ du fonctionnement mental une solution de continuité dont on sait bien depuis Freud qu’elle n’existe pas. Widlôcher fait à juste titre remarquer que le consultant se comporte trop souvent comme s’il y avait deux types hétérogènes de conduites : le premier caractériserait des conduites-symptômes propres au domaine pathologique, le second des conduites existentielles propres à la normalité.

L’expérience clinique la plus simple montre combien cette attitude est fallacieuse. Qu’il s’agisse d’opérations de pensée interne (phobie, pensée obsessionnelle) ou de conduites externes (passage à l’acte, bégaiement…), on retrouve toujours un fil continu sous-tendant les diverses conduites humaines, depuis celles qui témoignent des préformes organisatrices du psychisme jusqu’à celles qu’on observe dans les états pathologiques structurés. L’étude des phobies (v. p. 304) ou des conduites ritualisées (p. 308) est parfaitement convaincante. Même pour une conduite apparemment plus déviante, telle que le bégaiement, on retrouve une phase de développement où le bégaiement a pu être qualifié de physiologique (v. p. 116).

La description sémiologique, le repérage d’une conduite ne peuvent donc pas suffire à en définir le rôle pathogène ou organisateur. Une évaluation dynamique et économique doit s’y ajouter. Le point de vue économique consiste à évaluer dans quelle mesure la conduite incriminée n’est qu’une formation réactionnelle, ou au contraire dans quelle mesure s’y attache aussi un investissement sublimatoire : en d’autres termes, dans quelle mesure le Moi est-il partiellement amputé de ses fonctions par le compromis symptomatique, ou au contraire dans quelle mesure peut-il réintroduire cette conduite dans son potentiel d’intérêts ou d’investissements divers ? Le point de vue dynamique et génétique cherche à évaluer l’efficacité avec laquelle la conduite symptomatique lie l’angoisse conflictuelle et autorise de ce fait la poursuite du mouvement maturatif ou, à l’opposé, s’avère inefficace pour lier cette angoisse qui resurgit sans cesse, suscite de nouvelles conduites symptomatiques et entrave le mouvement maturatif. Ces deux approches d’un symptôme, économique d’un côté et génétique de l’autre, doivent se compléter. Elles renvoient en réalité à l’approche structurelle et à l’approche génétique.

Reste le difficile problème de l’absence apparente de toute conduite déviante au sens de la norme statistique. En réalité toutes les enquêtes épidémiologiques systématiques montrent que l’absence de tout symptôme chez un enfant est une éventualité d’autant plus rare que l’examen clinique et l’évaluation par les tests psychologiques sont poussés. Toutefois, certains enfants grandissent sans présenter apparemment de tel symptôme : à l’évidence ils ne viennent pas en consultation. Pour la grande majorité d’entre eux, cette normalité symptomatique reflète probablement la santé mentale. Mais il en est pour qui cette normalité de surface n’est rien d’autre qu’un conformisme adaptatif, une organisation en fau\-self selon Winnicott,

une soumission aux pressions et exigences de l’entourage. Ces enfants conformistes, qui s’adaptent en surface, s’avèrent incapables de construire une organisation psychique interne cohérente et d’élaborer les inévitables conflits de développement. À titre d’exemple, lors des crises graves de l’adolescence qui mettent en cause les fondements de l’identité narcissique (dépression grave ou épisode psychotique aigu), il n’est pas rare de constater dans les antécédents infantiles de ces patients un « blanc » apparent, une sorte de nonnalité fade et sans relief : enfants, ils ont traversé toutes les situations conflictuelles sans problème apparent : « ils étaient gentils, sages, pas difficiles, ils ont poussé sans problème ». Certes ce discours parental peut être défensif, masquant un refoulement ou un déni des difficultés passées, mais dans une proportion importante de cas, il semble bien que l’enfance se soit déroulée avec cette uniformité asymptomatique, qui ne doit en aucun cas être confondue avec la santé mentale.

B. – Normalité et point de vue structurel

Par-delà l’évaluation symptomatique, il convient donc de se référer à la structure mentale. Freud, un des premiers, a montré par le décryptage de la signification inconsciente des conduites mentales que la conduite de 1’ « insensé » était tout autant chargée de sens que celle de l’individu sain. Par la suite il a introduit une ligne de partage entre les individus présentant une organisation mentale de type psychotique (les psychonévroses narcissiques de Freud) et ceux qui ont une structure névrotique, non pas en fonction de la signification de leur conduite, mais en fonction de l’efficacité de la psychanalyse.

Pour Freud il n’y a pas de différence entre l’homme sain et l’homme névrosé : tous les deux présentent le même type de conflit oedipien, utilisent les mêmes types de défenses (refoulement, déplacement, isolation, conversion), ont traversé pendant l’enfance les mêmes stades maturatifs. La seule différence entre l’individu névrotique sain et l’individu névrosé souffrant réside dans l’intensité des pulsions, du conflit et des défenses, intensité dont rendent compte les points de fixation névrotiques et la relative rigidité des défenses. La compulsion de répétition, caractéristique essentielle du névrosé malade, représente l’élément de morbidité le plus distinctif : la définition de la nonnalité comme processus adaptatif s’applique assez bien à ce cadre, la santé pouvant être définie comme la capacité d’utiliser la gamme la plus étendue possible de mécanismes psychiques en fonction des besoins.

Chez l’enfant les rapports entre le complexe œdipien comme stade maturatif du développement et la névrose comme organisation pathologique sont loin d’être simples (v. la discussion p. 318), mais tous les auteurs s’accordent à reconnaître qu’il n’y a pas d’autre différence que quantitative (fonction économique du symptôme).

Plongeant au plus profond et au plus précoce de l’organisation du psychisme enfantin, M. Klein a décrit de son côté la phase schizoparanoïde. Au cours de cette phase les fantasmes, les mécanismes défensifs érigés contre l’angoisse résultant de ces fantasmes, sont en tout point analogues, selon M. Klein, à ce qu’on observe chez les patients psychotiques : fantasmes de dévoration sadique et d’anéantissement au cours de la scène primitive, clivage, idéalisation, projection persécutive, etc. L’angoisse inévitable provient de ces conflits archaïques et est en partie entretenue par les mécanismes défensifs archaïques ; la névrose de l’enfant n’est rien d’autre que la bonne manière de guérir de ces angoisses archaïques. Là encore il n’y a pas de distinction qualitative fondamentale entre le développement normal et le développement pathologique jusque et y compris dans le champ des états psychotiques. La seule différence est quantitative : l’intensité des pulsions agressives peut en effet provoquer une angoisse telle que l’évolution maturative s’en trouve bloquée. Les divers états pathologiques ne sont pas très différents des stades maturatifs normaux correspondant au palier atteint lors du blocage évolutif. L’évaluation du pathologique repose sur l’analyse des facteurs entravant précisément la bonne marche de la maturation et du déploiement de la névrose. À cet égard M. Klein souligne l’importance de l’inhibition des tendances épistémophiliques et du refoulement de la vie imaginaire.

Ces brefs rappels théoriques de Freud et de M. Klein ont l’intérêt de montrer que la ligne de partage entre le normal et le pathologique ne peut non plus se faire au seul regard de la structure mentale de l’enfant. L’utilisation de termes propres à la pathologie (phase schizoparanoïde, défense maniaque, position dépressive) pour désigner des stades normaux, des paliers maturatifs nécessaires pendant la croissance de l’enfant, montre à quel point la seule référence structurelle est insuffisante.

Il convient ici de s’interroger sur la notion de structure mentale en psychopathologie infantile. Bien plus que chez l’adulte, la définition de la « structure mentale » d’un enfant est pleine d’aléas ; cette structure ne se laisse jamais percevoir avec la même netteté. En effet la délimitation des conduites pathologiques est plus incertaine, les liens possibles entre diverses conduites paraissent toujours plus lâches qu’en pathologie adulte. L’intrication constante des mouvements de progression et de régression estompe encore tout contour trop précis ; l’inachèvement du fonctionnement psychique ne permet pas de se référer à un modèle stable et accompli ; l’existence de moments critiques dans le développement rend compte de bouleversements structurels longtemps possibles ; la dépendance prolongée à l’entourage peut provoquer des remaniements imprévisibles. Tous ces facteurs brièvement énumérés rendent compte de la difficulté fréquente, et probablement aussi de l’erreur, à définir trop rigoureusement une structure psychique chez l’enfant.

Cependant cette réserve admise dans le domaine théorique pose des problèmes dans le domaine clinique : sur quels bases et critères

délimiter la pathologie mentale de l’enfant, comment comprendre et intégrer les unes aux autres les diverses conduites pathologiques observées ?

De ce point de vue la place occupée par les troubles instrumentaux en psychopathologie infantile est éclairante. À titre d’exemple nous prendrons le cas du symptôme « dyslexie-dysorthographie » (pour la description clinique v. p. 111).

1°) Certains auteurs considèrent ce symptôme comme le témoin d’une lésion neurophysiologique dans une conception pas très éloignée des théories lésionnelles anatomo-cliniques de la psychiatrie du xixe siècle. Cette position, véritable pétition de principe, est tout aussi indémontrable qu’irréfutable : la dyslexie est le symptôme de la maladie « Dyslexie », entité autonome, caractérisée par une lésion spécifique.

2°) D’autres auteurs comprennent la dyslexie comme le témoin d’un processus spécifique d’inhibition épistémophilique qui traduit la persistance d’un conflit oedipien actif et le refoulement secondaire. La dyslexie est l’un des symptômes de la névrose chez l’enfant.

3°) Pour d’autres, la dyslexie résulte de l’immaturité d’une fonction instrumèntale et n’est que la prolongation excessive d’un palier normal rencontré au début de tout apprentissage de la lecture et de l’écriture (en particulier au moment de l’apprentissage des logotomes, avec de fréquentes assimilations, inversions, contractions). La dyslexie est donc un trouble transitoire de développement, inquiétant simplement pour ses conséquences secondaires (échec scolaire, opposition de l’enfant, etc.).

4°) D’autres enfin estiment que la dyslexie n’est que la traduction de l’inadaptation des exigences scolaires ou de l’incompétence du pédagogue face aux possibilités des enfants. La dyslexie-dysorthographie est le témoin de la maladie de l’école, de ses structures et de son contenu.

On voit ici, à propos d’une conduite aisément repérable, les diverses tentatives pour l’intégrer dans un ensemble conceptuel plus vaste, en référence :

1°) à un cadre lésionnel,

2°) à un cadre structurel,

3°) à un cadre génétique,

4°) à un cadre environnemental.

De plus ces abords théoriques ne sont pas nécessairement incompatibles.

Ceci explique la difficulté de toute tentative de classification en psychopathologie infantile et son caractère toujours insatisfaisant. Toutefois, quelques entités descriptives se laissent percevoir avec une certaine régularité : de tels regroupements sémiologiques ne doivent pas être interprétés autrement que comme association de conduites assez régulièrement corrélées et dont l’isolement ne se justifie que par leur fréquence.

C. – Normalité et point de vue génétique : dysharmonie et immaturité

La croissance et la tendance à la progression constituent la toile de fond toujours changeante à laquelle le psychisme de l’enfant doit s’adapter. Cette croissance présente deux versants que l’école américaine de psychologie du Moi de Hartmann a distingué en séparant les processus de maturation et les processus de développement.

■ Les processus de maturation représentent l’ensemble des facteurs internes qui président à la croissance. Ces facteurs pèsent d’un poids considérable sur l’enfant. Outre les facteurs somatiques de la croissance il y a ceux qu’Anna Freud appelle les forces progressives du développement : l’enfant cherche à imiter son père, les frères ou sœurs plus âgés, l’enseignant ou simplement les « grands ». Il veut posséder leurs attributs ou leurs caractéristiques, méprise en même temps les petits, du moins ceux qui sont juste au-dessous de lui…

■ Les processus de développement incluent l’ensemble des interactions entre l’enfant et l’environnement, les facteurs externes pouvant jouer dans cette croissance un rôle positif ou négatif.

Si la valeur heuristique de cette distinction est évidente, en pratique clinique il n’est pas facile de séparer processus de maturation et processus de développement en raison du retentissement mutuel permanent. En effet, il faut abandonner la position figée et scientifiquement fausse qui consiste à faire de la croissance de l’enfant un processus génétiquement programmé dans sa totalité dès la naissance. Les recherches en psychophysiologie ont clairement démontré l’importance des interactions entre équipement de base et apport environnemental (Karli).

Outre ces interactions constantes avec l’environnement les processus de maturation ne doivent pas être considérés comme des processus au déroulement régulier, harmonieux, dans une progression sans heurt ni conflit, ce qui constituerait en quelque sorte un hypothétique « développement normal ». Comme le souligne Widlôcher « les forces de résistance au changement sont considérables chez l’enfant. À tout moment il réalise un système en équilibre. La compulsion de répétition agit puissamment ». Les conflits font partie inhérente du développement, qu’il s’agisse comme le précise A. Freud de conflits externes, intériorisés ou internes ou bien, selon H. Nagera (v. p. 372) d’immixtion dans le développement, de conflits de développement ou de conflits névrotiques.

Ainsi qu’on l’a vu dans les précédents paragraphes l’évaluation de l’angoisse liée à ces conflits, des compromis et symptômes qui en résultent et même l’évaluation de l’organisation structurelle synchronique ne peuvent suffire à distinguer le normal du pathologique. La

capacité de progression que préserve la conduite symptomatique et qu’autorise l’organisation structurelle ou, au contraire, leur pouvoir de fixation et/ou de régression ne peuvent s’apprécier qu’à travers une perspective diachronique.

L’intensité et le caractère pathogène de ces points de fixation et de ces régressions peuvent entraîner des distorsions du développement de plus en plus importantes. A. Freud propose d’ailleurs comme critère d’appréciation du pathologique l’étude de la dysharmonie entre les lignes de développement. Cet auteur définit plusieurs lignes de développement qui représentent des axes particuliers de la croissance d’un enfant : ligne de développement allant de l’état de dépendance à l’autonomie affective et aux relations d’objet de type adulte, ligne de développement de l’indépendance corporelle (de l’allaitement à l’alimentation rationnelle ou de l’incontinence au contrôle des sphincters), ligne de développement du corps au jouet et du jeu au travail, etc.

Pour A. Freud la pathologie peut naître d’une dysharmonie de niveau maturatif entre ces lignes. Ce concept de dysharmonie connaît un succès important : il est utilisé avec de nombreuses interprétations psychopathologiques et tend même à devenir un nouveau cadre de référence synchronique, ce qui représente certainement une utilisation totalement pervertie d’un tel concept. Il n’en est pas moins évident qu’on décrit de plus en plus souvent des « organisations dysharmoni-ques », que la dysharmonie siège dans l’évolution génétique ou dans l’organisation cognitive (v. à ce sujet l’ensemble de la discussion et les descriptions cliniques regroupées dans le chapitre 20 : Aux frontières de la nosographie). Mais là encore, dans la distinction du normal et du pathologique, il convient de faire preuve de discernement. A. Freud elle-même souligne que « la dysharmonie entre les lignes de développement constitue seulement un facteur pathogène si le déséquilibre est excessif au sein d’une personnalité ». En aucun cas la seule existence d’un déséquilibre ne peut suffire à définir le pathologique. L’utilisation de larges batteries de tests montre constamment qu’on arrive toujours à découvrir une série dont le niveau est en discordance avec les autres : « plus la batterie est étendue, plus le profil est en ligne brisée avec de mauvais résultats à quelques épreuves » (C. Chiland). Le développement harmonieux représente plus un idéal, une norme utopique qu’une réalité clinique et, là encore, il n’existe aucune solution de continuité entre une dysharmonie minime, autorisant le maintien d’un développement satisfaisant dans le cadre de la normalité et une dysharmonie plus importante, entravant ce développement et enfonçant l’enfant dans un cadre pathologique fixé.

Une autre notion qui se réfère implicitement à un modèle idéal ou statistique de développement normal est souvent utilisée en psychopathologie infantile pour des conduites cliniques qui se situent à la limite du normal et du pathologique : il s’agit de l’immaturité.

À partir de l’immaturité de nombreux tableaux cliniques ont été isolés sur des bases étiopathogéniques très diverses. Les auteurs qui

utilisent ce concept justifient la référence à un processus de maturation purement neurophysiologique en raison des signes observés sur l’E.E.G. qu’on regroupe d’ailleurs sous le nom de « tracé immature ou dysmature » : tracé globalement lent pour l’âge (mais qui pourrait être physiologique pour des enfants plus jeunes) présentant une sensibilité exagérée à l’hyperpnée et de fréquents signes d’« irritation » ou des ondes lentes à prédominance occipitale. L’interprétation d’un tel tracé fait explicitement référence à une norme de fréquence statistique concernant l’évolution de l’électrogenèse cérébrale du jeune enfant. La question est de savoir le degré de corrélation existant entre ces déviances électroencéphalographiques et la symptomatologie décrite sous le nom d’immaturité.

En clinique, l’immaturité se rapporte habituellement à l’organisation psychomotrice, à la sphère affective ou émotionnelle. À partir de l’immaturité psychomotrice, Dupré, sous le nom de « débilité motrice » a individualisé d’abord un tableau clinique ; puis on a construit une théorie étiopathogénique dont le dernier avatar nous semble être la notion de Minimal brain dysfonction (v. p. 95 et p. 364). Des dyspraxies les plus graves aux maladresses gestuelles banales en passant par l’instabilité, le partage entre le normal et le pathologique reposerait sur une lésion ou un dysfonctionnement posé plus comme une pétition de principe que comme une réalité clinique.

L’immaturité affective ou émotionnelle renvoie à un ensemble de conduites marquées en particulier par la difficulté de contrôler les émotions, leur intensité et leur labilité, la difficulté à tolérer la frustration, la dépendance affective, le besoin de sécurité, la suggestibilité…

On retrouve ici un ensemble de traits décrits dans diverses organisations pathologiques, en particulier la psychopathie et l’hystérie, aussi bien en clinique de l’adulte qu’en clinique de l’enfant. Comme pour la « débilité motrice » certains auteurs y voient la trace d’une lésion ou d’un dysfonctionnement. Dans une perspective analytique, cette immaturité affective et émotionnelle renvoie aux notions de tolérance à la frustration et de capacité de passage à l’acte qui, pour A. Freud, constituent un des éléments d’évaluation du normal et du pathologique, mais aussi à la notion de « force du Moi » largement utilisée par les psychanalystes de l’école d’Hartmann.

D. – Normalité et environnement

Winnicott a très justement dit qu’un petit enfant sans sa mère cela n’existe pas : les deux, mère et enfant, forment un tout sur lequel doit porter l’évalution et l’effort thérapeutique. Cette vérité est aussi valable pour l’enfant plus grand et l’adolescent. L’évaluation du normal et du pathologique dans le fonctionnement d’un enfant ne saurait ignorer

le contexte environnemental parental, fraternel, scolaire, résidentiel, amical, religieux, etc.

De nombreuses conduites jugées pathologiques par l’entourage apparaissent en réalité soit comme des signes d’une protestation saine, soit comme les témoins de la pathologie de l’entourage. Dans des conditions d’environnement pathologique, c’est le cas de conduites comme le vol (v. p. 178) ou le mensonge (v. p. 175) ou de comportements apparemment plus désorganisés, tel que le délire induit (v. p. 397).

Les critères d’évaluation appliqués à l’enfant doivent tenir compte du contexte : en effet la même conduite peut avoir un sens très différent selon qu’elle survient chez un enfant bénéficiant d’un apport familial positif ou au contraire chez un enfant vivant au milieu d’une désorganisation générale comme c’est le cas pour les familles-problèmes (v. p. 384).

Mais l’évaluation du retentissement des conditions externes au sein de la structure psychologique de l’enfant n’est pas aisée. La notion de pathologie réactionnelle ne doit pas conduire à imaginer qu’un symptôme puisse répondre en totalité et en permanence à un simple conditionnement ou à une réaction linéaire du type stimulus-réponse. Il faut en outre évaluer le degré d’intériorisation de cette conduite et son pouvoir pathogène pour l’organisation psychique actuelle de l’enfant.

C’est à cette démarche que répondent les concepts de trouble réactionnel (v. p. 371), mais aussi les notions de vulnérabilité et de compétence (v. p. 376). Ainsi, vouloir définir en fonction de l’environnement un enfant normal et un enfant pathologique revient en partie à définir un environnement normal ou pathologique, c’est-à-dire une société normale ou pathologique, ce qui nous ramène aux diverses définitions possibles de la normalité et illustre aussi le risque d’une réflexion close sur elle-même quand on aborde ce problème sur un plan purement théorique.

III. – Conclusion

Dans l’étude des conduites et de l’équilibre psycho-affectif d’un enfant, le normal et le pathologique ne doivent pas être considérés comme deux états distincts l’un de l’autre qu’une frontière ou un large fossé sépareraient avec rigueur. Rien ne permet de considérer qu’il existe deux champs résolument hétérogènes témoignant l’un des processus psychologiques normaux et l’autre de déstructuration ou d’inorganisation pathologique. Le développement, la maturation de l’enfant sont par eux-mêmes des sources de conflits qui, comme tout conflit, peuvent susciter l’apparition de symptômes.

Ainsi les champs respectifs du normal et du pathologique s’interpénétrent sur une large partie : un enfant peut être pathologiquement normal comme il peut être normalement pathologique. Au pathologiquement normal peuvent appartenir des états tels que l’hypermaturité des enfants de parents psychotiques (p. 396) ou divorcés (p. 399) ou le conformisme. Au normalement pathologique appartiennent les phobies de la petite enfance, les conduites de rupture de l’adolescence et bien d’autres états encore.

Image3

TABLEAU I. – Les divers modèles de compréhension en psychopathologie de l’enfant

Raisonner dans une dichotomie simpliste : normal ou pathologique, n’offre pas grand intérêt en pédopsychiatrie. En revanche, l’évaluation du risque de morbidité et de la potentialité pathogène de l’organisation psychopathologique actuelle d’un enfant doit prendre en considération

TABLEA U IL – Pertinence relative des divers modèles de compréhension

SELON QUELQUES « TABLEAUX CLINIQUES »

 

MODÈLE

MODÈLE

MODÈLE

MODÈLE

MODÈLE

 

DESCRIPTIF

STRUCTUREL

ONTOGÉNÉTIQUE

ENVIRONNEMENTAL

LÉSIONNEL

Névrose de l’enfant

+ + +

+ + + +

+ +

+

 

Dyslexie

+ + +

+ +

+ +

+ +

+

Autisme de Kanner

+ + + +

+

+ +

+

+ + +

Psychose précoce type Psychose symbiotique

+

+ + + +

+ +

+ + +

 

Dysharmonie

d’évolution

 

+

+ + + +

+ +

 

Prépsychose

 

+ + + +

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Désordre cérébral mineur (M.B.D.)

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Épilepsie

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Mongolisme

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Prématurité et ses conséquences

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Bases théoriques et généralités

plusieurs axes de repérage, se référer à divers modèles conceptuels. On peut considérer que ces modèles se répartissent en cinq grands types :

1°) modèle sémiologique descriptif ;

2°) modèle lésionnel ;

3°) modèle ontogénétique ;

4°) modèle analytique ;

5°) modèle environnemental.

Confronté à un enfant dans sa singularité, le clinicien utilise de façon préférentielle le ou les modèles qui lui paraissent le plus pertinent pour sa compréhension. Les « tableaux cliniques » décrits par la nosographie traditionnelle doivent eux aussi être compris à la lumière de ces modèles qui leur donnent un sens. À titre d’illustration nous terminons ce chapitre par deux tableaux, le premier celui des principaux axes de compréhension utilisés en psychopathologie de l’enfant ; le second est une tentative un peu schématique cherchant simplement à introduire une réflexion sur la pertinence de ces divers modèles selon les « tableaux cliniques » classiques.

Bibliographie

Anthony (E.J.), Chiland (C.), Koupernick (C.) : L’enfant à haut risque psychiatrique. P.U.F., Paris, 1980, 550 p.

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