3. Analogie du groupe et du rêve : le groupe, accomplissement imaginaire de désirs et de menaces5

Le présent chapitre vise à appliquer la théorie et la clinique psychanalytiques à la compréhension non seulement des groupes dits occasionnels ou artificiels (groupes psychothérapiques ou groupes de formation), comme cela a été souvent fait, mais à celle des groupes sociaux dits réels ou naturels (associations, organisations de toutes sortes, équipes de travail, réunions professionnelles, etc.)- Pour cela, deux obstacles sont à surmonter. Les psychanalystes de métier s’inquiètent souvent de voir la psychanalyse appliquée hors de son lieu naturel, qui est l’appareil psychique individuel et ses maladies. Quant à la plupart des psychosociologues, ils admettent mal la thèse selon laquelle l’essentiel, dans les groupes réels comme dans les groupes thérapeutiques, c’est l’inconscient.

Partons de la première grande découverte de Freud : le rêve, le rêve nocturne, c’est la réalisation hallucinatoire du désir ; les processus psychiques primaires y apparaissent dominants, malgré leur intrication avec des processus secondaires ; autrement dit, le rêve, comme le symptôme névrotique, c’est un débat avec un fantasme sous-jacent. Selon moi, le groupe, le groupe réel, c’est avant tout la réalisation imaginaire d’un désir ; les processus primaires, voilés par une façade de processus secondaires, y sont déterminants ; autrement dit, le groupe efficace, aussi bien que celui qui est paralysé dans son fonctionnement, le groupe, comme le rêve, c’est un débat avec un fantasme sous-jacent. Les sujets humains vont à des groupes de la même façon que dans leur sommeil ils entrent en rêve. Au point de vue de la dynamique psychique, le groupe, c’est un rêve. Voilà ma thèse.

Je tire un premier argument des prises de position contemporaines à l’égard du groupe. Pour certains, en hygiène sociale, en pédagogie, dans la formation des cadres industriels, le « groupe » est devenu un fanion ; on fait du groupe, on ne jure que par lui ; on attend du groupe la solution aux problèmes des organisations économiques et administratives, à ceux de l’enseignement supérieur, de la santé mentale, de la recherche scientifique. Bref, c’est un nouveau « meilleur des mondes ». L’enthousiasme des zélateurs leur a mérité le surnom de « groupistes » et la maladie dont ils sont atteints a pu être appelée « groupite ». Le groupe est bien pour eux une réalisation imaginaire de leurs désirs. D’autre part, les résistances à œuvrer en groupe, à penser en termes de groupe et non plus d’individus sont bien connues. Freud parlait des résistances à la psychanalyse. Que dire alors des résistances à la dynamique des groupes ! Le concept de groupe émerge lentement et péniblement. Les langues anciennes ne possédaient aucun mot pour désigner ce degré concret de la réalité sociale, elles ne connaissaient que l’individu et la cité et beaucoup en sont restés encore à l’opposition simpliste de ces deux termes. Le mot « groupe », terme technique italien des beaux-arts, fait son apparition en français, en anglais, en allemand vers la fin du xviie siècle ; c’est seulement au milieu du xviiie siècle qu’il commence à désigner une réunion de personnes. Mais l’extension rapide et incoor-donnée de ses acceptions en fait un des termes les plus confus des langues modernes. Des enquêtes menées par des psychosociologues sur les représentations collectives du groupe ont mis en évidence que, pour la majorité des gens, « la notion de groupe est inexistante… Le groupe est éphémère, dominé par le hasard. Seules existent les relations interindividuelles » (Evaluation des résultats de la formation, n° 3, l’A.F.A.P., 1961). On se représente généralement le groupe comme une aliénation de la personnalité, de la liberté, de la dignité individuelles.

L’essor des méthodes de groupe est ressenti comme une menace pour le bon équilibre de l’individu et pour le bon ordre de la société. Il est inévitable que le groupe, lieu privilégié du désir, mobilise les mécanismes de défense du Moi chez les chefs d’entreprise et chez les dirigeants syndicaux, chez les psychiatres, les psychologues, les pédagogues, les psychanalystes eux-mêmes.

La situation de groupe est ainsi vécue comme source d’angoisse avec la même intensité qu’elle est vécue comme réalisation imaginaire du désir. Cela nous confirme que le groupe, comme le rêve, comme le symptôme, est à chacun de ses épisodes l’association d’un désir et d’une défense.

Que sous mille variantes au cours de l’histoire des idées, le groupe ait été imaginé comme ce lieu fabuleux où tous les désirs seraient satisfaits n’a rien d’original : l’Utopia de Thomas More, l’Abbaye de Thélème de Rabelais, le phalanstère de Fourier, les Copains de Jules Romains, les légendes tenaces qui se sont construites autour de quelques situations réelles : le paradis tahitien, l’ordre des haschichins, l’îlot communautaire des révoltés du Bounty dont l’ethnologue Métraux a rêvé toute sa vie avant de se suicider, en fournissent quelques exemples.

Le phalanstère fouriériste l’exprimait peut-être le plus clairement : l’homme est régi par douze passions fondamentales, plus ou moins importantes chez chacun ; d’où 810 caractères possibles en fonction du classement hiérarchisé de ces passions ; la phalange idéale comporte deux représentants, un homme et une femme, de ces 810 caractères : ainsi chacun est assuré à chaque moment de trouver la tâche et le partenaire répondant à l’économie de ses désirs. Le rêve d’un groupe qui rendrait possible à chacun la satisfaction immédiate et inconditionnelle de tous ses désirs, où chacun rencontrerait sans cesse le désir complémentaire du sien, c’est le rêve d’une société exclusivement régie par le principe de plaisir, d’une vie collective où les processus primaires agiraient à l’état pur. C’est le rêve d’un rêve. Dans la bande, groupe réel, on observe la tentative de faire fonctionner l’utopie ci-dessus décrite. Naturellement, ce désir, de la réalisation imaginaire duquel le groupe entretient le mirage fascinant pour ses membres, c’est le désir irréalisable, c’est l’absolu du désir impossible.

Un tel désir, le lecteur informé de psychanalyse l’aura reconnu, c’est le désir œdipien, le désir interdit. Ceci, à notre sens, rend compte des attitudes et des mesures antigroupe que l’on rencontre à toutes les époques et un peu partout : pour l’individu et pour la société qui défendent l’un et l’autre la stabilité de leur système psychique, le groupe évoque le danger, c’est-à-dire le danger représenté par la pulsion. D’où les accusations dont les groupes, les sectes, les ghettos, les clans, les ordres de chevaliers, les loges maçonniques, etc. n’ont cessé d’être l’objet, généralement sans preuve : ceux qui se retirent à l’écart des autres pour se réunir, ceux qui se rassemblent de façon secrète sont suspects de se conduire ainsi pour accomplir quelque mal ; toute activité fractionnelle est ressentie comme la possibilité pour le désir d’échapper à la censure de la défense. Toujours ce sont les désirs réprimés par un individu ou une société qui sont projetés dans de telles suspicions : que peuvent bien faire ceux qui se réunissent en groupes dans des huis plus ou moins clos, sinon se livrer à la débauche sexuelle, à la cruauté sadique, à l’exhibitionnisme, à la souillure, à la conspiration homicide ? Comme en plus il arrive une fois ou l’autre que ce soit vrai, la réalité est aussitôt utilisée pour donner crédit au fantasme, selon un procédé naturel à l’appareil psychique anthropomorphique de l’être humain et qui culmine dans la névrose ou la psychose.

Ceci explique aussi que le groupe constitue une dimension privilégiée pour l’exercice des perversions. On a noté depuis longtemps combien les individus pervers s’imposent aisément comme leaders de groupe et combien sous leur influence ces groupes deviennent aisément pathogènes ou délictueux : la fascination du désir interdit, au lieu de trouver, dans l’association des membres du groupe, sa réalisation imaginaire, y provoque le passage à l’acte où le fantasme porteur du désir trouve un mode d’accomplissement spécifique. Par exemple, une forme relativement nouvelle de délit inquiète la justice et la police depuis quelques années en raison de sa recrudescence parmi la jeunesse dorée des très grandes villes : le viol collectif. On devine la quête imaginaire sous-jacente à ün tel comportement, l’accomplissement en commun par les frères de l’inceste désiré et interdit sur un substitut de leur sœur ou de leur mère.

La question si souvent soulevée de l’influence des personnalités individuelles sur la dynamique d’un groupe pourrait progresser si l’on comparait le mode d’appropriation du désir propre à l’hystérique, à l’obsessionnel, au paranoïaque, au dépressif, à l’homosexuel, au caractériel, et le mode d’appropriation du désir fantasmé dans les groupes où de telles personnalités se trouvent présentes. Cela permettrait sans doute d’aller plus loin que n’ont fait les recherches qui se sont seulement intéressées au niveau intellectuel ou économico-social des membres d’un groupe.

Certaines de ces interrelations sont déjà connues : un groupe comme le gang affaiblit les défenses et renforce les désirs chez les membres ; il privilégie le principe du plaisir à l’encontre du principe de réalité ; il est ainsi un terrain d’élection pour les abandonniques, les psychopathes, les « indifférents affectifs ». Autre cas : une personnalité perturbée, à la limite de la psychose, avec des angoisses et des fantasmes sous-jacents très archaïques, par exemple, un impuissant, qui lutte contre une tendance à la dépersonnalisation, et à surcompensation hyperactive, diffuse dans le groupe une telle angoisse d’abandon qu’il devient ou bien le leader tyrannique de ce groupe ou bien le déviant à rejeter : dans la première issue, son autorité sur le groupe vient de ce qu’il est celui qui rend présente et aiguë à chacun sa propre angoisse d’abandon ; dans la seconde issue, c’est lui à qui le groupe inflige réellement l’abandon qu’il redoute et appelle.

On sait également qu’un obsessionnel prend volontiers la présidence des débats, qu’il se sent même une vocation d’animateur de sessions d’entraînement à la conduite des réunions, car il est alors lui-même à l’abri de toute mise en question et, en programmant la réunion, en contrôlant à chaque moment son déroulement, il surveille constamment tout désir qui pourrait naître et se répandre par contagion dans le groupe ; il incarne l’instance du Surmoi. Avec un caractériel brillant, à prédominance narcissique et perverse, les phénomènes de culte de la personnalité, de dénigrement infamant des adversaires ou des hésitants, l’exaltation lyrique, voire prophétique, l’excitation homosexuelle cérébralisée passent au premier plan dans le groupe : son fantasme devient le leurre de tout le groupe : « Suivez-moi et je vous mènerai au bout du monde, au terme du savoir, au sommet de la puissance. » Traduisons en termes psychanalytiques : l’amour premier et perdu de la mère, nous le reconquerrerons pour toujours ; la possession de ce à quoi l’instauration œdipienne a rendu nécessaire de renoncer, cette possession désormais interdite redevient possible.

Un dernier exemple : la façon dont une certaine psychologie enseigne à des moniteurs de groupes de formation à observer sans participer, et à consolider leur position d’observateur en remplissant au fur et à mesure des grilles préétablies d’observation, c’est la façon du pyromane qui allume les incendies pour les regarder brûler, c’est encourager la mise à distance de la conscience devant le désir, nié chez moi et que, voyeur, je dévore des yeux quand il flambe chez les autres ; un tel moniteur vit mort et veut voir les autres vivre vivants, c’est-à-dire qu’il veut voir les pulsions de vie chez les autres, mais non chez lui ; on devine les difficultés qu’un tel fantasme de mort exprimé de façon muette par le moniteur peut induire dans le groupe et, ces difficultés, nulle technique psychosociologique ne les lèvera si personne ne formule dans ce groupe le fantasme de mort du groupe et le fantasme corollaire de mort du moniteur.

Revenons à notre parallèle du groupe et du rêve. Il peut se condenser en trois énoncés.

Premièrement, le désir réalisé dans le groupe et le rêve est un désir réprimé la veille ; ce sont des désirs non satisfaits dans les relations interindividuelles, dans la vie privée et dans la vie sociale, qui sont reportés sur le groupe. Ceci recoupe des observations banales : la bande d’adolescents s’effrite avec l’instauration des relations amoureuses ; l’impérialisme du couple et du groupe rendent leur coexistence difficile, chacun tendant à accaparer le plus complètement possible l’individu au détriment de l’autre. Une des résistances à la vie en groupe provient de ce que l’égalité théorique entre les membres constitue un obstacle au désir œdipien d’entretenir des relations amoureuses partagées avec le leader.

Mais il faut aller plus loin. Le désir réalisé dans le groupe et le rêve est un désir réprimé de l’enfance. Le second énoncé est beaucoup plus important et, croyons-nous, nouveau. Il permet de rendre compte d’observations dont on ne savait que faire jusque-là. Dans leurs jeux de groupe, les enfants, on le sait, imitent les activités des adultes ; ils jouent au football, à la guerre, au gendarme et au voleur, au papa et à la maman ; en un mot, ils jouent à être des adultes. Inversement, quand des adultes se trouvent réunis dans un groupe qui leur laisse une certaine liberté, comme au cours d’un stage de formation, ou d’une réunion amicale, ils redeviennent enfants, ils se conduisent comme des enfants (l’idée a été développée dans la thèse du 3e cycle de Jean Muller, Dépendance et Formation, Strasbourg, novembre 1965) : le monologue collectif, les jeux de mots et les bonnes histoires, les grossièretés, à qui parlera plus fort que l’autre, les règlements de compte entre les personnes, l’incapacité d’entreprendre une tâche sans un guide, tout cela fleurit. Le psychanalyste de groupe sait depuis toujours que la situation de groupe libre provoque une régression : cette régression lui apporte le matériel nécessaire à l’exercice de sa technique curative. Mais comment le psychosociologue qui recourt à cette technique résout-il l’antagonisme entre le but qu’il vise, former des adultes (non les guérir) et la méthode qu’il emploie, les faire se retrouver enfants ?

Un troisième énoncé enfin : le désir, dans le groupe et le rêve, est aussi bien le désir figé dans un symptôme ou une structure pathologiques que le désir émergeant de l’inconscient, un désir dont le sens demeure incompris mais qui est annonciateur d’entreprises réelles où il cherchera à s’accomplir. Freud a expliqué ainsi les rêves-présages, notamment le fameux songe d’Alexandre le Grand lassé d’assiéger Tyr et qui la nuit avait rêvé d’un Satyre SA, forme dorique de l’adjectif possessif ; SATYR = Tyr est tienne. Le rêve révélait à Alexandre sa propre confiance méconnue en la victoire : il ne lui restait qu’à donner l’assaut pour vaincre. C’est l’interprétation que le devin attaché à son service ne manqua pas de lui donner, et avec succès. Ainsi des groupes. Certains rêvent leur désir et, satisfaits de cette réalisation hallucinatoire, ne font rien. D’autres groupes agissent leur désir, mais sur un objet substitué ou dérivé de l’objet premier du désir. Dans le groupe, comme dans le rêve, les actions sont les déplacements, des condensations et des figurations symboliques du désir. En tout cas, c’est une chose bien connue des sociologues que les activités réelles d’un groupe correspondent rarement à ses buts avoués ou officiels et il serait aisé de décrire, dans certains aspects de l’idéologie ou des croyances d’un groupe, une rationalisation, une surcompensation, une formation réactionnelle, voire une annulation des désirs effectivement satisfaits dans la pratique.

Le névrosé présente des symptômes permanents ; l’homme normal n’en a que peu et peu souvent. Mais l’un et l’autre rêvent : l’activité fantasmatique est propre à l’appareil psychique et on la rencontre aussi bien chez le normal que chez le névrosé. On a pu dire que la névrose était une symbolique ou une poétique personnelles, ou encore un mythe individuel, mais la personnalité saine a aussi sa symbolique et sa destinée propres. Le choix qu’elle fait de ses activités et de ses partenaires en atteste la présence et en dessine la trajectoire. De même tout groupe a sa symbolique et ses mythes, c’est-à-dire que tout groupe est un lieu d’échanges entre inconscients et que ces échanges aboutissent à des constructions fantasmatiques parfois fugitives, parfois stables, parfois paralysantes, parfois stimulantes pour l’action. Ici, nous rejoignons les conceptions de Bion (1961) : cet auteur a eu l’intuition féconde, quand un groupe est bloqué dans son travail, de chercher les présupposés de base, c’est-à-dire les nœuds imaginaires, qui empêchent son fonctionnement rationnel ; mais l’erreur serait de penser qu’un groupe fonctionne rationnellement quand sa fantasmatique, ayant été formulée, a disparu. L’expérience prouve le contraire : dès qu’il y a groupe, une fantasmatique circule entre les membres ; c’est elle qui les relie, aussi bien dans leur cohésion agissante que dans leur angoisse collective. L’expérience l’avait déjà prouvé à Freud ; dans son article célèbre et unique sur le groupe Psychologie collective et analyse du Moi (1921), il montrait que les collectivités religieuses ou militaires sont bien soudées, qu’elles ont un moral élevé et que leur niveau d’énergie entraîne le succès de leurs actions, quand l’identification des membres au chef et entre eux s’est réalisée et qu’un « Idéal du moi > commun à tous est venu contrebalancer la disparité des « Moi » individuels.

Prenons un exemple allégorique. Au xi* siècle, la chrétienté d’Occident, pour oublier la pauvreté, la peste, le brigandage, se lance dans une aventure toute nouvelle, la Croisade, qui va modifier les rapports entre l’Orient et l’Occident, entre les seigneurs et leurs vassaux : reconquérir les Lieux saints. Selon nous, chaque groupe agissant répète à sa façon ce modèle mythique de la Croisade (ou de la quête du Graal) : son désir définit son lieu saint, dont il est privé et dont il entreprend la conquête (répandre une idée, s’emparer d’un marché, fabriquer un produit, changer les mœurs, créer un nouveau style) ; ce lieu saint, c’est la repossession de la mère dont le complexe d’Œdipe et le tabou de l’inceste nous ont dépossédés. On lutte contre les infidèles qui possèdent indûment ce lieu ; dans le groupe, des rôles complémentaires sont assurés par les membres pour la reconquête du lieu. Certains prêchent la croisade, d’autres l’organisent ; tel porte la bannière, tel les armes, et tel fournit l’argent ; tous quittent leur famille, leur pays, et si tous n’en meurent pas, tous rencontrent la peste en route, c’est-à-dire, pour achever de traduire en clair mon récit mythique, l’angoisse de castration.

Les bandes d’enfants illustrent avec une grande simplicité ce schéma. Leur activité principale, sans le succès de laquelle ils ne parviennent point à en poursuivre une autre, c’est la construction d’une cabane, par exemple au milieu de la forêt, cabane où ils se rassemblent pour diverses cérémonies, allant du pique-nique à l’initiation des nouveaux, en passant par les conseils de guerre contre les bandes rivales. La cabane est aussi le lieu où la bande dissimule son trésor. Trésor dérisoire aux yeux des adultes : quelques pierres, des provisions, le butin des chapardages ou des rançons. Mais trésor pour eux, c’est-à-dire châsse qui rend sacré ce lieu, qui y situe la dimension imaginaire de leurs désirs et qui témoigne du rêve poursuivi en commun. La bande rivale ne s’y trompe pas, comme l’a fort bien décrit Louis Pergaud dans La Guerre des Boutons : pour porter un coup sérieux à l’ennemi, elle tente de détruire la cabane et de disperser le trésor qui supportent la fantasmatique unifiante du groupe. Dans les groupes d’adultes, naturels ou occasionnels, la cabane est souvent remplacée par le café, lieu où les participants, les subordonnés se retrouvent sans leur moniteur, sans leur chef, et peuvent parler librement et joyeusement ensemble ; c’est-à-dire partager leurs rêves et opposer un groupe imaginaire à leur groupe réel. Dans les sessions de formation, l’interprétation du fantasme du café-cabane est dans ce cas nécessaire.

Cette fantasmatique qui sous-tend les groupes réels est accessible au psychanalyste qui veut bien rester psychanalyste quand il cherche à comprendre un groupe réel. Il échappe souvent au psychosociologue lorsque celui-ci n’est pas formé et lorsqu’il n’est pas motivé à le reconnaître. On peut ainsi critiquer l’interprétation que Kurt Lewin (1947) a donnée de son expérience sur le changement des habitudes alimentaires : le dégoût des ménagères pour des bas morceaux à fumet et à consistance d’urine et de sexe avait été surmonté grâce à la neutralité bienveillante de l’animateur non-directif de la réunion ; ce dégoût avait pu être dit et ainsi détaché des abats sur lesquels il avait été déplacé ; de mauvais objet à expulser, la bienveillance de l’animateur et ses conseils culinaires en avaient fait de bons objets à incorporer. La théorisation lewinienne en terme de système physique et d’équilibre quasi-stationnaire passe à côté du processus.

Le psychosociologue qui conduit un groupe de diagnostic ou qui est consulté par une entreprise se trouve dans une situation qui est de nature psychanalytique : les amarres des processus secondaires (perception, jugement, raisonnement) sont larguées, et l’activité fantasmatique passe au premier plan. Qu’il s’annonce psychiatre, psychologue, psychanalyste, sociologue, dans un groupe réel – de la simple réunion mondaine au colloque savant en passant par l’école, l’hôpital ou l’usine –, celui dont la fonction est de comprendre ce qui est caché et de dire la vérité, c’est-à-dire d’amener à la parole le fantasme, mobilise, par sa seule présence comme tel, tout le refoulé inconscient, immobile et figé chez les présents. A travers ce qu’on lui dit, et par le biais de la demande officielle ou informelle qui s’adresse à lui, une autre demande est véhiculée et le déploiement des productions fantasmatiques commence ses fastes et ses terreurs. S’il y consent, c’est-à-dire s’il consent à la communication des inconscients, s’i ! se laisse toucher par les fantasmes qui circulent dans le groupe (c’est-à-dire s’il s’implique) mais sans en être le captif (c’est-à-dire sans être impliqué), autrement dit s’il participe sans être agi par les fantasmes mais en les accueillant, en les connaissant et en en communiquant sa connaissance, l’inconscient interindividuel entrera en métamorphose et le psychiatre dans son asile, le psychanalyste dans sa réunion, le psychosociologue dans son entreprise seront les témoins-participants de ces métamorphoses de la vie inconsciente sous-jacente au groupe ou à l’institution. Notamment, le passage d’un état où le fantasme est figé dans un symptôme, quand le groupe est malade, à la libération de la fomentation fantasmatique dans un groupe triomphant sera aisé à observer.

Observation n° 3 :

Un groupe de diagnostic conduit selon cette attitude permet souvent d’assister à cette libération de l’énergie créatrice auparavant captée dans les fantasmes, si l’interprétation de la fantasmatique sous-jacente à la résistance a été juste. Ainsi tel groupe de diagnostic que j’ai conduit, dans le Midi de la France, a composé spontanément pendant une heure et demie une sorte de chant en prose sur la Camargue voisine ; de même que le poème homérique racontait les hauts faits des guerriers ayant combattu sous Troie et les péripéties de leur retour, ce chant narrait, en un langage allégorique, c’est-à-dire métaphorique, à travers la vie des animaux et des hommes en liberté sur cette terre enchanteresse, les péripéties du groupe, ses angoisses et ses hauts faits ; à ce moment, ce groupe trouvait sa Camargue, son lieu saint, l’objet imaginaire de son désir.

Le groupe a affaire comme le rêve aux mêmes pulsions fondamentales : les pulsions libidinales, les pulsions agressives, y compris, croyons-nous, la pulsion de mort. En effet, bien que l’hypothèse d’une telle pulsion soit controversée chez les psychanalystes eux-mêmes, certains phénomènes de groupe paraissent en supporter l’hypothèse. Les fantasmes sont des organisations de l’inconscient dans lesquels les représentants psychiques de la pulsion, barrés par les défenses du Moi, sont confinés : la force du désir est tout entière localisée dans le fantasme. Mais le fantasme, doté d’une telle force, ne reste pas inactif ; il infiltre le corps (c’est par exemple le symptôme hystérique), la pensée (c’est par exemple la rumination obsessionnelle), l’action (dans laquelle il peut être déchargé), la réalité extérieure (sur laquelle il peut être projeté). Dans le groupe il n’y a pas d’autres processus psychiques que ceux connus et décrits dans l’appareil psychique individuel. La difficulté majeure de tous les groupes, qui est de penser leur action en tenant compte des segments de réalité dans lesquels ils sont insérés et sur lesquels ils cherchent à agir, provient de ce que leurs modes de pensée et d’action et leurs perceptions de la réalité sont infiltrés par des fantasmes individuels prévalents, qui émanent de certains membres et qui développent chez les autres des effets de contagion ou de résistance. Les erreurs de jugement des groupes et leurs dissensions internes découlent principalement de là. Le dégagement du groupe par rapport à la fantasmatique qui fausse sa pensée et son action n’est pas chose commode. J’en connais deux voies, sans prétendre qu’il n’en existerait point d’autre : ou bien une personnalité prestigieuse – remplissant la fonction décrite par Freud de l’Idéal du moi – révise les conceptions du groupe, qui adopte par identification cette révision ; ou bien les gens se mettent à parler librement entre eux en dehors de la situation collective où une fantasmatique inconsciemment présente et omnipotente les paralyse, la parole qui était figée circule (c’est cela, le non-directivisme) et une nouvelle analyse de la réalité naît de leurs échanges. Mais, dans les deux cas, le processus de dégagement requiert une montée de la tension s’achevant en une crise, des déchirements dramatiques, voire des scissions, qui éliminent les personnalités les plus rigides ou celles dont les mécanismes de défense ou l’angoisse coïncident le plus avec la fantasmatique dominante. Le film Douze hommes en colère fournit l’exemple et d’une telle crise collective et de la résistance ultime manifestée par un membre du jury qui revivait sur l’accusé le mouvement, autrefois, accompli par lui dans la réalité, de rejet radical de son propre fils.

Observation n° 4 :

Voici un exemple personnel sur l’importance de la vie fantasmatique dans les groupes (il est repris p. 69 sq.).

Dans un autre groupe de diagnostic également situé dans le Midi de la France et d’une durée de trois jours, vers les deux tiers de la session, à la pause entre deux séances, je sors ; le reste du groupe reste dans la salle et élabore au tableau un dessin collectif : le groupe est un bateau où tout le monde rame, sauf le moniteur qui tient le gouvernail ; au mât flotte un oriflamme avec un cœur, symbole de l’amour mutuel ; le bateau a embarqué pour Cythère ; le voilà maintenant à l’autre bout du tableau, arrivé sur l’île ; un homme et une femme nus sont séparés par un arbre ; sur l’arbre au-dessus d’eux, le moniteur est représenté sous forme de serpent. Ce dessin révèle la fantasmatique qui fait obstacle depuis plusieurs séances à la progression du groupe. Il s’agit d’un groupe de formation, c’est-à-dire d’un groupe où l’on vient en principe pour apprendre la psychologie de groupes et pour perfectionner sa compréhension psychologique des autres. Or, la compréhension des autres est barrée par la déclaration d’amour mutuel symbolisée par le drapeau et le groupe s’est par ailleurs obstinément refusé à s’analyser lui-même. Cythère, c’est le rêve des relations humaines exclusivement libidinales. Mais Cythère se transforme brusquement en Paradis où Adam et Eve, honteux de leur nudité, se tiennent sous l’arbre de la connaissance du bien et du mal : ils connaissent que l’amour désiré est interdit et ils sont séparés. Il me fut alors possible d’interpréter au groupe la fantasmatique qui fondait sa résistance : se connaître les uns les autres, connaître les phénomènes du groupe, c’est goûter aux fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, c’est connaître le secret de la naissance, le mystère de la procréation ; c’est, pour l’enfant, assister à la scène primitive, c’est-à-dire à l’acte par lequel ses parents l’ont conçu. Le sentiment de culpabilité est là si massif qu’il rend inacceptable la curiosité de savoir. La connaissance psychologique que les participants étaient venus chercher, ils la vivaient comme secret inaccessible, comme mystère interdit. Le besoin de comprendre, libéré par là-même, aboutit à la demande collective d’une séance supplémentaire, où un certain nombre d’éclaircissements sur ce qu’avaient vécu les participants purent être donnés.

Un mot sur les angoisses de groupe. La situation de groupe éveille certaines angoisses spécifiques. Si le mérite d’Elliott Jaques (1955) et de Max Pagès (1968) est de l’avoir reconnu, nous faisons toutefois nôtre la critique que leur adresse Pontalis (1963) : déceler une angoisse est insuffisant si l’on n’élucide pas le fantasme qui la sous-tend. A côté des angoisses œdipiennes, que nous avons déjà citées, le groupe mobilise des angoisses prégénitales.

L’angoisse de morcellement du corps et du psychisme tout d’abord. L’identité du Moi est mise en question dans tout groupe caractérisé par l’anonymat de ses membres ; chaque Moi sent le risque de se perdre et de se décomposer en les autres personnes présentes. Mais les groupes non-directifs servent là de révélateurs à une angoisse latente dans tous les groupes, réels ou artificiels. Dans leur Contribution à la perspective génétique en psychanalyse, Evelyne et Jean Kestemberg (1966) citent une observation d’une fillette miraculeusement rescapée du camp d’Auschwitz et dont la psychothérapie, menée par Edith Gyomroi, fut difficile pour la thérapeute :

« Cette adolescente racontait volontiers des événements et des actions qu’elle s’imputait à elle-même et qui étaient manifestement contradictoires entre eux. » Elle disait avoir vu ou fait au même moment des choses qui ne pouvaient coexister entre elles. L’analyste prit cela pour une attitude mythomaniaque. « En fait, grâce aux progrès de l’analyse, l’adolescente se rendit compte que les événements et les actions qu’elle s’était ainsi attribués appartenaient en réalité à tel ou tel autre enfant du groupe : elle avait vécu avec le sentiment que tous ces enfants et elle-même ne faisaient qu’un : elle s’était identifiée à chacun d’entre eux et à tous, sans pouvoir isoler son identité propre. »

Angoisses et fantasmes du groupe au niveau pré-moïque restent à étudier. Que le groupe uni s’appelle « corps » et qu’il dénomme ceux qui le composent ses « membres » nous paraît être la survivance, dans le langage courant, de l’angoisse de morcellement éveillée par la situation de groupe.

D’autres productions fantasmatiques dans les groupes s’articulent autour des deux positions décrites par Mélanie Klein, la position paranoïde-schizoïde et la position dépressive. Un psychosociologue intervenant dans un groupe ou une institution réels suscite une de ces formes d’angoisse primitive et il a d’abord affaire aux réactions de défense du groupe ou de l’institution contre elle. Il reste impuissant tant qu’il n’a pas pu formuler, dans une discussion sérieuse avec les intéressés, les fantasmes sous-jacents d’espion destructeur du groupe ou de juge dévalorisant de celui-ci qui se rapportent à son intervention. La demande du groupe vise le psychosociologue – ou plus généralement l’expert –, soit comme quelqu’un qui peut mais qui ne veut pas rendre le bon objet perdu (angoisse dépressive), soit comme mauvais objet à expulser (angoisse persécutive).

Les « imagos » parentales découvertes par Freud jouent un rôle structurant dans certaines situations du groupe. Comment, par exemple, comprendre autrement que par l’unité sous-jacente d’une imago les phénomènes en apparence si disparates qu’on observe dans une foule spontanée ? La densité de l’agrégat humain, cette masse où chacun se sent petit, à la fois noyé, perdu, menacé d’être étouffé, écrasé, piétiné, enseveli et aussi abrité, enveloppé, réchauffé, les longues périodes d’apathie repue, les phases paroxystiques d’angoisse collective, la panique d’excitation collective (convulsions, danses, beuveries, fornications, mutilations) ou de colère collective (le lynchage, les dépradations, des destructions à coups de pavé, de barre de bois ou de fer, les objets et les gens qu’on jette par les fenêtres dans le vide et qui s’écrasent et se brisent sur le sol, ou sont engloutis par des flots ou des flammes), tout cela n’indique-t-il pas la présence centrale et inconsciente de l’imago maternelle dans cette collectivité humaine, réduite à cette bouche nourricière, à des dents dévoratrices, à la chaleur du sein, à un ventre gigantesque où grouillent par centaines les substances qui s’y digèrent et les êtres qui s’y enfantent ?

L’imagerie populaire et les textes concernant la foule le confirment à condition de les prendre à la lettre : la foule, entend-on dire, est femme, capricieuse, changeante, sentimentale, prête à se donner au premier venu qui sait lui plaire ou la forcer ; la foule est un stupéfiant, qui endort la conscience et la raison, libère l’imagination, l’émotion, l’instinct ; la foule est une boisson forte qui provoque l’ivresse ; la foule gronde comme l’Océan, déferle par vagues, reflue, ravage comme un raz de marée. La foule est comparée à une femme soûle, délirante, dangereuse, à une bacchanale s’achevant en sacrifices humains ; la foule, mangeuse d’hommes, terre mouvante, avale les imprudents qui s’y aventurent ; la foule exerce l’attrait et l’angoisse du vertige ; c’est une béance qui fascine et, captés par milliers, les hommes s’y précipitent ; la foule encore est un nourrisson, qui vagit, crie, s’exprime par monosyllabes, chantonne, réclame à manger, à boire, à mordre, fait des colères et des excréments, montre ses dents, trépigne, rage, s’endort brusquement, abruti de sommeil, de lait pur, de grand air. La labilité émotionnelle, l’impulsivité motrice, la perméabilité à l’angoisse, le caractère concret, intuitif, syncrétique des idées, la pensée par couple de contraires, tout ce qu’a décrit Le Bon (1895) ne prend son sens que par la présence de cette imago. En même temps, la solution bien connue aux dangers émanant d’une foule spontanée prend son plein sens : l’encadrer, la noyauter, l’organiser, la discipliner, c’est assurer, sur l’imago maternelle, la suprématie de l’imago paternelle.

Est-il possible d’appliquer au groupe la seconde métapsychologie freudienne ? Autrement dit, le Ça, le Moi, le Surmoi ont-ils un sens en dynamique des groupes ?

Le Ça est présent dans un groupe sous la forme suivante : la pluralité des individus évoque pour chaque membre la diversité des pulsions libidinales et agressives ; la pulsion est en groupe davantage présente et pressante car elle n’est pas pulsion d’un seul. D’un point de vue psychanalytique structural, il n’y a pas d’autre problème dans un groupe que ceux de la satisfaction de la pulsion et de la nature des mécanismes mis en œuvre pour y parvenir. Cela semble assez correspondre à l’observation clinique des groupes.

La pulsion ou « Ça » ne se constitue que corrélativement à la constitution d’un Moi, d’abord archaïque et corporel, puis apte à remplir les fonctions de contrôle, de choix envers les pulsions et de sens de la réalité. Le Moi archaïque que le groupe s’assigne pour le défendre contre les pulsions et pour tenir compte de la réalité, c’est le leader ou le président de séance. Mais les groupes ont tendance à forger, à partir des Moi évolués de chacun, la fiction d’un Moi commun relativement autonome, qui rendrait le groupe capable d’autorégulation et assurerait le contrôle de la pulsion et une perception de la réalité accompagnée de sens critique.

De ce Moi fictif du groupe se différencient un Surmoi du groupe – la règle commune née du consentement de tous et qui oblige chacun – et un Idéal du Moi du groupe, dont Freud a décrit le fonctionnement dans l’Armée et l’Eglise. Si l’on retient la distinction supplémentaire du Moi idéal et de l’Idéal du moi, il conviendrait de décrire le primat de Moi idéal, c’est-à-dire de l’idéal de toute-puissance narcissique, dans certains gangs ou bandes.

La dynamique des groupes pourrait effectuer de grands progrès si étaient précisées la nature, la genèse et les fonctions de ces instances dans les groupes, si les phénomènes de groupe étaient rapportés aux conflits entre ces instances et si divers types de groupe étaient distingués selon leur configuration structurale métapsychologique.

Pour conclure, disons qu’il y a deux façons très différentes d’étudier le groupe, selon le niveau visé.

Dans une première perspective, le petit groupe humain est vu comme une société en miniature : en effet on y trouve, à l’état naissant, grossis ou simplifiés, des phénomènes sociaux fondamentaux : la circulation de l’information, l’exercice de l’autorité, les variations du « climat » et du « moral », la résistance au changement, les négociations, les pressions, la tension entre l’intérêt général et la satisfaction des besoins individuels, le conflit entre les nécessités de l’organisation et la préservation des particularismes individuels et de la spontanéité créatrice, les normes, les codes, les croyances, le langage commun, les commémorations, l’hésitation entre la tolérance et l’ostracisme à l’égard des déviants et des coteries qui affaiblissent l’unité collective, l’antagonisme des personnalités marquantes, en général renforcé par celui de sous-groupes correspondants, les rapports de force changeant sur le thème : majorité – minorité – unanimité, les boucs émissaires, les suspects, les héros, les gros bras et la piétaille. Dans cette cité expérimentale, restreinte en son volume et sa durée, et dont certains réformateurs ont épuré le modèle jusqu’à l’utopie, on peut vivre et étudier à chaud plusieurs problèmes de philosophie politique, de sociologie, d’histoire sociale, à l’exception naturellement de ceux qui se rapportent au volume et à la permanence des cités réelles. Une telle étude mérite le nom de microsociologie.

Mais un petit groupe humain est aussi une rencontre de personnes, un lieu d’affrontements et de liens entre ces personnes hors de toute référence sociale. Les affinités et les oppositions de caractère y fleurissent. Les désirs individuels, toujours présents en sourdine, attendent passivement ou réclament avec violence d’y être comblés : appel à l’aide et à la protection, volonté de puissance, exhibitionnisme, esprit de dénigrement ou de contradiction, curiosité, admiration, idôlatrie. Le narcissisme de chacun y éprouve de douces victoires et d’amères blessures, victoires sur les autres traités comme objets de mes désirs, blessures que tant d’autres narcissismes, sans le vouloir (et parfois en le voulant), infligent par leur existence même au mien. L’angoisse commune au groupe, et qui est fonction de son stade d’évolution et du type de situation auquel il a à faire face, cette angoisse réveille et ravive les peurs personnelles les plus anciennes. La peur d’être groupe, de perdre son identité dans le groupe, est sans doute la difficulté première rencontrée. Au fond de ces peurs se trouvent des fantasmes, des scénarios imaginaires inconscients où se nouent les désirs les plus secrets avec les mécanismes de défense les plus archaïques, où s’amarrent nos points vulnérables, et d’où peuvent émerger l’œuvre d’art, la folie et le crime aussi bien que les rêves nocturnes et les chères rêveries éveillées. Le groupe est ici le laboratoire d’autres expérimentations : par-delà les programmes, les buts avoués, les tâches accomplies en commun, le groupe provoque le heurt de tous ces fantasmes individuels. Comme les inconscients communiquent directement entre eux, la disparité de ces fantasmes provoque la désunion du' groupe ; l’angoisse devant une fantasmatique prédominante provoque sa paralysie ; la convergence des fantasmes et leur élaboration unifiante peut soit donner naissance à une idéologie, voire à une mythologie, l’une et l’autre défensives et propre à ce groupe, soit mettre à sa disposition l’énergie d’accomplir ses activités. Cette seconde perspective est celle de l’étude psychanalytique des groupes, qu’ils soient occasionnels comme les groupes de formation et de psychothérapie ou qu’il s’agisse de groupes sociaux réels.


5 Texte d’une conférence faite le 11 novembre 1965 à la Société Française de Psychothérapie de Groupe, puis publiée dans Les Temps modernes en juillet 1966, pp. 56-73. – Cette analogie du groupe et du rêve n’est qu’une analogie, comme telle criticable, et qui a été critiquée de façon intéressante par Bérouti (1973). Ce qui compte, c’est la fécondité dont elle a fait preuve.