11. L’enveloppe sonore

Parallèlement à l’établissement des frontières et des limites du Moi comme interface bidimensionnelle étayée sur les sensations tactiles, se constitue le Soi par introjection de l’univers sonore (et aussi gustatif et olfactif) comme cavité psychique préindividuelle dotée d’une ébauche d’unité et d’identité. Associée, lors de l’émission sonore, aux sensations respiratoires qui lui fournissent une impression de volume qui se vide et se remplit, les sensations auditives préparent le Soi à se structurer en tenant compte de la troisième dimension de l’espace (l’orientation, la distance) et de la dimension temporelle.

La littérature psychanalytique anglo-saxonne a, au cours des dernières décennies, apporté trois notions importantes. W. R. Bion (1962) a montré que le passage du non-penser au « penser », ou encore des éléments bêta aux éléments alpha, reposait sur une capacité dont il est nécessaire au développement psychique du nourrisson que celui-ci fasse l’expérience réelle, à savoir la capacité propre au sein maternel de « contenir » dans un espace psychique délimité les sensations, les affects, les traces mnésiques qui font effraction dans son psychisme naissant ; le sein-conteneur arrête la rétroprojection agressive-destructrice des morceaux de Soi expulsés et éparpillés et leur apporte des possibilités de figurations, de liaisons et d’introjections. H. Kohut (1971) a cherché à différencier deux mouvements antagonistes, alternatifs et complémentaires, celui par lequel le Soi se constitue en se diffractant dans des objets avec lesquels il réalise des fusions parcellaires-narcissiques (des « Soi-objets »), et celui par lequel le Soi réalise avec un objet idéal une fusion « grandiose ». Enfin, revenant sur le stade du miroir tel que l’a conçu Lacan, où le Moi s’édifie comme autre sur le modèle de l’image spéculaire du corps entier unifié, D. W. Winnicott (1971) a décrit une phase antérieure, celle où le visage de la mère et les réactions de l’entourage fournissent le premier miroir à l’enfant, qui constitue son Soi à partir de ce qui lui est ainsi reflété. Mais, comme Lacan, Winnicott fait porter l’accent sur les signaux visuels. Je voudrais mettre en évidence l’existence, plus précoce encore, d’un miroir sonore, ou d’une peau auditivo-phonique, et sa fonction dans l’acquisition par l’appareil psychique de la capacité de signifier, puis de symboliser41.

Observation de Marsyas

Je vais rapporter deux séances significatives d’une cure psychanalytique. Je dénommerai le patient Marsyas, en souvenir du silène écorché par Apollon.

Marsyas est en psychanalyse depuis plusieurs années. Je le reçois alors pour des séances en face à face d’une durée d’une heure, en raison d’une réaction thérapeutique négative qui avait fini par s’installer avec la position allongée. Le travail psychanalytique a repris grâce au nouveau dispositif, entraînant un certain nombre d’améliorations dans la vie du sujet, mais les interruptions de la cure à l’occasion des vacances restent mal supportées.

C’est sa séance de rentrée après les petites vacances de printemps. Marsyas, plutôt que déprimé, se décrit comme vide. Il s’est senti absent dans ses contacts avec les autres, lors de la reprise de ses activités professionnelles. Il me trouve également l’air absent. Il m’a perdu. Puis il remarque que les deux longues périodes de dépression qu’il a vécues au cours de sa cure l’ont été pendant les grandes vacances, même si l’une d’elles avait été consécutive à un échec professionnel qui l’avait beaucoup affecté. À Pâques, il a pu s’absenter lui-même pour un week-end prolongé. Il est allé vers un pays du Sud, dans un hôtel confortable, au bord d’une mer magnifique, avec une piscine chauffée. Il aime beaucoup la natation et les excursions. Or les choses se sont mal passées. Il a eu de mauvaises relations avec les gens du petit groupe avec lequel il était parti, amis ou collègues de travail des deux sexes, pourtant compagnons fréquents de week-end. Il s’est senti négligé, abandonné, rejeté. Sa femme avait dû rester à la maison avec leur enfant convalescent. Les marches l’ont fatigué et, surtout les séances collectives à la piscine ont tourné de plus en plus mal : il perdait son souffle, il ne trouvait plus le rythme des mouvements, il multipliait les efforts incoordonnés, il avait peur de plonger, la sensation d’être mouillé lui rendait le contact de l’eau désagréable, malgré le soleil il grelottait ; à deux reprises même, en marchant au bord de la piscine, il avait glissé sur le carrelage humide et s’était cogné assez douloureusement la tête.

Il me traverse l’esprit que Marsyas vient à ses séances non pas tant pour que je le nourrisse, comme j’ai eu l’impression de le faire depuis que je le reçois avec notre nouveau dispositif, mais pour que je le porte, le réchauffe, le manipule et lui rende par l’exercice les possibilités de son corps et de sa pensée. Pour la première fois, je lui parle de son corps comme volume dans l’espace, comme source de sensations de mouvement, comme peur de la chute, sans obtenir de Marsyas autre chose qu’une approbation polie. Je me décide alors à lui poser une question directe : comment sa mère l’a-t-elle, non pas allaité, mais tenu quand il était petit ? Il évoque aussitôt un souvenir auquel il a déjà fait allusion deux ou trois fois et dont cette mère aimait à lui parler. Peu après la naissance de Marsyas, déjà bien occupée par ses quatre premiers enfants ̶ un fils aîné et trois filles –, elle s’était trouvée partagée entre le nouveau-né et la petite fille venue au monde un an plus tôt et qui venait de tomber gravement malade. Elle avait confié Marsyas à une bonne plus experte aux tâches domestiques qu’aux soins réclamés par un tout-petit, mais elle avait mis son point d’honneur à toujours donner le sein elle-même à ce garçon dont la venue l’avait comblée de joie. Elle le lui donnait généreusement, à toute vitesse, et se précipitait, la tétée finie et le bébé à peine remis aux mains de l’employée, vers la sœur de Marsyas dont la santé resta pendant de longues semaines si défaillante qu’il y eut même un moment où l’on craignit-pour sa vie. Entre ces visites-tétées que Marsyas absorbait goulûment, il était à la fois surveillé et négligé par la bonne, célibataire âgée, austère, à principes, travailleuse qui agissait par devoir, non pour recevoir ou donner du plaisir, et qui entretenait avec la maîtresse de maison une relation sado-masochiste. Elle ne s’intéressait au corps de Marsyas que pour des dressages prématurés ou des soins mécaniques : elle ne jouait pas avec lui. Marsyas était délaissé dans un état passif-apathique. Au bout de quelques mois, on s’aperçut qu’il ne réagissait pas normalement et la bonne crut devoir dire qu’il entendait mal et qu’il était né retardé. La mère, épouvantée à cette déclaration, se saisit de Marsyas, le secoue, le remue, le stimule, lui parle, et le bébé regarde, sourit, babille, exulte, à la satisfaction de sa mère, rassurée sur sa normalité. Elle répéta plusieurs fois cette vérification et se décida peu après à changer de bonne.

Ce récit me permet d’effectuer plusieurs rapprochements, que je communique en partie et au fur et à mesure à Marsyas. Premièrement, il attend les séances avec moi comme il aspirait aux visites-tétées de sa mère : anxiété à l’idée d’un retard de ma part, d’une séance que je décommanderais, peur que sa mère ne vienne plus et que lui-même ne dépérisse comme cette sœur dont on craignait la mort.

Le second rapprochement m’était déjà venu en début de séance et se trouve maintenant confirmé : il a été nourri suffisamment ; ce qu’il attend de moi, c’est ce que la bonne ne lui donnait pas, que je le stimule, que j’exerce son psychisme (il y avait chez lui des moments de pauvreté de la vie intérieure qui donnaient l’impression d’une mort psychique). Depuis que je l’accueille en face à face, nous avons de plus fréquents dialogues, d’importants échanges de regards et de mimiques, des communications au niveau de la posture. À distance et par le truchement de ces échanges, c’est comme si je le soulevais, le portais, le réchauffais, le mettais en mouvement, au besoin le secouais et le faisais réagir, gesticuler et parler : je le lui dis.

Troisièmement, je saisis mieux quelle est l’image du corps de Marsyas. Pour sa mère il était un tube digestif surinvesti et érotisé aux deux extrémités (à la moindre émotion, il est pris d’un violent besoin de miction et une de ses craintes est d’uriner pendant les rapports sexuels). Son corps comme globalité charnelle, comme volume et comme mouvement n’a pas été investi par la bonne. D’où son angoisse du vide.

Nous avons, sur ces trois thèmes, un échange verbal actif, vivant, chaleureux. En me quittant, au lieu de sa poignée de main habituellement molle, il me serre les doigts avec fermeté. Mon contre-transfert est dominé par un sentiment de satisfaction du travail accompli.

Ma déception n’en est que plus grande à notre rendez-vous suivant. Marsyas arrive déprimé et, à ma grande surprise, il se plaint d’emblée du caractère négatif de la séance précédente qui m’avait au contraire paru enrichissante pour lui (et qui l’avait été en fait pour ma compréhension de lui, c’est-à-dire pour moi). Je me laisse aller à un mouvement intérieur de déception parallèle au sien, mais dont évidemment je ne lui communique rien. Je pense : après un pas en avant, il fait deux pas en arrière, il dénie les progrès qu’il effectue. Je suis tenté de jeter le manche après la cognée. Puis je me reprends. Je comprends que, quand il gagne sur un tableau, il redoute de perdre sur un autre, je le lui dis et j’évoque la loi du tout ou rien, dont je lui ai déjà parlé comme régissant ses réactions intérieures. Et je précise : avec moi il a trouvé, la dernière fois, le contact « corporel » qui lui avait manqué avec sa nurse ; il a eu aussitôt le sentiment d’avoir en contrepartie perdu l’autre mode de contact, plus habituel jusque-là entre nous, celui de la tétée brève et intense avec sa mère. L’efficacité de mon propos est immédiate : le travail psychique reprend en lui. Il rapproche cette perte alternée de sa longue crainte ̶ qu’il n’avait jamais encore énoncée aussi clairement ̶ que la psychanalyse ne lui enlève quelque chose ̶ pas du tout au sens de la castration, précise-t-il spontanément –, ne le prive de ses possibilités mentales. Le problème de Marsyas concerne en effet le déficit de sa libido narcissique et les effets de la carence de son environnement primitif à assurer la satisfaction de ses besoins du Moi, tels que Winnicott les distingue des besoins du corps. Mais où situer les besoins du Moi dans la séquence que je viens de rapporter ?

L’alliance thérapeutique retrouvée entre Marsyas et moi nous permet de pousser plus loin le travail d’analyse et de faire apparaître une autre dimension de sa susceptibilité à la frustration (autrement dit à la blessure narcissique) : ce qu’il n’a pas eu de sa mère, quand quelqu’un d’autre le lui donne, cela ne compte pas, c’est sa mère qui aurait dû le lui fournir. Et il entretient ainsi dans sa tête un perpétuel procès inachevé : que sa mère, que le psychanalyste reconnaissent enfin les torts qu’ils ont eus dès le début envers lui ! Marsyas n’est pas psychotique parce que son fonctionnement mental a été dans l’ensemble assuré pendant son enfance : il y eut toujours quelqu’un, parmi son frère et ses sœurs, ou les bonnes successives, puis des prêtres, pour remplir ce rôle, et Marsyas, pour la première fois, évoque une voisine à laquelle il rendait visite presque chaque jour, dès qu’il sut parler et avant de fréquenter l’école. Il bavardait avec elle sans arrêt, et très librement, chose impossible avec sa mère qui était non seulement trop occupée mais qui n’acceptait qu’on exprime que ce qui était conforme à son code moral et à son idéal du petit garçon parfait. Avec moi, constate Marsyas, cela se passe tantôt comme avec la voisine, tantôt comme avec la mère.

Le voici revenu à sa relation avec moi. Il trouve que je lui apporte beaucoup, il éprouve plus de plaisir à vivre, il ne manquerait ses séances à aucun prix. Mais il subsiste entre nous une difficulté importante : souvent il ne comprend pas ce que je lui dis, cela a été aigu la dernière fois, il ne s’est souvenu de rien, il ne m’a même pas « entendu » au sens acoustique du terme. De plus, s’il pense à ses problèmes dans l’intervalle des séances et qu’il lui vienne une idée intéressante, il ne peut pas en faire état devant moi. Du coup, il reste muet, il a l’esprit vide.

Je suis tout d’abord pris au dépourvu par cette résistance. Puis un rapprochement s’effectue dans ma tête et je lui demande : comment, quand il était petit, lui parlait sa mère ? Il décrit une situation dont, malgré plusieurs années de psychanalyse, il n’avait encore soufflé mot et que le soir, en rédigeant l’observation de cette séance, j’ai résumé sous l’expression de bain de paroles négatif.

D’une part, sa mère avait des intonations rauques et dures correspondant à de brusques, imprévisibles et fréquents accès de mauvaise humeur : la relation de Marsyas, bébé, à la mélodie maternelle comme porteuse d’un sens global était donc interrompue, coupée, comme était coupée par les soins machinaux de la bonne la relation d’échange corporel intense et satisfaisante avec la mère pendant les tétées. Ainsi les deux principales infrastructures de la signification (la signification infralinguistique trouvée aux soins et aux jeux du corps, la signification prélinguistique de l’écoute globale des phonèmes) se trouvaient affectées de la même perturbation.

D’autre part, la mère de Marsyas ne savait pas bien exprimer ce qu’elle ressentait ou désirait. C’était là d’ailleurs un sujet d’irritation ou d’ironie pour son entourage. Il est vraisemblable qu’elle ne savait pas non plus ni deviner ce que ses proches éprouvaient, ni les aider à le formuler. Elle n’avait pas su parler à son dernier fils un langage où celui-ci aurait pu se reconnaître. D’où l’impression de Marsyas d’avoir affaire, avec sa mère, avec moi, à une langue étrangère.

La séquence de ces deux séances m’a confirmé qu’en cas de carence de l’environnement précoce à l’égard des besoins du Moi, le sujet a manqué d’une hétéro-stimulation suffisante de certaines de ses fonctions psychiques, hétéro-stimulation qui, dans le cas d’un environnement suffisamment bon, permet au contraire d’arriver ensuite, par identification introjective, à l’autostimulation de ces fonctions. Le but de la cure est donc dans ce cas : a) d’apporter cette hétéro-stimulation par des modifications appropriées du dispositif analytique, par la détermination du psychanalyste à symboliser à la place du patient chaque fois que celui-ci a l’esprit vide ; b) de faire apparaître dans le transfert les failles anciennes du Soi et les incertitudes dans la cohérence et les limites du Moi de façon telle que les deux partenaires puissent travailler analytiquement à leur élaboration (en effet, le patient carencé et non pas névrosé sera de toute façon profondément insatisfait du psychanalyste et de la psychanalyse mais l’alliance symbiotique qui aura été établie entre la partie authentique de son Soi et le psychanalyste lui permettra peu à peu de reconnaître, à travers ses insatisfactions, la présence de certains déficits précis, spécifiques, cernables, nommables et relativement dépassables dans des conditions nouvelles d’environnement).

Audition et phonation chez le nourrisson

Il est maintenant nécessaire de rappeler les faits établis en matière d’audition et de phonation chez le nourrisson42 et qui convergent vers cette conclusion : le bébé est lié à ses parents par un système de communications véritablement audiophonique ; la cavité bucco-pharyngée, en ce qu’elle produit les formants indispensables à la communication, est très tôt sous le contrôle de la vie mentale embryonnaire en même temps qu’elle joue un rôle essentiel dans l’expression des émotions.

En dehors des bruits spécifiques produits par la toux et par les activités alimentaires et digestives (qui font du corps propre une caverne sonore où ces bruits sont d’autant plus inquiétants que leur origine n’est pas localisable pour l’intéressé), le cri est, dès la naissance, le son le plus caractéristique émis par les nouveau-nés. L’analyse physique des paramètres acoustiques a permis à l’Anglais Wolff, en 1963 et 1966, de distinguer, chez le nourrisson de moins de trois semaines, quatre cris structuralement et fonctionnellement distincts : le cri de faim, le cri de colère (par exemple quand il est dévêtu), le cri de douleur d’origine externe (par exemple lors d’une prise de sang au talon) ou viscérale, et le cri de réponse à la frustration (par exemple, en cas de retrait d’une tétine activement sucée). Ces quatre cris ont un déroulement temporel, une durée des fréquences et des caractéristiques spectographiques spécifiques. Le cri de faim (bien qu’il ne soit pas nécessairement lié à cet état physiologique) semble être fondamental ; il succède toujours aux trois autres, qui en seraient des variantes. Tous ces cris sont de purs réflexes physiologiques.

Ces cris induisent chez les mères ̶ qui cherchent d’ailleurs très tôt à les distinguer –, et avec des variantes dues à leur expérience et à leur caractère, des réactions spécifiques, visant à obtenir l’arrêt du cri. Or la plus efficace des manœuvres d’extinction est la voix maternelle : dès la fin de la deuxième semaine, elle stoppe le cri du bébé beaucoup mieux que n’importe quel autre son ou que la présence visuelle du visage humain. Dès la troisième semaine, du moins en milieu familial normal, apparaît le « faux cri de détresse pour attirer l’attention » (Wolff) : ce sont des gémissements s’achevant en cris ; la structure physique en est très différente des quatre cris de base. C’est la première émission sonore intentionnelle, autrement dit la première communication. À cinq semaines, le bébé distingue la voix maternelle des autres voix, alors qu’il ne différencie pas encore le visage maternel des autres visages. Ainsi, dès avant la fin du premier mois, le tout-petit commence à être capable de décoder la valeur expressive des interventions acoustiques de l’adulte. C’est là la première des réactions circulaires constatables chez lui, très en avance sur celles relatives à la vue et à la psychomotricité, amorce et peut-être prototype des apprentissages discriminatifs ultérieurs.

Entre trois et six mois, le bébé est en plein babillage. Il joue avec les sons qu’il émet. Ce sont d’abord des « gloussements, claquements, croassements » (Ombredane). Puis il s’exerce progressivement à différencier, à produire volontairement et à fixer, parmi la gamme variée des phonèmes, ceux constituant ce qui sera sa langue maternelle. Il acquiert ainsi ce que le linguiste Martinet a désigné par la seconde articulation de la parole (l’articulation du signifiant à des sons précis ou à des combinaisons particulières de sons). Certains auteurs pensent que le tout-petit émet spontanément à peu près tous les sons possibles et que l’ajustement au système ambiant aboutit à un rétrécissement de sa gamme. D’autres auteurs considèrent au contraire les émissions de ce stade comme un matériel imité et que l’évolution s’effectue par enrichissement progressif. Ce qui est sûr c’est que, vers trois mois, par suite de la maturation de la fovéa, la réaction circulaire visuo-motrice s’installe : la main se tend vers le biberon. Mais aussi vers la voix maternelle ! Et alors que l’enfant n’est capable à ce stade de reproduire que les gestes qu’il se voit faire (ceux donc des extrémités des membres), l’imitation est bien plus diversifiée au plan audiophonologique : dans son babil le bébé imite ce qu’il entend de l’autre autant qu’il s’imite lui-même ; à trois mois, par exemple, apparaissent les cris contagieux.

Deux expériences sont intéressantes à rapporter. Il est difficile de savoir ce que le nourrisson entend faute d’une réaction observable prouvant qu’il a entendu. Ce problème méthodologique a été élégamment résolu par Caffey (1967) et Moffit (1968) qui ont enregistré l’électrocardiogramme de nourrissons de dix semaines auxquels, après habituation à certains signaux phonétiques qu’ils étaient capables de produire, on présentait des signaux soit contractés, soit propres au répertoire phonétique de l’adulte. Les résultats ont confirmé que le nourrisson possédait une richesse perceptive considérable, bien supérieure à sa capacité d’émission phonétique, anticipant là cette antériorité, bien connue et constatable quelques mois plus tard, de la compréhension sémantique par rapport à l’élocution.

Une autre façon de résoudre le problème est due à Butterfield (1968) : des bébés de quelques jours sucent plus activement, aux heures de tétées, une tétine musicale qu’une tétine ordinaire. D’après leur ardeur à téter, certains sujets manifesteraient même une préférence pour un air classique, ou populaire, ou pour une mélodie chantée ! Après quelques exercices de ce genre, ces bébés mélomanes deviennent capables, une heure avant leur repas et bien éveillés ̶ c’est-à-dire indépendamment de la gratification alimentaire –, de contrôler la marche ou l’arrêt des musiques enregistrées et connectées au biberon vide mis à leur disposition. Ces travaux confirment la théorie de Bowlby selon laquelle une pulsion primaire d’attachement fonctionnerait simultanément avec la pulsion sexuelle orale et indépendamment d’elle. Mais ils apportent aussi un complément ou un correctif important : les capacités mentales s’exerceraient d’abord sur du matériel acoustique (je serais tenté d’ajouter : et sans doute aussi olfactif). Cela rend improbables les vues d’Henri Wallon qui font autorité en France et selon lesquelles les différenciations des gestes et de la mimique ̶ c’est-à-dire des facteurs toniques et posturaux ̶ seraient à l’origine de la communication sociale et de la représentation mentale. Il appert que se montent chez le bébé des feedback avec l’environnement beaucoup plus précoces : ceux-ci sont de nature audiophonologique ; ils portent d’abord sur les cris et ensuite sur les vocalisations (mais avec des analogies fonctionnelles et morphologiques patentes entre les deux) et ils constituent le premier apprentissage de conduites sémiotiques. Autrement dit, l’acquisition de la signification prélinguistique (celle des cris puis des sons dans le babillage) précède celle de la signification infralinguistique (celle des mimiques et des gestes).

Certes, la succession chronologique n’implique pas une filiation structurale : les coordinations voco-motrices et visuo-motrices ont chacune leur autonomie relative et leur spécificité, les premières préparant l’acquisition de la seconde articulation (celle des signifiants aux sons), les secondes préparant l’acquisition de la première articulation (celle des signifiants aux signifiés). On peut même penser que le développement de la fonction linguistique et le début d’appropriation par l’enfant, au cours de la seconde année, du code de la langue humaine maternelle requiert de tolérer les différences de structure entre la communication vocale et la communication gestuelle, et de les surmonter dans la constitution d’une structure de symbolisation plus complexe et de niveau plus abstrait. Il n’en reste pas moins que le premier problème posé à l’intelligence naissante est celui de l’organisation différentielle des bruits du corps, des cris et des phonèmes, et que les phono-comportements constituent, tout au long de la première année, un facteur primitif du développement mental.

Un dernier fait va l’illustrer. Entre huit et onze mois, les activités vocales, l’imitation des formes entendues, la fréquence du babillage subissent un ralentissement. C’est l’âge où l’enfant est effrayé par les personnes étrangères (leur visage et leur voix), l’âge aussi où, avec l’acquisition vers dix mois de l’opposition du pouce et de l’index, il peut, en présence d’un modèle extérieur, reproduire des gestes qu’il ne se voit pas exécuter, où il peut également se représenter mentalement des objets ou des événements hors du champ perçu. Mais du même coup, et peut-être par voie de conséquence, il analyse davantage les phono-comportements d’autrui que les siens.

Le sonore selon Freud

La notion de bain de paroles émanant de l’entourage maternant est absente de l’œuvre de Freud. En revanche, dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique de 1895 (tr. fr. p. 336, 348, 377), il assigne au cri poussé par le bébé un rôle important. Le cri est d’abord pure décharge motrice de l’excitation interne, selon le schéma réflexe qui constitue la structure première de l’appareil psychique. Puis il est entendu par le bébé et son entourage comme une demande et comme le premier moyen de communication entre eux, entraînant le passage à la seconde structure de l’appareil psychique où intervient dans une réaction circulaire le signal, forme primaire de la communication. « La voie de décharge acquiert ainsi une fonction secondaire d’une extrême importance, celle de la compréhension mutuelle ». Le niveau de complexité suivant de l’appareil psychique est, on le sait, celui du désir visant l’image mnésique de l’objet qui apporta la satisfaction. Cette image est surtout visuelle ou motrice (il ne s’agit plus du registre sonore) ; elle fonde le processus psychique primaire qui vise l’accomplissement hallucinatoire du désir (c’est une expérience d’autosatisfaction par opposition à la satisfaction antérieure qui est dépendante de l’entourage) ; enfin l’association d’images mentales à des motions pulsionnelles constitue la première forme de la symbolisation (on n’est plus dans le simple signal). Cette troisième structure de l’appareil psychique se complexifie à son tour avec l’articulation de traces verbales (ou représentants de mots) à des représentants de choses, ce qui rend possibles les processus psychiques secondaires et la pensée. Mais il est intéressant de noter que Freud décrit ce que j’appellerai le niveau zéro de cette articulation, l’articulation des sons à des perceptions. « Il y a, en premier lieu, des objets (des perceptions) qui font crier parce qu’ils provoquent une souffrance (…) L’information qui nous est apportée par notre propre cri nous sert à attribuer une qualité [hostile] à l’objet, alors qu’autrement, et à cause de la souffrance, nous ne pourrions en avoir aucune notion qualitativement claire. » Il s’ensuit que les premiers souvenirs conscients sont les souvenirs pénibles.

Je peux maintenant prendre position en précisant les limites de mon accord avec Freud43 et les compléments qu’il conviendrait de lui apporter : 1° Le Surmoi sadique archaïque commence à se transformer en un Surmoi régulateur de la pensée et de la conduite avec l’apprentissage de la première articulation du langage (assimilation des règles régissant l’usage lexical, la grammaire et la syntaxe). 2° Auparavant le Moi s’est constitué comme instance relativement autonome, par étayage sur la peau, avec l’acquisition de la seconde articulation (fixation du flux de l’émission vocale aux phonèmes qui sont les formants de la langue maternelle), avec l’acquisition également du statut d’exterritorialité de l’objet. 3° Plus auparavant encore, le Soi se forme comme une enveloppe sonore dans l’expérience du bain de sons, concomitante de celle de l’allaitement. Ce bain de sons préfigure le Moi-peau et sa double face tournée vers le dedans et le dehors, puisque l’enveloppe sonore est composée de sons alternativement émis par l’environnement et par le bébé. La combinaison de ces sons produit donc : a) un espace-volume commun permettant l’échange bilatéral (alors que l’allaitement et l’élimination opèrent une circulation à sens unique) ; b) une première image (spatio-auditive) du corps propre, et c) un lien de réalisation fusionnelle réelle avec la mère (sans quoi la fusion imaginaire avec elle ne serait pas ultérieurement possible).

La sémiophonie

Les gadgets de la technologie et l’inventivité de la mythologie et de la science-fiction me fourniront un supplément de preuves.

L’idée de plonger des enfants atteints de troubles du langage dans un bain sonore préalablement à toute rééducation a été mise en pratique en France sous le nom de sémiophonie44. Le sujet est enfermé dans une cabine insonorisée et spacieuse dotée d’un micro et d’un casque d’écoute, véritable « œuf fantasmatique » dans lequel il peut narcissiquement se replier et régresser. Dans une première phase, purement passive, il joue librement (dessins, puzzles, etc.) tout en écoutant pendant une demi-heure de la musique filtrée, riche en harmoniques aigus, puis pendant une autre demi-heure une voix filtrée et préenregistrée. Il est ainsi soumis à un bain sonore réduit au rythme, à la mélodie et à l’inflexion. La seconde phase de la rééducation porte sur la seconde articulation ; elle requiert du sujet, après audition de la musique filtrée, la répétition active de signifiants également préenregistrés et passés à un filtre doux qui rend la voix parfaitement audible et distincte et favorise l’échelle des harmoniques aigus ; en même temps qu’il répète le mot, le sujet s’entend dans les écouteurs, il découvre sa propre voix et fait l’expérience du feed-back auditivo-phonatoire. La phase suivante, plus banale, comporte la disparition du bain musical préalable ainsi que des sons filtrés et la répétition de phrases organisées en récit. Si l’enfant répète mal, s’il introduit volontairement des variantes fantaisistes ou grossières, aucune remarque et encore moins aucune remontrance ne lui est faite. Il peut également continuer de dessiner tout en écoutant et en parlant. Pour pouvoir apprendre un code ne faut-il pas d’abord jouer avec lui et, aussi, être libre de le transgresser ? « Ainsi, croyant dialoguer avec l’autre, l’enfant apprend très vite à dialoguer avec lui-même, avec cette autre partie de lui-même qu’il méconnaissait et que précisément il projetait sur autrui, aliénant ainsi toute possibilité de dialogue réel » (ibid., p. 64).

L’auteur s’en tient à une position purement didactique, évacuant non seulement le transfert et l’interprétation mais aussi le repérage et la compréhension du rôle des carences de l’environnement dans les déficits linguistiques de l’enfant. À la limite, elle cherche à faire fonctionner une machine à guérir. Mais l’intuition de laquelle elle part est féconde.

« Dans la première période de la rééducation dite passive, au cours de laquelle sont filtrés très intensément des sons extérieurs rendus ainsi non significatifs, le vécu du sujet pourrait se définir comme étant un sentiment agréable d’étrangeté… Cette émotion induit un état d’élation perçu dans la personne même, c’est-à-dire dans la représentation qu’a le sujet de lui-même » (ibid., p. 75). L’étrangeté n’est inquiétante que là où l’environnement ne « contient » pas (au sens de Bion) le vécu psychique du sujet.

Le miroir sonore

L’entendu de l’autre, lorsqu’il enveloppe le Soi dans l’harmonie (quel autre mot que musical conviendrait-il ici ?), puis lorsqu’en retour il vient répondre, en écho à l’émis et le stimule, introduit le tout-petit à l’aire de l’illusion. Winnicott (1951) a bien signalé le babillage parmi les phénomènes transitionnels, mais en le mettant sur le même plan que les autres conduites de ce type. Or, le bébé ne s’autostimule à émettre en s’entendant que si l’environnement l’y a préparé par la qualité, la précocité et le volume du bain sonore dans lequel il l’a plongé. Avant que le regard et le sourire de la mère qui le nourrit et le soigne ne renvoient à l’enfant une image de lui qui lui soit visuellement perceptible et qu’il intériorise pour renforcer son Soi et ébaucher son Moi, le bain mélodique (la voix de la mère, ses chansons, la musique qu’elle fait écouter) met à sa disposition un premier miroir sonore dont il use d’abord par ses cris (que la voix maternelle apaise en réponse), puis par son gazouillis, enfin par ses jeux d’articulation phonématique.

La mythologie grecque n’a pas manqué de repérer l’intrication du miroir visuel et du miroir sonore dans la constitution du narcissisme. La légende de la nymphe Écho n’est pas par hasard liée à celle de Narcisse. Jeune homme, Narcisse suscite, de la part de nombreuses nymphes et jeunes filles, des passions auxquelles il reste insensible. À son tour la nymphe Écho en tombe amoureuse sans rien obtenir en retour. Désespérée, elle se retire dans la solitude, où elle perd l’appétit et maigrit ; de sa personne évanescente, il ne reste bientôt plus qu’une voix gémissante, qui répète les dernières syllabes des mots que l’on prononce. Pendant ce temps, les filles méprisées par Narcisse obtiennent de Némésis vengeance. Après une chasse par un jour très chaud, Narcisse se penche sur une source pour se désaltérer, aperçoit son image, si belle qu’il en devient amoureux. En symétrie avec Écho et son image sonore, Narcisse se détache du monde, ne faisant plus que se pencher sur son image visuelle et se laissant dépérir. Même au passage funèbre sur les eaux du Styx, il cherchera encore à distinguer ses propres traits… Cette légende marque bien la préséance du miroir sonore sur le miroir visuel ainsi que le caractère primairement féminin de la voix et le lien entre l’émission sonore et la demande d’amour. Mais elle fournit aussi les éléments d’une compréhension pathogénique : si le miroir ̶ sonore ou visuel ̶ ne renvoie au sujet que lui-même, c’est-à-dire sa demande, sa détresse (Écho) ou sa quête d’idéal (Narcisse), le résultat est la désunion pulsionnelle libérant les pulsions de mort et leur assurant un primat économique sur les pulsions de vie.

Souvent, on le sait, une mère de schizophrène se reconnaît au malaise où sa voix plonge le praticien qu’elle est venue consulter : voix monocorde (mal rythmée), métallique (sans mélodie), rauque (avec prédominance des graves, ce qui favorise chez l’écoutant la confusion des sons et le sentiment d’une intrusion par ceux-ci). Une telle voix perturbe la constitution du Soi : le bain sonore n’est plus enveloppant, il devient désagréable (en termes de Moi-peau, il serait dit rugueux), il est troué-trouant. Cela sans préjuger de la suite, qui est, lors de l’acquisition de la première articulation du langage, le brouillage par la mère de la pensée logique de l’enfant par l’injonction paradoxale et par la disqualification des énoncés émis par l’enfant sur lui-même (cf. Anzieu D., 1975 b). Seule la conjonction sévère des deux perturbations, phonématique et sémantique, produirait la schizophrénie. Si les deux perturbations ont été légères, nous aurions affaire aux personnalités narcissiques. Si la première a eu lieu sans la seconde, la prédisposition aux réactions psychosomatiques se constituerait. Si la seconde s’est produite sans la première, nous rencontrerions un grand nombre des troubles de l’adaptation scolaire, intellectuelle et sociale.

Les défauts du miroir sonore pathogène sont :

  • sa discordance : il intervient à contretemps de ce que ressent, attend ou exprime le bébé ;
  • sa brusquerie : il est tantôt insuffisant, tantôt excessif, et passe d’un extrême à l’autre d’une façon arbitraire et incompréhensible pour le bébé ; il multiplie les micro-traumatismes sur le pare-excitation naissant (après une conférence que j’avais faite sur « l’enveloppe sonore du Soi », un auditeur était venu me parler de ses problèmes relatifs à « l’effraction sonore du Soi ») ;
  • son impersonnalité : le miroir sonore ne renseigne le bébé ni sur ce que celui-ci ressent lui-même ni sur ce que sa mère ressent pour lui. Le bébé sera mal assuré de son Soi s’il est pour elle une machine à entretenir, dans laquelle on introduit un programme. Souvent aussi elle parle à elle-même devant lui, mais non de lui, soit à voix haute, soit dans le mutisme de la parole intérieure, et ce bain de paroles ou de silence lui fait vivre qu’il n’est rien pour elle. Le miroir sonore puis visuel n’est structurant pour le Soi puis pour le Moi qu’à condition que la mère exprime à l’enfant à la fois quelque chose d’elle et de lui, et quelque chose qui concerne les qualités psychiques premières éprouvées par le Soi naissant du bébé.

L’espace sonore est le premier espace psychique : bruits extérieurs douloureux quand ils sont brusques ou forts, gargouillis inquiétants du corps mais non localisés à l’intérieur, cris automatiquement poussés avec la naissance, puis la faim, la douleur, la colère, la privation de l’objet, mais qu’accompagne une image motrice active. Tous ces bruits composent quelque chose comme ce que Xénakis a sans doute voulu rendre par les variations musicales et les jeux lumineux de rayons lasers de son polytope : un entrecroisement non organisé dans l’espace et dans le temps de signaux des qualités psychiques primaires, ou comme ce que le philosophe Michel Serres s’essaie à dire du flux, de la dispersion, du nuage premier de désordre où brûlent et courent des signaux de brume. Sur ce fond de bruits peut s’élever la mélodie d’une musique plus classique ou plus populaire, c’est-à-dire faite de sons riches en harmoniques, musique proprement dite, voix humaine parlée ou chantée, avec ses inflexions et ses invariants très vite tenus pour caractéristiques d’une individualité. Moment, état dans lesquels le bébé éprouve une première harmonie (présageant l’unité de lui-même comme Soi à travers la diversité de ses ressentis) et un premier enchantement (illusion d’un espace où n’existe pas la différence entre Soi et l’environnement et où le Soi peut être fort de la stimulation et du calme de l’environnement auquel il est uni). L’espace sonore ̶ s’il faut par un recours à la métaphore l’affecter d’une apparence visible ̶ a la forme d’une caverne. Espace creux comme le sein, la cavité bucco-pharyngée. Espace abrité mais non hermétiquement clos. Volume à l’intérieur duquel circulent des bruissements, des échos, des résonances. Ce n’est pas par hasard si le concept de résonance acoustique a fourni aux savants le modèle de toute résonance physique et aux psychologues et psychanalystes de groupe celui de la communication inconsciente entre les personnes. Les espaces suivants de l’enfant, l’espace visuel, puis visuo-tactile, puis locomoteur, et enfin graphique, l’introduisent aux différences entre le mien et le non-familier, entre le Soi et l’environnement, différences à l’intérieur du Soi, différences dans l’environnement. Sami-Ali en a fait progresser l’étude avec son livre intitulé L’Espace imaginaire (1974). Mais les déficits originaires de l’enveloppe sonore du Soi handicapent le développement de cette série.

Observation de Marsyas (fin)

La façon dont a fonctionné chez ce patient un tel handicap a pu être clarifiée plusieurs mois après les deux séances résumées plus haut, grâce aux repères solides que ces séances nous avaient apportés et sur lesquels je pus m’appuyer plus d’une fois explicitement (preuve que ces handicaps peuvent être notablement atténués par la psychanalyse à condition de s’en donner le temps, la volonté, le dispositif spatio-temporel adéquat et de faire découler les interprétations d’une théorie correcte).

Malgré d’incontestables progrès dans sa vie intérieure et extérieure dont il lui fallait bien prendre acte, Marsyas traversa une nouvelle crise non pas tant d’angoisse dépressive que de scepticisme : il n’arriverait jamais à changer autant qu’il le faudrait, il se sentait trop différent des autres, il était découragé, il pensait que je le jugeais incapable de finir sa psychanalyse et qu’il vaudrait sans doute mieux d’un commun accord l’interrompre. Marsyas ne différenciait pas avec certitude ce qui se passait dans son Soi et ce qui se passait dans son environnement. Souvent les affects de ses proches l’envahissaient et le désorganisaient ; il cherchait bien à s’en distancer mais se refusait, à force de se critiquer, tous les moyens pratiques d’y parvenir ; ce que lui-même éprouvait, tantôt il le gardait pour lui, se plaignant de n’être pas deviné par l’entourage, tantôt il l’exprimait avec une vivacité telle qu’elle lui valait des retours de violence. Et toujours la même conclusion : c’est à moi, Marsyas, de changer, et je n’en suis pas capable. Je pus lui interpréter dans le transfert qu’il organisait ses rapports avec son milieu privé et professionnel ainsi qu’avec moi sur le modèle d’une discordance inéluctable entre le Soi et l’environnement, et je proposai pour formule à cette discordance basale : le bonheur de l’un a pour contrepartie le malheur de l’autre.

Un autre patient, qui présente avec Marsyas des analogies quant à l’histoire de sa petite enfance et à ses failles dans le fonctionnement du Soi et du Moi, avait adopté la conclusion symétriquement inverse : il pensait que c’était à l’environnement et au psychanalyste de changer, et à eux seuls, mais qu’ils n’en étaient pas capables. Le fond du problème reste le même : la différenciation entre le vécu sensoriel et affectif du sujet et celui de l’entourage ne s’effectue pas ou s’effectue à contretemps quand le sujet n’a pas pu vivre suffisamment une période originelle où l’environnement a répondu à son plaisir par le plaisir, à sa douleur par l’apaisement, à son vide par le plein et à son morcellement par l’harmonisation. De cela, le psychanalyste a à lui parler ̶ sans avoir besoin de le plonger dans une cabine sémiophonique ̶ pour créer un environnement qui résonne aussi bien au niveau de la voix qu’à celui du sens.

Roland Gori, dans une réflexion poursuivie parallèlement à la mienne, et souvent dans une interaction mutuelle, a élaboré des notions convergentes d’« image spéculaire sonore », de « murailles sonores », d’« ancrage corporel du discours », d’« aliénation de la subjectivité au code ». Je lui dois la connaissance d’une nouvelle de science-fiction de Gérard Klein, La Vallée des échos (1966), qui imagine l’existence de fossiles sonores : « Sur la planète Mars des explorateurs cherchent dans le désert la trace d’une vie disparue. Un jour ils pénètrent entre des falaises dentelées qui ne ressemblent en rien aux paysages érodés qui gisent tout au long de la planète de sable… et ils rencontrent l’écho : “Je perçus une voix, ou plutôt le murmure d’un million de voix. Le tumulte d’un peuple entier prononçant des mots incroyables, incompréhensibles, […] le son nous assaillit en vagues successives, tourbillonnantes.” (…) Dans cette vallée des Échos sont rassemblés les sons d’un peuple disparu ; seul endroit de l’univers où les fossiles ne sont point des minéraux mais des masses sonores. Un des explorateurs, avide du plaisir de sa découverte, s’avance imprudemment et les voix décroissent tout doucement jusqu’à l’agonie du silence, “car son corps était un écran. Il était trop lourd, trop matériel pour que ces voix légères supportent son contact.” » (R. Gori, 1975, 1976). Belle métaphore d’une matière sonore étrangère au corps vécu, qui s’entretient elle-même par sa propre et vaine compulsion de répétition, souvenir antéhistorique et menace mortelle d’un linceul audiophonique déployé en haillons, qui n’enveloppe pas et qui ne retient plus dans le Soi ni la vie psychique ni le sens.


41 Cf. G. Rosolato, « La voix », in Essais sur le symbolique (1969, p. 287-305).

42 Un résumé de travaux, pour l’essentiel anglo-saxons mais aussi allemands et français, se trouve dans H. Herren, « La voix dans le développement psychosomatique de l’enfant » (1971). Je lui ai beaucoup emprunté. Les auteurs que je cite dans les pages suivantes renvoient à la bibliographie de cet article. ̶ Cf. également P. Oléron, « L’acquisition du langage » (1976).

43 Les problèmes de la voix et de l’audition n’ont guère intéressé les commentateurs de Freud. Les éditeurs de la Standard Edition ne font même pas figurer dans leur index les termes : voix, son, audition. Ils ont seulement retenu les références au cri et aux ressemblances de sons utilisées par les lapsus et les jeux de mots. Une recherche reste à entreprendre sur le sonore chez Freud.

44 I. Beller, La Sémiophonie (1973). L’auteur est parti de l’expérience de Birch et Lee (1955) : des stimulations auditives binaurales de 60 décibels pendant soixante secondes sur des sujets atteints d’aphasie expressive, en raison d’une inhibition corticale permanente, provoquent une amélioration immédiate de leur efficience verbale qui dure pendant cinq à dix minutes. Elle s’est également inspirée de l’oreille électronique de Tomatis en en remaniant la conception.