15. La seconde peau musculaire

La découverte d’Esther Bick

Grâce à des observations systématiques de nourrissons dont elle a mis au point la méthodologie, la psychanalyste anglaise disciple de Klein et de Bion, Esther Bick, a émis l’hypothèse d’une « seconde peau musculaire » dans un bref article publié en 1968. Elle montre que, sous leur forme la plus primitive, les parties du psychisme ne sont pas encore différenciées des parties du corps et elles sont senties manquer d’une force cohésive (binding force) susceptible d’assurer une liaison entre elles. Elles doivent être maintenues ensemble sur un mode passif, grâce à la peau fonctionnant comme une limitation périphérique. La fonction interne de contenir les parties du Soi résulte de l’introjection d’un objet externe capable de contenir les parties du corps. Cet objet contenant se constitue normalement au cours de la tétée, à travers la double expérience que fait simultanément le bébé du mamelon maternel contenu dans sa bouche et de sa propre peau contenue par la peau de la mère qui maintient son corps, par sa chaleur, par sa voix, par son odeur familière. L’objet contenant est vécu concrètement comme une peau. Si la fonction contenante est introjectée, le bébé peut acquérir la notion d’un intérieur du Soi et accéder au clivage du Soi et de l’objet, chacun étant contenu par sa peau respective. Si la fonction contenante n’est pas remplie de façon adéquate par la mère, ou si elle est endommagée par les attaques fantasmatiques destructrices du bébé, elle n’est pas introjectée par celui-ci : à l’introjection normale se substitue une identification projective pathologique continuelle, qui entraîne des confusions d’identité. Les états de non-intégration persistent. Le bébé cherche frénétiquement un objet ̶ lumière, voix, odeur, etc. ̶ qui maintienne une attention unifiante sur les parties de son corps et lui permette alors de faire, au moins momentanément, l’expérience de maintenir ensemble les parties du Soi. Le mauvais fonctionnement de la « première peau » peut conduire le bébé à la formation d’une « seconde peau », prothèse substitutive, ersatz musculaire, qui remplace la dépendance normale vis-à-vis de l’objet contenant par une pseudo-indépendance.

Cette « seconde peau » n’est pas sans rappeler la cuirasse musculaire du caractère, chère à W. Reich. Quant à la « première peau » de Bick, elle correspond à mon propre concept de Moi-peau. Je l’ai formulé en 1974, donc après elle, mais je n’ai pris connaissance de son article qu’une fois le mien publié : preuve de l’exactitude d’un même fait décrit par deux chercheurs ayant travaillé séparément. Je résume quelques-unes des observations rapportées par Bick.

Observation d’Alice

Alice est le premier nouveau-né d’une jeune mère immature et maladroite, qui stimule la vitalité du bébé à tort et à travers, mais qui arrive à exercer progressivement au cours des trois premiers mois la fonction de première peau contenante, d’où une diminution chez sa fille des états de non-intégration et de leur cortège de tremblements, éternuements et mouvements désordonnés. À la fin du premier trimestre, la mère déménage dans une maison qui n’est pas terminée. Elle réagit par une défaillance de sa capacité de maintenance (holding) et par un retrait par rapport au bébé. Elle oblige Alice à une maîtrise musculaire prématurée (boire par elle-même dans une tasse protégée par un couvercle, sautiller dans un baby-trot) et à une pseudo-indépendance (la mère réprime durement pleurs et cris nocturnes). Elle revient à sa première attitude d’hyperstimulation, encourageant et admirant l’hyperactivité et l’agressivité d’Alice, la surnommant « boxeur » en raison de son habitude de bourrer de coups de poing le visage des gens. Au lieu de trouver dans sa mère une vraie peau contenante, Alice trouve dans sa propre musculature un contenant de substitution.

Observation de Mary

Mary est une petite schizophrène dont l’analyse, en cours depuis l’âge de trois ans et demi, révèle une grave intolérance à la séparation, liée aux perturbations de son histoire infantile : naissance difficile, paresse à téter le sein, eczéma à quatre mois avec grattage jusqu’au sang, cramponnement extrême à la mère, attente de la nourriture mal supportée, retard généralisé du développement. Elle arrive aux séances voûtée, les articulations raidies, avec l’allure grotesque d’« un sac de pommes de terre », comme elle put le verbaliser par la suite. Ce sac était en danger constant de perdre ses contenus : identification projective à un objet maternel lui permettant mal de contenir les parties d’elle-même et représentation de sa propre peau comme continuellement percée de trous. Mary accéda à une relative indépendance et à la capacité de se tenir droite en tirant le meilleur parti possible de sa seconde peau musculaire rendue à la fois plus solide et plus souple par le traitement.

À propos d’un patient névrosé adulte, Bick décrit deux figurations alternantes et complémentaires de la seconde peau musculaire. L’analysant se décrit tantôt dans l’état d’« hippopotame » (c’est la seconde peau vue de l’extérieur : il est agressif, tyrannique, caustique, égocentrique) et tantôt dans l’état « sac de pommes » (il s’agit des fruits dont la peau est fine et fragile et qui symbolisent couramment le sein ; ce sac figure l’intérieur du Soi tel que le protège et le cache la seconde peau ; celle-ci contient les parties psychiques meurtries, séquelles d’une période archaïque de troubles du nourrissage ; dans cet état, le patient est susceptible, inquiet, réclamant attention et éloges, redoutant catastrophe et effondrement).

Ces observations très denses et parfois elliptiques d’E. Bick appellent de ma part plusieurs remarques additives :

  1. La seconde peau musculaire est anormalement surdéveloppée lorsqu’elle vient compenser une grave insuffisance du Moi-peau et colmater les failles, fissures et trous de la première peau contenante. Mais tout le monde a besoin d’une seconde peau musculaire, comme pare-excitation actif venant doubler le pare-excitation passif constitué par la couche externe d’un Moi-peau normalement constitué. Le rôle des sports et des vêtements va souvent dans ce sens. Des patients se protègent de la régression psychanalytique et de la mise à nu des parties meurtries et/ou mal reliées entre elles du Soi en faisant précéder ou suivre leur séance de psychanalyse d’une séance de culture physique, ou en conservant leur manteau, voire en s’enveloppant d’une couverture quand ils s’allongent sur le divan.
  2. L’investissement pulsionnel spécifique de l’appareil musculaire et donc de la seconde peau est fourni par l’agressivité (alors que le Moi-peau tactile primaire est investi par la pulsion d’attachement, ou d’agrippement, ou d’auto-conservation) : attaquer est un moyen efficace de se défendre ; c’est prendre les devants, se préserver en tenant le danger à distance.
  3. L’anormalité psychique propre à la seconde peau musculaire tient en la confusion de l’enveloppe pare-excitation avec l’enveloppe surface d’inscription : d’où les troubles de la communication et de la pensée. L’explication me semble être la suivante. Si les incitations reçues d’une mère hypertonique et/ou de l’environnement primaire ont été trop intenses, incohérentes, brusques, l’appareil psychique cherche plus à s’en protéger quantitativement qu’à les filtrer qualitativement. Si ces incitations exogènes ont été trop faibles parce que provenant d’une mère déprimée, repliée sur elle-même, il n’y a à peu près rien à filtrer et la recherche d’incitations endogènes devient un préalable. Dans les deux cas, la seconde peau est utile, que ce soit pour renforcer la protection externe ou l’activation interne.

Deux nouvelles de Sheckley

Le phénomène de la seconde peau musculaire, comme prothèse protectrice se substituant à un Moi-peau insuffisamment développé pour remplir sa fonction d’établir des contacts, de filtrer les échanges et d’enregistrer les communications, est illustré par une nouvelle de science-fiction de Robert Sheckley : Modèle expérimental (1956)47. Bentley, le personnage principal, est un astronaute envoyé par les autorités terrestres pour prendre un contact amical avec les habitants de la planète Tels IV. La satire de la politique commerciale et technologique américaine est évidente : ce contact amical recouvre des buts intéressés : signer avec les autochtones des accords financiers avantageux, tester le matériel de protection emporté par Bentley. Le professeur Shiggert a en effet mis au point le Protect, appareil destiné à protéger les explorateurs de l’espace de tous les dangers possibles : à la moindre alerte, il établit automatiquement un champ de forces impénétrable autour de celui qui le porte sur son dos et qui devient ainsi invulnérable. Mais il est lourd (40 kilos) et encombrant et donne à Bentley, quand celui-ci débarque, une allure de masse étrange, conforme aux descriptions de la seconde peau musculaire observées par Esther Bick sur des enfants présentant une apparence d’hippopotame ou de sac de pommes. Sheckley décrit en effet son héros tantôt comme une forteresse, tantôt comme un homme avec un singe perché sur le dos, tantôt comme un « très vieil éléphant qui porte des souliers trop serrés ». Devant ce personnage mal à l’aise et difforme sous son accoutrement qui le rend difficile à identifier, les Teliens, malgré leur naturel franc et bienveillant, se méfient. Le Protect enregistre les signes de cette méfiance et se met en marche. Il repousse automatiquement les approches et les efforts de conciliation tentés néanmoins par les Téliens, qui se présentent les mains tendues, qui offrent leurs lances sacrées et de la nourriture. Le Protect pressent des dangers possibles derrière ces cadeaux inconnus. Il resserre sa protection sur Bentley, qui se trouve désormais incapable du moindre contact physique avec les autochtones. Ceux-ci, de plus en plus étonnés du comportement étrange de l’astronaute terrien, concluent qu’il s’agit d’un démon. Ils organisent une cérémonie d’exorcisme et entourent d’un rideau de flammes le Protect qui, ainsi constamment activé, replie de plus en plus son champ de forces sur son porteur. Bentley est emprisonné dans une sphère qui ne laisse plus passer ni lumière ni oxygène. Il se débat, aveuglé, à demi-asphyxié. Il supplie en vain l’implacable professeur Sliggert, avec qui il reste en liaison radio constante par un micro implanté dans l’oreille (matérialisation du Surmoi acoustique dont parle Freud) de le délivrer du Protect. La voix insiste pour qu’il poursuive sa mission dans l’intérêt de la science, sans modification du protocole expérimental : pas question, dit-elle, « de faire confiance (…) avec un équipement d’un milliard sur le dos ». Dans un ultime effort, (et pour les besoins d’une happy end), Bentley arrive à scier les sangles qui l’attachent au Protect et à s’en débarrasser. Il peut accepter l’amitié des Téliens, en comprenant que ceux-ci en voulaient non à l’homme mais à la machine-démon qui faisait corps avec lui et qui n’était pas vraiment lui, et ceux-ci la lui accordent en voyant un premier geste d’humanité de sa part : débarrassé du Protect, Bentley fait un écart volontaire pour ne pas écraser une petite bête.

Ce thème de la fausse peau était déjà traité dans une autre nouvelle de Sheckley, Hunting problem (Un problème de chasse) (1935). Des extraterrestres partent à la chasse et jurent de rapporter une peau de Terrien à leur chef. Ils en repèrent un sur un astéroïde, se saisissent de lui, le dépiautent et regagnent triomphalement leur point de départ. Mais la victime est saine et sauve, car c’est seulement son scaphandre qu’ils lui ont pris. Pour revenir à Modèle expérimental, on peut inventorier les thèmes sous-jacents suivants, qui sont significatifs des patients dotés de cette fausse peau substitutive d’un Moi-peau défaillant : un fantasme d’invulnérabilité ; un comportement automatique d’homme-machine ; une allure mi-humaine, mi-animale ; le retrait protecteur dans une coque hermétique ; la méfiance envers ce que les autres proposent comme bon et qui risque d’être mauvais ; le clivage du Moi corporel et du Moi psychique ; un bain de paroles qui ne crée pas une enveloppe sonore de compréhension mais se réduit à la voix répétitive d’un Surmoi implantant ses injonctions dans l’oreille ; la faiblesse en qualité et en quantité des communications émises ; la difficulté pour les autres de trouver comment entrer en contact avec de tels sujets.

Observation de Gérard

Gérard est un travailleur social d’une trentaine d’années. Le moment tournant de sa psychanalyse avec moi est un rêve d’angoisse où, emporté par un torrent, il parvient de justesse à se cramponner à l’arche d’un pont. Jusque-là, il se plaignait, à juste titre, soit de mon silence qui le laissait patauger, soit de mes interprétations trop vagues, trop générales pour l’aider. Gérard rapproche lui-même le torrent du rêve du sein généreux, débordant, excessif de sa mère lors de son allaitement de nourrisson. Je complète en lui rappelant qu’ayant grandi et n’étant plus nourri au sein, cette mère qui lui avait donné trop quant aux désirs de bouche (il était submergé par le plaisir oral et par le déferlement de l’avidité qu’elle surstimulait en lui), ne lui donnait plus assez quant aux besoins de peau ; elle lui parlait de lui de façon vague, générale (comme cela se répétait dans la relation transfert-contre-transfert) ; par peur qu’ils ne fassent pas assez d’usage, elle lui achetait toujours des vêtements trop grands. Ainsi ni le Moi corporel, ni le Moi psychique n’étaient contenus selon une juste mesure. Gérard se remémora peu après qu’à l’adolescence, il avait commencé de s’acheter des pantalons d’une taille trop petite : pour équilibrer la taille trop grande des habits (et donc de la peau contenante) fournis par la mère. Le père, bon technicien mais taciturne, lui avait enseigné la maîtrise sur les matériaux inanimés, mais non comment on communique entre êtres animés : dans la première partie de son analyse, il avait transféré sur moi cette image d’un père doté d’une solide technique et muet, jusqu’au rêve du torrent où le transfert a basculé dans le registre maternel. Plus il explorait ce registre dans les séances, plus il éprouvait le besoin d’avoir des activités physiques intenses hors des séances, pour cultiver son souffle (menacé par une tétée trop avide) et pour resserrer sa ceinture musculaire (au lieu d’être serré dans des costumes trop étroits). Il en vint à s’entraîner, allongé sur le dos, à soulever des haltères de plus en plus pesantes. Je restai assez longtemps à me demander ce qu’il voulait me dire ainsi à propos de sa position allongée sur mon divan, mon embarras étant accru par mon peu de goût personnel pour ce genre d’exploit physique. Gérard finit par faire le lien avec le plus ancien souvenir angoissant qui lui était resté de sa petite enfance et dont il m’avait parlé jusque-là d’une façon trop vague et générale pour que nous en tirions un sens. Allongé dans son petit lit, il mettait un temps interminable à s’endormir car il voyait sur le buffet en face de lui une pomme qu’il voulait qu’on lui donne mais sans dire qu’il la voulait. Sa mère ne bougeait pas, ne comprenant rien à ses pleurs qu’elle laissait persister jusqu’à ce qu’il tombe dans le sommeil de fatigue. Bel exemple où l’interdit du toucher est resté trop confus et la fonction contenante de la mère trop imprécise pour que le psychisme de l’enfant, assuré dans son Moi-peau, renonce facilement et efficacement à la communication tactile pour un échange langagier support d’une compréhension mutuelle. S’exercer aux haltères, c’était fortifier et faire grandir suffisamment ses bras pour qu’il arrive à prendre par lui-même la pomme : tel était le scénario inconscient sous-jacent à ce développement (localisé à une partie du corps) de la seconde peau musculaire.

À tort ou à raison, je n’ai pas cru bon de lui interpréter le cramponnement après l’arche dans son rêve. Je ne voulais pas qu’une surcharge interprétative transforme ma parole en torrent ni que Gérard soit privé prématurément du soutien de l’arche qu’il transférait sur moi. Peut-être cette discrétion de ma part l’a-t-elle tacitement encouragé à renforcer sa seconde peau musculaire. Toujours est-il que l’angoisse de ne pas pouvoir se cramponner à l’objet d’attachement (ou encore au sein-peau-contenant) se manifeste d’autant plus fort que la pulsion libidinale est par contraste intensément satisfaite dans la relation d’objet au sein-bouche. Il m’a semblé que mon travail interprétatif assez suivi et important sur les autres points devait suffire à rétablir chez Gérard la capacité d’introjecter un sein-peau-contenant. Autant qu’on puisse juger des résultats d’une analyse, cet effet semble avoir été atteint plus tard par une mutation spontanée du Moi, analogue à celle décrite plus haut chez Sébastienne (cf. p. 1, infra).