Chapitre IV. Fétichisme et théorie de la libido

 

I. L’héritage freudien de la « préhistoire » du fétichisme

Le créateur de la psychanalyse se comporte tout d’abord comme l’héritier des régimes antérieurs du « fétichisme » :

d’une part, en ce qu’il adopte en apparence le terme en son usage sexologique (avec tout le contenu attaché à la notion, cf. chap. III) ;

d’autre part, en ce que, loin d’ignorer le régime ethnologique du concept, il va renouer le lien à celui-ci (tel que l’a construit la « mémoire » de la discipline, cf. chap. I-II), se trouvant même, au bout de son trajet, réactiver de façon aussi indirecte que précise les enjeux qu’y avaient dessinés les discours philosophiques.

Mais cet « héritage » va progressivement embrayer un processus de véritable « ré-invention » du concept, à la lueur de l’expérience clinique proprement psychanalytique et en ses retombées sur le champ de la culture dont il était originaire.

Une phrase marque la rencontre en quelque sorte sur le vif de la théorie ethnologique classique du fétichisme et de la théorie psychanalytique correspondante : « Cet ersatz, écrit Freud, est non sans fondement comparé avec le fétiche dans lequel le sauvage (Wilde) voit son dieu incorporé (verkörpert). » Ce que l’on pourrait prendre, à la lecture immédiate, pour une simple analogie, prend un sens épistémologique décisif pour qui a suivi les « tribulations » de la notion de fétichisme : Freud est autorisé, à ce moment précis, à postuler une sorte d’homologie entre la relation d’ « incorporation » du sauvage et celle du « pervers » moderne à un certain objet traité par là même – littéralement « vu » comme – un fétiche.

Si le « fétichiste » pervers fait penser au fétichiste « primitif », c’est plus que par « métaphore » : c’est qu’il y aurait ici et là homologie des démarches. Au reste la sexologie en avait-elle pris acte depuis l’initiative de Binet de se servir du même mot : mais, on le sent, Freud franchit un pas de plus en « fondant » ce rapprochement – qui ne cessera de prendre plus de portée dans sa théorie du fétichisme.

D’où la nécessité de reprendre l’émergence même des termes dans le discours freudien.

II. Champ sémantique des concepts de « fétichisme », « fétiche » et « fétichiste » chez Freud

L’utilisation par Freud du terme « fétichisme » reflète l’évolution de son usage.

Les deux temps forts en sont la désignation du fétichisme comme perversion dans les Trois essais (1905-1910) et sa théorisation spécifique dans l’essai Fétichisme en 1927, puis, dans la foulée, dans les écrits consacrés au clivage (Le clivage du moi dans le processus de défense et l’Abrégé de psychanalyse). Ces quatre textes concentrent la quasi-totalité des « occurrences » du terme dans l’œuvre freudienne – phénomène remarquable et à interpréter de non-dissémination.

Entre ces deux pôles, le terme apparaît conjoncturellement dans les études sur la Gradiva de Jensen et sur Léonard de Vinci ou dans tels contextes ponctuels (cliniques et/ou métapsychologiques).

Un relevé systématique des occurrences du terme Fetischismus dans l’œuvre publiée officielle [1] de Freud l’atteste 21 fois, ce qui se décompose comme suit : 8 fois dans les Trois essais, I, « Les aberrations sexuelles » dont 7 à la section 2 et 1 à la section 7 (GW, V, 52, 53, 54, 71) ; 2 fois dans Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de Jensen, sect. II (GW, VII, 73) ; 1 fois dans les Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle, II c, GW, VII, 462, n. 2 ; 1 fois dans Un enfant est battu, sect. II (GW, XII, 200) ; 5 fois dans Fétichisme (GW, XIV, 311-317) ; 3 fois dans l’Abrégé de psychanalyse, chap. 8 (GW, XVII, 133), 1 fois dans l’Autoprésentation (GW, XVI, 32).

Cette « carrière » du terme est résumable par le fait que le terme « fétichisme » figure d’abord comme « intertitre » d’un sous-titre de partie, dans le grand « inventaire » des Trois essais (c’est là son premier régime). Il n’intervient ensuite que ponctuellement, comme « rappel » de l’existence de la perversion, avant de donner son titre à l’essai Fétichisme – il faut le noter, sans article défini, ce qui donne au mot une résonance de « fait » « absolu » ou « neutre », en tout cas objet d’une « position » qui le met par là même particulièrement en relief. Après ce « Court traité » sur le fétichisme, le terme ressurgit ponctuellement, mais souligné, dans la dernière synthèse freudienne de 1938, comme s’il était désormais inscrit et « homologué » dans le texte psychanalytique.

Il faut noter que, dans son bilan de 1935 (Postscriptum à l’Autoprésentation), Freud mentionne le fétichisme comme l’une des conquêtes majeures de « la dernière décennie » du « travail psychanalytique » (avec la révision de la théorie de l’angoisse contemporaine) : « Je réussis en 1927 la pleine élucidation du “fétichisme” sexuel » (GW, XVI, 32).

• Il n’est pas superflu de comparer le tracé du terme « fétiche » dans l’œuvre freudienne à celui du terme « fétichisme » : l’un ne recoupe que partiellement l’autre, pour des raisons qui peuvent par là même apparaître.

Le terme Fetisch apparaît 47 fois dans le corpus freudien. Il fait son apparition, comme il se doit, dans les Trois essais, au même endroit que la mention du fétichisme – on y trouve 11 occurrences (GW, V, 52-54) – à travers le « choix » du fétiche et le rapport entre « mythe » et « fétiches ». On y trouve également recensés les types de fétiches. En tête, vient le « pied-fétiche » (op. cit., p. 52 et 54) qui, dès lors, sera régulièrement évoqué : dans l’étude sur la Gradiva tout d’abord (GW, VII, 71 et 73), mais justement le terme « fétiche » n’y est pas employé – on y trouve l’expression « érotomanie fétichiste ». De même, dans l’étude sur Léonard de Vinci, il est question de la « vénération fétichiste du pied féminin » (GW, VIII, 166). Dans la XXe des Leçons d’introduction à la psychanalyse, à travers les formes de fétiches, c’est « le fétichiste » qui est nommé. Dans le grand article « Fétichisme », en revanche, le terme « fétiche » apparaît à profusion (29 fois). Les autres formes de « fétiches » cités sont, outre le pied et la chaussure (GW, VIII, 166, et XIV, 314), la natte (Zopf) (GW, VIII, 166 ; XI, 316 ; XIV, 317) et la fourrure (GW, V, 54 ; XIV, 314), ainsi que le « linge de corps » (GW, V, 52 ; XI, 316 ; XIV, 315). Liste stéréotypée chez Freud, avec deux exceptions : la référence à l’ « éclat sur le nez » (GW, XIV, 311) et la « gaine pubienne » (ibid., p. 316) – exemples dont on verra l’importance. Entre ces deux pôles de concentration des Trois essais et de l’essai de 1927, on trouve, comme pour le « fétichisme », tel emploi ponctuel intermédiaire (en dehors des listes de fétiches mentionnées) : dans l’essai sur Le refoulement où est envisagée « la naissance du fétiche » (GW, X, 253). Le terme se retrouve enfin dans les deux écrits finaux, Le clivage du moi dans le processus de défense, où « fétiche » apparaît 1 fois (GW, XVII, 61), et l’Abrégé de psychanalyse, où il apparaît 2 fois (GW, XVII, 133). Il faut relever enfin deux usages du terme au sens « religieux » : dans Totem et tabou (GW, IX, 126) et dans Malaise dans la civilisation (GW, XIV, 486), où il apparaît 1 fois.

• Reste à examiner le destin dans le texte freudien du troisième terme de la famille, « le fétichiste ». Il ne devrait guère poser problème, puisque, désignant l’ « usager » du fétiche ou « adepte » du fétichisme, il devrait en suivre l’évolution.

L’examen des occurrences du terme révèle pourtant que Freud est assez économe du terme Fetischist dans sa première théorie du fétichisme comme perversion – ne l’utilisant guère qu’au sens « technique », notamment pour désigner les « fétichistes du pied » (Fußfetischisten), tandis que les occurrences du terme s’intensifient nettement dans la seconde théorie.

Dans les Trois essais, le « fétiche » semble éclipser le « fétichiste ». On trouve dans la Gradiva l’expression « fétichiste du pied » (GW, VII, 73), mais en quelque sorte comme « citation » sexologique et quasi psychiatrique ; voir aussi Leçons d’introduction à la psychanalyse (GW, XI, 316). Le terme Fetischist apparaît en revanche 8 fois, en un « tir groupé », dans Fétichisme (GW, XIV, 313-314, 316-317). Si le mot n’apparaît pas dans l’essai Le clivage du moi…, il surgit 4 fois dans l’Abrégé de psychanalyse – avec une opposition déterminante entre « fétichistes » et « non-fétichistes » (Nichtfetischisten) (GW, XVII, 134) – soit 14 occurrences dans l’ensemble du corpus freudien. Le terme est également employé comme adjectif dans les Trois essais, dans la Gradiva, Inhibition, symptôme et angoisse (sect. I, GW, XIV, 114) et Fétichisme.

• Cette « cartographie » des usages dessine une première interprétation : à l’origine, c’est bien sur le fétiche que Freud met l’accent, soit sur l’ » objet » de la perversion (le fétichiste n’étant qu’au service de l’objet, « complément » et élément en quelque sorte du rituel). C’est seulement à partir du moment où l’accent est mis sur le sujet de la perversion fétichiste qu’émerge l’instance du « fétichiste » – « acteur » du clivage en quelque sorte : c’est la notion capitale d’ « attitude clivée du fétichiste » (die zwiespältige Einstellung des Fetischisten) (GW, XIV, 316).

III. Les trois « régimes » de la théorie du fétichisme dans la conception freudienne

Le concept de fétichisme est passé par trois phases dans l’œuvre de Freud : celles-ci en ont permis l’approfondissement, mais l’ont également renouvelé au point que l’on est en droit de parler de trois « régimes » successifs de la notion. À chaque étape, le phénomène gagne du reste en ampleur et en importance.

— Dans une première phase – matérialisée par l’exposé des Trois essais sur la théorie sexuelle (1905) –, le fétichisme est défini comme une « perversion » et situé à ce titre dans la conception psychosexuellle générale centrée autour de la notion de libido.

— En un second temps, sous l’effet de la réflexion sur les « théories sexuelles » infantiles et les phobies infantiles (cas du petit Hans) et la lecture clinique, apparaît la « percée » majeure sur la problématique du fétichisme : la référence, via le « complexe de castration », à sa signification phallique et à sa genèse : ce « tournant » est accompli en 1910 (Freud lui-même se réfère à l’écrit Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci). Cette théorie ne cessera d’être étayée – comme l’attestent notamment les « notes » ajoutées aux Trois essais dans les années 1910-1915 – jusqu’à l’essai majeur de 1927, Fétichisme, où la synthèse à la fois concise et vigoureuse en est produite.

— Dans une phase ultime, sous l’effet de la réflexion sur « l’organisation génitale infantile » et le rôle du « phallus » dans la différence sexuelle (1923-1925), Freud en vient à élaborer le lien entre perversion et fétichisme – d’où l’ultime relecture du fétichisme dans la perspective du « clivage du moi » (dans les années 1937-1938).

On peut suivre dans le schéma ci-contre (p. 60) la traversée de la thématique du fétichisme dans l’ensemble de l’œuvre freudienne.

IV. « Théorie de la libido » et fétichisme

Le régime originaire de la notion de fétichisme chez Freud est donc la Libidotheorie fixée en 1905 : on peut y saisir le lieu de passage de l’usage sexologique à l’usage proprement analytique du terme.

Le fétichisme est mentionné parmi les « aberrations sexuelles » (die sexuellen Abirrungen) étudiées dans le premier des Trois essais. Mais Freud sort de l’inventaire sexologique (au sens supra, p. 48-50) pour déduire en quelque sorte les perversions à travers la double « déviation » de la pulsion sexuelle, soit l’ « objet » (de la satisfaction) et le « but ».

Le fétichisme est mentionné parmi les « déviations relatives au but sexuel », parmi « les transgressions anatomiques » (anatomische Überschreitungen) : « L’objet sexuel normal est remplacé par un autre », « ersatz inapproprié » à servir le but sexuel normal (génital) :

« L’ersatz pour l’objet sexuel est une partie du corps en général très peu appropriée aux buts sexuels (pieds, cheveux) ou un objet inanimé qui se trouve en une relation assignable avec la personne sexuelle, de préférence avec la sexualité de celle-ci (pièces de vêtement, linge de corps) » (GW, V, 52).

On trouve ici littéralement croisés la définition ethnologique primitive (supra, p. 13) et le sens sexologique (supra, p. 44 s.) – et ici intervient l’analogie avec « l’incorporation de son dieu » par le sauvage qui impose le terme « fétiche ».

Cette définition, en soi peu originale, est pourtant assortie de deux singularités :

D’une part, Freud remarque qu’il a dû ajourner l’examen de la perversion fétichiste, jusqu’à l’examen du « but », alors qu’elle implique aussi bien un changement d’ « objet » : cela signifie que le fétichisme semble quelque peu « brouiller » la distinction des « paramètres » qui sont pourtant les « coordonnées » de toute la cartographie des perversions.

D’autre part, il le met en relation, justement en raison de ce statut particulier, avec un phénomène général inhérent à la « vie amoureuse » : la « surestimation sexuelle » (Sexualüberschätzung) : c’est dire qu’ » un certain degré d’un tel fétichisme est régulièrement propre à l’aimer normal » (p. 53) : l’ « énamoration » (Verliebtheit) implique donc une fétichisation de l’objet en liaison avec l’aimé(e) ce que la sexologie remarquait d’emblée, mais cette remarque va prendre une portée nouvelle, le fétichisme révélant quelque chose d’essentiel à l’ » amour inconscient ». C’est aussi bien le privilège « psychopathologique » et normal du fétichisme :

« Aucune autre variation de la pulsion sexuelle touchant à la pathologie n’a autant de revendication à notre intérêt que celle-ci par la singularité des phénomènes qu’elle occasionne. »

Façon de reconnaître la portée clinique du phénomène, qu’il ne suffit plus de ranger dans le « tiroir » de la « sexopathologie ». L’effet général de la théorie de la libido semble se vérifier particulièrement pour le fétichisme. La perversion comme « pathologie » révèle un destin de fixation (et de régression consécutive) d’une satisfaction pulsionnelle inhérent au développement de la libido infantile. L’enfant se révélant, sous l’effet de la scène de séduction, un « pervers polymorphe », il y a à penser une sorte d’inhérence de la perversion au développement psychosexuel – c’est là le point de rupture décisif avec la sexologie qui défaille à reconnaître cette notion d’une sexualité infantile.

Sur ce point, qui sert de contexte générique à ce problème particulier du fétichisme, nous renvoyons à notre ouvrage Le freudisme (« Quadrige », chap. III : « Freudisme et scientia sexualis », p. 93-104) et à notre article « L’enfant, père de l’homme », in Penser/Rêver. Le fait de l’analyse, no 1, Mercure de France, 2002, p. 89-110.

Impliqué au cœur de l’expérience pulsionnelle, le fétichisme mobilise une problématique psychosensorielle : les sens sont en effet engagés dans ce « commerce » avec l’objet, au premier chef l’odorat, dont Freud nota le lien archaïque avec le refoulement :

« La psychanalyse a comblé l’une des lacunes encore présentes dans la compréhension du fétichisme, en indiquant la signification du plaisir olfactif (Riechlust) coprophile pour le choix du fétiche. Pied et cheveux sont des objets fortement odorants qui, après le renoncement à la sensation olfactive devenue déplaisante, sont élevés au rang de fétiches. Dans la perversion correspondant au fétichisme du pied, ce n’est, par conséquent, que le pied sale et dégoûtant qui est l’objet sexuel » (GW, V, 54, ajout de 1910).

Le fétiche apparaît donc comme porteur de ce reliquat odorant qui a échappé au refoulement : une certaine « mauvaise odeur » sur laquelle s’est exercée l’action refoulante (« ne plus vouloir sentir ») acquiert une capacité de plaisir – ce qui signe le « jeu » de la perversion avec le refoulement.

Mais la vue et le regard sont aussi impliqués dans la genèse du fétichisme :

« De nombreux cas de fétichisme du pied font apparaître que la pulsion de voir (Schautrieb) qui voulait approcher son objet par en dessous fut, par interdit et refoulement, arrêtée en route et établit en conséquence pied ou chaussure comme fétiche » (ajout de 1915).

Avant même de renvoyer au spectacle de la castration (infra, p. 85), le fétichisme implique décidément la mobilisation des sens : il y a un certain objet à « ne pas sentir » et à « renifler » quand même, à « ne pas voir » et à regarder coûte que coûte…

Ce n’est donc pas un hasard si, dans le passage du compte rendu du cas de l’Homme aux rats où il évoque le lien entre refoulement de la pulsion sexuelle et odorat, Freud souligne qu’il a pu observer « dans certaines formes de fétichisme », comme dans la genèse des névroses, « un plaisir olfactif qui a décliné depuis l’enfance » (Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle, 1909, GW, VII, 462).

De fait, dans une communication de cas, à la même époque, dans un texte majeur (infra, p. 72-74), Freud décrit le rôle du « plaisir olfactif » dans la genèse du fétichisme du pied et de la chaussure :

« Le patient avait dans son enfance pris l’habitude de fourrager entre ses orteils, là où ils dégagent une forte odeur qui, de façon évidente, doit être un objet de plaisir pour l’homme, plaisir olfactif (Riechlust) et qui dure jusqu’à ce que le dégoût lui succède et y mette fin… Ce plaisir olfactif appartient à cette catégorie de motions qui sont, pour la plupart, refoulées. Ceux qui ont un jour tiré une jouissance des sécrétions nauséabondes que dégagent les pieds, et chez qui un refoulement partiel (partielle Verdrängung) de cette motion intervient, deviennent des fétichistes des chaussures ; le plaisir de l’odeur est réprimé (unterdrückt), tandis que le pied sans odeur est idéalisé » (« La genèse du fétichisme », p. 429, op. cit., infra, p. 72).

On verra que, dans une certaine mesure, la lignée « olfactive » du fétichisme renvoie à la composante du refoulement et la lignée « scopique » à la composante d’idéalisation.

V. Freud et Binet : d’un « fétichisme » à l’autre : une dimension de l’amour

L’idée exprimée par Binet d’une origine du fétichisme dans telle « impression d’enfance » précoce (supra, p. 47) semble on ne peut plus « freudienne » : et, de fait, le fétichisme exprime cette « loi » de l’inconscient qu’ » on revient toujours à ses premières amours » (adage cité en français par Freud). On a pourtant la surprise de constater que la critique freudienne de Binet s’amorce justement, comme en écho à la polémique Binet – Krafft-Ebing des années 1890 (supra, p. 49), par la nette relativisation de la portée de cette explication par les « circonstances » infantiles précoces.

C’est le tournant indiqué par la note de 1920 (4e édition des Trois essais) : « Une recherche psychanalytique pénétrant plus en profondeur a mené à une critique fondée de l’affirmation de Binet [de l’ » importance des impressions sexuelles précoces »]. Toutes les observations appropriées ont pour contenu une première rencontre avec le fétiche, en laquelle celui-ci se montre déjà en possession de l’intérêt sexuel, sans que l’on puisse comprendre, à partir des circonstances concomitantes, comment il est parvenu en possession de cet intérêt. De plus, ces impressions sexuelles « précoces » tombent toutes à une époque postérieure à la cinquième, sixième année, tandis que la psychanalyse émet un doute sur le fait que des fixations pathologiques puissent se former à nouveau si tardivement » (GW, V, 54).

Ainsi, tandis que Binet date la fixation fétichiste de la « rencontre du fétiche » d’une phase relativement tardive de l’enfance (5/6 ans), attribuant par là même à cette impression le rôle causateur de la future perversion, Freud suggère que, dès ce moment, quelque chose s’est déjà joué, en sorte que la « rencontre du fétiche » ne serait qu’une « reconnaissance ». Point déterminant car il ouvre la question, recouverte par l’explication de Binet (faisant de l’ « impression » elle-même une mémoire), d’un travail de la mémoire et du refoulement sous-jacent :

« Le véritable état de choses est que, derrière le premier souvenir de la survenue du fétiche, se trouve une phase sous-jacente et oubliée du développement sexuel qui est représentée par le fétiche comme par un “souvenir-écran” (“Deckerinnerung”), dont le reste et la retombée représentent en conséquence le fétiche. »

Le « fétiche » prend donc sa dimension de formation inconsciente, l’ » objet » fétichisé ayant la valeur symbolique d’une sorte de « souvenir-écran », c’est-à-dire d’un « contenu manifeste » (consciemment remémoré) servant de « couverture » à un « contenu latent » refoulé, jouant à ce titre un rôle de « formation de compromis ». La voie est ainsi ouverte à une mise en perspective dans la mémorisation traumatique dont le « fétiche » devient un représentant.

Il faut remarquer enfin que Freud en vient à souligner, contre l’interprétation « historique » de Binet (faisant du fétichisme une réaction à un événement), la dimension constitutionnelle du phénomène :

« La transformation de cette phase, tombant dans les premières années d’enfance, en fétichisme aussi bien que le choix du fétiche même sont déterminés constitutionnellement. »

Prise isolément, une telle formulation pourrait laisser penser que Freud adhère à une conception « constitutionnaliste » du fétichisme ! Cela supposerait qu’il y aurait quelque « disposition » innée au comportement fétichiste, » aptitude » apportée par l’enfant avant même que celle-ci ne soit « actualisée » par l’événement. Il faut rappeler ici d’une part que Freud n’emploie jamais le terme au sens d’une théorie de l’hérédité organique et de la dégénérescence (Magnan), mais au sens d’une « constitution sexuelle » ; d’autre part, que la référence à l’argument de la « constitution » est un moyen de penser la part inaliénable qu’apporte le « sujet » au processus même.

On se référera sur cette question générale à notre mise au point in Introduction à la métapsychologie freudienne, op. cit., p. 245-248.

La référence au « facteur constitutionnel », sans expliquer à proprement parler le processus (de fixation et de choix d’objet), a donc pour fonction d’affirmer, à l’œuvre dans le phénomène, la « série complémentaire » (Ergänzungsreihe), le « vécu infantile » prenant place à l’interface de la « disposition » et du « vécu accidentel ». C’est pourquoi Freud ne cessera d’affirmer, en même temps que le caractère insuffisant de l’hypothèse de Binet quant à l’influence des « impressions » externes dans la genèse du fétichisme, le caractère « indécidable » du processus.

Cf. l’Introduction à la psychanalyse : « Souvent on ne sait pas dire si cette impression est apte à exercer une si intensive attraction sur la libido » (ce qu’il illustre par un cas clinique) (GW, XI, 361) et l’essai Un enfant est battu : « On s’était néanmoins heurté ici à une barrière de notre compréhension, car il manquait à ces influences fixantes cette force traumatique, elles étaient banales au plus haut point et n’agissant pas sur d’autres individus ; on ne pouvait pas dire pourquoi la tendance sexuelle s’était précisément fixée à elles » : d’où la nécessité de mettre fin – provisoirement – à la quête de la « liaison causale » et d’invoquer la « constitution apportée par le sujet comme point d’arrêt » (GW, XII, 201).

L’argument constitutionnel est donc paradoxalement le moyen de reconnaître le caractère de contingence du « passage à l’acte » fétichiste et de reporter l’attention sur les modalités subjectives singulières qui ont cristallisé, au cas par cas, l’habitus fétichiste (on en verra plus loin, p. 70 s., l’enjeu clinique).

Le fétichisme se trouve finalement reconnu comme une dimension propre de l’amour : que l’on songe à l’expression de « charme », désignant à la fois le moyen d’une « action magique naturelle », bref un « sortilège » (variante de fétiche) et un certain « attrait singulier, mystérieux, exercé sur quelqu’un par quelqu’un ou quelque chose », donc la « grâce séduisante » (Larousse). On peut ici fonder l’homonymie attestée par la diversité des usages : la séduction érotique de l’objet à la fois « incorporelle » et matérielle renvoie à cette « formule magique » (carmen) qui sous-tend le choix d’objet amoureux. Il y a bien en ce sens une clause fétichiste de l’amour – dont Freud prend acte dans sa « psychologie de l’amour » dans les années 1910-1912, renchérissant sur Binet qui voyait dans le fétichisme « une maladie de l’amour » et dans « l’amour normal… le résultat d’un fétichisme compliqué ».

La pratique fétichiste est aussi bien commémoration, « mémoire en acte ». Mémoire de quoi ? C’est par là que l’on pénètre dans la signification phallique. À partir du cadre général fourni par la théorie de la libido, c’est le processus même dont il va s’agir de restituer la dynamique. C’est là que prennent leur sens, au-delà des « conditions préalables à l’amour », espèces de « réminiscences », ces cas de fétichisme proprement dit, qui apparaissent comme de véritables « phénomènes énigmatiques » [2].

 

Notes

[1] S. Freud, Gesammelte Werke, Fischer Verlag. Nous retraduisons tous les passages cités.

[2] Distinction opérée dans la communication de 1909 sur la genèse du fétichisme évoquée infra, p. 72 s.