Chapitre VII. Fonctions du sujet

Cette notion, longtemps traquée par la pensée structurale, réputée « sans sujet », est récurrente chez Lacan. Avec l’articulation imaginaire/symbolique, Lacan a montré que « le Moi n’est toujours que la moitié du sujet » (VCT, E, 346). Ainsi émerge « le sujet vrai, c’est-à-dire le sujet de l’inconscient » (ICJH, E, 374). Il en viendra à promulguer l’« être du sujet » comme « mis au centre » du programme du Séminaire (S XII, 5 mars 1966, AE, 199).

C’est, au sens le plus radical, une « hypothèse », c’est-à-dire non pas une simple conjecture, mais ce qui doit être posé (thèse) sous (hypo-) l’inconscient ou le désir — entendons à sa base structurale. L’analyse ne se soutient que de cette hypothèse radicale du sujet. Si elle ne peut en faire l’économie, elle en négocie chèrement le maintien.

Cette notion de sujet, envisagée à la lueur de la métapsychologie freudienne, se révèle à la fois discrète et nécessaire. Freud parle d’abord en termes d’objectalité : c’est la prise en compte du narcissisme et des destins des pulsions et, plus radicalement, le problème du « clivage du moi » (Ichspaltung) qui coïncident non fortuitement avec la montée d’une « fonction du sujet ».

1. Sujet et science de l’inconscient

Un tournant déterminant est le moment où Lacan, après avoir souligné que l’expérience du miroir « oppose à toute philosophie issue directement du Cogito » (SMFFJ, E, 93), affirme que le sujet de la psychanalyse est « le sujet de la science » — reconduisant le postulat cartésien : « Sa praxis, précise-t-il à propos de l’analyste, n’implique d’autre sujet que celui de la science » (SV, E, 863).

Là où, dans le débat autour de la folie et du Cogito31 Foucault présentait l’instauration de la raison cartésienne comme exclusive de la folie, Derrida rappelait que le « je pense » restait le présupposé même de la folie. Lacan confirme ce point, mais y inscrit la pensée de la division (infra, p. 82). Ce sujet, en son rapport à l’objet du désir et à l’Autre, doit être conçu comme radicalement divisé : « Le drame du sujet dans le verbe, c’est qu’il y fait l’expérience de son manque-à-être… » (RRDL, E, 655). C’est dans le phénomène de la Verneinung que la position du sujet se révèle de la façon la plus frappante, à travers le débat avec Jean Hyppolite (février 1954, I/RCJH). Elle impose une révision de la théorie du jugement. Il nous faut donc cerner les figures du sujet dans la dynamique de subjectivation.

C’est en effet en examinant le « paradoxe des prisonniers » que Lacan, dans Le Temps logique et l’assertion de certitude anticipée (1945), met à jour la dialectique temporelle de la subjectivation, en ses trois temps : « instant du regard », « temps de comprendre », « moment de conclure ». Ce qui en fait émerger trois figures : « La forme générale du sujet noétique », qui s’exprime dans « l’on » de « l’on sait que » ; « la forme personnelle du sujet de la connaissance », qui s’exprime comme assertion subjective, « forme logique essentielle du je psychologique » ; enfin, l’acte par lequel se manifeste ce qui va s’avérer le sujet inconscient proprement dit (E, 207-208), sujet en acte…

2. Sujet et signifiant

L’un des effets de la théorie du signifiant (supra, p. 42) est de réenvisager le sujet comme « effet du signifiant », en sorte que : « Le signifiant détermine le sujet » (S IX, 30 mai 1962). C’est au cours du colloque de Royaumont sur la « dialectique » (septembre 1960) que Lacan introduit la formule clé : « Le sujet est représenté par un signifiant pour un autre signifiant » (SSDDIF, E, 819), qu’il développera dans le séminaire sur L’Identification (S IX, 6 décembre 1961). C’est cette fonction sujet qui démarque le signe — qui « représente quelque chose pour quelqu’un » — du signifiant qui « représente le sujet pour un autre signifiant » (S IX, 24 janvier 1962).

Cela veut dire que le sujet de l’énonciation n’est pas le sujet de l’énoncé : celui-ci est caractérisable comme intention de signifier (quelque chose). Le sujet de l’énonciation est, lui, aliéné au registre du signifiant et renvoyé sans cesse à un autre signifiant (au sens cerné plus haut, p. 39 sq.), en sorte qu’il est tenu par le langage. Il est assimilable au « shifter » ou « indicatif qui dans le sujet de l’énoncé dessine le sujet en tant qu’il parle actuellement » (SSDDIF, E, 800). Ainsi, dans la formule « explétive » — « je crains qu’il ne vienne » –, vient se trahir en quelque sorte, au cœur de l’énoncé, le sujet de l’énonciation en sa « discordance ».

En d’autres termes : « L’effet de langage, c’est la cause introduite dans le sujet… sa cause, c’est le signifiant sans lequel il n’y aurait aucun sujet dans le réel. Mais ce sujet, c’est ce que le signifiant représente, et il ne saurait rien représenter que pour un autre signifiant. » Autrement dit : « Le sujet…, on ne lui parle pas. Ça parle de lui… » (PI, E, 835).

C’est, rappelons-le, le principe de la « libre association » freudienne de s’en remettre à la « batterie de signifiants » du sujet locuteur pour en recevoir des effets de révélation de son propre désir insu. Cela signifie que « le signifiant est exigé comme syntaxe d’avant le sujet pour l’avènement du sujet… » (Maurice Merleau-Ponty, 1961, AE, 182).

On en aperçoit les conséquences : le sujet n’est pas tel qu’il « use du langage », mais qu’il « en surgit » (S XII, 10 mars 1965). Mais en retour, il n’y a pas de mystique du Signifiant (comme pourrait le laisser entendre un certain usage du « lacanisme »), dans la mesure où les destins en sont ordonnés à un sujet, « effet du dit » (ÉT, AE, 472). L’inconscient noue le sujet au langage : « La question que nous pose l’inconscient est un point qui touche le plus sensible de la nature du langage, c’est-à-dire la question du sujet » (De la structure en tant qu’immixtion d’un Autre préalable à tout sujet possible).

3. Le sujet barré, l’Autre et l’objet : le fantasme

Le sujet et l’Autre entrent en relation sous deux opérations qui imposent un rapport corrélatif à l’objet : soit l’aliénation et la séparation (supra, p. 73). Pour ex-sister, le sujet doit, autant que s’aliéner à l’objet, se détacher de l’Autre.

C’est ce qui organise toute la démarche analytique comme pointage de la dialectique subjective. Mais cela se révèle éminemment à travers le statut du fantasme.

Le sujet se présente dans son rapport à l’Autre S (à) et à l’objet, qui se pratique électivement dans le fantasme, noté S ◊ a, à lire « S barré poinçon a ». Renvoyant à la fonction objet (supra, p. 73), on relèvera ce que le fantasme apprend sur le sujet : celui-ci intervient comme « barré », c’est-à-dire divisé « face à » l’objet a, objet du manque.

Le « poinçon » joue là un rôle décisif. Ce signe ◊ inventé par Lacan et repris constamment, de Subversion du sujet et dialectique du désir à La Logique du fantasme, soit de 1960 à 1966, désigne à la fois la disjonction/conjonction (le vel de l’aliénation) et la relation « plus grand / plus petit ». Le « petit a » apparaît à la fois comme reste, comme support au fading du sujet et corrélativement à la défaillance de l’Autre. Le fantasme pare en effet à la « détresse » face à la vacuité de l’Autre.

4. Le sujet divisé : fonction sujet et inconscient

Dire qu’il y a une « fonction sujet », c’est réinterroger les modalités de la « défense » comme autre chose que des mécanismes de défense : Verdrängung, Verneinung, Verwerfung, Verleugnung sont autant de postures de la subjectivité inconsciente. Ce qui en ressort, c’est l’être divisé du sujet. Le sujet lacanien porte donc « a barre oblique de noble bâtardise » (DC, E, 634). On touche là à la thèse la plus éloquente à l’usage de la théorie : « Cette Spaltung dernière par où le sujet s’articule au Logos » (DC, E, 642), schize qui se révélera comme effet de l’objet a.

Lacan pouvait largement faire fond sur le concept freudien de « clivage du moi » (Ichspaltung). De fait, le moi est susceptible de maintenir un clivage à partir d’une double position, de reconnaissance et de déni de la castration (Le Moi dans le processus de défense, 1937), sauf à se fendre (Einriss) — ce qui atteste que la fonction de synthèse du moi, pour le dire euphémiquement, ne va pas de soi… C’est cette « refente » (pour employer la légère surtraduction lacanienne) qui le caractérise. L’objet a est susceptible de se « loger » dans cette fente, ce qui laisse supposer un objet qui « traverse » le sujet.

Contrairement à l’idée reçue, il y a bien chez Freud une notion de sujet, mais l’émergence en est chèrement négociée. Cf. sur ce point notre Introduction à la métapsychologie freudienne(op. cit., chap. x, p. 239-264) : l’examen exhaustif de l’ensemble des occurrences montre que, superflu dans la théorie de la libido, il s’introduit avec le narcissisme — le « sujet narcissique » apparaît dans Pulsions et destins des pulsions. Surtout, la notion de clivage du moi ramène le terme Subjekt — sans que Freud franchisse le pas de nommer un sujet clivé, alors même qu’il le « pense ».

On notera que les « discours » (supra, p. 45-46, et infra, p. 111) sont déterminés au moyen du sujet barré, articulé à l’objet a et aux signifiants S1 et S2.

Cette repensée du sujet permet d’en mesurer la portée, à la fois eu égard à Freud et dans le contexte de la problématique philosophique du sujet. Par rapport à l’alternative des philosophies du sujet et des philosophies « antisujets », Lacan détermine, sous l’effet de l’expérience freudienne, une position dissidente et originale. Il n’est pas vrai que le sujet, illusion métaphysique, soit superflu32 : il y a bien lieu de poser un sujet de l’inconscient. La pensée du sujet est requise principiellement à titre d’antidote à toute imaginarisation : la prise en compte du symbolique destitue le primat du moi. Ce n’est pas un hasard si c’est avec l’Acte de fondation du « champ freudien » que la référence au sujet de la science se trouve affirmée. Reste qu’un tel sujet — inconscient –, loin d’être autonome, est conçu comme aliéné à la chaîne signifiante, pris dans un rapport barré à l’Autre. Enfin, celui-ci n’est pensable que divisé par l’objet du désir et de la castration. Ainsi la boucle, de ne pouvoir être refermée, est bouclée…


31 M. Foucault, Histoire de la folie, postface ; Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in L’Écriture et la différence, Le Seuil, 1967.

32 P.-L. Assoun, Freud et Nietzsche, 1980, Puf, « Quadrige », 4e éd.2008.