« Frérot et sœurette »

Les deux facettes de la personnalité

Dans cette histoire des frères Grimm, comme dans beaucoup d’autres contes de fées qui mettent en scène les aventures de deux enfants nés des mêmes parents, les protagonistes symbolisent les natures disparates du ça, du moi et du surmoi ; le principal message de ce conte est le suivant : si l’homme veut être heureux, qu’il commence par intégrer ces trois niveaux de la personnalité. Ce type de contes de fées présente cette intégration autrement que ne le fait « La Reine des abeilles ». Ici, un esprit méchant change le frère en animal, tandis que la sœur garde son apparence humaine. Il est difficile de concevoir une image plus brillante, plus succincte, plus directement convaincante de nos tendances contradictoires. Les philosophes ' les plus anciens voyaient déjà dans l’homme une nature animale et une nature humaine.

Pendant la plus grande partie de notre vie, quand nous ne parvenons pas à réaliser ou à maintenir notre intégration intérieure, ces deux aspects de notre psyché se font la guerre. Toute l’existence de l’enfant est envahie par ce qu’il ressent sur le moment. Il est dérouté lorsqu’il se rend compte qu’il éprouve deux sentiments à la fois, par exemple qu’il veut attraper les bonbons et, en même temps, obéir à sa mère. Pour comprendre ce dualisme, il faut connaître les processus intérieurs, ce qui est grandement facilité par les contes de fées qui illustrent notre double nature.

Au début de ces contes, les deux enfants ne sont pas différenciés : ils vivent ensemble et partagent les mêmes émotions. Bref, ils sont inséparables. Mais tandis qu’ils grandissent, l’un d’eux, à un moment donné, contrairement à l’autre, commence une vie animale. À la fin du conte, l'animal reprend forme humaine ; les deux enfants sont réunis et ne seront jamais plus séparés. L’essentiel du développement de la personnalité humaine est ainsi symbolisé : la personnalité de l’enfant est d'abord indifférenciée ; puis le ça, le moi et le surmoi se développent à partir du stade indifférencié. Ils s’intégrent dans un processus de maturation, malgré les pulsions contraires.

Dans ce conte des frères Grimm, « Frérot prend Sœurette par la main et lui dit : « Viens-t’en, que nous allions ensemble courir le vaste monde », pour échapper à leur maison qui est devenue frustrante. Tout le jour, main dans la main, ils marchèrent à travers champs, à travers prés, ou encore parmi les pierres et les cailloux ; et quand il se mit à pleuvoir, Frérot dit à Sœurette : « Dieu pleure en même temps que nos cœurs. »

Dans ce conte, comme dans beaucoup d’autres, le fait de devoir quitter la maison équivaut à la nécessité de devenir soi-même. La réalisation de soi exige la rupture d’avec le foyer, expérience terriblement douloureuse, lourde de multiples dangers psychologiques. Le processus de développement est inévitable ; sa douleur est ici exprimée par la tristesse des deux enfants qui ont été obligés de quitter leur maison. Les risques psychologiques, comme dans tous les contes de fées, sont symbolisés par les périls que les héros rencontrent au cours de leur voyage. Frérot représente l’aspect menacé d’une unité essentiellement inséparable, et Sœurette, symbole de la sollicitude maternelle après la perte du foyer, vient à son secours.

Le conte de fées ne laisse aucun doute dans l’esprit de l’enfant sur la peine qu’il faut endurer et les risques qu’il faut prendre : chacun doit accomplir son identité personnelle. Et, malgré toutes les angoisses, la conclusion heureuse ne fait aucun doute. Évidemment, l’enfant n’héritera pas d’un royaume, mais s’il comprend et intègre le message du conte, il trouvera le royaume réel de son monde intérieur. Il en deviendra maître en apprenant à connaître son esprit qui, de son côté, le servira bien.

Mais revenons à notre histoire. Le lendemain, les deux enfants arrivent à une source, et Frérot veut y boire ; mais sa sœur, qui, elle, n’est pas animée par le ça (les pressions instinctuelles), comprend que la source murmure : « Le premier qui s’y désaltère est changé en panthère. » Malgré sa grande soif, Frérot, sur les vives instances de sa sœur, s’abstient de boire.

Sœurette, qui représente les instances mentales supérieures (le moi et le surmoi), met en garde son frère qui, dominé par le ça, est prêt à se

laisser entraîner par son envie d’une satisfaction immédiate (sa soif) sans tenir compte de ce que ça lui coûtera. S’il cédait à la pression du ça, il deviendrait un asocial, violent comme un tigre.

Ils rencontrent une autre source qui les prévient qu’elle a le pouvoir de changer en loup quiconque boira de son eau. De nouveau Sœurette prend conscience du danger qu’il y a à chercher une satisfaction immédiate et convainc son frère de résister à sa soif. Finalement, ils arrivent à une troisième source qui murmure une troisième menace : celui qui cédera aux désirs du ça sera changé en faon, un animal beaucoup plus docile. En obéissant partiellement aux aspects restrictifs de notre appareil mental, nous obtenons le même effet d’atténuation. Mais la pression du ça (sa soif), en augmentant, l’emporte sur les contraintes du moi et du surmoi ; les supplications de la sœur perdent leur pouvoir de contrôle ; Frérot boit à la source et est changé en faon 1128.

Sœurette promet qu’elle n’abandonnera jamais son frère-faon. Elle symbolise le contrôle exercé par le moi : malgré sa soif, elle a été capable de s’abstenir de boire. Elle ôte sa jarretière d’or et l’attache autour du cou du faon ; puis elle tresse une laisse d’osier fin pour mener à la main le petit animal. Seul un lien personnel très positif — la jarretière d’or — peut nous permettre de résister à nos désirs asociaux et nous conduire à une plus haute humanité.

Frérot et Sœurette poursuivent leur chemin. Ils s’enfoncent dans la forêt, découvrent une maisonnette abandonnée (que l’on trouve souvent dans les contes) et ils s’y installent. Sœurette va chercher des feuilles et de la mousse et en fait une litière pour le faon ; chaque matin, elle ramasse pour elle-même des baies sauvages, des racines et des noisettes et, pour le faon, de l’herbe tendre. Le moi pourvoit aux besoins de l’individu. Tout va bien tant que le ça exécute ce que lui commande le moi. « Ah ! si seulement Frérot avait gardé sa forme humaine, qu’ils eussent donc été heureux ! »

Mais tant que nous n’avons pas réussi une intégration totale de notre personnalité, notre ça (nos pressions instinctuelles, notre nature animale) vit en mauvaise compagnie avec notre moi. Le conte de fées montre comment, lorsque les instincts animaux sont vivement éveillés, les contrôles rationnels perdent tout pouvoir.

Quand Frérot et Sœurette eurent ainsi vécu quelque temps dans cette solitude sauvage, le roi de la contrée mena dans les parages une grande chasse à courre. Dés que le faon entend le son du cor, les aboiements des chiens de la meute et les appels joyeux des chasseurs, il dit à sa sœur : « Ah ! laisse-moi aller, Sœurette, laisse-moi libre d’y courir ! » Il la supplie si bien qu’elle finit par céder.

Tout se passe bien le premier jour de la chasse ; à la tombée de la nuit, le faon rejoint sa sœur et la sécurité de leur cabane. Le lendemain matin, il entend de nouveau les bruits tentateurs de la chasse, s’impatiente et finit par bondir dans la forêt. Vers le soir, il est légèrement blessé à la jambe et rentre à la maisonnette en boitant ; mais, cette fois, plusieurs chasseurs remarquent le collier d’or et racontent tout au roi. Celui-ci comprend la signification du collier et donne ses ordres : le lendemain, le faon sera poursuivi, attrapé, mais il ne faudra pas lui faire de mal.

À la maison, Sœurette soigne la blessure de son frère. Le lendemain, elle a beau pleurer, supplier, le faon l’oblige à le laisser partir. Et le soir, quand le faon rentre à la maison, il est suivi par le roi jusqu’à la cabane. Séduit par la beauté de la jeune fille, le roi lui demande de l’épouser. Elle y consent, à condition que le faon reste avec eux.

Ils vivent dans le bonheur tous ensemble. Mais, comme il arrive souvent dans les contes de fées, trois répétitions de la même épreuve (les trois jours où le faon a été chassé) ne suffisent pas à amener la conclusion. Alors que le frère s’est soumis aux épreuves qui l’ont initié à une forme supérieure d’existence, la sœur, elle, ne l’a pas fait.

Tout se passa bien jusqu’au jour où, le roi étant à la chasse12, la jeune reine mit au monde un petit garçon.

L’absence du roi au moment de l’accouchement de sa femme

indique qu’il y a une autre transition — le plus grand miracle de la vie — où les autres, même le mari, ne peuvent être d’aucun secours. La naissance représente une transformation intérieure qui change en mère la femme-enfant. Comme toutes les transformations importantes, elle s’accompagne de grands dangers. Ceux-ci, de nos jours, sont surtout psychologiques ; jadis, il est évident que l’existence même de la mére était menacée. Les dangers, dans ce conte, sont personnifiés par la marâtre des enfants, une sorcière qui, après la naissance de l’enfant, s’insinue dans la vie de la reine en se faisant passer pour une femme de chambre. Au cours des relevailles, elle décide Sœurette à prendre un bain et s’arrange pour qu’elle meure dans la baignoire. Puis la vieille sorcière met sa propre fille, laide et borgne, dans le lit du roi.

À minuit, la reine morte apparaît dans la chambre du bébé. Elle prend son enfant dans ses bras et lui donne le sein. Elle n’oublie pas non plus le petit faon qui dort dans un coin. Tout cela est observé par la nourrice qui n’en parle à personne. Après un certain temps, la reine, près de son enfant, parle à haute voix dans la nuit. Elle dit :

Comment va mon enfant ? Et comment va mon faon ?

Deux fois encore je reviendrai, puis plus jamais.

La nourrice va tout raconter au roi ; le soir même, celui-ci peut observer en personne les mêmes événements ; seule différence, la reine dit qu’elle ne reviendra qu’une fois. La troisième nuit, quand elle dit qu’elle ne reviendra plus jamais, le roi ne peut se contenir et s’écrie : « Tu ne peux être que ma femme chérie, et pas une autre ! » Au même' instant, la reine revient à la vie.

Par trois fois, Frérot a voulu boire l’eau des sources ; par trois fois, le faon a bondi vers les chasseurs ; et par trois fois la reine morte est allée voir son enfant et a prononcé les vers. La reine, revenue à la vie, a retrouvé le roi, mais son frère garde encore sa forme animale. La sorcière est mise au bûcher. Ce n’est qu’après sa mort que le faon retrouve son apparence humaine. « Et Frérot et Sœurette vécurent désormais et furent heureux ensemble jusqu’à la fin de leurs jours. »

Rien n’est dit, à la fin du conte, sur la présence, auprès de la reine, du roi et de son enfant ; ces deux personnages n’ont que peu d’importance. La véritable conclusion de « Frérot et Sœurette » est que l’animal dans l’homme (le faon) et les tendances asociales (représentées par la sorcière) ont été éliminés, ce qui permet aux qualités humaines de s’épanouir.

À la fin de l’histoire, deux fils de pensée s’entremêlent : l’intégration des aspects contradictoires de notre personnalité ne peut être obtenue qu’après l’élimination de tout ce qui, en nous, est asocial, destructif et injuste ; et cela ne peut être accompli que lorsque nous avons atteint notre pleine maturité, comme le symbolisent ici l’accouchement de la sœur et l’éclosion de ses attitudes maternelles. L’histoire suggère également les deux grands bouleversements de la vie : l’abandon de la maison familiale et la création de sa propre famille. C’est au cours de ces deux périodes de notre vie que nous sommes le plus exposés à la désintégration car il faut renoncer à un ancien genre de vie pour en réaliser un nouveau. Le frère est emporté par le premier grand tournant, la sœur par le deuxième.

Il n’est jamais question dans le conte d’évolution intérieure, mais sa nature est sous-entendue : ce qui nous rachète, nous autres êtres humains, et ce qui nous rend notre humanité, c’est notre sollicitude envers ceux que nous aimons. La reine, au cours de ses visites nocturnes, n’essaye de satisfaire aucun de ses propres désirs, mais s’inquiète de ceux qui dépendent d’elle : son enfant et le faon. Cela nous montre qu’elle est passée avec succès de son état de femme à celui de mère et qu’elle renaît ainsi à un palier supérieur de son existence. Le contraste entre le frère qui s’abandonne aux sollicitations de ses désirs instinctuels et la sœur qui, motivée par son moi et son surmoi, est consciente de ses obligations envers les autres, indique clairement en quoi consiste la bataille pour l’intégration et ce qu’il faut faire pour remporter la victoire.


11 Une comparaison entre « Frérot et Sœurette » et « Le Pêcheur et le Génie » montrera que l’enfant ne peut accéder à toute la richesse des contes de fées qu’en en entendant un grand nombre et en les assimilant tour à tour. Le génie, emporté par les pressions du ça, veut tuer son sauveur ; il s’ensuit qu’il se retrouve à jamais prisonnier du vase. « Frérot et Sœurette », au contraire, raconte qu’il est très bénéfique de pouvoir contrôler les pressions du ça. Même si on n’y parvient pas tout à fait, ce qui est le cas de l’enfant, un contrôle même limité du ça permet un haut degré d’humanisation, ainsi que le symbolise l’atténuation de sa sauvagerie animale, à travers la panthère, le loup et le faon.

12 Dans les termes du conte de fées, la chasse ne doit pas être comprise comme un massacre inutile ; elle symbolise plutôt une vie proche de la nature et accordée à elle ; une vie dans la ligne de notre être le plus primitif. Dans de nombreux contes de fées, les chasseurs sont des hommes qui ont bon cœur et qui ne demandent qu’à aider, comme dans « Le Petit Chaperon rouge ». Néanmoins, le fait que le roi est allé à la chasse signifie qu’il a cédé à ses tendances les plus primitives.