De l'art de raconter les contes de fées

Pour qu’ils apportent leur maximum de réconfort, pour qu’ils prennent toute leur signification symbolique, et, surtout, tout leur sens interpersonnel, il est préférable de raconter les contes de fées, au lieu de les lire à haute voix. Si on les lit, il faut le faire en accentuant l’émotion dégagée par l’histoire et suscitée chez l’enfant, en essayant d'éprouver soi-même ce que l’histoire peut signifier pour lui. Le fait de les raconter permet une plus grande souplesse.

J’ai dit plus haut que le conte de fées folklorique, contrairement aux contes inventés récemment, est le résultat d’une histoire qui a été remodelée sans cesse à force d’être racontée des millions de fois par des adultes différents à d’autres adultes et à des enfants. Chaque narrateur, en racontant l’histoire, éliminait et ajoutait certains éléments pour rendre l'histoire plus significative pour lui-même et pour ses auditeurs qu'il connaissait bien. Quand il s’adressait à un enfant, l’adulte répondait à ce qu’il pouvait sentir de ses réactions. Ainsi, le narrateur soumettait sa compréhension du message de l’histoire à l’influence de celle de l’enfant. Les conteurs successifs modifiaient l'histoire selon les questions posées par l’enfant, selon le plaisir ou la peur qu'il exprimait verbalement ou en se blottissant tout contre lui. En se tenant à la lettre de ce qui est imprimé, on prive le conte de fées de la plus grande partie de sa valeur. Quand on raconte une histoire à un enfant, si on veut être efficace, il faut créer un événement interpersonnel influencé par les participants.

Mais, ne le cachons pas, il y a des pièges. L’adulte qui n'est pas en harmonie avec son enfant, ou qui est trop préoccupé par ce qui se passe dans son propre inconscient, peut choisir de raconter les contes de fées sur la base de ses propres besoins, sans tenir compte de ceux de l'enfant. Mais tout n’est pas perdu pour autant. L’enfant comprendra mieux ce qui émeut ses parents, et il est très intéressant pour lui, et très profitable, de connaître les motivations des êtres qui tiennent le plus de place dans sa vie.

J’en donnerai pour exemple l’histoire d’un père qui était sur le point de quitter sa femme, beaucoup plus responsable que lui, et leur fils de cinq ans dont il avait pratiquement cessé de s’occuper depuis quelque temps. Il craignait que son fils, en son absence, tombât totalement au pouvoir de son épouse qu’il tenait pour une femme dominatrice. Un soir, avant d’aller au lit, l’enfant demanda à son père de lui raconter une histoire. Ce dernier choisit « Jeannot et Margot ». Au cours du récit, quand vint le moment où Jeannot est enfermé dans une petite remise où la sorcière l’engraisse avant de le manger, le père se mit à bâiller et déclara qu’il était trop fatigué pour continuer ; il laissa là l’enfant, alla dans sa chambre et s’endormit. Ainsi, Jeannot restait livré sans recours à l’appétit vorace de la sorcière — de même que le petit garçon, dans l’esprit du père, allait être abandonné au pouvoir de sa femme autoritaire.

L’enfant n’avait que cinq ans, mais il comprit très bien que son père se préparait à l’abandonner et considérait sa femme comme une personne menaçante, et qu’en même temps il ne voyait aucun moyen de protéger et de secourir son fils. Le petit garçon dut passer une très mauvaise nuit, mais il eut le sentiment qu’il ne pouvait pas espérer que son père s’occupât de lui et que, s’il voulait vivre paisiblement, il devait s’en remettre totalement à sa mère. Le lendemain, il raconta à celle-ci ce qui s’était passé et il ajouta spontanément que même si son père n’était plus là, il saurait toujours que sa mère s’occuperait bien de lui.

Les enfants, fort heureusement, savent très bien s’arranger de ce genre de mésentente conjugale que l'on rencontre dans les contes de fées et ils savent aussi, à leur manière, s’arranger des éléments de l’histoire qui vont à rencontre de leurs propres besoins affectifs. Us y parviennent en apportant des variantes à l’histoire et en se souvenant d’elle autrement qu’elle se présente dans la version originale, ou en ajoutant certains détails. Les péripéties fantastiques des contes encouragent ces changements spontanés, alors que les histoires qui nient ce qu'il y a en nous d’irrationnel ne les permettent pas. Il est fascinant de voir les changements qui peuvent être apportés aux contes, même les plus connus, dans l’esprit de certains, alors qu’on pourrait penser que la notoriété de l’histoire interdit toute modification.

Je connais un petit garçon qui inversa l’histoire de Jeannot et Margot : c’est Margot qui fut enfermée dans la remise et Jeannot qui eut l’idée d’un attrape-nigaud pour berner la sorcière et la pousser dans le four, libérant ainsi sa sœur. De même, certaines déformations féminines des contes de fées les adaptent aux besoins individuels : une petite fille se souvenait très bien de « Jeannot et Margot », mais, dans son esprit, c’était le père qui voulait à tout prix chasser les enfants, malgré les supplications de sa femme et qui réalisa son méfait à son insu.

Pour une certaine jeune femme, « Jeannot et Margot » était avant tout une histoire qui dépeignait la dépendance de Margot vis-à-vis de son grand frère, ce qui la faisait protester contre le « chauvinisme mâle » du jeune héros... Aussi loin qu’elle pouvait s’en souvenir — et elle affirmait que sa mémoire, sur ce point, était très fidèle —, c’est Jeannot qui, par sa présence d’esprit, sauva Margot en jetant la sorcière dans le four. Elle relut l’histoire et fut fort surprise de consta-

■ ter à quel point sa mémoire l’avait modifiée ; et elle comprit que pendant toute son enfance elle s’était plu à se placer sous la dépendance d’un frère un peu plus âgé qu’elle ; selon ses propres termes, « elle avait refusé d’accepter sa propre force et les responsabilités qu’entraîne cette prise de conscience ». Cette altération du conte s’accrut au début de l’adolescence pour une autre raison. Alors que son frère séjournait à l’étranger, sa mère mourut, et elle dut s’occuper de la crémation. Par la suite, même quand, étant adulte, elle relisait le conte de fées, elle se sentait bouleversée à l’idée que Margot était responsable de la mort de la sorcière dans le four ; ce fait lui rappelait trop douloureusement la crémation de sa propre mère. Inconsciemment, elle avait très bien compris le conte, et tout particulièrement que la sorcière représentait à un certain degré la mauvaise mère envers laquelle nous entretenons tous des sentiments négatifs dont nous nous sentons coupables. Une autre jeune fille se rappelait avec une abondance de détails que Cendrillon avait pu aller au bal grâce à son père, malgré les objections de la belle-mère...

J’ai dit plus haut que, idéalement, le fait de raconter un conte de fées devrait être un événement interpersonnel où l’adulte et l’enfant prennent une part égale, ce qui ne peut jamais être le cas lorsque l’histoire est simplement lue. Une anecdote de l’enfance de Goethe illustre très bien cette idée.

Bien avant que Freud ait parlé du ça et du surmoi, Goethe, à

partir de sa propre expérience, devina qu’ils constituaient les pièces maîtresses de la construction de la personnalité. Heureusement pour lui, dans sa vie, le ça et le surmoi étaient chacun représenté par l’un des parents. « De mon père je tenais mon assurance, le sérieux que j’apportais à la poursuite de la vie ; de ma mère, la joie de vivre et le goût de faire travailler mon imagination49. » Goethe savait que pour pouvoir jouir de la vie, pour lui trouver du charme malgré ses durs labeurs, on a besoin d’une vie riche en imagination. Ces quelques lignes écrites par la mère de Goethe vers la fin de sa vie montreront comment Goethe apprit à jouir de la vie et à avoir confiance en lui en écoutant sa mère lui raconter des contes de fées ; ces lignes montreront également comment il convient de conter des histoires et combien elles peuvent rapprocher parents et enfants lorsque chacun apporte sa contribution :

« Je lui présentais l’air, le feu, l’eau et la terre comme de belles princesses, et tout, dans la nature, prenait un sens profond. Nous inventions des chemins parmi les étoiles et parlions des grands esprits que nous y rencontrerions... Il me dévorait des yeux ; et si le sort de l’un de ses héros favoris n’était pas à son goût, je pouvais le voir à la colère qui se peignait sur son visage ou aux efforts qu’il faisait pour ne pas éclater en sanglots. De temps en temps, il m’interrompait pour me dire : « Mère, ce n’est pas possible ! La princesse ne va pas se marier avec le méchant tailleur, même s’il tue le géant ! » Alors je m’arrêtais, remettant la catastrophe au lendemain soir. C’est ainsi que mon imagination était souvent remplacée par la sienne ; et quand, le lendemain, j’arrangeais le destin de l’héroïne selon ses suggestions en disant : « Tu as deviné juste... voici ce qui s’est passé... » il était tout excité, et on aurait pu entendre battre son cœur50. »

Il n’est certes pas donné à tout le monde d’inventer des histoires aussi bien que le faisait la mère de Goethe qui, toute sa vie, eut la réputation d’être une grande conteuse. Elle adaptait les histoires aux sentiments profonds de l’auditeur et on s’accordait pour reconnaître que c’était la bonne façon de raconter. Malheureusement, bien des parents, de nos jours, n’ont jamais su ce qu’on peut éprouver quand on écoute un conte de fées. Privés de cette expérience qui enrichit la vie intérieure du petit enfant, les meilleurs des parents sont incapables de donner spontanément à leurs enfants quelque chose qu’ils n’ont pas vécu eux-mêmes. Dans ce cas, on peut compenser par un effort intellectuel l’empathie directe, fondée sur les souvenirs de sa propre enfance.

Puisque je parle de l’effort intellectuel qui permet de comprendre la signification du conte de fées, je tiens à souligner qu’il faut se garder de les approcher, lorsqu’on les raconte, avec des intentions didactiques. Chaque fois que, dans différents contextes de ce livre, je dis que le conte de fées aide l’enfant à se comprendre, à trouver des solutions aux problèmes qui le préoccupent, etc., je m’exprime par métaphore. Si, en écoutant des contes de fées, l’enfant est capable de progresser, ce résultat n’a jamais été voulu consciemment par ceux qui, dans un lointain passé, ont inventé ces histoires ni par ceux qui, en les répétant, les ont transmises de génération en génération. Le dessein du conteur devrait être celui de la mère de Goethe : une expérience partagée, riche de tout le plaisir qu’apporte le conte, bien que l’origine de ce plaisir ne soit pas la même pour l’enfant et pour l’adulte. Tandis que l’enfant jouit du fantasme, l’adulte peut très bien tirer son plaisir de la joie de l’enfant ; tandis que l’enfant exulte parce qu’il comprend mieux, maintenant, quelque chose qui se passe en lui, le plaisir du conteur peut naître de cette soudaine prise de conscience que l’enfant est en train de vivre.

Le conte de fées est avant tout une œuvre d'art ; comme le dit Goethe : « Ceux qui ont beaucoup à donner en combleront plus d’un51. » Ce qui veut dire qu’il est impossible de réaliser une œuvre d'art en essayant délibérément d’offrir quelque chose de spécifique à une personne en particulier. Raconter un conte de fées, exprimer toutes les images qu’il contient, c’est un peu semer des graines dont quelques-unes germeront dans l’esprit de l’enfant. Certaines commenceront tout de suite à faire leur travail dans le conscient ; d’autres stimuleront des processus dans l’inconscient. D'autres encore devront rester longtemps en sommeil jusqu'à ce que l’esprit de l’enfant ait atteint un stade favorable à leur germination, et d’autres ne prendront jamais racine. Mais les graines qui sont tombées sur le bon terrain produiront de belles fleurs et des arbres vigoureux ; c’est-à-dire qu’elles donneront de la force à des sentiments importants, ouvriront des perspectives nouvelles, nourriront des espoirs, réduiront des angoisses, et, ce faisant, enrichiront la vie de l’enfant, sur le moment et pour toujours. Raconter un conte de fées en ayant en tête autre chose que l’intention d’enrichir l’expérience de l’enfant, c’est faire de l’histoire un simple conte moralisateur, une fable, une expérience didactique qui, au mieux, s’adresseront à l’esprit conscient de l’enfant ; la littérature des contes de fées, elle, a aussi le très grand mérite de pénétrer directement l’inconscient.

Si le père, ou la mère, raconte à son enfant un conte de fées dans l’esprit qui convient, c’est-à-dire en se souvenant de la signification que l’histoire avait pour lui quand il était petit et en étant conscient du sens différent qu’il lui accorde au moment où il la raconte ; si, par ailleurs, il sent également pourquoi son enfant peut en tirer une signification qui lui est personnelle, alors, tout en écoutant, l’enfant se sent compris jusque dans ses aspirations les plus intimes, ses désirs les plus ardents, ses angoisses, et ses désespoirs les plus graves, et aussi dans ses espérances les plus hautes. En sentant que l’histoire que ses parents lui racontent d’une façon si étrange l’éclaire sur ce qui se passe dans les parties les plus obscures, les plus irrationnelles de son esprit, l’enfant comprend qu’il n’est pas seul dans sa vie de fantasmes, qu’elle est partagée par les êtres qu’il aime le plus au monde et dont il a le plus besoin. Dans ces conditions les plus favorables, les contes de fées indiquent subtilement à l’enfant le moyen de tirer parti, d’une façon constructive, de ces expériences intérieures. Ils lui apportent une compréhension intuitive, subconsciente de sa propre nature et de ce que l’avenir peut lui procurer s’il développe ses potentialités positives. Ils lui font sentir que, pour être un humain dans ce monde qui est le nôtre, il faut savoir affronter des épreuves difficiles, et rencontrer aussi de merveilleuses aventures.

Il ne faut jamais expliquer à l’enfant les significations des contes de fées. Mais il est important que le conteur sache ce que représente le message du conte pour l’esprit préconscient de l’enfant ; celui-ci peut alors tirer plus facilement de l’histoire des indices qui lui permettront de se comprendre mieux et, de son côté, l’adulte sera mieux à même de choisir les contes les plus appropriés au stade de développement de l’enfant et à ses difficultés psychologiques du moment.

Les contes de fées décrivent les états internes de l’esprit au moyen d’images et d’actions. De même que l’enfant reconnaît à ses larmes qu’une personne est malheureuse ou a du chagrin, de même le conte de fées n’a pas à s’attarder sur les tristesses du héros. Quand la mère de Cendrillon meurt, on ne nous dit pas que l’héroïne est affreusement affligée, que son deuil la fait souffrir, qu’elle se sent seule, abandonnée, désespérée ; on nous dit simplement : « Chaque jour, désormais, la fillette se rendit sur la tombe de sa mère, et chaque jour elle pleurait... »

Dans les contes de fées, les processus intérieurs sont traduits par des images visuelles. Quand le héros doit affronter des problèmes intérieurs qui semblent défier toute solution, on ne nous décrit pas son état

d’âme ; le conte nous le montre perdu dans une forêt touffue, impénétrable, ne sachant où aller, désespérant de retrouver un jour son chemin. Pour tous ceux qui ont entendu des contes de fées, l’image de l’enfant qui se sent perdu au fin fond d’une sombre forêt est inoubliable.

Malheureusement, certains de nos contemporains rejettent les contes de fées parce qu’ils leur appliquent des normes qui ne leur conviennent absolument pas. Si on considère que ces histoires nous décrivent la réalité, il est évident qu’elles sont alors révoltantes : cruelles, sadiques et tout ce que vous voudrez. Mais en tant que symboles d’événements ou de problèmes psychologiques, elles sont parfaitement vraies.

C’est pourquoi, selon les sentiments du conteur, les contes de fées peuvent tomber à plat ou plaire intensément. La grand-mère aimante qui raconte une histoire à un enfant blotti dans son giron communique tout autre chose que les parents qui, par devoir, lisent un conte sur un ton ennuyé à plusieurs enfants d’âges très différents. Pour que l’enfant puisse vivre une expérience significative et enrichissante, il est indispensable qu’il ressente la présence d’une participation active. En partageant une expérience avec un autre être humain qui, tout en étant adulte, sait ce qu’il éprouve, l’enfant a une occasion unique d'affirmer sa personnalité.

Nous n’aboutissons à rien, à l’égard de l’enfant, si, en lui racontant un conte de fées, les affres de la rivalité fraternelle ne trouvent en nous aucun écho, pas plus que son désespoir quand il se sent sous-estimé, repoussé ; si nous restons insensibles au sentiment d’infériorité qu’il éprouve quand son corps le trahit, à son impression d’impuissance quand on attend de lui des tâches qui lui semblent herculéennes, à son angoisse devant l’aspect « animal » du sexe ; et si nous ne comprenons pas qu’il doit sublimer tout cela, et bien d’autres choses. Nous allons vers le même échec si nous ne réussissons pas à convaincre l’enfant qu’après toutes ses peines il connaîtra un avenir merveilleux ; seule cette conviction peut lui donner la force de grandir en sécurité, avec assurance et dans le respect de lui-même.