« Le petit chaperon rouge »

Surmonter les ambivalences

Une petite fille charmante, « innocente », qui est avalée par un loup... c’est là une image qui s’inscrit d’elle-même d’une façon indélébile dans l’esprit. Dans « Jeannot et Margot », la sorcière ne fait qu’envisager de dévorer les enfants ; dans « Le Petit Chaperon Rouge », la grand-mère et l’enfant sont bel et bien avalées par le loup. Comme la plupart des contes de fées, cette histoire existe dans de multiples versions différentes. La plus populaire est celle des frères Grimm, où le Petit Chaperon Rouge et sa grand-mère renaissent à la vie et où le loup reçoit le châtiment qu’il mérite.

Mais l’histoire littéraire de ce conte commence avec Charles Perrault52. C’est sous le titre de Little RedRiding Hood2253. C’est probablement ce qui se serait passé

si la version des frères Grimm n’avait pas fait de cette histoire l’un des contes de fées les plus populaires. Mais comme l’histoire littéraire de ce conte débute avec Perrault, j’envisagerai tout d’abord sa version, avant de l’éliminer.

L’histoire de Perrault commence, comme toutes les autres versions les plus connues du conte, par raconter que la grand-mère avait fait faire pour la petite fille un petit chaperon rouge « qui lui allait si bien, que partout on l’appelait le Petit Chaperon Rouge ». Un jour, sa mère envoya l’enfant porter des gâteries à sa grand-mère qui était malade. Le chemin qu’elle devait suivre traversait un bois où elle rencontra le loup. Celui-ci n’osa pas la manger tout de suite, à cause des bûcherons, et demanda au Petit Chaperon Rouge où elle allait. Et elle le lui dit, précisant même à la demande du loup l’endroit où vivait sa grand-mère. Sur quoi le loup lui dit qu’il veut lui aussi rendre visite à la vieille femme, et il y court ventre à terre, pendant que la petite fille muse en chemin.

Le loup s’introduit dans la maison de la grand-mère en se faisant passer pour l’enfant, et il dévore séance tenante la vieille femme. Dans la version de Perrault, le loup ne revêt pas les effets de l’aïeule et se contente de se coucher dans son lit. Quand arrive le Petit Chaperon Rouge, le loup lui demande de le rejoindre dans le lit. L’enfant se déshabille et se couche, étonnée de voir que sa mère-grand est nue, et elle s’exclame : « Ma mère-grand, que vous avez de grands bras ! » À quoi le loup répond : « C’est pour mieux t’embrasser, ma fille. » Puis le Petit Chaperon Rouge dit : « Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes ! » Et elle reçoit cette réponse : « C’est pour mieux courir, mon enfant. » Ces deux répliques, qui ne se trouvent pas dans la version des frères Grimm, sont alors suivies par les questions bien connues sur les oreilles, les yeux et les dents de la grand-mère. Et à la dernière question, le loup répond : « C’est pour mieux te manger. » « Et en disant ces mots, ce méchant loup se jeta sur le Petit Chaperon Rouge, et la mangea. »

C’est sur ces mots que se termine la traduction de Lang, comme beaucoup d’autres. Mais la version originale de Perrault se poursuit par un petit poème qui tient lieu de moralité : « ... les jeunes filles, belles, bien faites et gentilles, font très mal d’écouter toute sorte de gens. » Si elles le font, il ne faut pas s’étonner que le loup les attrape et les mange. Quant aux loups ils se présentent de façons différentes, et, parmi eux, les plus dangereux sont les plus gentils, particulièrement ceux qui suivent les demoiselles dans les rues et même dans leur maison. Perrault, avec ses contes, ne se contentait pas de vouloir distraire son auditoire ; il voulait aussi donner une leçon de morale précise. Il est donc facile de comprendre qu’il les modifiait en conséquence23. Malheureusement, en agissant ainsi, il privait ses contes d’une grande partie de leur signification. Dans son histoire, telle qu’il la raconte, personne ne dit au Petit Chaperon Rouge de ne pas traîner en route et de ne pas s’écarter de son chemin. De même, dans la version de Perrault, on ne comprend pas que la grand-mère, qui n’a rien fait de mal, trouve la mort à la fin du conte.

« Le Petit Chaperon Rouge » de Perrault perd beaucoup de son charme parce qu’il est trop évident que le loup du conte n’est pas un animal carnassier, mais une métaphore qui ne laisse pas grand-chose à l’imagination de l’auditeur. Cet excès de simplification, joint à une moralité exprimée sans ambages, fait de cette histoire, qui aurait pu être un véritable conte de fées, un conte de mise en garde qui énonce absolument tout. L’imagination de l’auditeur ne peut donc pas s’employer à lui trouver un sens personnel. Prisonnier d’une interprétation rationnelle du dessein de l’histoire, Perrault s’évertue à s’exprimer de la façon la plus explicite. Par exemple, quand le Petit

Chaperon Rouge se déshabille et rejoint le loup dans le lit et que le loup lui dit que ses grands bras sont faits pour mieux l’embrasser, rien n’est laissé à l’imagination. Comme la fillette, en réponse à cette tentative de séduction directe et évidente, n’esquisse pas le moindre mouvement de fuite ou de résistance, on peut croire qu’elle est idiote ou qu’elle désire être séduite. Dans les deux cas, elle n’est certainement pas un personnage avec lequel on aurait envie de s’identifier. De tels détails, au lieu de présenter l’héroïne telle qu’elle est (une petite fille naïve, séduisante, qui est incitée à négliger les avertissements de sa mère et qui s’amuse innocemment, en toute bonne foi), lui donnent toute l’apparence d’une femme déchue.

On supprime toute la valeur du conte de fées si on précise à l’enfant le sens qu’il doit avoir pour lui. Perrault fait pire que cela : il assène ses arguments. Le bon conte de fées a des significations sur différents niveaux ; seul l’enfant peut connaître la signification qui peut lui apporter quelque chose sur le moment. Plus tard, en grandissant, il découvre d’autres aspects des contes qu’il connaît bien et en tire la conviction que sa faculté de comprendre a mûri, puisque les mêmes contes prennent plus de sens pour lui. Cela ne peut se produire que si l’on n’a pas dit à l’enfant, d’une façon didactique, ce que l’histoire est censée signifier. En découvrant lui-même le sens caché des contes, l’enfant crée quelque chose, au lieu de subir une influence.

Les frères Grimm donnent deux versions de l’histoire, ce qui, chez eux, est très inhabituel 24. Dans ces deux versions, l’histoire et l’héroïne sont appelées « Le Petit Chaperon Rouge » parce que « son petit chaperon de velours rouge lui allait tellement bien qu’elle ne voulut plus porter autre chose ».

Comme dans « Jeannot et Margot », la peur d’être dévoré est le thème central du « Petit Chaperon Rouge » ; les mêmes constellations psychologiques fondamentales que l’on retrouve dans tout individu peuvent aboutir aux destins et aux personnalités les plus divers selon les autres expériences que connaît chaque individu et ses façons de les interpréter pour lui-même. De même, un nombre limité de thèmes fondamentaux dépeignent, dans les contes de fées, des aspects très différents de l’expérience humaine. Tout dépend de la manière dont le thème est abordé et du contexte de ses péripéties. « Jeannot et Margot » a trait aux difficultés et aux angoisses de l’enfant qui est contraint de renoncer à l’attachement qui le rend dépendant vis-à-vis de sa mère et de se libérer de sa fixation orale. « Le Petit Chaperon Rouge » aborde quelques problèmes cruciaux que doit résoudre la petite fille d’âge scolaire quand ses liens œdipiens s’attardent dans son inconscient, ce qui peut l’amener à s’exposer aux tentatives d’un dangereux séducteur.

Dans ces deux contes de fées, la maison de la forêt et la maison familiale sont un seul et même lieu, ressenti de façon très différente en raison d’un changement survenu dans la situation psychologique. Dans sa propre maison, le Petit Chaperon Rouge, protégée par ses parents, est l’enfant pubertaire paisible, tout à fait capable de résoudre ses problèmes. Dans la maison de sa grand-mère, qui elle-même est infirme, la même petite fille est désespérément handicapée par les conséquences de sa rencontre avec le loup.

Jeannot et Margot, assujettis à leur fixation orale, ne songent qu’à manger la maison qui symbolise la mauvaise mère qui les a abandonnés (qui les a obligés à quitter la maison) et ils n’hésitent pas à brûler la sorcière dans le four, comme s’ils la faisaient cuire pour la manger. Le Petit Chaperon Rouge, qui a dépassé sa fixation orale, n’a plus de désirs oraux destructifs. Psychologiquement, la distance est énorme entre la fixation orale, transformée de façon symbolique en cannibalisme, qui est le thème central de « Jeannot et Margot », et la punition infligée au loup par le Petit Chaperon Rouge. Le loup est le séducteur, mais, selon le contenu apparent de l’histoire, il ne fait rien qui ne' soit naturel, c’est-à-dire qu’il dévore pour se nourrir. Et il est tout naturel que l’homme détruise le loup, bien que la méthode utilisée dans « Le Petit Chaperon Rouge » soit inhabituelle.

L’abondance règne dans la maison du Petit Chaperon Rouge ; et l’enfant, qui a dépassé l’angoisse orale, est heureuse de partager cette abondance en apportant des victuailles à sa grand-mère. Pour l’héroïne, le monde qui s’étend au delà des limites de la maison familiale n’est pas un désert menaçant où l’enfant est incapable de trouver son chemin. À peine sortie de sa maison, le Petit Chaperon Rouge trouve un chemin bien tracé et sa mère lui dit de ne pas s’en écarter.

Tandis que Jeannot et Margot doivent être poussés de force dans le monde extérieur, le Petit Chaperon Rouge quitte volontiers sa maison. Le monde extérieur ne lui fait pas peur, elle en apprécie même la beauté ; mais il contient un danger. Si ce monde, qui déborde la maison et le devoir quotidien, devient trop séduisant, il peut l’inciter à revenir à une façon d’agir conforme au principe de plaisir — que le Petit Chaperon Rouge, supposons-nous, a abandonné grâce à ses parents qui lui ont enseigné le principe de réalité — et l’exposer alors à des rencontres destructives.

Cette situation périlleuse, à mi-chemin entre le principe de plaisir et le principe de réalité, est explicitée quand le loup demande au Petit Chaperon Rouge : « Toutes ces jolies fleurs dans le sous-bois, comment se fait-il que tu ne les regardes même pas ?... Et les oiseaux, on dirait que tu ne les entends pas chanter ? Tu marches droit devant toi comme si tu allais à l’école, mais c’est pourtant rudement joli, la forêt ! » C’est ce même conflit entre ce que l’on aime faire et ce que l’on doit faire qu’exprimait la mère au début de l’histoire en faisant la leçon à sa petite fille : « Sois bien sage en chemin... Et puis, dis bien bonjour en entrant et ne regarde pas d’abord dans tous les coins ! » La mère sait donc que le Petit Chaperon Rouge est encline à musarder hors des sentiers battus et à fouiner dans les coins pour découvrir les secrets des adultes.

L’idée que le Petit Chaperon Rouge hésite, comme le font les enfants, entre le principe de plaisir et le principe de réalité, est renforcée par le fait que la petite fille ne cesse de cueillir des fleurs que lorsque « son bouquet était si gros que c’était tout juste si elle pouvait le porter ». À ce moment-là, « le Petit Chaperon Rouge pensa à sa grand-mère et se remit bien vite en chemin pour arriver chez elle ». Autrement dit, la petite fille ne reprend conscience de ses obligations que lorsqu’elle ne tire plus plaisir de sa cueillette et cesse d’obéir à son ça 25.

Le Petit Chaperon Rouge a toutes les caractéristiques de l’enfant qui lutte déjà avec les problèmes de la puberté pour lesquels elle n’est pas mûre sur le plan affectif, n’ayant pas encore maîtrisé ses conflits œdipiens. Elle est plus mûre que Jeannot et Margot, comme le montre son

attitude interrogative devant ce qu’elle rencontre dans le monde. Jeannot et Margot ne se posent pas de questions sur la maison de pain d’épice, ni sur les desseins de la sorcière. Le Petit Chaperon Rouge aime faire des découvertes, comme l’indique le fait que sa mère l’avertit de ne pas fourrer son nez partout. En arrivant chez sa grand-mère, elle remarque tout de suite qu’il y a quelque chose d’anormal : « La grand-mère était là, couchée, avec son bonnet qui lui cachait presque toute la figure, et elle avait l’air si étrange. » Mais elle est déroutée par l’accoutrement du loup qui a revêtu les effets de la grand-mère. Le Petit Chaperon Rouge essaie de comprendre : elle questionne sa grand-mère sur ses grandes oreilles, remarque ses grands yeux, s’interroge sur ses grandes mains, sur l’horrible bouche. Les quatre sens sont énumérés : l’ouïe, la vue, le toucher et le goût ; l’enfant pubère se sert de tous les sens pour comprendre le monde.

Le conte, sous une forme symbolique, précipite la petite fille dans les dangers que représentent les conflits œdipiens pendant la puberté, puis il écarte d’elle ces périls, de telle sorte qu’elle sera désormais capable de mûrir libre de tout conflit. Les figures maternelles de la mère elle-même et de la sorcière, si importantes dans « Jeannot et Margot », deviennent insignifiantes dans « Le Petit Chaperon Rouge » où la mère et la grand-mère ne font rien : elles ne protègent pas, ne menacent pas. L’homme, au contraire, tient une place capitale sous ses deux aspects opposés : le dangereux séducteur qui se fait le meurtrier de la bonne mère-grand et de la petite fille, et le chasseur.' qui représente la figure paternelle forte, responsable, et qui sauve l’enfant.

Tout se passe comme si le Petit Chaperon Rouge essayait de comprendre la nature contradictoire du mâle en expérimentant tous les aspects de sa personnalité : les tendances égoïstes, asociales, violentes, virtuellement destructives du ça (le loup) et les tendances altruistes, sociales, réfléchies et tutélaires du moi (le chasseur).

Le Petit Chaperon Rouge est universellement aimée parce que, tout en étant vertueuse, elle est exposée à la tentation ; et parce que son sort nous apprend qu’en faisant confiance aux bonnes intentions du premier venu, chose qui est fort agréable, on risque en réalité de tomber tout droit dans un piège. Si nous n’avions pas en nous-mêmes quelque chose qui aime le grand méchant loup, il aurait moins de pouvoir sur nous. Il est donc important de comprendre sa nature et encore plus important d'apprendre ce qui nous le rend si séduisant. Aussi séduisante que soit la naïveté, il est dangereux de rester naïf toute sa vie.

Mais le loup ne se contente pas d’être le séducteur mâle, il représente aussi les tendances asociales, animales, qui agissent en nous. En oubliant les principes vertueux de l’âge scolaire qui veulent que l’on « marche droit », comme le devoir l’exige, notre héroïne retourne au stade œdipien de l'enfant qui ne cherche que son plaisir. En suivant les suggestions du loup, elle lui donne également l’occasion de dévorer sa grand-mère. Ici, l’histoire témoigne de certaines difficultés œdipiennes qui sont restées sans solution chez la petite fille, et celle-ci, quand le loup la dévore, est justement punie d’avoir tout fait pour que le loup puisse éliminer une figure maternelle. Même un enfant de quatre ans ne peut s’empêcher de se demander où veut en venir le Petit Chaperon Rouge quand elle répond aux questions du loup et lui donne tous les détails qui lui permettront de trouver la maison de l’aïeule. À quoi peuvent bien servir ces renseignements, se demande l’enfant, si ce n’est à permettre au loup de trouver facilement son chemin ? Seuls les adultes persuadés que les contes de fées n’ont aucun sens peuvent ne pas voir que l'inconscient du Petit Chaperon Rouge fait tout ce qu’il faut pour livrer la grand-mère.

Cette dernière doit recevoir sa part de blâme. La petite fille a besoin d’une figure maternelle forte pour sa propre protection et comme modèle à imiter. Mais la grand-mère de l’histoire se laisse mener par ses propres désirs au delà de ce qui est bon pour l’enfant : « Sa grand-mère... ne savait que faire ni que donner comme cadeaux à l’enfant. » Ce ne serait pas la première ni la dernière fois qu’un enfant gâté par son aïeule irait vers les ennuis dans sa vraie vie. Que ce soit la mère ou la grand-mère (cette mère destituée), elle ne peut que nuire à la petite fille si elle renonce à son pouvoir de séduction sur les hommes et le transfère à l’enfant en lui offrant un bonnet rouge trop joli.

Tout au long du conte, et dans le titre comme dans le nom de l’héroïne, l’importance de la couleur rouge, arborée par l’enfant, est fortement soulignée. Le rouge est la couleur qui symbolise les émotions violentes et particulièrement celles qui relèvent de la sexualité. Le bonnet de velours rouge offert par la grand-mère à la petite fille peut ainsi être considéré comme le symbole du transfert prématuré du pouvoir de séduction sexuelle, ce qui est encore accentué par le fait que la grand-mère est vieille et malade, trop faible même pour ouvrir une porte. Le nom de « Petit Chaperon Rouge » marque l’importance que

prend cette caractéristique de l’héroïne dans l’histoire. Le chaperon est « petit », mais aussi l’enfant. Elle est trop petite, non pas pour porter la coiffure, mais pour faire face à ce que symbolise le chaperon rouge et à ce qu’elle s’engage à faire en le portant.

Le danger qui menace la petite fille, c’est sa sexualité naissante, car elle n’est pas encore assez mûre sur le plan affectif. L’individu qui est psychologiquement prêt à vivre des expériences sexuelles peut les maîtriser et s’enrichir grâce à elles. Mais une sexualité prématurée est une expérience régressive, qui éveille en nous tout ce qui est encore primitif et menace de nous déborder. La personne immature qui n’est pas encore prête pour la vie sexuelle mais qui est livrée à une expérience qui éveille de fortes émotions sexuelles revient à des procédés œdipiens pour affronter ces expériences. Elle croit qu’elle ne peut triompher en matière sexuelle qu’en se débarrassant de ses rivaux plus expérimentés, comme le fait le Petit Chaperon Rouge en donnant au loup des indications précises qui lui permettront d’aller chez la grand-mère. Mais en agissant ainsi, elle montre aussi son ambivalence. Tout se passe comme si elle disait au loup : « Laisse-moi tranquille ; va chez grand-mère, qui est une femme mûre ; elle est capable de faire face à ce que tu représentes ; pas moi. »

C’est cette lutte entre son désir conscient de faire ce qu’il faut faire et son désir inconscient de l’emporter sur sa (grand-)mère qui fait universellement aimer la fillette et son histoire et qui nous la présente sous une apparence profondément humaine. Comme la plupart d’entre. nous lorsque nous étions enfants et que, malgré tous nos efforts, nous ne pouvions maîtriser nos ambivalences, le Petit Chaperon Rouge essaie de déplacer le problème sur quelqu’un d’autre : une personne plus âgée, l’un des parents ou son substitut. Mais en tentant d’échapper ainsi à une situation menaçante, la petite fille met sa vie en danger.

Comme je l’ai dit plus haut, les frères Grimm présentent une variante importante du « Petit Chaperon Rouge » qui n’est qu’un additif à l’histoire principale. Dans cette variante, on nous raconte qu’un peu plus tard, le Petit Chaperon Rouge allant de nouveau porter une galette à sa grand-mère, un autre loup essaie de la détourner du sentier (de la vertu) qu’elle doit suivre. Cette fois, la petite fille va tout droit chez sa grand-mère et lui raconte tout. Ensemble, elles bouclent la porte pour que le loup ne puisse pas entrer. À la fin, le loup glisse du toit, tombe dans une auge remplie d’eau et se noie. L’histoire se termine

ainsi : « Allègrement, le Petit Chaperon Rouge regagna sa maison, et personne ne lui fit le moindre mal. »

Cette variante explicite quelque chose dont l’auditeur de l’histoire se sent convaincu : qu’après sa triste expérience, la petite fille comprend qu’elle n’est absolument pas assez mûre pour tenir tête au loup (le séducteur) et qu’elle est prête à conclure une alliance efficace avec la figure maternelle. C’est ce qu’exprime symboliquement le fait qu’elle se précipite chez sa grand-mère dès qu’un danger la menace au lieu de ne pas le voir, comme elle l’a fait lors de sa première rencontre avec le loup. Le Petit Chaperon Rouge œuvre donc de concert avec sa grand-mère et suit ses conseils : elle emplit l’auge avec de l’eau qui a servi à cuire des saucisses ; l’odeur attire le loup et c’est ainsi qu’il tombe dans l’auge, vaincu par les deux complices. C’est grâce à cette alliance, en s’identifiant au substitut de la mère, que l’enfant, rendue consciente, peut progresser avec succès vers l’âge adulte.

Les contes de fées s’adressent à notre conscient et à notre inconscient et, tout comme ce dernier, ne reculent pas devant les contradictions. À un niveau tout différent de signification, ce qui arrive au Petit Chaperon Rouge et à sa grand-mère peut être vu sous une lumière très différente. L’auditeur de l’histoire peut se demander à juste titre pourquoi le loup s’abstient de dévorer la petite fille au moment même où il la rencontre. Perrault — et c’est bien dans sa manière — présente une explication apparemment rationnelle : le loup aurait bel et bien mangé la petite fille s’il n’avait pas eu peur des bûcherons qui travaillaient dans la forêt. Comme dans l’histoire de Perrault le loup n’est rien d’autre que le séducteur mâle, on comprend parfaitement qu’un adulte renonce à séduire une petite fille s’il risque d’être vu ou entendu par d’autres adultes.

Les choses se passent différemment dans le conte des frères Grimm où on nous fait comprendre que le délai est justifié par l’avidité extrême du loup. Voici ce qu’il se dit : « Un fameux régal, cette mignonne et tendre jeunesse ! Grasse chair que j’en ferai : meilleure encore que la grand-mère que je vais engloutir aussi. Mais attention, il faut être rr alin si tu veux les déguster l’une et l’autre. » Mais cette explication ne tient pas debout, puisque le loup aurait pu très bien se régaler sur-le-champ de la petite fille, pour ensuite berner la grand-mère comme il le fait dans l’histoire.

Le comportement du loup commence à prendre un sens dans la version des frères Grimm si nous présumons que pour disposer du Petit Chaperon Rouge le loup doit d’abord se débarrasser de la grand-mère. Tant que la (grand-)mère est dans les parages, la petite fille ne sera pas à lui 26. Mais une fois que la (grand-)mère a disparu, il est libre d’agir selon ses désirs qui, en attendant, doivent être refoulés. L’histoire, sur ce plan, s’occupe du désir inconscient de l’enfant d’être séduite par son père (le loup).

Pendant la puberté, les anciennes aspirations œdipiennes de la fillette sont réactivées ; le sont également le désir du père, la tendance à le séduire et l’envie d’être séduite par lui. Puis la petite fille sent qu’elle mérite d’être punie (et peut-être également le père) très sévèrement par la mère pour avoir désiré le lui voler. Le réveil, chez l’adolescent, d’émotions précoces qui étaient plus ou moins assoupies, ne se limite pas à des sentiments œdipiens, mais inclut des angoisses et des désirs encore plus précoces qui réapparaissent pendant cette période.

À un niveau différent d’interprétation, on peut dire que si le loup ne dévore pas le Petit Chaperon Rouge immédiatement, c’est parce qu’il veut d’abord être au lit avec elle : elle ne sera « dévorée » qu’après ce rapport sexuel. Bien que la plupart des enfants n’aient jamais entendu parler des couples d’animaux dont l’un des partenaires est destiné à mourir au cours de l’acte sexuel, ces aspects destructifs sont très vivaces dans l’esprit inconscient et conscient de l’enfant à tel point que, pour la plupart des enfants, l’acte sexuel est un acte de violence commis par l’un des partenaires sur l’autre. Je pense que Dj'uana Barnes fait allusion à l’équivalent inconscient chez l’enfant de l’excitation, de la violence et de l’angoisse sexuelles quand elle écrit : « Les enfants savent quelque chose qu’ils ne peuvent pas exprimer ; ils aiment que le Petit Chaperon Rouge et le loup soient couchés ensemble dans un lit56 ! » Comme cette étrange juxtaposition d’émotions opposées caractérisant la connaissance sexuelle de l’enfant est personnalisée par le Petit Chaperon Rouge, l’histoire exerce une forte attraction inconsciente chez les enfants, et chez les adultes qui sont amenés par elle à se souvenir vaguement de la fascination enfantine qu’exerçait sur eux tout ce qui touchait à la sexualité.

Un autre artiste a exprimé ces sensations sous-jacentes. Gustave Doré, dans l’une de ses plus célèbres illustrations de contes de fées, nous montre le Petit Chaperon Rouge et le loup couchés dans le même lit57. Le loup paraît plutôt calme. Mais la petite fille regarde le loup et semble être en proie à de puissants sentiments contradictoires. Elle n’esquisse pas le moindre geste pour s’en aller. Elle semble intriguée par la situation où elle se trouve, à la fois attirée et rebutée. Le mélange de sentiments que dénotent son visage et son corps évoque on ne peut mieux la fascination à laquelle elle est soumise. C’est cette même fascination que la sexualité, et tout ce qui l’entoure, exerce sur l’esprit de l’enfant. Pour en revenir à la citation de Djuana Barnes, c’est ce que ressent l’enfant vis-à-vis du Petit Chaperon Rouge et du loup, et de leurs relations, mais qu’il ne peut exprimer, et c’est ce qui rend l’histoire si passionnante.

C’est cette « mortelle » fascination du sexe, ressentie comme une très forte excitation comparable à la plus grande des angoisses, qui est liée aux désirs œdipiens pour le père, et à la réactivation de ces mêmes sentiments, sous différentes formes, pendant la puberté. Chaque fois que ces sentiments réapparaissent, ils réveillent des souvenirs de la tendance qu’avait la petite fille à séduire son père, et en même temps d’autres souvenirs de son désir d’être séduite par lui.

Contrairement à la version de Perrault, le conte des frères Grimm n’insiste pas sur la séduction sexuelle : la sexualité n’intervient ni directement ni indirectement ; elle est peut-être subtilement indiquée, mais, essentiellement, c’est l’auditeur qui doit apporter cette notion de sexualité pour s’aider à comprendre l’histoire. Dans l’esprit de l’enfant, les implications sexuelles demeurent préconscientes, comme elles doivent l’être. Consciemment, l’enfant sait qu’il ne fait rien de mal en cueillant des fleurs ; ce qui est mal, c’est de désobéir à la mère quand on doit remplir une mission importante au bénéfice des intérêts légitimes d’un aïeul (ou du père ou de la mère). Le conflit principal se situe entre ce qui, à bon droit semble-t-il, intéresse l’enfant et ce que ses parents exigent de lui. L’histoire sous-entend que l’enfant ignore combien il peut être dangereux de céder à des désirs qu’il considère comme innocents, et que, par conséquent, il doit apprendre à être conscient de ces dangers. Ou plus exactement — et c’est l’avertissement de l’histoire — c’est la vie qui les lui apprendra, à ses dépens.

« Le Petit Chaperon Rouge » extériorise les processus internes de l’enfant pubertaire : le loup personnifie la méchanceté de l’enfant quand il va à l’encontre des exhortations de ses parents et s’autorise à tenter ou à être tenté sexuellement. S’il s’écarte du sentier que ses parents ont tracé pour lui, il connaît la « méchanceté », et craint qu’elle ne le dévore, lui et celui de ses parents dont il a trahi la confiance. Mais, comme le dit la suite de l’histoire, on peut ressusciter de cette « méchanceté ».

Très différent du Petit Chaperon Rouge qui cède aux tentations de son ça et qui, ce faisant, trahit sa mère et sa grand-mère, le chasseur, lui, ne se laisse pas emporter par ses émotions. Sa première réaction, quand il trouve le loup couché dans le lit de la grand-mère, est de dire : « C’est ici que je te trouve, vieille canaille ! Il y a un moment que je te cherche !... » et il s’apprête à tuer le loup. Mais son moi (sa raison) s’affirme, malgré les sollicitations du ça (sa colère contre le loup), et il comprend qu’il est plus important d’essayer de sauver la grand-mère que de tuer le loup dans un mouvement de colère. Il ouvre donc le ventre du loup en se servant de ciseaux, avec le plus grand soin, et libère ainsi le Petit Chaperon Rouge et sa grand-mère.

Le chasseur est un personnage très sympathique, pour les garçons comme pour les filles, parce qu’il sauve les bons et punit les méchants. Tous les enfants éprouvent des difficultés à obéir au principe de réalité et ils identifient aisément dans les personnages contraires du loup et du chasseur le conflit entre les aspects de leur personnalité qui se rattachent au ça et au moi-surmoi. Dans le rôle que joue le chasseur, la violence (quand il ouvre le ventre du loup) est inspirée par un dessein hautement social : sauver les deux femmes. L’enfant sent que personne ne trouve bon que ses propres tendances agressives puissent lui sembler constructives, mais l’histoire lui montre qu’elles peuvent l’être.

Le Petit Chaperon Rouge doit être délivrée du ventre du loup comme s’il s’agissait d’une césarienne, ce qui est une façon de suggérer l’idée de grossesse et de naissance. Des associations sexuelles sont ainsi évoquées dans l’inconscient de l’enfant. Comment le fœtus arrive-t-il dans le ventre maternel ? se demande l’enfant, et il décide que cela ne peut avoir lieu que si la mère absorbe quelque chose, comme l’a fait le loup.

Le chasseur appelle le loup « vieille canaille », ce qui est une façon toute naturelle de désigner un vil séducteur, surtout s’il s’en prend à des petites filles ! Sur un autre plan, le loup représente aussi les tendances indésirables que porte en lui le chasseur ; nous parlons tous à l’occasion de nos « tendances animales », à propos de notre penchant à agir violemment ou de façon irresponsable pour atteindre notre but.

Bien que le chasseur intervienne d’une façon décisive à la fin du conte, nous ne savons pas d’où il vient, et il n’a aucun rapport direct avec le Petit Chaperon Rouge : il la sauve, et c’est tout. On ne nous parle jamais du père, ce qui est tout à fait inhabituel pour un conte comme celui-là. Cela nous laisse croire que le père est présent, mais sous une forme voilée. La petite fille espère certainement que son père la sauvera de toutes ses difficultés, et particulièrement des difficultés affectives qui sont la conséquence de son désir de le séduire et d’être séduite par lui. Par « séduction », j’entends le désir qu’a la petite fille d’amener son père à l’aimer plus que quiconque et les efforts qu’elle fait dans ce sens, et son désir de le voir faire tous les efforts possibles pour qu’elle l’aime, elle aussi, plus que tout au monde. Nous voyons alors que le père est bien présent dans le conte sous deux formes contraires : celle du loup, qui personnalise les dangers de la lutte œdipienne, et celle du chasseur, dans sa fonction protectrice et salvatrice.

En dépit de sa première réaction, le chasseur ne tue pas le loup tout de suite. Dès qu’elle est sauvée, c’est le Petit Chaperon Rouge qui a l’idée de remplir de pierres le ventre du loup, « et quand il se réveilla et voulut bondir, les pierres pesaient si lourd que le loup s’affala et resta mort sur le coup ». C’est nécessairement le Petit Chaperon Rouge elle-même qui doit décider spontanément du destin du loup et qui doit se charger de l’éliminer. Si elle veut assurer sa sécurité pour l’avenir, elle doit être capable de se débarrasser toute seule du séducteur, elle doit sentir qu’elle a surmonté sa faiblesse.

La justice du conte de fées veut que le loup subisse le sort qu’il a essayé d’infliger aux autres : son avidité orale l'amène à se détruire lui-même 27.

Le conte a une autre bonne raison de ne pas faire périr le loup au moment où on lui ouvre le ventre : c’est que ce conte de fées, comme tous les autres, doit mettre l’enfant à l’abri de toute angoisse inutile. Si le loup mourait de sa « césarienne », les auditeurs pourraient croire que l’enfant tue sa mère en sortant de son corps. Mais si le loup survit à l’opération et ne meure que parce qu’on a rempli son ventre de

lourdes pierres, il n’a aucune raison d’être angoissé à propos de la naissance.

Le Petit Chaperon Rouge et sa grand-mère ne meurent pas vraiment, mais, ce qui est certain, c’est qu’elles « renaissent ». La renaissance qui permet d’accéder à un stade supérieur est l’un des leitmotive d’une immense variété de contes de fées. Les enfants (et également les adultes) doivent pouvoir croire qu’il leur est possible d’atteindre un stade supérieur d’existence s’ils maîtrisent les étapes de développement qu’il exige. Les histoires qui disent que cette évolution est possible, et même tout à fait vraisemblable, ont un grand pouvoir d’attraction sur les enfants, elles combattent la peur qu’ils ont en permanence d’être incapables d’accomplir cette transition ou de perdre trop en la réalisant. C’est pourquoi, par exemple, Frérot et Sœurette ne se séparent pas après leur transformation et, au contraire, auront par la suite une meilleure vie commune ; de même le Petit Chaperon Rouge, dès qu’elle est sauvée, est plus heureuse qu’avant, comme Jeannot et Margot lorsqu’ils reviennent chez eux.

De nombreux adultes, de nos jours, ont tendance à prendre à la lettre les contes de fées, alors qu’ils doivent être considérés comme l’expression symbolique des expériences les plus importantes de la vie. L’enfant comprend cela intuitivement, tout en étant incapable de le « savoir » explicitement. L’adulte qui veut rassurer l’enfant en lui disant que le Petit Chaperon Rouge ne meurt pas « vraiment » quand elle est mangée par le loup, peut être sûr de ne pas être pris au sérieux. C’est exactement ce que ressentirait un adulte si on lui disait que Jonas n’était pas « vraiment » mort dans le ventre du gros poisson. Quiconque entend ce passage de la Bible sait intuitivement que le séjour de Jonas dans les entrailles de la baleine avait un but précis : le faire revenir à la vie sous une forme meilleure.

L’enfant sait intuitivement que l’histoire ne se termine pas du tout au moment où la petite fille est avalée par le loup — fait comparable aux « morts » que d’autres héros subissent momentanément dans les contes de fées — mais que cette péripétie est nécessaire. L’enfant comprend aussi que ce qui « meurt » vraiment chez le Petit Chaperon Rouge, c’est la petite fille qui s’est laissé tenter par le loup ; et que lorsqu’elle bondit hors du ventre de l’animal, c’est une personne tout à fait différente qui revient à la vie. Si cette péripétie est nécessaire, c’est que l’enfant comprend facilement qu’une chose soit remplacée par une autre (la gentille mère par la vilaine marâtre), tout en étant incapable de savoir ce que peuvent être ses transformations profondes. C’est pourquoi les contes de fées ont le grand mérite, parmi tant d’autres, de faire croire à l’enfant que ces transformations sont possibles.

L’enfant, quand son esprit conscient et inconscient a été profondément pénétré par l’histoire, comprend que pendant leur séjour dans le ventre du loup la petite fille et sa grand-mère ont été momentanément perdues pour le monde, qu’elles échappent à la suite de l’histoire et qu’elles ne peuvent plus l’influencer. Il faut donc que quelqu’un vienne de l’extérieur pour les sauver ; et quand il s’agit d’une mère (ou de son substitut) et d’un enfant, qui peut être ce sauveteur, sinon le père ?

Quand le Petit Chaperon Rouge, obéissant au principe de plaisir, et non au principe de réalité, succombe à la séduction du loup, elle retourne implicitement à une forme plus primitive d’existence. À la façon caractéristique des contes de fées (parce que l’enfant pense par extrêmes) ce retour est exagéré jusqu’à faire revivre à la petite fille son état fœtal.

Mais pourquoi la grand-mère doit-elle connaître le même sort que l’enfant ? Pourquoi doivent-elles « mourir » toutes les deux et régresser à un stade inférieur d’existence ? Ce détail est dans la ligne de l’idée que l’enfant se fait de la mort : que les morts ne sont plus disponibles, qu’ils ne servent plus à rien. Les grands-parents doivent être utiles à l’enfant, ils doivent le protéger, lui apprendre beaucoup de choses, lui donner à manger ; s’ils ne le font pas, ils sont réduits à un stade inférieur d’existence. En étant aussi incapable que le Petit Chaperon Rouge de tenir tête au loup, la grand-mère doit subir le même destin qu’elle 28.

L’histoire montre clairement qu’elles ne cessent pas de vivre au moment où elles sont dévorées par le loup. On ne peut en douter quand la petite fille sort du loup en criant : « Oh là là ! quelle peur j’ai eue ! Comme il faisait noir dans le ventre du loup ! » Si elle a eu peur, c’est qu’elle était bien vivante ; et elle a peur du noir parce que son comportement lui a fait perdre sa conscience supérieure qui, jusque-là, avait éclairé son monde. Il en va de même pour l’enfant qui, sentant qu’il a mal agi, ou qu’il n’est plus protégé par ses parents, se sent pris de frayeur quand la nuit se referme sur lui.

Dans « Le Petit Chaperon Rouge », comme dans toute la littérature de contes de fées, la mort du héros (différente de celle qui vient du grand âge, après une vie bien remplie) symbolise son échec. La mort du perdant (comme les princes qui veulent s’approcher de la Belle au bois dormant avant l’heure et qui meurent dans les buissons d’épines) exprime de façon symbolique qu’il n’est pas encore assez mûr pour triompher de l’épreuve qu’il a affrontée inconsidérément et prématurément. Ces personnes doivent passer par d'autres expériences de croissance qui leur permettront enfin de réussir. Elles ne sont rien d’autre que des incarnations immatures du héros.

Après avoir été plongée dans la profondeur des ténèbres (dans le ventre du loup), le Petit Chaperon Rouge est prête à apprécier une nouvelle lumière, à comprendre mieux les expériences émotionnelles qu’elle doit maîtriser, et celles qu’elle doit éviter, pour ne pas se laisser engloutir par elles. Grâce à des histoires du genre du « Petit Chaperon Rouge », l’enfant commence à comprendre — du moins à un niveau préconscient — que seules les expériences qui nous dépassent éveillent en nous des sentiments correspondants auxquels nous ne pouvons faire face. Une fois que nous sommes parvenus à maîtriser ces derniers, le loup ne nous fait plus peur.

Cette idée est appuyée par la phrase qui conclut le conte : le Petit Chaperon Rouge ne dit pas qu’elle ne risquera plus jamais de rencontrer le loup, ou qu’elle n’ira jamais plus toute seule dans le bois ; au contraire, la conclusion dit implicitement que le fait de fuir toutes les situations problématiques est une mauvaise solution. Voici cette phrase : « Mais pour ce qui est du Petit Chaperon Rouge, elle se jura : « Jamais plus de ta vie tu ne quitteras le chemin pour courir dans les » bois, quand ta mère te l’a défendu. » Forte de cette résolution et de l’expérience éprouvante qu’elle a vécue, le Petit Chaperon Rouge sera capable d’assumer sa sexualité d’une façon toute différente, et avec l’approbation de sa mère.

Il fallait que la petite fille, pour atteindre un état supérieur d’organisation de sa personnalité, déviât pour un moment du droit chemin par défi envers sa mère et son surmoi. Son expérience l’a convaincue qu’il est dangereux de céder aux désirs œdipiens. Elle a appris qu’il vaut beaucoup mieux ne pas se révolter contre la mère, ni essayer de séduire ou de se laisser séduire par les aspects encore dangereux de l’homme. Mieux vaut, malgré les désirs ambivalents, compter pour quelque temps encore sur la protection que peut assurer le père quand il n’est pas vu sous son aspect de séducteur. Elle a compris qu’il est préférable d’installer plus profondément et d’une façon plus adulte dans son surmoi le père, la mère et les valeurs qu’ils représentent, afin de pouvoir affronter avec succès les dangers de la vie.

Il existe de nombreuses répliques modernes du « Petit Chaperon Rouge ». Quand on les compare à l’original, on se rend compte de la profondeur des contes de fées par rapport à la littérature enfantine d’aujourd’hui. Par exemple, David Riesman a établi un parallèle entre « Le Petit Chaperon Rouge » et un conte moderne pour enfants, « Tootle, la petite locomotive », qui, il y a vingt ans, s’est vendu à des millions d’exemplaires59. Dans ce petit livre, une petite locomotive anthropomorphe va à l’école des locomotives pour apprendre à être plus tard une puissante locomotrice aérodynamique. Comme le Petit Chaperon Rouge, Tootle sait qu’elle ne doit se déplacer que sur ses rails. Mais elle est elle aussi tentée de s’en éloigner pour aller jouer dans les jolies fleurs des champs. Pour empêcher Tootle de vagabonder, les gens de la ville se réunissent pour mettre au point un plan ingénieux : chaque fois que Tootle quittera ses rails pour aller batifoler dans les prés, elle sera arrêtée par un drapeau rouge, jusqu’au moment où elle promettra de ne plus jamais recommencer.

Cette histoire illustre très bien les théories behavioristes modernes : le comportement est modifié par des stimuli contraires (les drapeaux rouges). Tootle s’amende, et, à la fin de l’histoire, on sait qu’elle deviendra un bel autorail. Tootle n’est qu’une histoire de mise en garde qui dit à l’enfant de ne jamais s’éloigner du chemin étroit de la vertu. Mais comme cette histoire est plate quand on la compare au conte de fées !

« Le Petit Chaperon Rouge » parle des passions humaines, de l’avidité orale, de l’agressivité et des désirs sexuels de la puberté. Il oppose l’oraiité maîtrisée de l’enfant en cours de maturité (les bonnes choses que l’enfant porte à sa grand-mère) à l’oralité sous sa forme primitive de type cannibale (le loup dévorant la petite fille et l’aïeule). Avec sa violence — y compris l’éventration du loup, qui sauve ces deux derniers personnages, et la mort de l’animal, le ventre empli de pierres — le conte ne fait pas voir la vie en rose. À la fin de l’histoire, chaque personnage (la petite fille, la mère, la grand-mère, le chasseur et le loup) agit pour son compte : le loup essaye de s’enfuir et tombe mort, après quoi le chasseur le dépèce et emporte chez lui sa dépouille, la grand-mère mange ce que lui a apporté la petite fille et celle-ci conclut sur la leçon qu’elle a apprise. Les adultes ne conspirent pas entre eux pour obliger l’héroïne de l’histoire à s’améliorer comme l’exige la société, ce qui enlèverait toute valeur à l’autodétermination : le Petit Chaperon Rouge n’a besoin de personne pour se jurer que « jamais plus de sa vie elle ne quittera le chemin pour courir dans les bois... ».

Combien ce conte est plus conforme aux réalités de la vie et à nos expériences intérieures que l’histoire de Tootle qui utilise des éléments réalistes comme accessoires de mise en scène : le petit train roule sur des rails et il est arrêté par des drapeaux rouges... Les détails sont réalistes, mais tout ce qui est essentiel est irréel ; on n’a jamais vu, en effet, la population de toute une ville cesser brusquement ses activités pour aider un enfant à se corriger. Et la vie de Tootle n’est jamais vraiment mise en danger. Tootle, bien sûr, est aidée à améliorer sa conduite, mais cette amélioration ne tend qu’à la transformer en une locomotrice plus grosse et plus puissante, c’est-à-dire un être adulte apparemment plus accompli et plus utile. Il n’est pas question d’angoisses internes, ni des tentations qui mettent notre existence en danger. Pour citer une fois de plus Riesman : « On ne trouve rien de l’aspect redoutable du « Petit Chaperon Rouge » qui a été remplacé par une comédie jouée par les citoyens au bénéfice de Tootle. » Aucun personnage de « Tootle » n’incarne les processus internes et les problèmes affectifs que connaît l’enfant qui grandit pour qu’il puisse affronter les premiers afin de résoudre les derniers.

Tout cela devient évident quand on nous dit à la fin de l’histoire que Tootle a oublié qu’elle aimait les fleurs... Personne ne peut, croire, même avec de grands efforts d’imagination, que le Petit Chaperon Rouge ait pu oublier sa rencontre avec le loup ni qu’elle ait cessé d’aimer les fleurs et les beautés du monde. L’histoire de Tootle ne crée aucune conviction dans l’esprit de l’auditeur et ne tend qu’à le pénétrer de sa leçon et à prédire l’avenir : la petite locomotive restera sur ses rails et deviendra une locomotrice aérodynamique ! Aucune place n’est laissée à l’initiative ni à la liberté.

Le conte de fées porte en lui la conviction de son message ; il n’a donc pas à imposer au héros une façon de vivre particulière. On n’a donc pas besoin de nous dire ce que fera le Petit Chaperon Rouge dans l’avenir. Grâce à son expérience, elle sera capable de se déterminer toute seule. Sa sagesse à l’égard de la vie et des dangers auxquels ses désirs peuvent l’exposer est transmise à tous les auditeurs.

Le Petit Chaperon Rouge a perdu son innocence enfantine en rencontrant les dangers qui existent en elle et dans le monde, et elle l’a échangée contre une sagesse que seul peut posséder celui qui « est né deux fois » ; celui qui non seulement est venu à bout d’une crise existentielle, mais qui est aussi devenu conscient que c’est sa propre nature qui l’a plongé dans cette crise. La naïveté enfantine du Petit Chaperon Rouge cesse d’exister au moment où le loup se montre sous son vrai jour et la dévore. Quand le chasseur ouvre le ventre du loup et la libère, elle renaît à un plan supérieur d’existence ; capable d’entretenir des relations positives avec ses parents, elle cesse d’être une enfant et renaît à la vie en tant que jeune fille.


22 Il est intéressant de noter que c’est la version de Perrault qu’Andrew Lang a publiée dans son Blue Fairy Book. L’histoire de Perrault se termine sur le triomphe du loup ; le conte est ainsi privé de la délivrance, de la guérison et du réconfort ; ce n’est pas un conte de fées (et ça ne l’était pas dans l’esprit de Perrault), mais une histoire de mise en garde qui menace délibérément l’enfant avec une conclusion qui le laisse sur son angoisse. Il est curieux que Lang lui-même, malgré ses sévères critiques, ait préféré reproduire la version de Perrault. Il faut croire que bien des adultes préfèrent inciter l’enfant à se bien conduire en lui faisant peur plutôt que de soulager ses angoisses, comme réussit à le faire le vrai conte de fées.

23 Quand Perrault publia son recueil de contes, en 1697, « Le Petit Chaperon Rouge » avait déjà un passé dont certains éléments remontaient très loin dans le temps. Nous avons le mythe de Chronos qui avale ses enfants ; ceux-ci ressortent miraculeusement indemnes de son ventre où une lourde pierre les remplace. Nous avons une histoire en latin de 1023 (d’Egbert de Liège, intitulée Fecunda Ratis) où est découverte une petite fille qui vit avec des loups ; l’enfant porte un vêtement rouge qui a beaucoup d’importance pour elle (certains commentateurs disent qu’il s’agissait d’un bonnet). Ainsi donc, plus de six siècles avant Perrault, nous trouvons quelques éléments essentiels du « Petit Chaperon Rouge » : une petite fille au bonnet rouge, la présence du loup, un enfant avalé vivant et qui se retrouve indemne, et une pierre qui prend la place de l’enfant.

Il existe d’autres versions françaises du « Petit Chaperon Rouge » mais nous ignorons quelle fut celle qui influença Perrault lorsqu’il reprit l’histoire. Dans certaines de ces variantes, le loup fait manger au Petit Chaperon Rouge de la chair de sa grand-mère et lui fait boire de son sang, malgré des voix qui lui conseillent de n’en rien faire54. Si l’une de ces histoires fut à l’origine du conte de Perrault, on comprendra aisément pourquoi il élimina ces vulgarités en raison de leur invraisemblance, son livre étant destiné à l’usage de la cour de Versailles... Non seulement Perrault enjolivait ses histoires, mais il les traitait avec une certaine affectation, jusqu’à prétendre qu’elles avaient été écrites par son fils, alors âgé de dix ans, qui dédicaça le recueil à une princesse. Dans ses à-propos, et dans les moralités qui suivent ses contes, Perrault s’exprime comme si, par-dessus la tête des enfants, il faisait des clins d’œil aux adultes.

24 Le recueil de contes des frères Grimm qui contenait « Le Petit Chaperon Rouge » a eu sa première édition en 1812, plus d’un siècle après la publication de la version de Charles Perrault.

25 Deux versions françaises, très différentes de celle de Perrault, montrent encore plus clairement que le Petit Chaperon Rouge choisit de suivre le chemin du plaisir, ou tout au moins celui de la facilité, bien que son attention ait été attirée sur le chemin du devoir. Dans ces versions, la petite fille rencontre le loup à une croisée des chemins, c’est-à-dire en un lieu où il faut prendre des décisions importantes : quel chemin faut-il suivre ? Le loup demande : « Quel chemin veux-tu prendre ? Celui des aiguilles, ou celui des épingles ? » Le Petit Chaperon Rouge choisit celui des épingles parce que, ainsi que l’explique l’une des versions, il est plus facile d’attacher les choses avec des épingles que de les coudre avec l’aiguille 5 !. À une époque où la couture était une tâche difficile que devaient traditionnellement accomplir les jeunes filles, le choix du Petit Chaperon Rouge montrait clairement qu’elle se comportait selon le principe de plaisir alors que la situation exigeait qu’elle se conformât au principe de réalité.

26 Il n’y a pas tellement longtemps, dans certaines civilisations agricoles, quand la mère mourait, la fille aînée prenait sa place à tous les égards.

27 Dans d’autres versions, le père du Petit Chaperon Rouge entre en scène pour couper la tête du loup et sauver ainsi le Petit Chaperon Rouge et sa grand-mère S8. C’est sans doute parce qu’il est le père de la petite fille qu’il coupe la tête du loup au lieu de lui ouvrir le ventre. L’image d’un père manipulant un ventre où se trouverait momentanément sa fille aurait évoqué d’une façon trop gênante des relations sexuelles incestueuses.

28 La seconde version des frères Grimm montre bien que cette interprétation est justifiée. Elle raconte comment, au cours d'une autre visite, la grand-mère a protégé la petite fille contre le loup et réussi à l’éliminer. C’est bien ainsi qu’une (grand-) mère est supposée agir ; si elle le fait, ni la (grand-)mère ni l’enfant n’ont à redouter le loup, si intelligent soit-il.