Introduction

Lutter pour donner un sens à la vie

Si nous voulons être conscients de notre existence au lieu de nous contenter de vivre au jour le jour, notre tâche la plus urgente et la plus difficile consiste à donner un sens à la vie. Nous savons combien d’êtres humains ont perdu le goût de vivre et ont renoncé à faire des efforts parce que la vie, pour eux, n’avait plus aucun sens. On n’acquiert pas automatiquement ce sens de la vie à un âge déterminé de l’enfance, ni même quand on a atteint l’âge présumé de la maturité. Au contraire la maturité psychologique consiste à acquérir une compréhension solide de ce que peut être et de ce que doit être le sens de la vie. Et cela ne s’obtient qu’à la suite d’une longue évolution : à tout âge, nous cherchons et nous devons être capables de trouver un minimum de signification en relation avec le niveau de développement de notre intelligence.

Contrairement au mythe ancien, la sagesse ne jaillit pas d’elle-même, toute faite, comme le fit Athéna de la tête de Zeus ; elle s’éla-bore petit à petit, après des débuts très irrationnels. Nos expériences vécues dans ce monde ne peuvent nous procurer une compréhension intelligente de notre existence que quand nous avons atteint l’âge adulte. Malheureusement, trop de parents voudraient que l’esprit de leur enfant fonctionnât comme le leur, comme si notre compréhension de nous-mêmes et du monde et nos idées sur le sens de la vie n'étaient pas soumises à une lente évolution qui aboutit à la maturité adulte, ainsi que le font le corps et l’esprit...

Aujourd'hui, comme jadis, la tâche la plus importante et aussi la plus difficile de l'éducation est d'aider l’enfant à donner un sens à sa vie. Pour y parvenir, il doit passer par de nombreuses crises de crois-

sance. À mesure qu’il grandit, il doit apprendre à se comprendre mieux ; en même temps, il devient plus à même de comprendre les autres et, finalement, il peut établir avec eux des relations réciproquement satisfaisantes et significatives.

Pour découvrir le sens profond de la vie, il faut être capable de dépasser les limites étroites d’une existence égocentrique et croire que l’on peut apporter quelque chose à sa propre vie, sinon immédiatement, du moins dans l’avenir. Ce sentiment est indispensable à l’individu s’il veut être satisfait de lui-même et de ce qu’il fait. Pour ne pas être à la merci des hasards de la vie, il doit développer ses ressources intérieures afin que les sentiments, l’imagination et l’intellect s’appuient et s’enrichissent mutuellement. Nos sentiments positifs nous donnent la force de développer notre rationalité ; seule notre confiance en l’avenir peut nous soutenir contre les adversités que nous ne pouvons éviter de rencontrer.

Lorsque je m’occupais d’enfants gravement perturbés, en tant qu’éducateur et thérapeute, l’essentiel de mon travail consistait à donner un sens à leur existence. Ce travail m’a fait apparaître comme une évidence que si leurs éducateurs avaient su donner un sens à leur vie, ces enfants n’auraient pas eu besoin de soins spéciaux. J’ai été amené à rechercher les expériences qui, dans la vie de l’enfant, étaient les plus propres à l’aider à découvrir ses raisons de vivre et, en général, à donner le maximum de sens à sa vie. En ce qui concerne ces expériences, rien n’est plus important que l’influence des parents et de tous ceux qui • éduquent l’enfant ; vient ensuite notre héritage culturel, s’il est transmis convenablement à l’enfant. Quand il est jeune, c’est dans les livres qu’il peut le plus aisément trouver ces informations.

À partir de là, je me suis trouvé très insatisfait de la plus grande partie de la littérature destinée à former l’esprit et la personnalité de l’enfant ; elle est incapable, en effet, de stimuler et d’alimenter les ressources intérieures qui lui sont indispensables pour affronter ses difficiles problèmes. Les abécédaires et autres livres pour débutants sont étudiés pour enseigner la technique de la lecture, et ne servent à rien d’autre. La masse énorme des autres livres et publications qui forment ce qu’on appelle la « littérature enfantine » vise à amuser l’enfant ou à l’informer, ou les deux à la fois. Mais la substance de ces écrits est si pauvre qu’elle n’a guère de signification profonde pour lui. L’acquisition des techniques — y compris celle de la lecture — perd de la valeur si ce que l’enfant a appris à lire n’ajoute rien d’important à sa vie.

Nous avons tous tendance à évaluer les mérites futurs de n’importe quelle activité sur la base de ce qu’elle offre sur le moment. C’est particulièrement vrai pour l’enfant qui, beaucoup plus que les adultes, vit dans le présent ; bien qu’angoissé par l’avenir, il n’a que des notions très vagues sur ce que celui-ci peut être et sur ce qu’il exigera de lui. L’enfant ne peut pas croire que ses lectures puissent enrichir plus tard sa vie si les histoires qu’on lui lit ou qu’il lit tout seul sont dénuées de sens. Le principal reproche que l’on puisse faire à ces livres, c’est qu’ils trompent l’enfant sur ce que la littérature peut lui apporter : la connaissance du sens plus profond de la vie et ce qui est significatif pour lui au niveau de développement qu’il a atteint.

Pour qu’une histoire accroche vraiment l’attention de l’enfant, il faut qu’elle le divertisse et qu’elle éveille sa curiosité. Mais, pour enrichir sa vie, il faut en outre qu’elle stimule son imagination ; qu’elle l’aide à développer son intelligence et à voir clair dans ses émotions ; qu’elle soit accordée à ses angoisses et à ses aspirations ; qu’elle lui fasse prendre conscience de ses difficultés, tout en lui suggérant des solutions aux problèmes qui le troublent. Bref, elle doit, en un seul et même temps, se mettre en accord avec tous les aspects de sa personnalité sans amoindrir, au contraire en la reconnaissant pleinement, la gravité de la situation de l’enfant et en lui donnant par la même occasion confiance en lui et en son avenir.

Sur tous ces points, et sur beaucoup d’autres, rien ne peut être plus enrichissant et plus satisfaisant dans toute la littérature enfantine (à de très rares exceptions près) que les contes de fées puisés dans le folklore, et cela est aussi vrai pour les enfants que pour les adultes. À vrai dire, si on se contente d’aborder superficiellement les contes de fées, ils ont peu de choses à nous apprendre sur les conditions de vie propres à la société de masse que nous connaissons aujourd’hui ; ces contes ont été créés bien avant son avènement. Mais ils ont infiniment plus de choses à nous apprendre sur les problèmes intérieurs de l’être humain et sur leurs solutions, dans toutes les sociétés, que n’importe quel autre type d’histoires à la portée de l’entendement de l’enfant. Comme il est appelé à être exposé à tout moment à la société dans laquelle il vit, l’enfant apprendra certainement à s’adapter aux conditions qu’elle lui offre, pourvu que ses ressources intérieures le lui permettent.

L’enfant, parce que la vie lui semble souvent déroutante, a le plus grand besoin qu’on lui donne une chance de se comprendre mieux au sein du monde complexe qu’il doit affronter. Il faut donc l’aider à mettre un peu de cohérence dans le tumulte de ses sentiments. Il a besoin d’idées qui lui permettent de mettre de l’ordre dans sa maison intérieure et, sur cette base, dans sa vie également. Il a besoin — et il est inutile d’insister sur ce point à l’époque actuelle de notre histoire — d’une éducation qui, subtilement, uniquement par sous-entendus, lui fasse voir les avantages d’un comportement conforme à la morale, non par l’intermédiaire de préceptes éthiques abstraits, mais par le spectacle des aspects tangibles du bien et du mal qui prennent alors pour lui toute leur signification.

C’est grâce aux contes de fées que l’enfant peut découvrir cette signification. Comme beaucoup d’autres notions psychologiques modernes, celle-ci a été depuis longtemps pressentie par les poètes. Schiller, par exemple, a écrit : « Je trouvais plus de sens profond dans les contes de fées qu’on me racontait dans mon enfance que dans les vérités enseignées par la vie. »

À force d’avoir été répétés pendant des siècles (sinon des millénaires) les contes de fées se sont de plus en plus affinés et se sont chargés de significations aussi bien apparentes que cachées ; ils sont arrivés à s’adresser simultanément à tous les niveaux de la personnalité humaine, en transmettant leurs messages d’une façon qui touche aussi bien l’esprit inculte de l’enfant que celui plus perfectionné de l’adulte. En utilisant sans le savoir le modèle psychanalytique de la personnalité humaine, ils adressent des messages importants 4 l’esprit conscient, préconscient et inconscient, quel que soit le niveau atteint par chacun d’eux. Ces histoires, qui abordent des problèmes humains universels, et en particulier ceux des enfants, s’adressent à leur moi en herbe et favorisent son développement, tout en soulageant les pressions préconscientes et inconscientes. Tandis que l’intrigue du conte évolue, les pressions du ça se précisent et prennent corps, et l’enfant voit comment il peut les soulager tout en se conformant aux exigences du moi et du surmoi.

L’intérêt que je porte aux contes de fées ne résulte pas de cette analyse technique de leurs mérites. Au contraire, il vient de ce que, au cours de mon expérience, je me suis souvent demandé pourquoi les enfants, normaux et anormaux, et à tous les niveaux d’intelligence, trouvent les contes de fées beaucoup plus satisfaisants que toutes les autres histoires qu’on peut leur proposer.

Plus j’essayais de comprendre pourquoi les contes réussissaient si

bien à enrichir la vie intérieure de l’enfant, plus je me rendais compte que, plus profondément que tout autre matériel de lecture, ils débutent là où se trouve en réalité l’enfant dans son être psychologique et affectif. Ils lui parlent de ses graves pressions intérieures d’une façon qu’il enregistre inconsciemment et — sans minimiser les luttes intimes les plus sérieuses suscitées par la croissance — ils lui font comprendre par l’exemple qu’il existe des solutions momentanées ou permanentes aux difficultés psychologiques les plus pressantes.

Quand une donation de la fondation Spencer m’a fourni le loisir d’étudier la contribution que peut apporter la psychanalyse à l’éducation des enfants, constatant que la lecture (que l’enfant lise lui-même ou qu’on lui lise une histoire) joue un rôle essentiel dans cette éducation, il m’a paru judicieux de profiter de l’occasion pour explorer en détail et en profondeur l’apport inestimable des contes de fées folkloriques ; j’espère ainsi aider les parents et les éducateurs à mieux comprendre leurs mérites uniques et les inciter à leur rendre la place qu’ils ont tenue pendant des siècles et des siècles dans la vie des enfants.

Les contes de fées et la conjoncture existentielle

Pour pouvoir régler les problèmes psychologiques de la croissance (c’est-à-dire surmonter les déceptions narcissiques, les dilemmes œdipiens, les rivalités fraternelles ; être capable de renoncer aux dépendances de l’enfance ; affirmer sa personnalité, prendre conscience de sa propre valeur et de ses obligations morales), l’enfant a besoin de comprendre ce qui se passe dans son être conscient et, grâce à cela, de faire face également à ce qui se passe dans son inconscient. Il peut acquérir cette compréhension (qui l’aidera à lutter contre ses difficultés) non pas en apprenant rationnellement la nature et le contenu de l’inconscient, mais en se familiarisant avec lui, en brodant des rêves éveillés, en élaborant et en ruminant des fantasmes issus de certains éléments du conte qui correspondent aux pressions de son inconscient. En agissant ainsi, l’enfant transforme en fantasmes le contenu de son inconscient, ce qui lui permet de mieux lui faire face. C’est ici que l’on voit la valeur inégalée du conte de fées : il ouvre de nouvelles dimensions à l’imagination de l’enfant que celui-ci serait incapable de découvrir seul. Et, ce qui est encore plus important, la forme et la structure du conte de fées lui offrent des images qu’il peut incorporer à ses rêves éveillés et qui l’aident à mieux orienter sa vie.

Chez l’enfant comme chez l’adulte, l’inconscient est un déterminant puissant du comportement. Quand il est refoulé, le conscient finira par être en partie envahi par des dérivatifs, faute de quoi l’individu I sera contraint d’exercer sur ces éléments inconscients un contrôle si] rigoureux, si compulsif, que sa personnalité se retrouvera gravement* handicapée. Mais si le matériel inconscient peut à un certain degré accéder au conscient et se livrer à l’imagination, son potentiel de nocivité, pour nous-mêmes et pour les autres, est alors très réduit ; une partie de sa force peut être mise au service d’objectifs positifs. Cependant, la majorité des parents croit que l’enfant doit être mis à l’abri de ce qui le trouble le plus : ses angoisses informes et sans nom, ses fantasmes chaotiques, colériques et même violents. Beaucoup pensent que seule la réalité consciente et des images généreuses devraient être présentées aux enfants, pour qu’il ne soit exposé qu’au côté ensoleillé des choses. Mais ce régime à sens unique ne peut nourrir l’esprit qu’à sens unique, et la vie réelle n’est pas que soleil...

La mode veut que l’on cache à l’enfant que tout ce qui va mal dans la vie vient de notre propre nature : le penchant qu’ont tous les humains à agir agressivement, asocialement, égoïstement, par colère ou par angoisse. Nous désirons que nos enfants croient que l’homme est foncièrement bon. Mais les enfants savent qu’ils ne sont pas toujours bons ; et souvent, même s’ils le sont, ils n’ont pas tellement envie de l’être. Cela contredit ce que leur racontent leurs parents, et l’enfant apparaît comme un monstre à ses propres yeux.

La culture dominante, en ce qui concerne particulièrement les enfants, veut faire comme si le côté sombre de l’homme n’existait pas, et elle affecte de croire en un « méliorisme » optimiste. La psychanalyse elle-même est censée avoir pour but de rendre la vie facile... ce qui n’était pas du tout dans les intentions de son fondateur. Elle a été créée pour rendre l’homme capable d’accepter la nature problématique de la vie, sans se laisser abattre par elle et sans recourir à des faux-fuyants. Le précepte de Freud est que l’homme ne peut parvenir à donner un sens à son existence que s’il lutte courageusement contre ce qui lui paraît être des inégalités écrasantes.

Tel est exactement le message que les contes de fées, de mille manières différentes, délivrent à l’enfant : que la lutte contre les graves difficultés de la vie sont inévitables et font partie intrinsèque de l'existence humaine, mais que si, au lieu de se dérober, on affronte fermement les épreuves inattendues et souvent injustes, on vient à bout de tous les obstacles et on finit par remporter la victoire.

Les histoires modernes qui sont destinées aux jeunes enfants évitent avant tout d'aborder ces problèmes existentiels qui ont pourtant pour nous tous une importance cruciale. L’enfant a surtout besoin de recevoir, sous une forme symbolique, des suggestions sur la manière de traiter ces problèmes et de s’acheminer en sécurité vers la maturité. Les histoires sécurisantes d’aujourd’hui ne parlent ni de la mort, ni du vieillissement, ni de l’espoir en une vie éternelle. Le conte de fées, au contraire, met carrément l’enfant en présence de toutes les difficultés fondamentales de l’homme.

Par exemple, de nombreux contes de fées commencent avec la mort d’une mère ou d’un père ; dans ces contes la mort de l’un des parents crée des problèmes angoissants (c’est ce qu’on appréhende ou ce qui se passe dans la vie réelle). D’autres contes parlent d’un père ou d’une mère vieillissant qui décide de passer le relais à la nouvelle génération ; mais, auparavant, le successeur doit prouver qu’il est capable et digne de prendre la relève. Le conte des frères Grimm, « Les Trois Plumes » commence ainsi : « Il était une fois un roi qui avait trois fils... Le roi, en vieillissant, sentant ses forces décliner et songeant à sa mort, ne savait pas auquel de ses trois fils il devait laisser le royaume en héritage. » Pour pouvoir se décider, le roi confie à chacun de ses fils une tâche difficile ; celui qui réussira le mieux, « ce sera lui le roi après sa mort ».

Les contes de fées ont pour caractéristique de poser des problèmes existentiels en termes brefs et précis. L’enfant peut ainsi affronter ces problèmes dans leur forme essentielle, alors qu’une intrigue plus élaborée lui compliquerait les choses. Le conte de fées simplifie toutes les situations. Ses personnages sont nettement dessinés ; et les détails, à moins qu’ils ne soient très importants, sont laissés de côté. Tous les personnages correspondent à un type ; ils n’ont rien d’unique.

Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des histoires modernes pour enfants, le mal, dans les contes de fées, est aussi répandu que la vertu. Dans pratiquement tous les contes de fées, le bien et le mal sont matérialisés par des personnages et par leurs actions, de même que le bien et le mal sont omniprésents dans la vie et que chaque homme a des penchants pour les deux. C’est ce dualisme qui

pose le problème moral ; l’homme doit lutter pour le résoudre.

Le mal est présenté avec tous ses attraits — symbolisés dans les contes par le géant tout-puissant ou par le dragon, par les pouvoirs de la sorcière, la reine rusée de Blanche-Neige — et, souvent, il triomphe momentanément. De nombreux contes nous disent que l'usurpateur réussit pendant quelque temps à se tenir à la place qui appartient de droit au héros (comme les méchantes sœurs de Cendril-lon). Ce n’est pas seulement parce que le méchant est puni à la fin de l’histoire que les contes ont une portée morale ; dans les contes de fées, comme dans la vie, le châtiment, ou la peur qu’il inspire, n’a qu’un faible effet préventif contre le crime ; la conviction que le crime ne paie pas est beaucoup plus efficace, et c'est pourquoi les méchants des contes finissent toujours par perdre. Ce n’est pas le triomphe final de la vertu qui assure la moralité du conte mais le fait que l’enfant, séduit par le héros, s’identifie avec lui à travers toutes ses épreuves. À cause de cette identification, l’enfant imagine qu’il partage toutes les souffrances du héros au cours de ses tribulations et qu’il triomphe avec lui au moment où la vertu l’emporte sur le mal. L’enfant accomplit tout seul cette identification, et les luttes intérieures et extérieures du héros impriment en lui le sens moral.

Les personnages des contes de fées ne sont pas ambivalents ; ils ne sont pas à la fois bons et méchants, comme nous le sommes tous dans la réalité. De même qu’une polarisation domine l’esprit de l’enfant, elle domine le conte de fées. Chaque personnage est tout bon -ou tout méchant. Un frère est idiot, l’autre intelligent. Une sœur est vertueuse et active, les autres infâmes et indolentes. L’une est belle, les autres sont laides. L’un des parents est tout bon, l'autre tout méchant. La juxtaposition de ces personnages opposés n’a pas pour but de souligner le comportement le plus louable, comme ce serait vrai pour les contes de mise en garde. (Il existe des contes de fées amoraux où le bien et le mal et la beauté et la laideur ne jouent aucun rôle.) Ce contraste des personnages permet à l’enfant de comprendre facilement leurs différences, ce qu’il serait incapable de faire aussi facilement si les protagonistes, comme dans la vie réelle, se présentaient avec toute leur complexité. Pour comprendre les ambiguïtés, l’enfant doit attendre d’avoir solidement établi sa propre personnalité sur la base d’identifications positives. Il peut alors voir que les gens sont très différents les uns des autres et qu’il doit lui-même décider de ce qu’il sera. Cette décision fondamentale, sur laquelle s’édifiera plus tard l’évolution de

la personnalité, est facilitée par la polarisation des contes de fées.

En outre, les choix de l’enfant ne se fondent pas tellement sur le bien opposé au mal, ni sur le personnage qui éveille sa sympathie et celui qu’il trouve antipathique. Plus le personnage bon est simple et direct, plus l’enfant s’identifie facilement avec lui et rejette le méchant. Il s’identifie avec le bon non pas en raison de sa vertu, mais parce que la situation du héros trouve en lui un écho profond. L’enfant ne se demande pas : « Est-ce que j’ai envie d’être bon ? » mais : « À qui ai-je envie de ressembler ? » Il décide de son choix en commençant par se projeter de plein gré dans le personnage. Si celui-ci est bon, l’enfant, du même coup, veut être bon lui aussi.

Les contes amoraux, où le bon n’est pas opposé au méchant, ont un tout autre but. Le Chat botté, par exemple, qui triche pour assurer le triomphe du héros, et Jack (héros d’un cycle anglais de contes de fées), qui vole le trésor du géant, ne proposent pas un choix entre le bien et le mal, mais font croire à l’enfant que les plus faibles peuvent réussir dans la vie. Après tout, à quoi bon décider d’être bon alors qu’on se sent si insignifiant qu’on a peur de ne jamais arriver à rien ? Ces contes n’ont aucune intention morale ; ils veulent donner l’assurance que l’on peut réussir. Ils répondent ainsi à un problème existentiel très important : faut-il aborder la vie avec la conviction que l’on peut venir à bout de toutes les difficultés ou avec une mentalité de vaincu ?

Les conflits intérieurs profonds, qui ont leur origine dans nos pulsions primitives et dans nos émotions violentes, sont ignorés dans la plupart des livres modernes pour enfants qui n’aident donc en rien ceux-ci à les affronter. Mais l’enfant est sujet à des accès désespérés de solitude et d’abandon, et il est souvent en proie à des angoisses mortelles. Très souvent, il est incapable d’exprimer ces sentiments par des mots, ou ne le fait que par des moyens détournés : il a peur de l’obscurité ou d’un animal quelconque, ou il est angoissé par son corps. Comme les parents se sentent mal à l’aise quand ils observent ces émotions chez leur enfant, ils ont tendance à les négliger, ou ils les amoindrissent à partir de leurs propres angoisses, croyant ainsi calmer les peurs de l’enfant.

Le conte de fées, au contraire, prend très au sérieux ces angoisses et ces dilemmes existentiels et les aborde directement : le besoin d’être aimé et la peur d'être considéré comme un bon à rien ; l’amour de la vie et la peur de la mort. En outre, il présente des solutions que l’enfant peut saisir selon son niveau de compréhension. Les contes de fées, par exemple, posent le problème du désir d’une vie éternelle en concluant parfois : « Et s’ils ne sont pas morts, ils vivent encore à l’heure qu’il est. » D’autres, qui se terminent ainsi : « Et ils vécurent toujours heureux », ne font pas croire un instant à l’enfant que la vie peut durer éternellement ; ils indiquent qu’il n’y a qu’une façon de moins souffrir de la brièveté de la vie : en établissant un lien vraiment satisfaisant avec l’autre. Quand on a réussi cela, dit le conte, on a atteint le point culminant de la sécurité affective de l’existence et on dispose de la relation la plus permanente dont puisse disposer l’homme ; et cela seul peut dissiper la peur de la mort. Le conte dit aussi que quand on a trouvé le véritable amour adulte, on n’a pas à désirer une vie éternelle, et c’est ce qu’exprime la conclusion d’autres contes de fées : « Et ils vécurent désormais pendant de longues, longues années de bonheur. »

Les gens mal informés peuvent voir dans ces conclusions de contes de fées une façon irréaliste de satisfaire les aspirations de l’enfant ; c’est rester aveugle au message important que délivrent ces fins de contes. L’enfant apprend qu’en formant une véritable relation interpersonnelle, il échappera à l’angoisse de séparation qui le hante (c’est le thème principal de nombreux contes et leur conclusion est toujours heureuse). Ces contes disent aussi que cette conclusion est impossible si l’enfant (contrairement à ce qu’il croit et espère) s’accroche éternellement aux jupes de sa mère. S’il essaie de se délivrer de l’angoisse de séparation et de l’angoisse de mort en s’accrochant désespérém'ent à ses parents, il subira le sort de Jeannot et Margot qui ont été obligés de quitter la maison familiale.

Le héros de conte de fées (l’enfant) ne peut se trouver qu’en explorant le monde extérieur ; et, ce faisant, il découvrira aussi l’« autre » avec qui il pourra ensuite vivre heureux, c’est-à-dire sans avoir jamais à connaître l’angoisse de séparation. Le conte de fées est orienté vers l’avenir et sert de guide à l’enfant, dans des termes que peuvent saisir son conscient ou son inconscient ; il l’aide à renoncer à ses désirs infantiles de dépendance et à parvenir à une existence indépendante plus satisfaisante.

Les enfants, de nos jours, ne grandissent plus dans la sécurité d’une famille extensive, ni dans des communautés bien intégrées. Il est donc important, beaucoup plus qu’à l’époque où les contes ont été inventés, de procurer à l’enfant moderne des images de héros qui doivent s’aventurer tout seuls dans le monde et qui, sans savoir au départ comment leurs aventures finiront, découvrent des endroits où ils se sentent en sécurité, tout en suivant le droit chemin avec une confiance solide.

Comme l’enfant moderne, qui se sent souvent isolé, le héros de contes de fées poursuit parfois sa route dans la solitude ; il est aidé par les choses primitives avec lesquelles il est en contact : un arbre, un animal, la nature, toutes choses dont l’enfant se sent plus proche que ne l’est l’adulte. Le sort de ces héros persuade l’enfant que, comme eux, il peut se sentir abandonné dans le monde comme un hors-la-loi, il peut tâtonner dans l’obscurité, mais que, comme eux, au cours de sa vie, il sera guidé pas à pas et recevra toute l’aide dont il pourra avoir besoin. Aujourd’hui, plus encore que par le passé, l’enfant a besoin d’être rassuré par l’image d’un être qui, malgré son isolement, est capable d’établir des relations significatives et riches en récompenses avec le monde qui l’entoure.

Le conte de fées, forme d'art unique

Le conte de fées, tout en divertissant l’enfant, l’éclaire sur lui-même et favorise le développement de sa personnalité. Il a tant de significations à des niveaux différents et enrichit tellement la vie de l’enfant qu’aucun autre livre ne peut l’égaler.

J’ai essayé de montrer dans cette étude comment les contes de fées représentent sous une forme imaginative ce que doit être l’évolution saine de l’homme et comment ils réussissent à rendre cette évolution séduisante, pour que l’enfant n’hésite pas à s’y engager. Ce processus de croissance commence par la résistance aux parents et la peur de grandir et finit quand le jeune s’est vraiment trouvé, quand il a atteint l’indépendance psychologique et la maturité morale et quand, ne voyant plus dans l’autre sexe quelque chose de menaçant ou de démoniaque, il est capable d’établir avec lui des relations positives. En bref, ce livre explique pour quelles raisons les contes de fées contribuent d’une façon importante et positive à la croissance intérieure de l’enfant.

Le plaisir et l’enchantement que nous éprouvons quand nous nous laissons aller à réagir à un conte de fées viennent non pas de la portée psychologique du conte (qui y est pourtant pour quelque chose) mais

de ses qualités littéraires. Les contes sont en eux-mêmes des œuvres d’art. S’ils n’en étaient pas, ils n’auraient pas un tel impact psychologique sur l’enfant.

Ils sont uniques, non seulement en tant que forme de littérature, mais comme œuvres d’art qui sont plus que toutes les autres totalement comprises par l’enfant. Comme toute production artistique, le sens le plus profond du conte est différent pour chaque individu, et différent pour la même personne à certaines époques de sa vie. L’enfant saisira des significations variées du même conte selon ses intérêts et ses besoins du moment. Lorsqu’il en aura l’occasion, il reviendra au même conte quand il sera prêt à en élargir les significations déjà perçues ou à les remplacer par d’autres.

En tant qu’œuvres d’art, les contes de fées présentent de nombreux aspects qui vaudraient d’être explorés en dehors de leur signification et de leur portée psychologiques qui font l’objet de ce livre. Notre héritage culturel, par exemple, trouve son expression dans les contes de fées et il est transmis à l’esprit de l’enfant par son intermédiaire1. Un autre livre pourrait étudier en détail la contribution unique que les contes de fées peuvent apporter et apportent effectivement à l’éducation morale de l’enfant, sujet qui n’est qu’effleuré dans les pages qui vont suivre.

Les folkloristes abordent les contes de fées sous l’angle de leur discipline ; les linguistes et les critiques littéraires examinent leur signification pour d’autres raisons. Il est intéressant de noter, par exémple, que certains voient dans le thème du Petit Chaperon rouge avalé par

le loup le thème de la nuit absorbant le jour, de la lune éclipsant le soleil, de l’hiver remplaçant les saisons chaudes, du dieu avalant la victime propitiatoire, etc. Aussi intéressantes que puissent être ces interprétations, elles n’apportent pas grand-chose aux parents et aux éducateurs qui veulent connaître le sens qu’un conte de fées peut avoir pour l’enfant dont l’expérience, après tout, est bien éloignée d’une explication du monde fondée sur des concepts où interviennent la nature et les déités.

Les contes de fées abondent également en thèmes religieux ; de nombreuses histoires bibliques sont de la même nature qu’eux. Les associations conscientes et inconscientes qu’évoquent les contes de fées dans l’esprit de l’auditeur dépendent de son cadre général de référence et de ses préoccupations personnelles. Les personnes religieuses trouveront donc en eux des éléments d’importance dont il ne sera pas question ici.

La plupart des contes de fées remontent à des époques où la reli-‘ gion tenait une place importante dans la vie ; c’est pourquoi ils sont en rapport direct ou indirect avec des thèmes religieux. Les contes des « Mille et Une Nuits » sont pleins de références à la religion islamique. De nombreux contes occidentaux ont un contenu religieux ; mais ils sont pour la plupart négligés de nos jours et inconnus du large public uniquement parce que, pour beaucoup, ces thèmes religieux n’éveillent plus d’associations significatives. L’oubli dans lequel est tombé « L’Enfant de Marie », l’une des plus belles histoires des frères Grimm, est bien la preuve de ce désintéressement. Cette histoire commence exactement comme « Jeannot et Margot », des mêmes auteurs : « À la lisière d’une grande forêt vivaient un bûcheron et sa femme... » Comme dans « Jeannot et Margot », le couple est si pauvre qu’il est devenu incapable d’assurer sa subsistance en même temps que celle de leur petite fille de trois ans. Émue par leur détresse, la Vierge Marie leur apparaît et leur offre de s’occuper de l’enfant qu’elle emmène avec elle au ciel. La petite fille vit une vie merveilleuse jusqu’à ce qu’elle atteigne l’âge de quatorze ans. À ce moment-là, comme dans les différentes versions de « Barbe-Bleue », la Vierge confie à la fillette les clés de treize portes ; elle a le droit d’en ouvrir douze, mais pas la treizième. L’enfant est incapable de résister à la tentation, et, questionnée par la Vierge, elle ment. En punition, elle est renvoyée sur la terre ; elle est muette. Elle subit une série d’épreuves puis, étant sur le point de mourir sur un bûcher, elle éprouve le désir de confesser sa faute. La Vierge, aussitôt,

la sauve du bûcher, délie sa langue et lui donne « le bonheur pour toute son existence ». La leçon de l’histoire est celle-ci : si nous nous servons de notre voix pour proférer des mensonges, nous sommes perdus ; autant être privé de la parole, comme l’héroïne de l’histoire. Mais si nous utilisons notre voix pour nous repentir, pour reconnaître nos fautes et dire la vérité, nous pouvons nous racheter.

De nombreuses autres histoires des frères Grimm commencent par (ou contiennent) des allusions religieuses. « Le Vieillard rajeuni » commence ainsi : « À l’époque où Notre-Seigneur marchait encore sur la terre, il s’arrêta un soir, avec saint Pierre, à la maison d’un forgeron... » Dans un autre conte, « Le Pauvre et le Riche », Jésus, comme n’importe quel autre héros de conte de fées, est fatigué de marcher. Voici le début de cette histoire : « Dans les temps d’autrefois, quand le bon Dieu se promenait encore en personne parmi les hommes, sur la terre, il se trouva qu’un soir, alors qu’il était bien fatigué, la nuit vint Le surprendre avant qu’il eût pu trouver une auberge. Devant Lui, sur la route, se trouvaient deux maisons qui se faisaient vis-à-vis... » Mais aussi importants et fascinants que soient ces aspects religieux des contes de fées, ils échappent à la portée et au propos de ce livre et ne seront donc pas étudiés ici.

Malgré l’objectif relativement restreint de cette étude, qui est de montrer comment les contes de fées aident les enfants à régler les problèmes psychologiques de la croissance et à intégrer leur personnalité, j’ai dû m’imposer des limites sérieuses.

La première de ces limites vient du fait que, de nos jours, un petit nombre seulement de contes de fées ont une notoriété universelle. Certains points abordés dans ce livre auraient pu être illustrés avec plus d’éclat si j’avais pu me référer à des contes moins connus. Il aurait fallu en effet inclure le texte de ces contes, ce qui aurait donné à l’ouvrage des dimensions excessives. J’ai donc décidé de limiter mon choix à quelques contes de fées encore populaires, et de montrer leur sens caché et leur rapport avec les problèmes de croissance de l’enfant et notre compréhension de nous-mêmes et du monde. Dans la seconde partie du livre, plutôt que d’essayer inutilement de réaliser une étude exhaustive, je me suis contenté d’examiner sur certains points quelques-uns des contes les plus connus, pour leurs significations et pour le plaisir que l’on peut en tirer.

Si ce livre n’avait été consacré qu’à un ou deux contes, il aurait été possible de mettre en valeur un plus grand nombre de leurs facettes ;

mais je n’aurais pas pu pour autant sonder leur profondeur : chaque histoire, en effet, a des significations à trop de niveaux différents. L’importance qu’un conte peut avoir pour un certain enfant, et à un âge particulier, dépend de son niveau de développement psychologique et de ses problèmes dominants du moment. Tandis que j’écrivais ce livre, il m’a paru raisonnable de me concentrer sur les significations essentielles des contes, tout en me rendant compte que je négligeais d’autres aspects qui pouvaient être significatifs pour tel ou tel enfant en raison des difficultés qu’il devait affronter.

Par exemple, dans mon étude sur « Jeannot et Margot », j’ai insisté sur les efforts que faisaient les deux héros du conte pour s’accrocher à leurs parents alors que le moment était venu pour eux de se tourner tout seuls vers le monde extérieur, et j’ai insisté également sur la nécessité de dépasser l’oralité primitive, symbolisée par l’engouement des deux enfants pour la maison en pain d’épice. Il semblerait donc que ce conte de fées a le maximum de choses à offrir au jeune enfant qui s’apprête à faire ses premiers pas dans le monde. Il donne corps à ses angoisses et lui montre que ses appréhensions, même sous leur forme la plus exagérée (la peur d’être dévoré) sont injustifiées : les deux héros sortent victorieux de leurs aventures et leur ennemi le plus menaçant, la sorcière, subit une défaite totale. On pourrait donc parfaitement soutenir que ce conte a le maximum d’attrait et de valeur pour l’enfant à l’âge où les contes de fées commencent à exercer leur action bénéfique, c’est-à-dire vers quatre ou cinq ans.

Mais l’angoisse de séparation (la peur d’être abandonné) et la peur d’avoir faim, qui inclut l’avidité orale, ne sont pas limitées à une période particulière de l’évolution. Elles interviennent à tous les âges au niveau de l’inconscient, de telle sorte que ce conte a également un sens pour des enfants beaucoup plus âgés et leur procure des encouragements. Évidemment, l’enfant, à partir d’un certain âge, a plus de difficulté à admettre consciemment sa peur d’être abandonné par ses parents, ou son avidité orale ; mais c’est une raison de plus pour laisser le conte de fées parler à son inconscient, donner corps à ses angoisses et les soulager, sans qu’il s’en rende compte.

D’autres traits de la même histoire peuvent offrir à l’enfant plus âgé un réconfort et un guide dont il a grand besoin. Je connais une jeune fille qui, au début de son adolescence, a été fascinée par « Jeannot et Margot » et qui s’est trouvée soulagée de lire et de relire l’histoire et de bâtir des fantasmes autour d’elle. Étant enfant, elle était dominée par un frère légèrement plus âgé qu’elle. Il lui avait, en quelque sorte, montré le chemin, comme le fait Jeannot en semant des cailloux qui lui permettent de revenir avec sa sœur à la maison familiale. Étant parvenue à l’adolescence, cette jeune fille continua de compter sur son frère, et ce passage du conte avait pour elle quelque chose de rassurant. Mais, en même temps, elle souffrait de la domination de son frère. Sans qu’elle en eût conscience à l’époque, sa lutte pour son indépendance tournait autour de l’image de Jeannot. L’histoire disait à son inconscient qu’en se laissant guider par son frère (Hansel) elle reculait au lieu d’avancer (ils reviennent s’accrocher à leurs parents) ; un autre détail avait pour elle un sens : c’est Jeannot, au début de l’histoire, qui est le chef, mais c’est Margot qui, à la fin, conquiert la liberté et l’indépendance pour son frère et pour elle en réduisant la sorcière à l’impuissance. Cette jeune fille, étant parvenue à l’âge adulte, finit par comprendre que le conte l’avait beaucoup aidée à se dégager de sa dépendance vis-à-vis de son frère et lui avait montré que cette dépendance précoce n’engageait absolument pas l’avenir. Ainsi, un conte qui, pour une certaine raison, avait eu pour elle un sens quand elle était enfant, l’avait guidée au cours de son adolescence pour une raison toute différente.

Le thème central de « Blanche-Neige » est l’histoire d’une enfant pubère surpassant de différentes façons sa méchante belle-mère qui, par jalousie, lui refuse une vie indépendante, ce qui est symbolisé par le fait que la marâtre essaie de supprimer l’héroïne. L’histoire avait pourtant, pour une certaine petite fille de cinq ans, un sens profond très éloigné de ces problèmes de la puberté. Sa mère était froide et distante, ce qui laissait l’enfant désemparée. Le conte lui montra qu’elle avait tort de se désespérer : Blanche-Neige, trahie par sa belle-mère, était sauvée par des êtres du sexe masculin : les nains et, plus tard, le prince. Cette enfant ne s’est pas désespérée de l’éloignement de sa mère et, encouragée par l’exemple de Blanche-Neige, s’est tournée vers son père qui réagit favorablement. La conclusion heureuse du conte a permis à cette enfant de sortir de l’impasse où l’avait fourvoyée le peu d’intérêt que lui manifestait sa mère. Ainsi, le même conte de fées peut délivrer un message important à un enfant de treize ans aussi bien qu’à un autre de cinq ans, bien que leurs interprétations personnelles soient très différentes.

« Raiponce » nous raconte que la sorcière a enfermé l’héroïne dans la tour quand elle avait douze ans. L’histoire de Raiponce semble donc être également celle d’une fillette pubère et d’une mère jalouse qui veut l’empêcher de devenir indépendante ; c’est un problème caractéristique de l’adolescence, qui est résolu lorsque Raiponce épouse le prince. Mais un petit garçon de cinq ans a tiré de cette histoire un réconfort d’un genre tout différent. Le jour où il apprit que sa grand-mère, qui s’occupait de lui pendant la journée, devait aller à l’hôpital (sa mère travaillait et il n’y avait pas de père à la maison) il demanda qu’on lui lise l’histoire de Raiponce. À ce moment critique de sa vie, deux éléments du conte avaient pour lui de l’importance. Il y avait d’abord le fait que le substitut de la mère (la sorcière), en enfermant l’héroïne dans la tour, la mettait en sécurité ; ce comportement égoïste avait, aux yeux de l’enfant, et dans les circonstances où il se trouvait, quelque chose de rassurant. Un autre thème de l’histoire avait pour cet enfant encore plus d’importance : le fait que Raiponce trouve le moyen d’échapper à son triste sort en s’aidant de son propre corps — ses tresses, qu’elle laisse pendre le long de la tour et qui permettent au prince de grimper jusqu’à elle. L’enfant était rassuré de savoir qu’il pourrait le cas échéant se servir de son corps comme d’une bouée de sauvetage pour garantir sa propre sécurité. Cela nous montre que le conte de fées

— parce qu’il concerne d’une façon très imaginative les problèmes humains essentiels — peut avoir beaucoup à offrir à un petit garçon même si le personnage principal de l’histoire est une adolescente.

Ces exemples expliquent pourquoi je me concentre dans ce livre sur les thèmes principaux et ils montrent que les contes de fées ont une puissante signification psychologique pour les enfants de tout âge, qu’ils soient fille ou garçon, quels que soient l’âge et le sexe des héros. Les contes ont une signification personnelle très riche parce qu’ils permettent des changements d'identification selon les problèmes que doit affronter l’enfant. À la lumière de sa première identification avec la Margot qui était heureuse de se laisser mener par Jeannot, et de sa seconde identification avec la Margot triomphant de la sorcière, la jeune fille dont je parle plus haut a pu évoluer vers son indépendance d’une façon plus sûre et plus enrichissante. Quant au petit garçon dont il a été question tout à l’heure, après avoir été rassuré par la sécurité offerte par la tour, il a pu, un peu plus tard, se réjouir de savoir que son propre corps pourrait lui assurer une sécurité beaucoup plus stable.

Comme nous ne pouvons pas savoir à quel âge précis un conte de fées particulier a le plus d’importance pour un certain enfant, il est impossible de choisir parmi les innombrables contes celui qu’il convient de lui raconter. Seul l’enfant, par l’intensité de ses réactions émotives à l’égard de tel ou tel conte, peut montrer que son inconscient, ou son conscient, est atteint. Naturellement, la mère (ou le père) commencera par raconter à l’enfant un conte qu’elle a aimé pendant sa propre enfance ou qui lui plaît sur le moment. Si l’enfant n’est pas accroché par l’histoire, c’est le signe que ses thèmes n’ont pas éveillé chez lui, à cette époque de sa vie, une réaction significative. Le mieux est de lui raconter un autre conte le lendemain soir. Il montrera bientôt que tel conte a pour lui de l’importance, par sa réaction immédiate ou en demandant inlassablement qu’on le lui répète. Si tout va bien, l’enthousiasme de l’enfant deviendra contagieux et le conte prendra également de l’importance pour le narrateur adulte, ne serait-ce que parce qu’il voit le plaisir de l’enfant. Le moment viendra, finalement, où l’enfant aura tiré de son histoire préférée tout le bénéfice qu’il pouvait en attendre ; peut-être aussi les problèmes qui le faisaient réagir à cette histoire auront-ils été remplacés par d’autres qui seraient mieux exprimés par un autre conte. Il peut alors se désintéresser du premier pour se passionner davantage encore pour un autre. Pour le choix des contes de fées, il est toujours bon de se laisser guider par l’enfant.

S’il arrive aux parents de deviner correctement les raisons pour lesquelles l’enfant a été ému par un conte de fées, ils feront bien de garder pour eux leur découverte. Les expériences et les réactions du jeune enfant sont pour la plupart inconscientes et elles doivent le rester jusqu’à ce qu’il ait atteint un âge plus mûr qui lui permet de mieux comprendre. Il est toujours indiscret d’interpréter les pensées inconscientes d’un individu et de lui rendre conscient ce qu’il désire cacher dans sa préconscience, et cela est particulièrement vrai pour les enfants. Il est aussi important, pour le bien-être de l’enfant, qu’il sente que ses parents partagent ses émotions en prenant plaisir au même conte, que de savoir qu’ils ignoreront ses pensées les plus intimes jusqu’au moment où il aura décidé de les révéler. Si les parents indiquent qu’ils les connaissent déjà, ils empêchent l’enfant de leur faire le plus précieux des cadeaux en partageant avec eux ce qu’il a de plus secret et de plus intime. Et comme, par surcroît, les parents sont beaucoup plus puissants que l’enfant, leur domination peut paraître sans limites (et donc envahissante et destructive) s’ils donnent à l’enfant l’impression qu’ils peuvent lire dans ses pensées avant même qu’il ait commencé à en prendre conscience.

Le fait d’expliquer à l’enfant les raisons pour lesquelles un conte l’intéresse au plus haut point détruit, en outre, le pouvoir d’enchantement de l’histoire qui vient en très grande partie de ce que l’enfant ne connaît pas exactement le pourquoi de son plaisir. La perte de ce pouvoir d’enchantement s’accompagne d’un affaiblissement de la faculté qu’a l’histoire d’aider l’enfant à lutter tout seul et à régler par ses propres moyens le problème qui a trouvé un écho dans le conte. Les interprétations des adultes, aussi judicieuses qu’elles puissent être, privent l’enfant de l’opportunité de sentir qu’il a, de lui-même, en entendant plusieurs fois l’histoire et en la ruminant, réglé une situation difficile. Nous évoluons, nous donnons un sens à la vie, nous découvrons la sécurité intérieure en comprenant et en résolvant tout seuls nos problèmes personnels et non pas en écoutant les explications des autres.

Les thèmes des contes de fées ne sont pas des symptômes névrotiques, quelque chose qu’il faut comprendre rationnellement pour mieux s’en débarrasser. Ces thèmes sont ressentis comme merveilleux par l’enfant parce qu’il se sent compris et apprécié au plus profond de ses sentiments, de ses espoirs et de ses angoisses, sans que tout cela soit niis de force et analysé sous la dure lumière d’une rationalité qui est encore hors de sa portée. Les contes de fées enrichissent la vie de l’enfant et lui donnent une qualité d’enchantement uniquement parce qu’il ne sait pas très bien comment ces contes ont pu exercer sur lui leur charme.

Ce livre a été écrit pour aider les adultes, et plus particulièrement ceux qui ont charge d’enfants, à comprendre plus facilement l’importance des contes de fées. Ainsi que je l’ai déjà fait remarquer, il est possible de découvrir, en dehors de celles qui sont proposées dans le texte qui va suivre, une foule d’interprétations pertinentes ; les contes, comme toutes les œuvres d’art, possèdent une richesse et une profondeur qui vont bien au delà de ce que peut tirer d’eux l’examen le plus complet. Ce que je dis dans ce livre ne doit être considéré qu’à titre d’exemple et de suggestion. Si le lecteur est incité à aller voir à sa manière ce qui se passe derrière l’apparence d’un conte ou d’un autre, il en tirera de multiples significations personnelles dont l’enfant pourra bénéficier à son tour.

Nous abordons ici une dernière limite. Le sens véritable et l’impact d’un conte de fées ne peuvent être appréciés, et son enchantement ne peut être ressenti, que si l’histoire est exposée sous sa forme originale. Se contenter de citer les épisodes essentiels d’un conte, c’est exactement comme si on voulait faire apprécier un poème en le résumant. Malheureusement, à défaut de pouvoir reproduire intégralement les contes que j’étudie, j’ai dû me borner à décrire leurs principaux épisodes. Comme il est facile de se procurer la plupart de ces contes, j’espère que ce livre donnera à beaucoup de lecteurs et de lectrices l’occasion de lire ou de relire le texte intégral des contes que je cite 2. Qu’il s’agisse du « Petit Chaperon rouge », de « Cendrillon » ou de n’importe quel autre conte de fées, seule la version originale permet d’apprécier ses qualités poétiques et, en même temps, de comprendre comment ils peuvent enrichir un jeune esprit prêt à réagir.


1 Un exemple illustrera très bien cet aspect des contes de fées. Dans l’histoire des frères Grimm « Les Sept Corbeaux », sept frères vont puiser de l’eau dans une cruche pour le baptême de leur petite sœur. Ils perdent la cruche, et sont transformés en corbeaux. La cérémonie du baptême annonce le début d’une existence chrétienne. On peut considérer que les sept frères représentent ce qui a dû disparaître pour laisser la place à la chrétienté. S’il en est ainsi, ils symbolisent le monde païen, préchrétien, où les sept planètes représentaient les dieux du ciel. La petite fille qui vient de naître est alors la nouvelle religion qui ne peut se propager que si les anciennes croyances ne gênent pas son développement. La chrétienté (la sœur) ayant vu le jour, les frères, qui représentent le paganisme, sont relégués dans l’ombre. Mais, en tant que corbeaux, ils vivent au sein d’une montagne, à l’autre bout du monde, ce qui laisse supposer qu’ils continuent de vivre dans un monde souterrain, subconscient. Ils ne retrouvent leur apparence humaine que lorsque leur petite sœur sacrifie l’un de ses doigts, ce qui est conforme à l’idée chrétienne que seuls ont accès au ciel ceux qui sont prêts, s’il le faut, à sacrifier la partie de leur corps qui les empêche d’atteindre la perfection. La nouvelle religion, le christianisme, peut libérer même ceux qui se sont attardés dans le paganisme.

2 On trouvera dans les notes, à la fin du livre, les références des contes qui auront été cités au cours de mon exposé.