« La Belle au Bois Dormant »

Maîtriser l'adolescence

L’adolescence est une période de changements importants et rapides, caractérisée par des phases de passivité et de léthargie absolues alternant avec une activité frénétique, et même un comportement dangereux, pour « se prouver qu’on existe », ou pour décharger la tension intérieure. Ce comportement hésitant de l’adolescent trouve son expression dans certains contes de fées où le héros, après s’être précipité dans d’incroyables aventures, est soudain transformé en pierre par quelque maléfice. Plus souvent — et, sur le plan psychologique, plus judicieusement — l’ordre est renversé : « Simplet », dans « Les Trois Plumes », ne fait rien jusqu’au moment où il est bien engagé dans l’adolescence ; et le héros des « Trois Langages », poussé par son père à aller étudier loin de la maison, passe trois années à s’instruire passivement avant que ses aventures ne commencent.

Alors que de nombreux contes de fées insistent sur les exploits que doit accomplir le héros pour devenir lui-même, « La Belle au Bois Dormant » insiste sur la concentration intérieure, longue et paisible, qui est également requise. Pendant les mois qui précèdent les premières règles, et souvent pendant la période qui les suit immédiatement, les fillettes sont passives, comme endormies, et se replient sur elles-mêmes. L’approche de la maturité sexuelle des garçons ne s’annonce pas par un état analogue, mais beaucoup d’entre eux connaissent pendant la puberté une période de lassitude et de repli sur soi qui correspond à l’expérience de l’autre sexe. On comprend donc que le conte de fées où une longue période de sommeil commence en même temps que le début de la puberté ait pu être si populaire chez les filles comme chez les garçons.

Pendant l’adolescence, qui provoque les changements les plus importants de la vie, la croissance ne peut évoluer convenablement que si le jeune passe par des périodes d'activité et de repos. Le repli sur soi, qui peut passer pour de la passivité (le jeune « dort sa vie »), a lieu quand les processus mentaux prennent une telle importance que l’individu n’a plus la force d’agir vers l’extérieur. Les contes de fées du type de « La Belle au Bois Dormant », qui ont pour thème principal la période de passivité, permettent à l’adolescent en herbe de ne pas s’inquiéter durant sa période d’inactivité : il apprend que les choses continuent d’évoluer. La conclusion heureuse affirme à l’enfant qu’il ne restera pas figé dans son apparente inactivité, même si, sur le moment, il a l’impression qu’il n’en sortira jamais.

Après la période d’inactivité qui, d’une façon typique, intervient au début de la puberté, l'adolescent devient actif, comme s’il voulait rattraper le temps perdu. Dans la vie réelle comme dans les contes de fées, il essaye d’affirmer sa jeune masculinité (ou féminité), en passant souvent par de dangereuses aventures. C’est par l’intermédiaire de son langage symbolique que le conte de fées établit qu’après avoir rassemblé ses forces dans la solitude, l’adolescent doit devenir lui-même. En fait, cette évolution est pleine de dangers : l’adolescent doit tourner le dos à là sécurité de l’enfance (il est perdu dans une forêt hérissée de dangers) ; il doit apprendre à affronter les angoisses et les tendances violentes d’autrui (il rencontre des bêtes sauvages et des dragons) ; il doit apprendre à se connaître (il croise des personnages et des expériences étranges). Grâce à ce processus, l’adolescent perd son ancienne innocence : il n’est plus le « Simplet », que l’on considère comme un être stupide et obscur, ou comme « le petit garçon, ou la petite fille, de sa maman ». Les risques que contiennent les aventures hardies sont évidents, comme le montre l’ogre que rencontre Jack. « Blanche-Neige » et « La Belle au Bois Dormant » encouragent l’enfant à ne pas avoir peur des dangers de la passivité. « La Belle au Bois Dormant » a beau être très ancien, il a plus que tout autre conte un message très important à délivrer aux jeunes de notre époque. La plupart de nos adolescents — et leurs parents — redoutent une croissance sans histoires, où rien, semble-t-il, ne se passe ; on estime en général que l’on ne peut arriver à quelque chose que si on a un objectif bien visible. « La Belle au Bois Dormant » dit qu’une longue période de repos, de contemplation, de concentration sur soi, peut conduire et conduit souvent à de grandes réalisations.

On a prétendu récemment que, dans les contes de fées, la lutte contre la dépendance de l’enfance et pour la réalisation de soi est souvent décrite de façon différente selon qu’il s’agit d’un garçon ou d’une fille et que ce particularisme découle d’un parti pris sexuel. Or, il est évident que les contes de fées ne tombent pas dans ce travers. Ils présentent la fille repliée sur elle-même au cours de la lutte qu’elle livre pour son identité, et le garçon tourné agressivement vers le monde extérieur ; mais ils symbolisent ensemble les deux façons d’affirmer son identité : en apprenant à connaître et à maîtriser le monde intérieur comme le monde extérieur. Dans ce sens, les héros des deux sexes sont une fois de plus des projections de deux aspects différents d’un seul et même processus où tous les individus doivent s’engager au cours de leur croissance. Les parents à œillères ne comprennent pas cela, mais les enfants savent très bien que le héros, quel que soit son sexe, vit une aventure qui concerne leurs propres problèmes.

Dans les contes de fées, les personnages des deux sexes apparaissent dans les mêmes rôles ; dans « La Belle au Bois Dormant », c’est le prince qui observe la belle endormie, mais dans « Cupidon et Psyché », et dans les nombreux contes qui en dérivent, c’est Psyché qui surprend Cupidon dans son sommeil, et qui, comme le prince, s’émerveille de cette beauté qui lui appartient. Ce n’est qu’un exemple entre mille. Étant donné la multitude des contes de fées, on peut penser, sans grand risque de se tromper, qu’il y a autant de héros qui volent au secours de leur bien-aimée que d’héroïnes qui montrent la même détermination et le même courage en sauvant leur prince charmant. Et il faut qu’il en soit ainsi, puisque les contes de fées révèlent sur la vie des vérités essentielles.

Deux versions de « La Belle au Bois Dormant » sont bien connues de nos jours : celle de Perrault et celle des frères Grimm 70. Pour que l’on comprenne bien ce qui différencie ces deux versions, il n’est pas inutile de considérer brièvement la forme qu’a prise l’histoire dans le Pentamerone de Basile sous le titre « Le Soleil, la Lune et Talia 43 71. »

Le jour de la naissance de sa fille Talia, un roi demanda aux sages et aux mages de son pays de prédire son avenir. Ils conclurent tous qu’un picot de lin lui ferait courir un grand danger. Pour prévenir tout accident, le roi ordonna qu’aucun brin de lin ou de chanvre n’entre dans son château. Mais, un jour, Talia, devenue grande, aperçut une vieille femme qui filait devant sa fenêtre. Talia, qui n’avait jamais rien vu de pareil, « fut fascinée par la danse du fuseau ». Poussée par sa curiosité, elle saisit la quenouille et commença à tirer le fil. Un picot de chanvre « pénétra sous son ongle et, aussitôt, elle tomba morte sur le sol ». Le roi installa sa fille inanimée dans un fauteuil de velours, ferma la porte à clé et quitta son château pour toujours, afin d’oublier son chagrin.

Quelque temps après, un roi vint chasser dans les parages. Son faucon vola à tire-d’aile vers le château inhabité, entra par une fenêtre et ne réapparut pas. Le roi se mit à sa recherche et pénétra à son tour dans le château. Il découvrit Talia, qui semblait dormir, mais il lui fut impossible de la réveiller. Surpris par la beauté de la jeune fille, le roi en tomba amoureux et vécut quelque temps auprès d’elle. Puis il regagna son propre château et oublia toute l’affaire. Neuf mois plus tard, Talia donna le jour à deux enfants, sans s’être réveillée. Ils se nourrirent à son sein. « Un jour, l’un des bébés voulut téter, mais au lieu du sein qu’il ne trouvait pas, il mit dans sa bouche le doigt qui avait été piqué. Le bébé suça si fort qu’il arracha le picot de chanvre et Talia s’éveilla comme d’un profond sommeil. »

Un jour, le roi se souvint de son aventure et alla voir Talia dans son château. Il fut ravi de la trouver éveillée et en compagnie de deux beaux enfants ; à partir de ce jour, il ne cessa pas de penser à eux. L’épouse du roi découvrit son secret et, en cachette, envoya chercher les deux enfants au nom du roi. Elle donna l’ordre de les faire cuire et de les servir à son mari. Mais le cuisinier cacha les enfants dans sa maison et prépara une paire de chevreaux que la reine fit manger au roi. Quelque temps plus tard, la reine fit venir Talia pour la jeter au bûcher parce qu’elle était la cause de l’infidélité de son époux. Le roi survint à la dernière seconde, jeta sa femme dans les flammes, épousa Talia et eut le bonheur de retrouver leurs enfants que le cuisinier avait sauvés. L’histoire se termine par ces vers :

Les gens heureux, à ce qu’on dit,

sont bénis par Fortune alors qu’ils sont au lit 44.

Perrault enrichit l’histoire en ajoutant le personnage de la vieille fée, qui, pour se venger d’avoir été méprisée, jette un sort à l’héroïne ; nous connaissons ainsi la raison du sommeil léthargique de la jeune fille, tandis que la version de Basile ne nous donne aucune explication.

Dans l’histoire de Basile, Talia est la fille d’un roi qui l’aime tant qu’il ne peut rester dans son château où elle est comme morte. Nous n’entendons plus parler de lui dès le moment où il la laisse blottie dans son fauteuil qui ressemble à un trône, « sous un dais de broderies » ; on ne le voit même pas revenir quand sa fille se réveille, épouse son roi et vit heureuse avec lui et ses deux enfants. De même qu’un roi est remplacé par un autre roi dans toutes les monarchies, de même un roi succède à un roi dans la vie de Talia ; le roi-père est remplacé par le roi-amant. Ces deux rois ne sont-ils pas un seul et même personnage qui apparaît à des époques différentes dans la vie de la jeune fille, sous une apparence et dans des rôles différents ? Nous retrouvons ici 1’ « innocence » de l’enfant œdipien qui ne se sent absolument pas responsable de ce qu’elle éveille ou désire éveiller dans les sentiments de son père.

Perrault, l’académicien, s’écarte doublement de la version de Basile. Il était, après tout, un courtisan qui écrivait des histoires à l’usage des princes, tout en prétendant qu’elles avaient été inventées par son fils, alors très jeune, pour faire plaisir à une princesse. Avec Perrault, nous n’avons plus deux rois, mais un roi et un prince, et ce dernier, de toute évidence, n’est pas marié et n’a pas d’enfants. Et la présence du roi et l’arrivée du prince sont séparées par un sommeil qui dure cent ans, pour que nous soyons bien sûrs qu’ils n’ont rien en commun. Ce qui est intéressant, c’est que Perrault ne parvient pas à échapper aux allusions œdipiennes : dans son histoire, la jalousie de la reine n’est pas due à la trahison de son mari, mais elle se présente comme la mère œdipienne qui est si jalouse de la jeune fille dont son fils est tombé amoureux qu’elle veut la tuer. Mais la reine de Basile est convaincante, alors que celle de Perrault ne l’est pas. Le conte de ce dernier se divise en deux parties qui semblent n’avoir aucun rapport l’une avec l’autre : la première se termine avec l’arrivée du prince qui réveille la Belle au Bois Dormant ; la seconde nous apprend tout à coup que la mère du prince charmant est en réalité une ogresse qui veut manger ses propres petits-enfants.

Dans le conte de Basile, la reine veut donner les enfants à manger à son mari — l’épreuve la plus terrible qu’elle puisse imaginer pour le punir de lui avoir préféré Talia. Dans le conte de Perrault, elle veut les manger elle-même. Chez Basile, la reine est jalouse parce que le cœur et l’esprit de son mari sont entièrement occupés par Talia et ses enfants. L’épouse du roi essaye de brûler Talia ; l’amour « brûlant » qu’éprouve le roi pour Talia a éveillé chez la reine une haine « brûlante » pour sa rivale.

Perrault ne nous explique pas les raisons de la haine « cannibale » de sa reine-ogresse ; on sait seulement « qu’en voyant passer des petits enfants, elle avait toutes les peines du monde à se retenir de se jeter sur eux ». On ne sait pas non plus pourquoi le prince charmant tient secret pendant deux ans son mariage avec la Belle au Bois Dormant, jusqu’à la mort de son père. Il se décide alors à revenir dans son château avec sa belle et ses deux enfants qui se nomment Aurore et Jour. Perrault nous dit qu’il craignait sa mère « car elle était de race ogresse » ; et c’est pourtant à elle qu’il confie son royaume et ses enfants lorsqu’il part faire la guerre ! L’histoire de Perrault se termine avec le retour du prince devenu roi au moment même où sa mère va précipiter la Belle au Bois Dormant et ses enfants dans une fosse pleine de crapauds et de vipères. Sur ce, l’ogresse, voyant que ses plans sont ruinés, se jette elle-même dans la fosse.

Il est facile de comprendre que Perrault ne tenait pas à raconter à la cour de Louis XIV l’histoire d’un roi qui viole une vierge endormie, lui fait un enfant, s’empresse de l’oublier et ne se souvient d’elle que beaucoup plus tard, tout à fait par hasard. Mais son histoire d’un prince de conte de fées qui cache à son père le roi et son mariage et sa paternité (est-ce par crainte de la jalousie œdipienne du père ?) n’a rien de convaincant : un père et une mère en proie à une jalousie œdipienne vis-à-vis du même fils, dans la même histoire, c’est vraiment un peu trop, même pour un conte de fées ! Sachant que sa mère est une ogresse, le prince n’amène pas sa femme et ses enfants au château tant que son excellent père peut exercer une influence restrictive et il le fait quand il meurt, alors que cette protection a disparu. Tout cela ne met pas en cause le talent artistique de Perrault ; tout vient de ce qu’il ne prenait pas ses histoires de fées au sérieux et qu'il pensait surtout aux vers aimables ou moralisateurs qui concluaient chacune d’elles 45.

Avant de passer à la version des frères Grimm, rendons quand même un hommage à Perrault : la conclusion de son histoire est plus satisfaisante. Je m’explique. Les deux versions commencent de la même manière ; des fées sont invitées au baptême de l’enfant qui deviendra la Belle au Bois Dormant ; ces fées-marraines représentent les deux aspects, le bon et le mauvais, de la mère ; l’une d’elles, en effet, vexée d’avoir été traitée avec mépris, jette un mauvais sort à l’enfant. Pour que le conte se termine bien, il faudrait donc que le principe du mal ‘ soit justement puni et éliminé, ce qui permettrait au bien, et au bonheur qui l’accompagne, de triompher. Dans Perrault, comme dans Basile, le principe du mal — transféré de la méchante fée à la reine — est châtié. Mais le conte des frères Grimm, que nous suivrons à partir d’ici, se termine par les noces de la belle princesse et de son prince. Personne n’est puni.

Différentes les unes des autres par les détails, toutes les versions de « La Belle au Bois Dormant » ont le même thème principal : malgré tous les efforts que peuvent faire les parents pour empêcher l’éveil sexuel de leur enfant, il aura lieu de toute façon ; et ces parents mal avisés peuvent en outre retarder l’éclosion de la maturité, comme l’exprime le sommeil de l’héroïne qui, pendant « cent ans », sépare son éveil sexuel de son union avec l’amant. On peut ajouter un autre thème, très proche du premier : le fait d’attendre, même très longtemps, l’accomplissement sexuel n’enlève rien à sa beauté.

La version des frères Grimm, comme celle de Perrault, commence par indiquer que l’épanouissement sexuel, représenté par la naissance d’un enfant, peut se faire attendre longtemps. Le roi et la reine, nous dit le conte, se désespéraient de ne pas avoir de descendance. Chez Perrault, ils se comportent comme ses propres contemporains : « Ils allèrent à toutes les eaux du monde ; vœux, pèlerinages, menues dévotions, tout fut mis en œuvre, et rien n’y faisait. Enfin, pourtant, la reine devint grosse, et accoucha d’une fille. » Le début des frères Grimm est beaucoup plus dans la tradition des contes de fées : « Il y avait dans le temps un roi et une reine qui se répétaient chaque jour : « Ah ! si seulement nous avions un enfant ! » Mais ils n’en avaient toujours pas. Un jour que la reine était au bain, il advint qu’une grenouille sauta de l’eau pour s’avancer vers elle et lui parler : « Ton vœu sera « exaucé, lui annonça-t-elle ; avant un an, tu mettras une fille au monde. »

La période d’attente indiquée par la grenouille est proche des neuf mois de la grossesse. Ce fait, et celui que la reine était dans son bain, donne des raisons de croire que la conception se produisit à l’occasion de la visite de la grenouille. (Je dirai plus loin, à propos du conte « Le Roi-Grenouille », pourquoi, dans les contes de fées, la grenouille symbolise souvent l’accomplissement sexuel.)

La longue attente du roi et de la reine signifie qu’il n’est pas nécessaire de se hâter vers les expériences sexuelles ; on ne perd rien pour attendre... La présence des bonnes fées au baptême et leurs vœux n’ont pas grand-chose à voir avec l’intrigue ; elles ne sont là que pour mettre en valeur la méchanceté de la fée ulcérée qui profère la malédiction. Le nombre des fées varie d’ailleurs d’un pays à l’autre : elles sont trois, huit ou treize 46... Les vœux apportés en dot par les bonnes fées varient également selon les versions, tandis que la malédiction de la méchante est toujours la même. La dernière bonne fée est capable de changer la menace de mort (dans la version des frères Grimm) en cent années de sommeil. Le message est semblable à celui de « Blanche-Neige » : cette période de passivité proche de la mort qui se situe à la fin de l’enfance n’est rien d’autre qu’un temps paisible de croissance et de préparation, d’où le garçon, ou la fille, émergera mûr, prêt pour l’union sexuelle. Il faut remarquer que dans les contes de fées cette union est tout autant celle des esprits et des âmes que celle des corps.

Autrefois, les premières règles apparaissaient généralement à l’âge de quinze ans (dans la version des frères Grimm, c’est l’âge de l’héroïne quand elle se pique le doigt). Les treize fées de la même version rappellent les treize mois lunaires qui, jadis, divisaient l’année. Ce symbolisme peut échapper à ceux qui ne sont pas familiarisés avec l’année lunaire, mais tout le monde sait que les règles reviennent selon le rythme de vingt-huit jours des mois lunaires et non celui des douze mois de notre année solaire. Ainsi, les douze bonnes fées, auxquelles s’ajoute la méchante fée, expriment symboliquement que la malédiction fatale évoque la menstruation.

Il est normal que le roi, en tant qu’homme, ne comprenne pas la nécessité de la menstruation et tente d’éviter à sa fille la blessure fatale. La reine, dans toutes les versions de l’histoire, semble indifférente à la prédiction de la méchante fée. De toute façon, elle sait très bien qu’il ne sert à rien d’essayer d’empêcher les règles d’arriver. La malédiction est centrée sur la quenouille, mot qui en anglais (distaff) s’applique en langage populaire aux femmes en général. Bien que ce sens n’existe pas en allemand (les frères Grimm) ni en français47 (Perrault), filer et tisser étaient, très récemment encore, dans tous les pays d’Europe, des occupations typiquement féminines.

Tous les efforts du roi pour conjurer le sort jeté par la méchante fée sont inutiles. Il a beau faire brûler toutes les quenouilles de son royaume, sa fille saignera quand elle aura atteint la puberté, « à quinze ans », comme l’a prédit la fée. L’absence des parents au moment où se produit l’événement montre bien qu’ils sont incapables de protéger leur enfant des crises de croissance que doivent subir tous les humains.

Quand elle passe à l’adolescence, la jeune fille explore les zones jusque-là inaccessibles de son existence, représentées, toujours dans le conte des frères Grimm, par la chambre cachée où file une vieille femme. Ce passage de l’histoire abonde en symboles freudiens : pour accéder à la chambrette fatale, l’héroïne gravit un escalier à vis ; ces types d’escaliers représentent d’une façon caractéristique les expériences sexuelles. Au sommet de l’escalier, elle découvre une petite porte et il y a une clé dans la serrure ; elle la fait tourner et la porte « s’ouvre d’un coup » sur une pièce où la vieille femme est en train de filer. Une petite chambre fermée à clé représente souvent dans les rêves les organes sexuels de la femme, et la clé tournant dans la serrure symbolise le coït.

Voyant la vieille femme filer du lin, la jeune fille lui demande : « Cette chose-là, qui danse si joyeusement, qu’est-ce que c’est ? > » Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour saisir l’allusion sexuelle que comporte l’image du fuseau ; dès qu’elle le touche, la jeune fille se pique et tombe endormie.

Les principales associations qu’éveille cette histoire dans l’inconscient de l’enfant ont moins trait aux rapports sexuels qu’à la menstruation. Dans la Bible, le flux menstruel est une « malédiction » (il en est encore une pour beaucoup, même de nos jours) et c’est la malédiction d’une femme (la fée) qui provoque le saignement de l’héroïne. Ensuite, comme je l’ai déjà dit, l’accident se produit quand la jeune fille a atteint l’âge qui, à l’époque, était celui de l’apparition des premières règles. Enfin, le saignement a lieu en présence d’une femme (et à cause d’elle) et non pas d’un homme, et selon la Bible la malédiction se transmet de femme en femme.

Pour la jeune fille (et pour le jeune homme, d’une manière différente), un saignement (comme celui des règles) est une expérience bouleversante si elle n’y est pas émotionnellement préparée. Dépassée par son soudain saignement, la princesse sombre dans un long sommeil, protégée de tous les prétendants (c’est-à-dire de tout contact sexuel prématuré) par une épaisse muraille d’épines. Tandis que la version anglaise, comme celle de Perrault, insiste sur le long sommeil de l’héroïne en appelant l’histoire « La Belle au Bois Dormant », d’autres versions donnent plus d’importance aux épines protectrices, comme celle, anglaise également, qui s’intitule « Rose de Bruyère 48 ».

De nombreux princes tentent d’approcher la Belle au Bois Dormant avant le temps de sa maturité ; tous ces prétendants trop hâtifs périssent dans les épines. Les enfants et les parents sont ainsi avertis que l’éveil sexuel qui se produit avant que le corps et l’esprit ne soient prêts est très destructif. Mais quand la Belle est prête affectivement et physiquement pour l’amour, et en même temps pour l’expérience sexuelle et le mariage, la muraille qui semblait infranchissable tombe d’elle-même. Les gigantesques buissons d’épines se transforment en « belles et grandes fleurs » qui s’écartent pour laisser passer le prince. On trouve le même message dans bien d’autres contes de fées : « Ne craignez rien et n’essayez pas de précipiter les choses ; quand le temps sera mûr, le problème impossible sera résolu, comme de lui-même. »

Le long sommeil de la belle héroïne a encore d’autres correspondances. Qu’il s’agisse de Blanche-Neige dans son cercueil de verre ou de la Belle au Bois Dormant sur son lit, le rêve adolescent d’une beauté et d’une perfection éternelles est bel et bien un rêve. La Belle au Bois Dormant qui, selon la malédiction originelle, devait mourir, n’est finalement condamnée qu’à un long sommeil, comme Blanche-Neige, ce qui montre bien qu’il n’y a pas de différence entre les deux héroïnes. Ceux qui ne veulent pas changer ni se développer n’ont qu’à demeurer dans un sommeil léthargique. Pendant leur sommeil, la beauté des deux jeunes filles est froide ; leur isolement est tout narcissique. La souffrance est exclue de ce repli sur soi-même qui ignore le reste du monde, mais en sont exclues également la connaissance et l’expérience de nouveaux sentiments.

Aucun passage d’un stade de développement à un autre n’est à l’abri des dangers ; ceux de la puberté sont symbolisés par le sang qui coule de la piqûre. On réagit naturellement aux menaces de la croissance en se retirant de la vie et du monde qui les imposent. Le repliement narcissique est une réaction tentante devant les contraintes de l’adolescence, mais, dit l’histoire, il conduit à une existence dangereuse, létale, quand il est considéré comme une fuite devant les incertitudes de la vie. Le monde entier est alors comme mort pour l’adolescent. Tels sont la signification symbolique et l’avertissement du sommeil semblable à la mort où sont plongés êtres et choses qui entourent la Belle au Bois Dormant. Le monde ne devient vivant que pour ceux qui le réveillent.

On ne peut se « réveiller » du danger de dormir sa vie sans se relier positivement à un autre. Le baiser du prince rompt le charme du narcissisme et réveille une féminité qui, jusqu’alors, était restée embryonnaire. La vie ne peut continuer que si la jeune fille évolue vers son état de femme.

La rencontre harmonieuse du prince et de la princesse, l’éveil de chacun d’eux devant l’autre, est le symbole de ce qu’implique la maturité : non seulement l’harmonie vis-à-vis de soi-même mais également l’harmonie vis-à-vis de l’autre. L’auditeur décidera s’il doit interpréter l’arrivée opportune du prince comme un événement qui provoque l’éclosion de la sexualité ou celle d’un moi supérieur. L’enfant, probablement, saisira les deux sens.

Les enfants comprendront le réveil de l’héroïne après un long sommeil de différentes façons, selon leur âge. Le tout jeune enfant y verra surtout l’éveil de sa personnalité, la mise en harmonie des tendances chaotiques qui grouillaient en lui, autrement dit l’entente harmonieuse de son ça, de son moi et de son surmoi.

Quand l’enfant a appréhendé ce sens avant d’atteindre sa puberté, il saisira au cours de son adolescence une signification supplémentaire du même conte de fées : « La Belle au Bois Dormant » devient alors l’image de l’harmonie réalisée avec l’autre, représenté par la personne de l’autre sexe. Cette union heureuse semble être le message le plus significatif que puissent transmettre les contes de fées aux pré-adolescents. Elle est symbolisée par la conclusion, comme dans « La Belle au Bois Dormant » : « Alors furent célébrées avec splendeur les noces du prince avec la belle princesse... et ce fut le bonheur pour eux jusqu’à la fin de leurs jours. » Ce n’est qu’après avoir réalisé l’harmonie intérieure qu’on peut espérer la trouver dans les rapports avec les autres. La compréhension préconsciente du rapport qui existe entre les deux stades est acquise par l’enfant à travers ses propres expériences de croissance.

L’histoire de la Belle au Bois Dormant fait comprendre aux enfants qu’un certain événement traumatique — tel que le saignement au début de la puberté et, plus tard, lors du premier rapport sexuel — a des effets très heureux. L’histoire impose l’idée que ces événements doivent être pris très au sérieux, mais que l’on ne doit pas en avoir peur. La « malédiction » est une bénédiction déguisée.

Jetons un dernier coup d’œil à la version la plus ancienne que nous connaissions du thème de la Belle au Bois Dormant et qui est « Perce-forest », publié il y a plus de cinq cents ans : c’est grâce à Vénus, la déesse de l’Amour, que l’héroïne se réveille quand son bébé, en tétant son doigt, lui enlève l’écharde ; dans la version de Basile, le réveil s’effectue de la même façon. La femme ne s’accomplit pas totalement quand elle a ses règles, ni quand elle devient amoureuse, ni quand elle a des rapports sexuels, ni quand elle met au monde un enfant : les héroïnes de « Perceforest » et de l’histoire de Basile font tout cela en dormant. Il reste nécessairement quelques pas de plus à faire sur le chemin de l’ultime maturité ; il faut encore nourrir l’être qu’on a mis au monde. Ces histoires énumèrent des expériences qui n’appartiennent qu’à la femme ; elle doit les vivre toutes avant d’atteindre le sommet de sa féminité.

C’est l’enfant qui rend la vie à sa mère, ce qui symbolise que l’enfant ne se contente pas de prendre passivement ce que sa mère lui donne, mais qu’il doit aussi, activement, lui rendre un grand service. Il peut le rendre quand elle lui donne le sein : elle se réveille à la vie, ' elle renaît, ce qui, dans les contes de fées, est toujours le symbole d’un passage à un état d’âme supérieur. Ainsi, le conte de fées dit aux parents, comme aux enfants, que le nourrisson ne se contente pas de recevoir, mais qu’il a aussi quelque chose à offrir. Tandis qu’elle lui donne la vie, il ajoute une nouvelle dimension à la vie de sa mère. Le repliement sur soi-même qui était évoqué par le long sommeil de l’héroïne prend fin quand cet échange- se réalise.

Cette idée de renaissance est amplifiée quand tout l’univers de la Belle au Bois Dormant — ses parents et tous les habitants du château, même les chevaux et les mouches — revient à la vie en même temps qu’elle. Si nous sommes insensibles au monde, le monde cesse d’exister pour nous. Quand l’héroïne s’endort, le monde, pour elle, s’endort aussi ; et il ne se réveille que quand un enfant est nourri en lui : ce n’est que de cette façon que l’humanité peut continuer d’exister.

Ce symbolisme est perdu dans les versions plus récentes de l’histoire, qui se terminent par l’éveil de la Belle au Bois Dormant et de son monde à une nouvelle vie. Mais même sous la forme abrégée qui est parvenue jusqu’à nous, où la Belle est réveillée par le baiser du prince, nous sentons, sans que cela nous soit précisé comme dans les versions plus anciennes, que l’héroïne est l’incarnation de la féminité dans toute sa perfection.


43 À cette époque, le thème de la Belle au Bois Dormant était déjà fort ancien, comme l’attestent des versions françaises et catalanes qui se situent entre le xrvc et le

xvie siècle et qui ont pu servir de modèle à Basile, à moins qu’il ne se soit appuyé sur des contes populaires de son propre temps qui ne sont pas parvenus jusqu’à nous72.

44 Comme les enfants de Talia se nomment le Soleil et la Lune, il est fort possible que Basile ait été influencé par l’histoire de Léto, l’une des nombreuses femmes aimées de Zeus qui lui donna deux enfants : Apollon et Artémis, le dieu du Soleil et la déesse de la Lune. Comme Héra, l’épouse de Zeus, était jalouse de ses rivales, on peut supposer que la reine du conte est un rappel lointain de Héra et de ses jalousies.

La plupart des contes de fées du monde occidental ont, à une certaine époque, comporté des éléments chrétiens, à tel point que leurs sous-entendus religieux pourraient faire l’objet d’un autre livre. Dans le conte qui nous occupe, Talia, qui ne sait pas qu’elle a eu des rapports sexuels avec le roi, et qui ne sait pas davantage qu’elle a été fertilisée, a donc conçu sans plaisir et sans péché, comme la vierge Marie.

45 Perrault, pour amuser ses lecteurs courtisans, tourne en dérision les contes qu’il écrit. Par exemple, il précise que la reine-ogresse veut se faire servir les enfants « à la sauce Robert ». Il introduit ainsi dans ses histoires des détails qui n’ont rien à voir avec les caractéristiques des contes de fées. Il raconte aussi que la Belle au Bois Dormant, à son réveil, portait une robe démodée : « Elle était habillée comme ma mère-grand... et avait un collet monté ; elle n’en était pas moins belle. » Comme si les héros de contes de fées ne vivaient pas dans un monde où la mode ne change pas.

En mélangeant indifféremment la rationalité terre à terre de ces remarques et l’imagination propre aux contes de fées, Perrault dévalue considérablement son œuvre. Les détails de la robe, par exemple, détruisent la notion de temps mythique, allégorique et psychologique qui est suggérée par les cent années de sommeil : il en fait un temps chronologique précis. Son histoire n’y gagne qu’un aspect frivole, contrairement aux légendes qui racontent l’histoire de saints qui, s'éveillant d’un sommeil centenaire, constatent que le monde a changé et tombent aussitôt en poussière. En ajoutant ces détails qu’il veut amusants, Perrault annihilait le sentiment d’intemporalité qui est un élément important de l’efficacité des contes de fées.

46 Dans les « Anciennes Chroniques de Perceforest » du xrve siècle (publiées pour la première fois en France en 1528), trois déesses sont invitées au baptême de Zellan-dine. Lucina lui confère la santé ; Thémis, fâchée de ne pas avoir trouvé de couteau à côté de son assiette, prédit qu’elle se plantera dans le doigt une écharde de quenouille et elle la condamne à dormir jusqu’à ce qu’elle soit enlevée. Vénus, la troisième déesse, promet de s’arranger pour qu’elle soit délivrée de son sommeil. Dans l’histoire de Perrault, sept fées sont invitées, et une autre ne l’est pas qui jette le fameux sort. Dans celle des frères Grimm, il y a douze bonnes fées et une méchante.

47 On lit toutefois dans Littré : « La quenouille était plus souvent qu’aujourd’hui dans les mains des femmes : de là on dit en plusieurs occasions « lance » pour signifier un homme et « quenouille » pour marquer une femme. » (N. d. T.)

48 Le nom allemand de la jeune fille, qui est aussi le titre du conte des Grimm, Dornrôschen (« Rose d’épine ») insiste à la fois sur la haie d’épines et la (haie de)

rose. La forme diminutive de « rose », dans le nom allemand, souligne l’immaturité de la jeune fille, qui doit être protégée par le mur d’épines.