I. Le jumeau imaginaire

1.

La plus grande partie de mon matériel provient de l’analyse d’un patient qui avait suivi une psychothérapie pendant plusieurs années ; celle-ci prit fin lorsque le thérapeute conseilla une leucotomie. Compte tenu d’une histoire familiale traumatisante et des épreuves que le patient avait traversées dans son enfance, le médecin qui me l’avait adressé était plutôt pessimiste.

2.

La sœur du patient, d’un an et demi son aînée, mourut à la suite d’une maladie qui les frappa tous les deux, alors qu’il avait un an ; tous deux avaient eu une violente diarrhée au cours de cette maladie.

3.

Ses parents étaient très liés à la famille voisine ; leurs enfants, deux filles de deux et sept ans plus jeunes que mon patient, furent ses seules compagnes de jeu jusqu’à l’âge de dix ans. La plus jeune mourut dans un asile avant la guerre ; l’aînée vit encore, mais elle est atteinte d’une folie incurable, sans doute une schizophrénie.

4.

Son enfance, marquée par la désunion de ses parents, se passa à l’étranger, dans un pays où se développaient le football et les autres sports ; aussi, lorsqu’on s’aperçut qu’il était sportif et intelligent, pensa-t-on qu’une brillante carrière s’ouvrait devant lui. Mais la fortune de sa famille déclina et avec elle les relations entre ses parents ; à treize ans, le garçon eut une dépression dont il ne se remit jamais entièrement, bien qu’il eût repris et poursuivi ses études depuis. Sa mère mourut des suites d’une longue et douloureuse maladie quand il avait dix-sept ans ; son père mourut plusieurs années après. Ces circonstances furent encore aggravées, à l’époque de la maladie de sa mère, par l’obligation de quitter son pays d’origine et de recommencer sa vie ici.

5.

La première fois que je le vis, je me trouvai en présence d’un homme de quarante-trois ans, mesurant près de 1,80 m, très élancé, le teint pâle et le visage sans expression. Il était enseignant. L’examen de ses difficultés fut sommaire et, de son côté, mené avec une apathie monosyllabique. Il accepta sans grand enthousiasme de commencer une analyse avec moi.

6.

Mon compte rendu des deux années qui suivirent sera nécessairement condensé. Le thème central de l’analyse était la contamination : sur le divan, il lui fallait se protéger de tout contact avec le coussin en plaçant la main sous la tête ; il était incapable d’échanger une poignée de main ; il avait peur de contaminer la baignoire, qui lui assurait un sentiment de propreté, et d’être contaminé par elle en retour.

7.

Il craignait de trop boire ; il s’inquiétait de savoir si son pénis était en érection ; il ne supportait pas que quelqu’un s’asseoit derrière lui dans l’autobus ; mais il lui semblait tout aussi contaminant de s’asseoir derrière quelqu’un.

Il commença à se demander s’il n’était pas « sexuel » avec ses étudiants ; très vite, ce soupçon se changea en certitude et cela lui donnait l’impression d’être malpropre.

Dans ses associations, les fantasmes d’injections qu’il avait faites jouaient un rôle important et tournaient autour de la peur de n’avoir pas suffisamment stérilisé son aiguille.

8.

Tout au long de ces deux premières années, il me fut très difficile de mesurer, d’après ses seules réactions, le crédit que je devais accorder à mes interprétations. J’avais entendu dire, à deux occasions très espacées, d’une source extra-analytique, que l’état du patient s’améliorait grandement. Mais je ne constatais pour ma part aucune amélioration ; à la fin de cette période, je n’arrivais toujours pas à percevoir le moindre signe d’un changement, ce que je crois être vrai aujourd’hui. Au bout de deux ans, le ton de sa voix restait uniformément vide de toute émotion, et ses énoncés étaient d’autant plus difficiles à interpréter qu’ils possédaient ce caractère ambigu qui admet des significations différentes, selon qu’on leur attribue tel ou tel contenu émotionnel.

9.

Il y avait quantité de matériel œdipien, produit à un niveau très superficiel, que j’interprétais comme il se doit, pour ne recevoir en retour que des réponses sommaires ou pas de réponse du tout.

Au cours des trois mois suivants, je pris peu à peu conscience qu’un changement s’opérait dans l’analyse. J’eus d’abord l’impression que mes interprétations se heurtaient à une indifférence plus obstinée que jamais, comme si j’étais un parent prodiguant en pure perte des recommandations et des avertissements à un enfant insoumis. Je lui fis part de cette impression en temps voulu ; il se produisit alors un changement difficile à formuler. La triste monotonie de ses associations se poursuivait, mais elle se doublait à présent d’une qualité qui provenait de ce que je ne peux décrire que comme le rythme de ses associations. Tout se passait comme si deux scansions différentes de son matériel étaient possibles. La première distillait un irrépressible sentiment d’ennui et de dépression ; la seconde, qui venait de ce que le cours de ses associations était entrecoupé de silences fréquents, produisait un effet presque enjoué, comme s’il me disait : « Allez-y ; à votre tour maintenant. »

10.

En examinant plus attentivement la question, je remarquai que toutes ses associations manquaient d’enthousiasme et appelaient une réponse sans enthousiasme. Si je cassais le rythme, il montrait des signes d’anxiété ou d’irritabilité ; si je continuais de donner des interprétations (et il était clair à présent que c’est ce qu’il attendait et encourageait tout à la fois), il en résultait le sentiment d’être arrivé dans une impasse. Je ne m’étonnai donc pas lorsqu’au début de la séance suivante il me dit avoir l’impression que le traitement n’avançait pas et ne lui faisait aucun bien. Est-ce que je pensais, me demanda-t-il très raisonnablement, que cela valait la peine de continuer ?

11.

Je lui répondis que, bien qu’il fût difficile de porter un jugement sur les progrès d’une analyse, il n’y avait aucune raison de ne pas tenir pour correcte son évaluation. Mais, ajoutai-je, avant de nous demander quelles mesures nous pourrions prendre, il fallait savoir ce qu’on entendait par traitement. Le traitement pouvait signifier l’analyse ; dans ce cas, il faudrait effectivement rechercher d’autres moyens de résoudre ses problèmes. Mais le traitement pouvait avoir une autre signification plus évidente : l’analyse telle que moi je la pratiquais ; dans ce cas, la solution passait plutôt par un changement d’analyste que par un changement de méthode. Mais il y avait encore une troisième possibilité. Nous avions déjà eu l’occasion de supposer que l’atténuation de ses symptômes pouvait être la conséquence de facteurs extérieurs à l’analyse ; par exemple, le sentiment de sécurité que lui procurait le fait de savoir qu’il avait quelqu’un à qui s’adresser. Peut-être faisait-il inconsciemment référence à un facteur de ce type.

12.

Il y eut un moment de silence ; et, comme nous sommes arrivés au point où je dois introduire le thème qui donne son titre à ma communication, j’en profiterai pour livrer, sur l’analyse des années précédentes, quelques détails nécessaires à la compréhension de ce qui va suivre.

À l’époque, ces détails n’avaient pas la même importance qu’aujourd’hui ; ils se situaient plutôt à la périphérie du cours principal de ses associations. Ils surgissaient au moment où il commençait le récit d’un nouvel épisode ou d’une nouvelle anecdote. C’est ainsi qu’il disait à propos d’une histoire qu’elle lui avait été rapportée par son beau-frère homosexuel. Ou encore que c’était au moment de rendre visite à l’un de ses amis qu’il avait ressenti des symptômes particulièrement inquiétants. Il connaissait énormément de gens, et puisque le thème de son analyse découlait du contenu de ce qu’il racontait, je n’avais aucune raison de prêter une attention particulière aux différents personnages qu’il évoquait. C’est vers cet aspect de ses associations, qui de périphérique était devenu central, que je dois me tourner rétrospectivement.

13.

Mais je voudrais d’abord attirer votre attention sur un autre point. Il lui arrivait de dire : « Je pensais parler à M. X… et lui dire que…, etc. » Un jour, mon attention fut arrêtée par une forme d’expression particulière (ou était-ce plutôt par le caractère assez peu plausible de sa remarque ?), et je lui demandai s’il avait réellement prononcé les mots (peu importe ici lesquels) qu’il venait de me rapporter. « Oh non ! », s’écria-t-il, « je ne fais que me l’imaginer ! ». Il s’avéra alors que nombre de conversations introduites par la phrase : « Je pensais parler à M. X… ou à Mme Y… » étaient en fait des conversations imaginaires, bien que ce ne fût pas le cas, loin de là, pour toutes. J’avais alors mentionné qu’aucune distinction nette ne semblait être fait entre le réel et l’imaginaire ; mais à cette époque cet aspect n’avait pas encore l’importance qu’il allait bientôt revêtir.

Parmi les personnages auxquels il s’était adressé, en imagination ou en réalité, un homme de sa profession jouait un rôle important ; il avait le même âge, présentait les mêmes symptômes que lui, était marié et père de famille. Il habitait « sur le continent », travaillait à plein temps et connaissait un tel succès que personne n’aurait pu soupçonner qu’il était malade. Cet homme avait la possibilité de voyager autant qu’il le voulait, contrairement à mon patient. La comparaison semblait donc jouer en la défaveur de ce dernier.

Il y avait aussi, ainsi que je l’ai dit, le beau-frère homosexuel, du même âge que lui, plus corpulent peut-être, mais sans aucun doute homosexuel et qui avait une attirance incestueuse pour la femme de mon patient, et peut-être même une relation incestueuse avec elle.

Il y avait un homme avec qui mon patient jouait au tennis ; de ce dernier, je ne sus jamais rien d’autre.

Il y avait un certain nombre de ses étudiants qui présentaient des problèmes psychologiques, me fit-il remarquer, et qui lui avaient adressé d’autres étudiants. L’un d’eux lui avait même adressé un cas psychologique et il s’était demandé s’il avait compris qu’il était un cas psychologique quand il le lui avait adressé. (Cette ambiguïté dans l’emploi du pronom personnel est moins une faute grammaticale que l’expression de la maîtrise avec laquelle le patient réussissait à communiquer beaucoup d’informations, beaucoup trop d’informations, en très peu de mots.)

Il y avait enfin un collègue désagréable, qu’il avait connu enfant et avec qui il était allé à l’école ; il enseignait à présent non loin de là, s’occupait à l’occasion de ses étudiants, mais s’imposait avec une telle absence de scrupules que mon patient avait l’intention de ne plus faire appel à lui.

14.

Revenons maintenant au patient qui, lorsque nous l’avons quitté, était resté silencieux, après que je lui eus résumé les choix qu’il lui fallait envisager avant de prendre une décision au sujet du traitement. Je lui demandai à quoi il était en train de penser.

Il me répondit qu’il pensait à une femme qui souffrait de douleurs rhumatismales : « Elle est toujours en train de se plaindre d’une chose ou d’une autre, et je me disais qu’elle doit être très névrosée. Je lui ai simplement conseillé d’acheter de l’amytal et je l’ai envoyée promener. »

Cela, lui dis-je, pouvait s’entendre comme une description condensée de son traitement avec moi, ce traitement dont il mettait en doute l’efficacité. Mes interprétations lui apparaissaient comme de vagues récriminations auxquelles il ne prêtait quasiment pas attention ; nombre de ses associations manquaient d’enthousiasme, et il les employait davantage pour leur effet soporifique, comparable à celui de l’amytal, que pour leur valeur informative, afin de me tenir occupé et de ne pas être dérangé. Mais, ajoutai-je, il nous fallait également considérer comment lui-même parvenait à supporter cette situation ; j’attirai son attention sur certaines particularités de son comportement, notamment ce rythme « association-interprétation-association » qui indiquait que j’étais son jumeau, un jumeau qui l’encourageait dans sa fuite enjouée de mes plaintes et atténuait ainsi son ressentiment envers moi. Il pouvait s’identifier à n’importe lequel de ces trois rôles.

Sa réponse fut frappante. Sa voix changea et, d’un ton déprimé, il me déclara qu’il se sentait sale et fatigué. C’était comme si, en un instant, je retrouvais en tout point inchangé le patient que j’avais vu lors de notre premier entretien. Le changement était soudain au point d’en être déconcertant. Pour l’amour du ciel, me demandai-je, qu’est-il advenu du jumeau et du parent qui n’arrêtait pas de se plaindre ? C’était comme s’il les avait avalés et en subissait maintenant les conséquences.

La séance se termina là-dessus. Lorsque je fus revenu de ma surprise, je me rappelai que nous avions souvent eu l’occasion de supposer qu’il pensait avoir une famille empoisonnante au-dedans de lui, mais c’était la première fois qu’il m’était donné d’assister à une représentation aussi dramatique de mon patient en train d’introjecter des objets.

15.

Dans la séance suivante, il me dit avoir fait un rêve terrifiant. Il roulait en voiture et était sur le point d’en doubler une autre. Mais arrivé à sa hauteur, au lieu de la dépasser, il se tint prudemment à distance. La voiture rivale ralentit puis s’immobilisa, lui-même se conformant à chacun de ses mouvements. Les deux voitures se trouvèrent donc garées côte à côte. Sur ce, l’autre conducteur, qui avait à peu près la même taille que lui, sortit, fit le tour de la voiture, s’approcha de la fenêtre et s’appuya lourdement contre elle. Il lui était impossible de s’enfuir, puisqu’en se garant tout contre l’autre voiture il avait condamné la portière opposée, tandis que l’autre conducteur bloquait la sienne. La figure grimaça de manière menaçante à travers la vitre. Il se réveilla terrorisé et demeura angoissé toute la journée.

16.

J’interprétai le rêve ainsi : j’étais cette figure menaçante, tout comme j’étais le jumeau imaginaire qu’il avait mentionné dans la séance précédente. Le jumeau était imaginaire parce que mon patient avait empêché ce jumeau de naître : en réalité, il n’y avait pas de jumeau. L’emploi d’un jumeau pour diminuer son angoisse était donc illégitime ; ce jumeau était bien décidé à empêcher mon patient de naître, ou, pour le dire autrement, à l’empêcher d’acquérir sa liberté ou son indépendance. Il était donc enfermé, à la fois par son frère jumeau et par le fait de s’être garé si près de la voiture de ce dernier. L’analyse était la voiture d’où je n’étais pas autorisé à sortir en tant qu’être réel ; le rêve indiquait la peur qu’il avait éprouvée au cours de la séance précédente, peur de me voir revenir à la vie à seule fin de l’empêcher de fuir l’analyse, en se servant de moi comme d’une personnification de cette partie mauvaise de lui-même dont il souhaitait se défaire.

17.

Suivit une période où les principaux traits de l’analyse étaient des manifestations d’introjection et de projection, de clivage et, surtout, de personnification des portions clivées de sa personnalité. En un sens, il n’y avait rien là de nouveau, mais parce que son analyse devenait dans le même temps beaucoup plus intégrée et que la peur de ses mécanismes était beaucoup moins prononcée, nous étions plus à même de saisir clairement la nature de ces mécanismes. Après coup, je constatai combien l’angoisse suscitée par les interprétations que j’avais faites avant l’apparition du jumeau dérivait non seulement du contenu de ses associations, mais du fait même que j’attirais son attention sur ses processus intrapsychiques.

18.

Un des résultats de cette intégration accrue de son analyse fut de me permettre de constater que certaines de ses associations annonçaient le thème sur lequel allait se centrer le travail d’un certain nombre de séances à venir. J’en profiterai pour me limiter à deux séries d’associations, en laissant au lecteur le soin de supposer que le matériel sur lequel mes interprétations se fondaient était infiniment plus riche que ne le laisse entendre ce compte rendu nécessairement condensé.

19.

La première série d’associations fut produite la veille d’un week-end où il partait chez des amis. Six mois auparavant, il lui aurait paru inconcevable de partir en week-end et même de prendre des vacances annuelles, mais à présent ces congés étaient devenus assez fréquents. « Je confie mes étudiants à un remplaçant ; il n’a pas beaucoup d’expérience : il a le même âge que moi, mais je ne suis pas sûr qu’il arrive à s’en sortir. Il y a une jeune fille qui risque de tomber malade et d’être hospitalisée. Ça n’a l’air de rien, mais il faut connaître les ficelles, sans quoi l’enfant risque de ne pas pouvoir être admise à l’hôpital. D’habitude, je m’arrange avec un médecin que je connais bien et qui me rend service quand je suis absent, mais cet arrangement a été gâché par un malentendu. »

L’élaboration de ce matériel fit apparaître que j’étais la personne qui avait gâché l’entente entre les deux médecins en avançant mon interprétation sur le jumeau et en le forçant par conséquent à reprendre en lui ce jumeau. Le remplaçant était une portion clivée de lui-même à laquelle certaines qualités essentielles faisaient défaut, en particulier la capacité de faire entrer la jeune fille à l’hôpital. Je suggérai que la partie de lui-même à qui il avait laissé la charge de la jeune fille était une partie génitalement impuissante.

20.

À son retour, il m’annonça que son remplaçant avait fait un beau gâchis en effrayant l’un des parents. Mon patient était convaincu qu’il fallait faire très attention à ce qu’on disait aux parents ; son remplaçant avait angoissé la mère en lui parlant trop ouvertement de la maladie de son enfant. Le résultat était qu’elle ne voulait avoir affaire qu’à lui désormais, jamais plus à l’autre. Ce n’était pas la peine, pensait-il, d’engager un remplaçant parce qu’au bout du compte il fallait faire tout le travail soi-même. En réponse à une de mes questions, il reconnut qu’il avait commencé à s’inquiéter au sujet de son remplaçant avant le début du week-end. En un sens, donc, le recours à un remplaçant ne l’avait pas déchargé de son angoisse ou de ses responsabilités. Il objecta que la mère exigeait beaucoup de lui et laissa entendre qu’elle éprouvait une attirance sexuelle à son égard.

J’interprétai que j’étais ce parent qui se plaignait d’être laissé entre les mains d’un remplaçant inexpérimenté. Parce qu’il m’avait laissé entre les mains de son soi inexpérimenté, j’avais pu, à mon tour, lui dire des choses qui l’avaient fortement dérangé. Ce qui l’angoissait, c’était que s’il se présentait devant moi en homme expérimenté, c’est-à-dire doté de puissance sexuelle, je lui imposerais certaines demandes, en particulier des demandes sexuelles, qu’il se sentait incapable de satisfaire.

21.

Il remua avec gêne sur le divan, puis se crispa ; au bout d’un moment, il répliqua : « Je me sens recroquevillé et j’ai peur d’attraper une crampe si je reste dans cette position. Si je m’étire, je vais devenir raide, toucher le coussin, le contaminer et être contaminé à mon tour. J’ai l’impression d’être un utérus. »

L’utérus, lui dis-je, représentait les contraintes qu’il pensait s’imposer à lui-même en étant obligé de venir sous les traits de son remplaçant. Tout au long de l’analyse, nous avions constaté qu’il craignait de voir la violence et l’agressivité prendre chez lui la place de la sexualité. La peur de son agressivité, étroitement liée dans son esprit aux fèces, était la cause de ce mouvement de repli sur soi où il se sentait comprimé et confiné, donc en sécurité, à l’abri de la haine qu’une position moins crispée ne manquerait pas de déclencher. En réalité, la seule chose qui se produisit fut qu’il éprouvait plus que jamais du ressentiment envers une relation qui lui imposait ces contraintes. Nous aurions pu supposer que ses associations indiquaient qu’il s’était retiré dans l’utérus et qu’il craignait d’être né ; mais il était nécessaire de considérer ce que cela voulait dire actuellement ; je suggérai qu’il ne pouvait pas compter sur l’usage qu’il ferait de ses capacités s’il acceptait de se développer en réunissant les divers clivages dans sa personnalité, en particulier en laissant la haine revenir comme une partie de lui-même dans sa relation avec moi. Et il n’était pas sûr non plus de ma réaction. Il craignait que s’il venait à avoir une relation avec moi, où nous serions tous deux expérimentés, cette relation ne pourrait qu’aboutir à une haine réciproque.

22.

La séance prit fin ; cette nuit-là, il fit un rêve et c’est avec ce rêve qu’il ouvrit la séance suivante. Je n’en livrerai ici qu’un extrait. Un homme était venu lui présenter une facture et était aussitôt reparti. La facture était beaucoup trop élevée. Mon patient courut après lui pour protester mais l’homme disparut rapidement, ignorant les petites tapes sur l’épaule par lesquelles mon patient tentait d’attirer son attention. Mon patient se sentit envahi par une rage comme il n’en avait jamais éprouvé auparavant et il se réveilla terrorisé. Je lui rappelai la séance précédente et sa peur de ce qui arriverait s’il abandonnait sa position recroquevillée et crispée : c’était là une manière de me cliver, moi et les demandes financière et autres que je lui imposais dans l’analyse.

Il me parla ensuite d’un psychiatre qu’il avait rencontré ce jour-là. Ce dernier avait fait partie durant la guerre d’une commission devant laquelle mon patient s’était présenté en vue d’un reclassement psychiatrique, mais le psychiatre ne l’avait pas reconnu. Mon patient l’avait questionné et il avait fini par apprendre que ce psychiatre traitait des patients et estimait qu’une cinquantaine de séances était suffisante. Mon patient avait une très mauvaise opinion de lui et décida que ce dernier n’aurait rien pu faire pour ses propres troubles s’il avait voulu les guérir en cinquante séances. Au cours de cette discussion franche et amicale, il avait éprouvé une haine intense à son égard. Il ajouta qu’il se sentait encore tendu. Je lui dis qu’il me comparait favorablement à ce psychiatre, mais qu’en me rapportant cet épisode il me lançait un avertissement : ce serait à mon tour de subir un interrogatoire si nos rôles venaient à s’inverser.

23.

Entre-temps, sa relation avec moi était devenue beaucoup plus réaliste et il montrait tous les signes de vouloir coopérer avec moi dans l’investigation de ses problèmes. Il était désormais possible, plus qu’il ne l’avait jamais été, de le questionner sur certains détails et de lui demander d’associer davantage quand cela semblait nécessaire à la compréhension du matériel.

Il commença alors une série d’associations d’où il ressortait qu’il envoyait divers étudiants en consultation chez un spécialiste.

L’association que je vais rapporter ici était la deuxième de ce type. « Une de mes étudiantes souffre d’un œil depuis quelque temps. L’oculiste consulté pensait qu’il s’agissait d’une infection. Quoi qu’il en soit, a-t-il déclaré, on ne peut rien faire ; mais le père de la fille a voulu solliciter un autre avis. Je l’ai donc adressée à un second oculiste, et je me retrouve à présent avec un tas de travail sur le dos que je ne veux pas faire ; quel poison cette fille ! Je vais devoir faire toute une série d’entretiens. Le second oculiste ne pose pas un diagnostic sensiblement différent du premier, mais il pense que cela vaut la peine de tenter quelque chose. Le premier pensait que ce n’était pas la peine, et c’est sans doute la raison pour laquelle le père ne l’a pas trouvé très sérieux. Quoi qu’il en soit, je suis bien obligé de m’en occuper maintenant. Elle doit subir une analyse de sang pour voir si elle n’aurait pas la syphilis. Elle aurait dû le faire avant. »

24.

Ces associations peuvent être considérées comme le point de départ d’une investigation qui a mis en lumière deux problèmes : d’abord le matériel inconscient qu’elles expriment, ensuite la manière dont le patient a réussi à amener ce matériel à la conscience.

A mesure qu’avançait son analyse, il devenait possible de démontrer que ses associations, et leurs variations ultérieures, exprimaient de façon condensée les thèmes suivants :

  1. J’étais le premier oculiste qui disait, en substance, que la jeune fille blessée était un objet interne infecté par les mauvais objets contenus dans mon patient et à propos duquel il n’y avait rien à faire. J’étais aussi le second oculiste qui disait que la jeune fille blessée l’était par les fèces, les spirochètes et les bacilles du patient, qui constituaient autant de variantes du mauvais pénis, et que même si on ne pouvait rien faire pour elle il faudrait quand même tenter quelque chose. Il lui faudrait la guérir avec son pénis, puisque je ne voulais pas réparer les dommages qu’il avait causés et que de toute façon c’était son objet à lui ; et il lui faudrait la guérir sans en tirer aucun gain de plaisir. J’étais aussi le chirurgien de l’œil qui le menaçait de castration. Il avait passé des heures angoissantes à correspondre avec les deux oculistes pour s’assurer qu’aucune question de jalousie ou de friction ne viendrait perturber leur relation entre eux et entre eux et lui. Ainsi les jumeaux devaient-ils être amenés à coopérer harmonieusement.
  2. Le premier oculiste, passif, représentait son expérience psychothérapeutique antérieure qui l’avait laissé, lui et ses objets, plus ou moins en paix. Le second oculiste représentait l’analyse qui lui apportait une intuition accrue et l’incitait à explorer la sexualité génitale et la situation menaçante qui l’accompagnait.
  3. L’oculiste passif était la mère, l’oculiste actif le père ; en échangeant une correspondance avec les deux, il s’efforçait de les harmoniser.

25.

J’examinerai à présent comment son analyse a mis en lumière le second problème : la manière dont le patient amena ce matériel à la conscience.

Je noterai d’abord qu’avec son association nous renouons avec le thème de la contamination. La jeune fille souffre d’une infection tuberculeuse, syphilitique ou d’origine inconnue. Il fit lui-même remarquer qu’il n’avait pas mentionné la possibilité d’un diabète, bien que l’hypothèse eût été avancée dans ce cas précis. Nous retrouvions donc un problème qui, après avoir été élaboré oralement pour ainsi dire, dans les deux premières années de l’analyse, était à présent réexaminé par un autre moyen.

La consultation des deux oculistes suggérait que ce nouveau mode d’investigation était oculaire. En outre, une variante du thème du jumeau, sous la forme des deux oculistes, apparaissait de nouveau.

26.

Le résultat de ce réexamen avait été d’accroître l’espoir, mais aussi les charges et les responsabilités nouvelles ; entre autres, la possibilité d’une sexualité génitale, un nouvel essai de cette sexualité orale qu’il avait négligée, le fait de retirer du sang, peut-être contaminé, de l’objet, ainsi que le fait de pratiquer des injections.

Les oculistes, en particulier le second, représentaient également un renforcement de ses outils d’investigation par quelque chose comme l’intellect : ils étaient censés en savoir plus long que lui.

Durant toute cette période, il était clair que j’étais perçu comme présent et que ma présence était même considérée comme nécessaire. Mais je ne devais pas interférer. Toute interprétation comportant la moindre nuance que le patient pouvait interpréter comme une incursion de ma part dans le domaine du diagnostic et du traitement était prise en mauvaise part ; mais je pouvais être moi-même, et non plus seulement un jumeau façonné à l’image qu’il désirait. Envisageant les manifestations du patient dans le cabinet de consultation comme s’il s’agissait d’une thérapie de jeu avec un enfant, je pouvais alors considérer les deux oculistes comme des parties de son corps, peut-être même comme ses deux yeux qui devaient être harmonisés dans une vision binoculaire. La jeune fille blessée était un objet quelconque qu’il avait récupéré au-dedans de lui et qui devait être soumis à l’examen de ses deux yeux et d’un intellect en plein développement, examen qui portait donc sur un objet extériorisé.

Les résultats de cet examen n’étaient pas très rassurants ; d’abord les deux oculistes n’étaient pas totalement harmonisés ; ensuite le diagnostic demeurait obscur, autrement dit, l’intellect n’avait pas résolu le problème ; enfin, il avait entrevu la charge de responsabilités nouvelles et plus pesantes, entre autres un nouvel examen de la sexualité orale et une exploration de la sexualité génitale. Je constatai alors qu’il avait commencé à appeler l’oculiste un chirurgien de l’œil. Ce que je lui soulignai ; le chirurgien, répondit-il, n’avait pas jugé nécessaire une opération.

Je ne fus pas surpris d’apprendre, dans la séance suivante, qu’un autre étudiant avait été envoyé en consultation, cette fois chez un oto-rhino-laryngologiste, et de nouveau à la demande du père. En rapportant cet épisode, il exprima des sentiments de persécution envers l’oto-rhino-laryngologiste. Un repli à des niveaux auditif, olfactif et oral venait de s’opérer. J’interprétai qu’il lui avait semblé impossible d’assumer ses progrès et qu’il se sentait persécuté non seulement pour les raisons déjà mentionnées, mais parce que l’analyse, méthode impliquant que ses problèmes soient examinés au moyen de tous ses sens, y compris la vue et l’intellect, était beaucoup plus pesante que la psychothérapie ; elle impliquait 1) une coordination douloureuse, qu’il n’avait pas réussi à accomplir ; 2) l’acceptation de tous les clivages de sa personnalité qu’il avait personnifiés et extériorisés ; 3) la charge de responsabilités qu’il ne pouvait pas endosser ; et enfin 4) la menace d’une punition par la castration qu’il ne pouvait pas assumer. Je lui rappelai le rêve du peintre venu lui présenter une facture trop élevée et lui dis que j’étais ainsi l’objet de sa haine, tout à la fois parce que je lui imposais ces responsabilités et ces punitions et parce que je le forçais à se replier à des niveaux qu’il avait déjà trouvés insupportables. Je lui fis remarquer que, puisque l’oto-rhino-laryngologiste était d’accord pour dire que son traitement était correct, tout se passait comme si ces différents niveaux indiquaient qu’il était responsable et qu’il devrait réparer l’objet blessé.

27.

Je déclarai au patient que nous devions considérer que la seule composante qui demeurait inchangée, quoi qu’il advînt, était sa conscience, et que celle-ci lui paraissait si exigeante qu’il était amené à passer d’une situation effrayante et éprouvante à une autre.

Ces oscillations du patient l’aidèrent à essayer ses méthodes d’épreuve de la réalité en lui permettant de comparer ses découvertes des phases orale et oculaire. L’objet blessé avait été intégralement exploré au niveau oral avant d’être examiné par les oculistes (the « eye men »). Toutefois, le passage de l’oral à l’oculaire avait suscité beaucoup d’angoisse et de tension, parce que les oculistes, au lieu de simplement résoudre le problème de l’objet blessé, avaient révélé la présence d’une situation œdipienne qui lui était intolérable. La succession ultérieure d’avancées et de régressions avait pour but de lui permettre de renforcer son moi ; alors seulement pourrait-il affronter la situation œdipienne, qui était à présent fortement chargée d’émotion, ce qu’elle n’avait jamais été avant l’émergence du jumeau imaginaire. J’ai déjà mentionné la manière dont l’analyse semblait n’avoir aucun effet sur le matériel œdipien de la première phase. Mais à ce point de l’analyse une confiance accrue à la fois dans ses méthodes d’épreuve de la réalité, dans la réalité et dans son moi semblait se manifester.

28.

Voilà qui complète le compte rendu du matériel que je voulais tirer de l’analyse de ce patient. Dans ce qui va suivre, je ferai référence aux associations de deux autres patients ; pour bien distinguer le matériel, je désignerai le patient dont il a été question jusqu’ici par « A », et les deux autres par « B » et « C ».

Le premier point que je voudrais examiner est la maîtrise et la confiance dont le patient « A » faisait preuve dans son emploi des mécanismes d’introjection, de projection, de clivage et de personnification de ses parties clivées. Ses réactions étaient fort différentes, dans la période que j’ai décrite, de celles du patient « B », un vrai jumeau, lui, et une personnalité plus perturbée, qui avait recours aux fantasmes d’un jumeau identique, fantasmes apparemment destinés à remplir les mêmes fonctions que le jumeau imaginaire de « A ». Ce patient semblait toujours aux prises avec l’intraitabilité de son matériel. Les objets introjectés étaient décrits comme des cubes d’acier poli : dans les séances, il se plaignait de douleurs à la bouche, à l’estomac et à l’anus. Il lui fallait s’alimenter au moyen d’un tube aussi mince qu’un fil, tout comme les associations par lesquelles il s’efforçait d’obtenir un certain soulagement étaient ténues et capricieuses. Son frère jumeau réel paraissait aussi intraitable en tant que matériel fantasmatique que l’était la nourriture pour sa subsistance. Le patient « A » personnifiait si bien ses clivages que dans certaines séances, ainsi que je l’ai dit, on pouvait presque s’imaginer être en train d’observer une séance de thérapie de jeu avec un enfant. « B » se sentait aussi mal outillé pour l’exploration de ses tensions intrapsychiques que pour son contact avec la réalité, et je ne pouvais m’empêcher de penser que « A », particulièrement dans ces séances consacrées aux médecins consultants, lorsqu’il semblait capable de tolérer ma présence en tant que personne à part entière, manifestait, par ses personnifications, sa tentative pour combler le gouffre qui le séparait de la réalité et permettait ainsi de nourrir un espoir quant à l’issue de son analyse. En faisant l’épreuve de la réalité, le patient faisait également l’épreuve de ses mécanismes d’épreuve de la réalité, avec, semblait-il, une confiance de plus en plus grande dans les résultats.

29.

En ce sens, il me paraît différent du patient « C » qui, dans les associations que je vais maintenant présenter, ne témoignait pas de la même confiance dans la réalité ou dans ses moyens d’en faire l’épreuve. À son retour de l’hôpital où un traitement aux rayons X avait été envisagé mais écarté parce qu’il était dangereux et risquait de détruire sa fonction génitale, « C » me déclara que son voisin de lit avait eu une transfusion de sang dont son donneur était son cousin. Les mères des deux cousins étaient elles-mêmes sœurs jumelles, précisa-t-il, et il ajouta, pensivement, que sa sœur avait des jumeaux. Son médecin, poursuivit-il, portait le même nom que le médecin qui l’avait traité quelque temps auparavant quand il avait été à l’étranger et avait souffert d’indigestion. Il fit une pause puis déclara qu’un de ses yeux faiblissait. De plus, lorsqu’il ne se servait que d’un œil, il voyait double. Son défaut de vision pouvait être corrigé par des lunettes, mais il détestait porter des lunettes, même si elles corrigeaient sa vue, parce qu’elles lui donnaient l’impression de loucher. J’interprétai que les deux cousins étaient les parents dans leur rapport sexuel, qu’il souhaitait détruire par son regard aux rayons X, pénétrant et sadique ; il avait le sentiment, par conséquent, que sa génitalité était menacée par cet examen destructeur des parents. Il répondit par une boutade : on ne peut pas compter sur moi. À peine avait-il dit cela qu’il commença à se plaindre d’indigestion ; il me fit part de sa crainte de devoir retourner à l’hôpital et passa le reste de la séance à parler de sa peur de la nourriture. Ce patient se plaignait fréquemment de ce qu’il était tout aussi perturbant pour lui de conclure que ses observations étaient exactes, auquel cas c’était la réalité qui était terrifiante, que de conclure qu’elles étaient inexactes, auquel cas c’était son état mental qui était terrifiant. Sa boutade indiquait qu’à la différence de « A » il avait le sentiment de ne pas pouvoir compter sur ses instruments d’investigation, l’œil et tout ce dont l’œil tenait lieu, les parents que son œil lui révélait, et le moi qui devait incorporer les résultats de son investigation. Mais, à l’instar de « A », il régressa à un niveau oral.

30.

Je passe maintenant à une séance avec le patient « B ». Lui : « Je pense avoir vu votre dernier patient. Je suis arrivé en avance et j’ai attendu. Hier, mon frère jumeau m’a tenu éveillé toute la nuit en me racontant une interminable histoire sans queue ni tête, comme le font ces gens-là. Pendant tout ce temps, je n’avais qu’une envie : aller me coucher. Grâce à l’analyse, je peux voir ce qui se passe dans la tête de l’homme qui travaille à la table d’à côté. Je peux rire de lui. »

J’interprétai que le frère jumeau était mon patient précédent qui l’avait tenu en dehors avec ses propos sans queue ni tête. Mais il pouvait rire de lui à présent, parce qu’il savait ce que ce patient devait ressentir alors que c’était à son tour d’être exclu.

« B » poursuivit : « Mon laborantin aime se servir du microscope ordinaire mais je préfère le microscope binoculaire. Il n’y a pas de doute qu’on voit beaucoup mieux. Remarquez qu’il est en partie d’accord avec moi. Je viens juste de penser qu’on peut obtenir un bien meilleur traitement quand on a plus d’argent, et, bien sûr, cela vous rend meilleur. »

Je lui dis que l’analyse ou moi-même lui procurions une vision binoculaire. Le résultat était qu’il avait plus de connaissance et qu’une connaissance accrue, selon lui, amenait la guérison.

« B » : « La vie est très compliquée. Vous ne faites que me rendre les choses encore plus difficiles. »

Moi : « Vous avez le sentiment maintenant que cette meilleure vision que vous procurent vos deux yeux – l’analyse étant l’un d’eux – vous en montre davantage qu’une simple vision monoculaire ; elle vous fait comprendre que la vie est très compliquée et difficile. Elle vous a fait voir mon autre patient. »

« B » : « Je n’ai pas pu avaler mon déjeuner. Cela avait l’air très appétissant mais me levait le cœur. »

Moi : « Vos yeux vous ont amené à penser, quand vous avez vu l’autre patient ici, que l’analyse était très appétissante. Maintenant vous trouvez qu’elle vous empoisonne et vous ne vous sentez pas capable de la prendre. Vous avez le sentiment que les propos sans queue ni tête de l’autre patient, comme vous dites, sont quelque chose qu’il a laissé là pour vous empoisonner. »

« B » : « Bien sûr, il est très difficile, au début, de se servir du microscope binoculaire. Vous devez d’abord apprendre à vous en servir, mais ensuite il est bien meilleur que le microscope ordinaire. »

Moi : « Vous pensez qu’en vous servant de votre analyse pour voir à travers les gens et rire d’eux vous n’avez pas appris à vous en servir correctement et qu’en retour ceux que vous regardez vous attaquent. »

31.

L’analyse ultérieure montra que le doute qu’il éprouvait quant à sa capacité de se servir sur-le-champ du microscope binoculaire était en partie fondé sur sa crainte que le microscope ne transforme un tout petit jumeau en un père gigantesque. À l’époque de ces associations, il n’était pas préparé à voir le père et la mère réunis, même si ses associations montraient qu’une telle scène pourrait lui être révélée, si ses instruments d’investigation, et sa capacité de s’en servir, s’amélioraient. C’est également ce qu’il laissait entendre en disant que je lui rendais les choses très difficiles. En proclamant qu’il possédait une intuition psychanalytique, il montrait que je jouais le rôle du jumeau identique : ce jumeau imaginaire du patient.

Cette séance m’indiquait que « B » était arrivé au point où je pouvais interpréter que j’étais ce jumeau identique. Jusque-là, le matériel œdipien, bien que très apparent, était produit à un niveau superficiel, comme celui de « A » dans la première phase de son analyse et les interprétations avaient peu d’effet. Ses déclarations sur la nécessité de maîtriser l’utilisation du microscope binoculaire témoignent d’un sens croissant de la réalité quant à sa possibilité d’établir un contact avec elle et d’une confiance croissante dans sa capacité d’explorer ses tensions intrapsychiques, alors que tout au long de la première partie de son analyse je ne cessais de jouer le rôle de son cerveau qui devait mener l’exploration à sa place – ce qui m’amène au point suivant : comment expliquer que chez « A » l’émergence du jumeau imaginaire ait été si importante ? Et si elle était si importante, pourquoi les phénomènes qui y étaient associés demeurèrent-ils si longtemps périphériques ?

La réponse que je suggère est que le jumeau imaginaire remonte à sa relation la plus précoce et traduit son incapacité de tolérer un objet qui ne soit pas entièrement sous son contrôle. Le jumeau imaginaire avait donc pour fonction de dénier une réalité autre que lui.

Ce déni de la réalité extérieure allait de pair avec son incapacité de tolérer les réalités psychiques internes, et il fallut accomplir un énorme travail pour accroître sa tolérance. À mesure que la peur de ses mécanismes psychiques diminuait, il lui devenait possible de laisser leur présence se manifester, en permettant à leurs représentations de venir occuper une position plus centrale dans le cours de ses associations. C’est seulement après que j’eus réussi à lui montrer combien j’étais mauvais à tous les niveaux de son esprit qu’il lui fut possible de reconnaître ses mécanismes de clivage et de personnification, puis de les employer, en sens inverse pourrait-on dire, pour rétablir un contact que ces mêmes mécanismes, à l’origine, cherchaient à rompre. Après la démonstration du jumeau imaginaire, il commença à m’accepter comme une personne réelle et non plus comme une chose créée par lui, jusqu’au moment, déjà indiqué, où j’eus le sentiment qu’il m’était permis d’exister plus ou moins passivement d’abord comme spectateur de son jeu, puis comme médecin consultant. Dans la séance déjà décrite avec « B », je n’étais encore, malgré les apparences, qu’un jumeau identique.

32.

J’ai gardé pour la fin deux réflexions qui soulèvent des questions auxquelles je ne tenterai pas d’apporter de réponse. La première a trait à la personnification des clivages sur laquelle j’ai attiré l’attention. Se peut-il que la capacité de personnifier des clivages de la personnalité soit à certains égards analogue à la capacité de former des symboles soulignée par Melanie Klein dans « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi » ; cette capacité avait-elle la même valeur dans le développement de « A », à l’époque que j’ai tenté de décrire ?

Ma seconde question a trait au rôle que joue la vision dans les associations de ces trois patients. Chez tous trois, la vue semble être liée au développement intellectuel (le médecin consultant chez « A », moi-même jouant le rôle du cerveau chez « B » et jouant un rôle similaire chez « C », bien que je n’aie pas eu le temps d’aborder ce point), ainsi qu’à l’émergence de la sexualité génitale et de la situation œdipienne. De plus, chaque patient paraissait se débattre à sa manière avec des problèmes similaires qui semblaient se rapporter à la vision elle-même. « A » insista sur la quantité de travail qu’il s’était mis sur le dos pour maintenir l’harmonie de la relation entre les deux oculistes ; « B » compara les avantages respectifs des microscopes monoculaire et binoculaire ; « C » mentionna la nécessité de porter des lunettes pour corriger sa vue. Chacun d’eux semblait penser que de nouveaux fardeaux lui étaient imposés : « A » par le second oculiste, « B » par moi-même en lui rendant les choses plus difficiles et « C » en disant que les lunettes lui donnaient l’impression de loucher.

Dans chacun des cas, le pouvoir visuel a représenté l’émergence d’une capacité nouvelle d’explorer l’environnement ; il a été possible de montrer qu’en ce sens l’analyse était perçue comme un complément de l’outillage d’investigation du patient et qu’elle était susceptible par conséquent de réactiver des émotions liées aux tout premiers progrès dans le développement psychologique, progrès qui avaient eux-mêmes eu pour effet d’accroître ses capacités. Ce pouvoir accru semblait appeler une appréhension intellectuelle accrue.

33.

Dans chacun des cas, les pouvoirs nouvellement acquis permirent de résoudre un problème existant déjà, mais ils firent apparaître de nouveaux problèmes appelant à leur tour une solution. C’est ainsi que « A », apparemment préoccupé par le problème d’un objet interne blessé auquel il appliquait ses nouveaux pouvoirs, découvrit qu’il était menacé par la relation père-enfant. « B » et « C » suivirent un développement analogue qui aboutit, dans le cas de « B », à la découverte d’un jumeau en aucune façon identique qui avait une relation à la mère, et dans le cas de « C », à la remarque concernant la transfusion de sang entre cousins.

Tous trois semblaient avoir l’impression que le problème avait existé de tout temps, mais que son apparition était due à une capacité accrue de prise de conscience.

Dans chacun des cas, la régression pouvait donc s’énoncer comme un recul par rapport 1) à la capacité accrue résultant d’un développement psychologique, 2) aux phénomènes amenés à la conscience grâce à cette capacité accrue et 3) au développement physiologique lié au développement psychologique qui avait révélé la relation entre les parents externes.

Chaque fois, il me sembla que le patient avait le sentiment que la vue posait le problème de la maîtrise d’un nouvel organe des sens. Ceci trouvait sa réciproque dans le sentiment que le développement de la psyché, à l’instar du développement de la capacité visuelle, impliquait l’émergence de la situation œdipienne. Chez « A », le passage d’un traitement superficiel et sommaire de la situation œdipienne à une lutte pour venir à bout d’un complexe d’Œdipe chargé d’émotion était extrêmement frappant.

Pour ma part, il ne m’a pas paru possible d’interpréter le matériel apporté par ces patients comme la manifestation d’un simple développement psychologique qui serait coupé d’un développement physique simultané. Je me suis demandé si le développement psychologique avait partie liée avec le développement du contrôle oculaire, toute comme les problèmes de développement liés à l’agressivité orale sont contemporains de la percée des premières dents. Si tel est le cas, nous devrions nous demander si ces développements psychologiques, qui introduisent le complexe d’Œdipe, ne surviennent pas dès les quatre premiers mois de la vie du sujet. L’intérêt de cette question est qu’elle permettrait de juger de l’exactitude ou non des vues de Melanie Klein sur le caractère précoce de la phase œdipienne ; si l’expérience d’autres observateurs venait confirmer mes impressions, nous trouverions peut-être là des raisons supplémentaires d’admettre la date précoce de la phase préœdipienne.