Avant-propos à l’édition française

1. Aux sources de l’expérience fait référence à un double mouvement : l’émergence ou la dérivation de la pensée à partir d’une expérience-source, originaire et fondamentale ; et le retour de la théorie aux origines ou aux fondements de l’expérience acquise par la personnalité dans le cours de sa formationde son apprentissage. Le titre français entend ainsi préserver la « pénombre d’associations » dont est porteur Learning from Experience : si l’expression verbale « to learn from » (traduite ici par « tirer profit de ») marque bien l’idée de source qui est associée à l’expérience, sa forme substantivée, où « learning » (l’apprentissage) renvoie à d’autres participes nominaux comme « linking » (activité de liaison) et « thinking » (activité de pensée), implique une idée de croissance associée à ces différents processus d’élaboration ou de mise en forme psychique de l’expérience.

La personnalité se nourrit des données de l’expérience sensorielle et émotionnelle ; elle « croît », elle « profite », dans la mesure où elle parvient à assimiler ces données. L’incapacité de tirer profit de l’expérience émotionnelle provoque dans la psyché une détérioration comparable au dépérissement provoqué dans l’organisme par une privation de nourriture. Une telle « mort psychique » peut d’ailleurs être observée chez certains patients psychotiques qui semblent incapables de digérer les faits de la réalité externe et interne.

Les différents termes employés ici font image ; ils appartiennent tous à un même modèle, le modèle du système digestif. La démarche de Bion dans ce livre consistera précisément à passer du langage imagé et concret de ce modèle au langage abstrait de la théorie ou du « système scientifique déductif », reproduisant ainsi le mouvement de dérivation et d’abstraction qui définit tout « apprentissage ». La « croissance » de la théorie reproduit la « croissance » de la personnalité.

L’« exigence de travail » que l’expérience impose à la personnalité appelle donc une formulation plus théorique. La personnalité se développe dans la mesure où elle réussit à établir ces liens psychiques avec les objets concrets qui l’environnent, avec les autres personnalités qui l’entourent et avec elle-même. Ces liens sont au nombre de trois : liens d’amour (A), de haine (H) et de connaissance (C). Cette activité de liaison, et plus particulièrement l’établissement d’un lien C, implique une activité et un appareil de pensée capables d’intégrer et d’élaborer les données de l’expérience dans des ensembles de plus en plus cohérents. La personnalité « abstrait » d’une expérience certains des éléments qui la composent et les relie entre eux, suivant des règles narratives ou logiques, de manière à former soit un modèle ou un mythe, soit un système théorique déductif. Le processus d’abstraction consiste à isoler parmi tous les éléments d’une réalisation donnée les éléments qui paraissent « constamment conjoints » et à leur donner un nom. Le nom donné à l’hypothèse selon laquelle certains éléments sont constamment conjoints constitue l’abstraction proprement dite. Cette abstraction doit alors préfigurer de nouvelles réalisations : remplir une fonction de pré-conception. L’« union » d’une pré-conception avec une réalisation s’en rapprochant « engendre » une conception (une nouvelle abstraction) qui peut à son tour jouer un rôle de pré-conception ou de matrice plus englobante (dont la « contenance » ou la capacité de « saturation » a été augmentée). Bref, la pré-conception est une matrice d’engendrement de nouvelles abstractions.

En ce sens, le processus d’abstraction sous-entend une « conception » véritablement génétique de la pensée qui sera d’ailleurs systématisée dans les Éléments de la psychanalyse (1963) sur l’axe vertical de la « grille », et signalée de nouveau dans le sous-titre de Transformations (1965) : « Changements de l’apprentissage à la croissance » (Change from learning to growth).

2. Cette théorie de l’apprentissage, entendue comme théorie de l’engendrement ou de la dérivation des différentes formes de pensée à partir d’une expérience-source, dérive elle-même d’une expérience émotionnelle spécifique : le travail réalisé avec des personnalités « souffrant de troubles de la pensée » : défaut d’élaboration psychique, absence de liaisons ou destruction des liens déjà établis avec la réalité, pauvreté du matériel onirique et fantasmatique, etc. Elle entend d’abord situer la négativité active qui caractérise une personnalité psychotique animée d’une volonté de ne pas apprendrede ne pas tirer profit de l’expérience. L’apprentissage fait place chez elle à un désapprentisage (unlearning), la compréhension se transforme en une incompréhension délibérée, en une volonté de mé-prise (mis-understanding), l’activité de connaissance (l’activité C) se retourne en activité moins C (– C).

3. Mais loin d’être réduite à une simple figure négative, inversée et pathétique du « sujet pensant », la personnalité psychotique agit comme un révélateur des limites de toute pensée ; elle met en lumière les problèmes similaires rencontrés par le savant, le philosophe ou l’analyste dans l’établissement de liens C avec la réalité. Car notre équipement de pensée, encore « rudimentaire », est plus approprié à une investigation de l’inanimé qu’à une investigation du phénomène même de la vie et de la croissancedont s’occupe essentiellement l’analyste. La situation de ce dernier n’est pas sensiblement différente de celle du psychotique : si le psychotique habite un univers peuplé d’objets inanimés et dépouillés des caractéristiques de la vie, l’analyste est lui-même contraint d’emprunter ses termes (« mécanisme », « structure », « appareil », etc.) à la sphère de l’inanimé et ne laisse pas d’entretenir une compréhension mécanique, sinon mortifère, de la réalité vivante.

Aussi apparaît-il nécessaire d’instituer un « système de notation et d’enregistrement » plus abstrait, donc plus flexible (capable de préserver les qualités dynamiques des phénomènes psychanalytiques) et plus universel (capable de faciliter la « publication » d’une expérience fondamentale « privée »). Cette idée d’un système de notation, envisagé ici comme un « système de références » fondé sur une « anthologie » des principales théories employées par les analystes, trouvera sa forme définitive dans la « grille » des Éléments de la psychanalyse — une sorte de « mémoire portative » à l’usage de l’analyste, mais suffisamment réceptive pour ne pas fixer et arrêter le processus de croissance des phénomènes psychanalytiques.

4. Une des pièces maîtresses de l’outillage théorique introduit par Bion est le concept de fonction-alpha. Cette « abstraction », « intentionnellement dépourvue de toute signification », est employée comme une inconnue dont la valeur ne peut être établie que dans le cours même de l’investigation analytique ; elle représente à la fois l’objet et l’instrument de cette investigation. Cette « fonction », dite « alpha » parce qu’elle est supposée au départ du processus de croissance de la personnalité et de la pensée, s’inscrit dans le cadre plus large d’une « théorie des fonctions de la personnalité » : la personnalité est un ensemble hiérarchisé de fonctions, chacune de ces fonctions résultant de l’activité conjointe de différents facteurs (de même qu’à un niveau plus élevé la personnalité peut elle-même être considérée comme un facteur dans une fonction groupale ou sociale). Dans le cas de la fonction-alpha, les premiers facteurs retenus sont ceux avancés par Freud dans les « Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique » : l’attention et la notation. La fonction-alpha permet aux données des sens d’être appréhendées comme telles (attention), et enregistrées (notation), principalement sous la forme d’images visuelles. Elle convertit les impressions des sens en éléments mnésiques (éléments-alpha) susceptibles d’être « emmagasinés » pour être ensuite utilisés dans les pensées du rêve et la pensée vigile inconsciente. En ce sens, elle pourrait être rapprochée du refoulement originaire et définie comme une fonction de « mémorisation », d’inscription et de fixation des premiers éléments mnésiques « dans » l’inconscient. Un échec de la fonction-alpha signifie par conséquent un défaut d’enregistrement et de notation de l’expérience : les impressions des sens demeurent inchangées et sont ressenties non comme des « phénomènes » mais comme des « choses en soi » qui n’ont d’autre destin que d’être évacuées. Ces éléments bruts et improductifs de l’expérience (éléments-bêta) sont moins des « souvenirs » que des « faits non digérés », des faits non symbolisés (forclos) ; au contraire des éléments-alpha, les éléments-bêta ne peuvent être « refoulés » (devenir inconscients), « mémorisés », donc mis à la disposition de la pensée. À la formule de Freud : « L’hystérique souffre de réminiscences » pourrait répondre cette formule de Bion : « Le psychotique souffre de faits non digérés » — de non-réminiscences. Par suite d’une destruction de sa fonction-alpha, le psychotique est aux prises avec les choses elles-mêmes, et non plus avec leurs représentations visuelles ou verbales (représentations-chose et représentations-mot).

Le postulat de départ peut donc être complété comme suit : l’expérience n’est source de croissance que si elle est convertie en éléments-alpha par la fonction-alphaenregistrée, donc susceptible d’être pensée, élaborée et abstraite.

5. Le modèle et le prototype de l’expérience-source sont la relation au sein. Le sein est source de lait, mais aussi d’amour, de compréhension, de réconfort. Or cette expérience émotionnelle de satisfaction est occultée au départ par une expérience émotionnelle de frustration : l’expérience émotionnelle d’un « mauvais sein » doit d’abord être levée, « rêvée » et perlaborée par la mère, convertie en éléments-alpha par la fonction-alpha de la mère, pour que l’expérience émotionnelle d’un « bon sein » devienne source de croissance psychique pour le nourrisson. Cette relation entre la mère et le petit enfant, définie à la suite de M. Klein comme une relation d’identification projective (une forme de communication pré-verbale) et comprise comme une relation « commensale » (un échange entre un « bon sein » et un « mauvais sein »), est ici formulée de manière à former également le modèle et le prototype du lien C, de l’activité de pensée et de l’abstraction.

L’expérience émotionnelle douloureuse du petit enfant est précipitée par la juxtaposition : 1) d’une pré-conception innée (ou connaissance a priori) du sein, une sorte de « pensée vide » en attente d’être « remplie » ou « saturée » par la réalisation du sein, et 2) d’une non-réalisation du sein, le nourrisson n’éprouvant d’abord qu’un besoin du sein non satisfait — et la faim, l’angoisse et la peur de mourir qui l’accompagnent. L’union de la pré-conception et de la non-réalisation engendre une « proto-pensée » qui présente les caractéristiques d’un élément-bêta : un « mauvais sein » - non-sein ou « mauvais sein » - besoin d’un sein ressenti comme une chose en soi. Cette proto-pensée peut être évacuée immédiatement au moyen d’une identification projective excessive, ou tolérée et « pensée » ; dans cette seconde hypothèse, la protopensée engendre à son tour une première « activité de pensée », sous la forme d’une identification projective réaliste, destinée à susciter chez la mère des sentiments dont le nourrisson ne veut pas. Le « mauvais sein » élément-bêta est projeté dans le sein de la mère, pour y être transformé, converti en élément-alpha, et réintrojecté sous une forme plus tolérable. Une fois réintrojecté, ce « bon sein » élément-alpha peut alors fonctionner comme une véritable « représentation-chose », une représentation du sein distincte de la réalisation du sein comme telle. L’identification projective produit une abstraction du sein, susceptible d’être appliquée à de nouvelles réalisations du sein. Si le sein est source de lait et d’amour, il est également source de l’activité de pensée et de l’appareil de pensée du petit enfant, comme le confirme cette autre formulation de l’identification projective : un contenu (♂) est projeté dans un contenant (♀) où il est pour ainsi dire « appareillé » avec ce contenant, avant d’être réintrojecté sous la forme d’un ♂♀. Cet « appareil » contenu-contenant devient le propre appareil de pensée du petit enfant : un appareil capable de répéter l’opération initiale de l’identification projective (♂♀), d’unir une pré-conception (♀) avec les données des sens de sa réalisation correspondante (♂), et de produire ainsi des abstractions de plus en plus complexes, des hypothèses et des systèmes entiers d’hypothèsesdes systèmes scientifiques déductifs.

Cette construction fait apparaître : 1) qu’une activité de pensée primaire, l’identification projective réaliste, dérive d’une pensée originaire (le « mauvais sein » - non-sein) ; en d’autres termes, que l’appareil de pensée-contenu dérive de l’appareil digestif (des impressions des sens liées au canal alimentaire) ; et 2) que l’activité de pensée proprement dite, l’activité de pensée secondaire ou après-coup, dérive de l’activité de pensée de la mère (de sa capacité de rêverie et d’élaboration psychique) et de la représentation du sein qu’elle retourne au petit enfant ; en d’autres termes, que l’appareil de pensée-contenant dérive du sein maternel (l’appareil de pensée est le sein maternel, transporté et installé au-dedans du petit enfant).

Si le modèle global d’engendrement construit autour de l’identification projective atteint les dimensions d’un véritable mythe explicatif et forme la clef de voûte du système théorique de Bion, il ne doit pas faire oublier que les différents éléments de ce système, par-delà leur statut privé de « préconceptions » théoriques propres à l’auteur, entendent d’abord remplir une fonction heuristique de pré-conception et éclairer les phénomènes de croissance rencontrés dans l’expérience analytique.

François Robert