Bonnafé et nous

par Henri Sztulman

« Je résiste donc, et, plus qu’à tout, au dogmatisme et à l’orthodoxie. »

Lucien Bonnafé

Résister, résister toujours et encore, tel est le destin choisi et proclamé de cet Antigone mâle qui parcourt le siècle, d’un bout à l’autre, de son pas robuste d’homme de la terre du Lot, le regard circulaire, accueillant et lumineux, et les pensées hautes, déterminées et humaines. Il aura résisté à bien des choses le père Bonnafé, petit-fils d’un médecin aliéniste, mais qui inventera avec quelques compagnons le mouvement de désaliénation ; étudiant à Toulouse qui rencontre à la fois les surréalistes, le cinéma, de premiers complices parmi lesquels Jean MARCENAC, les frères MASSAT, MATARASSO, dans l’esprit de la « jeunesse sérieuse, railleuse et menaçante », selon BAUDELAIRE, et crée les ciné-clubs ; militant de l’homme qui s’engage dans le front populaire et la guerre d’Espagne, et prend les armes, plus seulement les mots, les armes, quand il le faut aux heures noires de l’indignité et des crimes nazis ; marxiste convaincu et fidèle à ses choix dans l’adversité mais avec, par, et pour ses camarades bien plus qu’au nom du parti, de l’orthodoxie ou du dogmatisme que toujours il combattra ; plus tout jeune aujourd’hui il résiste aussi aux années dans la verdeur d’un verbe qui ne s’affadit jamais et illustre une réflexion permanente en avance sur l’événement, dans l’insolente santé avec laquelle il dévale les pentes sur ses skis, anime colloques et réunions, pense, écrit, parle sans cesse. Et ce qu’il nous dit comme tout ce qu’il a publié depuis un demi-siècle se révèle tellement actuel, toujours passionnant et si souvent incommode, perturbateur, dérangeant.

Voilà pourquoi il fallait publier cet ouvrage maintenant. Pas seulement pour rendre hommage à l’un des plus éminents des nôtres, qui imprime et exprime sa fécondité psychique dans tous les champs de l’humain et de l’anti-humain, mais aussi parce que nous avons besoin de cette pensée et de son rappel insistant pour essayer de comprendre ce qui se présente à nous en cette fracture du millénaire où les hommes désemparés s’égarent dans leur propre histoire. Je veux exprimer ici que cet ouvrage n’aurait pas vu le jour sans l’opiniâtreté de son élève et ami Armand OLIVENNES qui, le premier, en conçut le projet, sans le soutien constant de l’équipe des PUM et tout d’abord de Jean-Paul CONFAIS, et enfin et surtout sans les incessantes incitations, relances, améliorations, discussions, propositions, dont tout au long de ce parcours nous a fait bénéficier l’auteur de ce volume. Et encore ceci : ces textes, qu’ils soient anciens ou tout neufs, sont actuels en ce que tous ils se mettent naturellement au service de la mémoire, la mémoire qui seule nous permet de comprendre et de résister dans les mouvements d’écroulement.

« C’est cette époque-ci qui a sombré » écrivit un des meilleurs copains de Bonnafé, j’ai nommé Arthur RIMBAUD qui l’habite d’une telle présence, avec d’autres qui furent ses compagnons de réalité comme BOUSQUET, ERNST, MAN RAY, CREVEL, ELUARD. Tout change et rien ne change. Le mur de Berlin et l’Apartheid tombent, les coups d’État qui voudraient maintenir l’ordre ancien des dictatures se transforment en tragi-comédies de branquignols ou s’épuisent dans le sang innocent de la place Tian-an-men, mais l’homme colonise toujours l’homme. C’est d’anticolonialistes de l’intérieur comme Bonnafé, et de l’extérieur comme le fut le psychiatre FANON, son compagnon de lutte, que nous avons besoin, d’hommes et de femmes qui ne plient pas, pour résister nous aussi quand la vague monte dans la société ou dans notre appareil psychique. Garde-fou, c’est-à-dire le contraire d’un gardien des fous ; repères pour la pensée et pour l’action, amers pour la navigation de la vie, tels m’apparaissent les textes, proclamations, méditations, réflexions de Bonnafé. Le statut anthropologique de la folie, il n’a eu et n’a de cesse de le retravailler, de l’approfondir, torturé par les spectacles hideux et désolants des pouvoirs que l’homme soignant se donne sur l’homme malade, et aussi par les martyres auxquels aboutit dans la psyché d’un homme la prise de possession de sa partie malade sur sa partie saine ; enrichi aussi par son commerce intime et constant avec les philosophes (et tout particulièrement son ami Henri LEFEBVRE, pourfendeur obstiné, pendant plus d’un demi-siècle, du « marxisme institutionnel »), les poètes surréalistes et ses collègues auxquels l’opposèrent tant de fois d’homériques controverses (comment ne pas citer ici son fraternel complice et discutant permanent Henri EY ?), Bonnafé construisit, d’abord dans sa pratique sur le terrain à Saint-Alban, à Sotteville-lès-Rouen, à Perray-Vaucluse et Corbeil, mais aussi dans son élaboration si personnelle des théories et des concepts, un des modèles de la psychiatrie sociale vers laquelle aujourd’hui, au-delà des molécules et du divan, il faut bien, tout le monde en convient, revenir.

Bonnafé appartient, hélas, à une espèce en voie de disparition. Il n’est pas né celui qui l’arrachera à sa fidélité marxiste, généreuse et bouillonnante comme le fut le torrent de notre Révolution, fidélité à l’idéal humain, première, permanente et ultime exigence, ou qui l’empêchera de dénoncer le totalitarisme des institutions psychiatriques dès lors qu’elles s’érigent comme telles, ou qui lui fera croire que l’homme ne vit que de réalités, lui le surréaliste. Bonnafé, comme le héros de Cervantès, se sent responsable de « tout le mal que son inaction laisserait commettre sur la terre ». il nous parle. Écoutons-le. Mieux, répondons-lui dans le secret de nos pensées, dans le public de nos actes. Comme lui, faisons nôtre la proclamation du poète : « à chaque effondrement des preuves le poète répond par une salve d’avenir ».