Persévérance. Pour Camille1

Me voici pris à témoin, avec Daniel Karlin, Tony Lainé, Jack Ralite (d’autres s’y reconnaîtront, plus anonymes, parmi ceux qui ont agi et persévèrent pour changer le sort fait à « la folie » dans notre société). C’est dans la réaction si sympathique de François Delpa, à propos de l'« affaire Camille Claudel ». Qu’éclate enfin le scandale si riche de sens que fut l’ensevelissement de l’œuvre, avec celui de « la folle » qui mourut le 19 octobre 1943 après 30 ans d’internement à l’asile de Montdevergues. Séraphine de Senlis l’avait précédée le 11 décembre 1942 à celui de Clermont d’Oise. L’une et l’autre victimes du crime impuni que fut l’extermination de 40 000 « fous » et « folles » dans les hôpitaux psychiatriques français, par la faim et le froid, sous l’occupation.

Qu’éclate le scandale, c’est bien, qu’on en tire sans fin les leçons, c’est encore mieux.

La difficulté d’être soi en tant que femme, en notre pays, en notre siècle et en pleine avant-garde masculine », dit excellemment notre correspondant. O combien ! Et plus loin encore. La difficulté d’être soi quand on est compagne de grand homme renvoie à plus ordinaire. Dans le cortège des anonymes qui firent l’histoire et qui la font, qui eurent un rôle déterminant et qui l’ont dans la formation de ceux qui acquièrent une certaine notoriété et qui peuvent et doivent raconter leur vie, il n’est pas encore possible, en notre pays, et en notre siècle, de donner une place égale à l’élément masculin et à l’élément féminin, tant celui-ci est fatalement vécu comme compagne, comme seconde, au registre le plus brillant comme muse ou inspiratrice. Biaise Pascal, dans le Discours sur les passions de l’amour, disait : « L’homme seul est quelque chose d’imparfait, il lui faut un second pour être heureux ». L’avenir n’est-il pas à ceux pour qui ce second nécessaire ne signifie pas subalterne et pour qui chacun est également second de l’autre ?

Autre registre : celui de la « folie ». Qui s’insurge contre le fait qu’on ait pu « prendre pour folle » Camille et la traiter comme telle ? Quelque chose émerge ici comme : « quelqu’un de bien » ne peut pas être fou. La question est d’importance. Lorsqu’il s’est avéré que, décidément, il y avait quelque chose qui n’allait pas, du côté des droits de l’homme, dans le « modèle soviétique » à voir quel usage il pouvait y être fait de la psychiatrie, il a fallu exercer une vigilance extrême pour ne pas cautionner un discours criant qu’il était abominable de « traiter comme des fous » des gens qui ne l’étaient pas, comme si « traiter les fous » comme on les traite dans nos sociétés n’était pas abominable ! Même si ces gens sont « fous », ce n’est pas une raison pour les traiter ainsi, au contraire.

D’ailleurs, qui est fou ? « Est fou celui que les autres tiennent pour fou ». Et si quelqu’un perd si peu que ce soit la tête ou la maîtrise de soi, s’enclenche le cycle infernal qui fait de lui un « aliéné », comme on disait si éloquemment jadis. Alors que, si notre recherche et notre pratique ont pu être probantes, c’est en montrant qu’il n’est pas d’aventure dans le désarroi humain qui ne puisse évoluer de façon foncièrement différente, selon la manière d’y faire face.

Camille, ou Séraphine, ont très certainement été très perturbées, et ont connu d’atroces souffrances, tout comme Antonin Artaud, ou Gérard de Nerval, et tant d’autres, plus ou moins illustres, tout comme tant de plombiers ou de laboureurs, de maîtres ou maîtresses d’école, de marchands de frites ou de servantes, de chômeurs ou de femmes au foyer, de personnes des deux sexes, de gens de tous métiers, de toutes conditions, comme vous et moi. Et ces innombrables victimes ont parcouru leur trajectoire dans un monde incapable de répondre à leur souffrance avec la sensibilité et l’intelligence qui auraient permis d’infléchir leur destin de façon très différente, de mieux les aider à « porter le poids du passé » et de triompher des misères de leur humaine condition.

Marx, parlant de Prométhée comme « premier saint du calendrier philosophique », si je l’ai bien lu, voulait inciter chaque être humain à se faire voleur de feu. Le héros légendaire est autre que lui-même. Les martyrs légendaires témoignent pour d’autres qu’eux-mêmes. Camille témoigne pour les 40 000 exterminés de l’occupation, et, bien au-delà, pour les innombrables « aliénés » qu’une société sur-aliénante a effectivement aliénés.

Est-il fortuit que la même sensibilité et la même intelligence rejettent avec la même énergie cette aliénation et celle qui rend si difficile d’être soi-même en tant que femme en notre pays, en notre siècle ?


1 En juin 1984, exposition CAMILLE CLAUDEL, révélation, avec contexte de presse et de librairie, de la grande méconnue.

Cité dans « Révolution » du 15 Juin, par un « profane » intéressé par nos actions, je commente.