L’illusion des « Sosies » dans un délire systématisé chronique

Présentation de malade

La persécutée-mégalomane que nous présentons nous paraît intéressante par l’existence d’une illusion ou plutôt d’une interprétation singulière, sorte d’agnosie d’identification individuelle : elle métamorphose depuis une dizaine d’années chaque personne de son entourage et même ses plus proches, comme son mari et sa fille, en sosies différents, successifs et nombreux. Avant d’analyser cette illusion et sa pathogénie, nous exposerons le délire dans son ensemble, sans essayer d’en fixer les périodes d’évolution actuellement masquées par le délire rétrospectif.

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Le 3 juin 1918, Mme M. va dénoncer au Commissariat de son quartier, la séquestration d’un grand nombre de personnes, d’enfants surtout, dans le sous-sol de sa maison et de tout Paris ; elle demande que deux gardiens de la paix l’accompagnent pour vérifier ses dires et délivrer les prisonniers. Conduite à l’Infirmerie spéciale, elle est internée le surlendemain à Sainte-Anne où le Professeur Dupré la certifie atteinte de psychose hallucinatoire, interprétative et imaginative chronique à thème fantastique avec idées de grandeur, d’origine princière et de substitution de personnes autour d’elle et état d’excitation psychique habituelle. Le 7 avril 1919, Mme M. est transférée à Maison-Blanche.

Mme M. est âgée maintenant de 53 ans ; on ne lui connaît aucune tare héréditaire. Elle eut la fièvre typhoïde à 12 ans, reçut une instruction primaire jusqu’à 14 ans, puis apprit et exerça le métier de couturière. Mariée en 1898, à 29 ans, elle eut un an après un fils mort en nourrice (substitué, croit-elle), puis deux jumelles, l’une morte (encore enlevée d’après elle), l’autre bien portante, âgée de 20 ans, et en 1906, deux jumeaux, tous deux morts en bas-âge (pour elle l’un a été enlevé, l’autre empoisonné). Elle vivait dans l’aisance, son mari tenant un commerce important de laiterie. Sobre, elle a fait seulement quelques excès de café.

Son mari, qui nous le rapporte, constata, trois ou quatre ans après le mariage, et surtout à la suite du décès des deux jumeaux, en 1906, un état « nerveux », puis, des manifestations de jalousie et des idées de grandeur. Quelques années plus tard, elle lui déclare qu’il n’est pas son mari et elle exprime déjà la majeure partie de ses conceptions actuelles. Ce délire semble donc s’être systématisé et développé rapidement. Dès 1914, en tout cas, les idées ambitieuses étaient définitivement fixées, l’extension du délire ne portant plus ensuite que sur les idées de persécution. Elle a imaginé un roman très compliqué et dont les détails sont tellement inextricables qu’il lui serait impossible de le résumer de vive voix. Elle est d’ailleurs très loquace et ne suit pas toujours le fil de sa pensée ; généralement elle s’exprime avec plus de précision dans ses écrits, abondants sans excès, et cohérents. Les deux thèmes fondamentaux sont, d’une part, l’idée de grandeur (origine princière) et l’idée de persécution (disparition de personnes qu’on cache dans des caves immenses). Nous résumerons ces deux ordres de conceptions au moyen des propos et des écrits de la malade depuis 1919.

Idées de grandeur. – « Je suis d’une très grande famille, écrit Mme M. ; je suis la petite-fille de la princesse Eugénie qui a régné ; je suis née à la Légion d’honneur ; mon père était le duc de Broglie et ma mère une demoiselle de Rio-Branco, fille du duc de Luynes. » Sa grand-mère paternelle est la reine des Indes, De Rio–Branco est le nom des enfants d’Henri IV dont elle descend ; elle est parente du duc de Salandra. C’est « M. Pierre-Paul M. ajoute-t-elle, mort chez moi, qui m’a certifié avant de mourir que je n’étais pas sa fille, qu’il avait agi en criminel en me cachant à mes parents et que j’avais quinze mois quand le rapt a été commis ». Dès le berceau on lui a donc substitué la fille de M. M.

Sa fortune est immense : tout Rio de Janeiro appartient à sa grand-mère qui possède à Buenos-Ayres des mines considérables. « Je suis certaine, dit-elle, qu’il m’a été laissé 200 millions par mon grand-père, Louis XVIII, qui était aux Tuileries ; il m’a légué toute l’île Saint-Louis ; depuis sa mort, rien que les loyers qui me sont dus s’élèvent à 740 millions. » Elle possède 75 maisons. Dès sa naissance, son arrière-grand-mère lui a laissé 125 milliards.

À cette fortune s’allient des qualités intellectuelles et morales de premier ordre. Elle s’écrit : « Je n’ai jamais eu d’autre couleur que la droiture… Moi, la femme sans tâche…, je suis une créature hors de doute, qui a non seulement toute sa raison, mais qui a voulu sauver la véritable administration… Ma signature a de la valeur, mon signalement est celui d’une honnête femme. Mes bons antécédents sont alléchants pour des personnes en défaut qui cherchent à se les approprier en se servant de tous les papiers m’identifiant. Mes réclamations sont non seulement justes, mais d’une créature qui est moi, saine d’esprit et de droiture, Madame de Rio-Branco. » Ailleurs, après avoir exposé les persécutions dont elle est l’objet, elle ajoute : « D’après toutes ces explications, jugez du guêpier où je me trouve ; il faut être doué d’une intelligence et d’une droiture à toute épreuve pour tenir tête à toutes les sangsues qui sont à base de vilenies. Voilà l’histoire d’une véritable Française qui a voulu sauver les trois quarts de l’univers, m’étant aperçue du fléau qui sévissait depuis longtemps. »

Son rôle de bienfaitrice est la conséquence de sa haute naissance, de ses qualités intellectuelles et morales, de ses privilèges pécuniaires. «.J’aurais fait de grandes choses avec cette fortune, dit-elle, j’aurais fait du bien à tout le monde. »

Idées de persécution. – Elles sont variées et d’importance très inégales. Ses ennemis agissent par vols, empoisonnements, c’est banal ; par substitution d’enfants, par disparition de personnes, par transformation corporelle, ce qui est moins fréquent. « Je suis une dame qui a été dévalisée, dont on a détourné les fonds et les enfants ; on a voulu m’empoisonner, puis tuer mon mari… Il y a à Maison-Blanche le central où l’on apporte l’argent volé dans mes propriétés. » On a dévalisé sa famille du domaine de Grignon, et de nombreux millions dont elle ne peut même donner le chiffre. Ses ennemis ont fait des faux pour toucher ses rentes, ils connaissent les numéros de ses obligations, pour les donner à leurs enfants ; aussi l’ont-ils « fait enlever au Quai des Orfèvres pour lui voler récépissés et pièces ».

Plusieurs fois on a voulu l’empoisonner : elle attribue un malaise à une tentative d’intoxication par l’arsenic ; dans son chocolat, dans ses « épices, breuvages ou aliments » on met du poison ; plusieurs fois la salle où elle couchait à Sainte-Anne a été « soufrée » et elle ajoute : « le contre-poison qui m’était donné, c’était pour me faire passer pour menteuse, pour que les plaintes n’aient pas cours. D’après mes réflexions, je me trouve en convalescence (à Maison-Blanche) pour un empoisonnement subi par moi au pavillon Joffroy. »

Le thème principal est celui des substitutions et disparitions de personnes. Nous avons déjà vu que Mme M. a été « victime d’un rapt » ; elle revient sans cesse sur ce sujet : « J’ai été poursuivie depuis mon jeune âge par une Société connaissant ma fortune, puisqu’on m’a enlevée de chez mes parents et abandonnée chez un M. M. » Ainsi substituée à la fille de ce Monsieur, elle ne doit pas être appelée M. mais Louise C… nom de son mari ou Mathilde de Rio-Branco, nom de sa véritable famille malgré les simulations et les erreurs ». Et elle écrit ; « N’ayant jamais divulgué ma naissance, beaucoup ne connaissaient que le nom de la personne qui m’a élevée ; ce sont les sosies qui m’ont déclarée du nom d’un de leurs enfants. C’est pour ça que l’on m’a changé mon signalement. » À la mairie, pour son mariage, on lui a fait signer des pages blanches sur deux registres différents ; on lui a volé trois fois son livret de mariage ; une dame se sert de tous ses papiers, qui sont en règle. – À l’Asile, elle est maintenue pour une autre, une « condamnée, une femme qui a commis des délits et des indélicatesses ; la captivité que je subis appartient à une autre qui est dans mes sosies… Je sais parfaitement qu’une personne est sortie à ma place, ma sortie étant signée depuis longtemps… Le transfert m’a amenée pour une personne de leur société, dans ma ressemblance, que j’ai connue dans mon quartier, s’habillant comme moi et devant me remplacer dans mon appartement en mon absence. » Elle a deux ou trois sosies qu’elle connaît ; aussi a-t-elle pris des précautions : « Depuis longtemps je me suis mise en règle, munie de certificats sur papier timbré, constats d’huissier, certificats d’identité et de docteurs ; inutile de me prendre pour une autre, c’est-à-dire sosie. Pour préciser son identité et compléter sa justification, elle signale les transformations dont elle a été l’objet. « J’étais blonde, ils m’ont rendue châtain ; j’avais les yeux trois fois comme je les ai : ils étaient bombés en avant, maintenant ils sont aplatis ; j’ai eu des gouttes dans mes repas pour m’enlever les particularités que j’ai dans mes yeux ; ainsi pour mes cheveux ; quant à ma poitrine, je n’en ai plus… c’est pour ça qu’on ne me reconnaît pas et qu’on se sert de mes bons antécédents. » Et alors elle donne son « signalement » avec un luxe de détails que nous reproduirons plus loin.

Ses enfants ont été aussi l’objet de substitutions : l’un a été volé alors qu’il était en nourrice et remplacé par un autre ; celui-ci est mort ; « j’ai donc été à l’enterrement d’un enfant qui n’était pas le mien », conclut-elle. Cet enfant a été empoisonné à vingt-deux mois ; elle s’en est aperçue à l’aspect de ses ongles ; on l’aurait enterré à Bagneux, mais elle pense qu’il a été « dépoisonné » et mis dans une autre famille. Sa fillette a été volée et remplacée par d’autres jeunes filles qui ont été ainsi successivement conduites chez elle. « Pour me remplacer ma propre fille volée, dit-elle, on en mettait toujours une, à son tour enlevée et remplacée aussitôt… Au fur et à mesure qu’ils m’enlevaient une enfant, ils m’en donnaient une autre qui lui ressemblait… j’en ai eu plus de deux mille en cinq ans : ce sont des sosies… Il venait journellement des fillettes chez moi qui, journellement, m’étaient enlevées ; j’ai prévenu le Commissaire de police du quartier Necker lui disant que leurs parents avaient disparu et que ces fillettes avaient des piqûres à la physionomie pour leur enlever toute idée et qu’elles étaient maltraitées… Ce va-et-vient d’enfants chez moi a duré de 1914 à 1918, sans discontinue. »

Son mari, M, C., a également disparu : un sosie a pris sa place ; elle a voulu divorcer d’avec ce sosie ; elle a adressé une plainte et fait une demande de séparation au Palais. Son véritable mari a été assassiné et « les messieurs » qui viennent la voir sont des « sosies » de son mari ; elle en a compté au moins quatre-vingts. Elle s’excite d’ailleurs quand on lui parle de ce sujet : « si en tout cas, poursuit-elle, si cette personne est mon mari, il est plus que méconnaissable, c’est une personne métamorphosée. Je certifie que le prétendant (sic) mari que l’on cherche à m’insinuer pour le mien qui n’existe plus depuis dix ans, ce n’est pas lui qui me maintient ici. »

Mais les disparitions débordent largement le milieu familial de Mme de Rio-Branco, pour s’étendre à sa maison, au monde entier et spécialement à Paris. Il existe des sosies de la concierge, qui lui présentent des ouvriers déguisés. Tous les locataires sont remplacés par des sosies. Parlant des domestiques qu’elle a eues, elle cite tous leurs noms et ajoute : « si je me permets ces noms, c’est à cause des sosies, plusieurs familles avec le même personnel ayant fait du chantage. Il y a rue Mathurin-Régnier des oubliettes, un puits artésien et des caveaux où sont enfermées vingt-huit mille personnes depuis 1911 ; une bande d’individus y dévalisent les gens et les enferment dans des caves ; ils correspondaient avec un locataire de sa maison, sosie d’une dame P. au-dessous de l’École militaire, de l’avenue de Suffren, du boulevard Dupleix, de la rue Dutot une vingtaine d’enfants qui demandent à sortir. Sous sa propre maison, elle entend des voix d’enfant appeler : « Maman, je t’en prie, viens nous chercher. » Sous Paris, c’est tout un système « d’arènes », de souterrains ; les gens sont descendus « comme par un monte-plats ou un monte-charge, par échelons » et on les « supprime ». On enterre des personnes vivantes dans les catacombes. Près de Pasteur on a enfermé et momifié des milliers d’individus. Les caves de Paris sont pleines d’enfants. Pendant la guerre « d’après les avions qui volaient sur la maison, beaucoup de personnes, d’enfants descendaient dans les caves et ne remontaient pas : ils se trouvaient enfermés. » On a inventé des salles d’opération souterraines pour défigurer les gens et on dit qu’ils reviennent de la guerre. Les « abris » ne sont pas très sûrs, car de ceux qui y descendent, il en remonte bien peu ; elle défendait aux gens d’y descendre. « Les Gothas tirent à blanc ; il n’y a pas de bombes ; on a tort de se réfugier dans les caves : beaucoup de jeunes filles ne peuvent plus remonter, on bouche l’orifice. « Le métro nous est fatal, parce qu’on y a mis de l’armée anglaise et française ; la crise des effectifs dans l’armée vient surtout de « disparitions, de régiments sous terre, par le métro… Il y a plus de disparus comme ça – écrit-elle – que de prisonniers faits. » Les uniformes militaires chargés sur des camions appartiennent à des soldats déshabillés dans le souterrain.

Des interprétations analogues interviennent à diverses reprises. Mme M. interprète les dégâts de la guerre de la même façon égocentrique ; si des maisons sont démolies, c’est pour désorienter les gens. Elle a compris que son mari avait été assassiné, parce que les gens paraissaient se sauver à son approche. Elle surprend des phrases dans la conversation, telles que « nous les aurons tous » qui vont alimenter son délire et fortifier sa conviction dans l’œuvre de disparition et de substitution. Elle trouve que le régime alimentaire prescrit ne lui est pas donné et elle conclut : « Rien que cette constatation prouve clairement qu’il y a des personnes dans l’ombre qui cherchent à m’obérer la vie, pour me faire passer pour malade », etc.

Mme M. est profondément émue par toutes ces disparitions et ces substitutions. « Il est nécessaire de prendre des mesures au plus vite pour faire le sauvetage de toutes ces vies humaines qui sont en danger. Mon arrestation est illégale, continue-t-elle ; c’est assez naturel que je prévienne ces messieurs (de la police) du fléau qui a fait disparaître tant de monde et surtout d’enfants ; il est donc stupide d’immobiliser sans motif Mme C. qui a eu la bonté de se déranger après avoir été elle-même empoisonnée et dévalisée. » Elle adresse de multiples plaintes qui ont plutôt le caractère d’avertissements pressants à la police ; mais le Préfet de police, le commissaire eux-mêmes ont disparu et ont été remplacés par des sosies : « la préfecture de police a été renouvelée au moins dix fois en totalité dans ces dernières années ; comme ça, personne ne saura l’histoire des substitutions ». Alors elle écrit au Procureur de la République, à la Chambre, au Sénat, au Ministère de la guerre. Elle va en Auvergne rechercher ses enfants et là aussi elle remarque que beaucoup de personnes sont maintenues prisonnières.

Elle demande d’autre part qu’on rectifie son signalement pour qu’elle ne subisse pas le châtiment d’une autre ; mais comme d’un côté par sa naissance et sa fortune elle est victime des substitutions, comme, d’autre part, ses réclamations gênent la Société des « faussaires rastaquouères et aigrefins », ceux-ci qui ont réussi à la faire interner en la faisant passer pour une autre, pour une sosie, s’opposent à sa sortie par des moyens analogues. Bien plus, à Sainte-Anne, à Maison-Blanche ils continuent leur œuvre universelle de substitution et de disparition. Sous Sainte-Anne est un enfer où sont enfermés de nombreux médecins. Pendant le transfert à Maison-Blanche, Mme M. a entendu : « Est-ce possible, nous sommes soldats enfermés dans les dessous et l’on séquestre la personne qui a écrit pour nous » ; ils répétaient : « Madame, nous sommes ici depuis trois ans dans les dessous » et ils traînaient comme des chariots et on les suivait avec des fouets. Il est à remarquer qu’à plusieurs reprises, Mme M. nie l’existence d’ennemis personnels : « Personne ne m’en veut », dit-elle encore le 21 novembre 1922, et d’ailleurs dans « les dessous », elle entend des voix qui la protègent : « Elle est trop bonne cette femme, il ne faut pas la toucher. »

À Maison-Blanche tout le monde – ou presque – a des sosies. « C’est incroyable la comédie qui se joue avec les sosies… Beaucoup d’infirmières sont dans les dessous ; le peu qui reste n’est pas suffisant à retenir les personnes enfermées… Je me suis aperçue qu’une ou plusieurs personnes ayant la maladie de la persécution ont fait disparaître plusieurs visiteurs et visiteuses ; il y a trois jours, M. de Rio-Branco est venu, le même guet-apens lui a été joué ; il est entré par une porte et a disparu dans un laboratoire du sous-sol ; depuis cette agression, j’entends M. de Rio-Branco parler, se demandant la cause de cette séquestration. » Tous les gens qui entourent journellement Mme de Rio-Branco à l’asile ont leurs sosies : Médecin, interne, infirmières, malades. On a remplacé le chef de service par des sosies et comme on lui demande si elle en est bien certaine, elle s’arrête, puis, avec conviction, s’exclame : « Les docteurs qui viennent ici avec les pèlerines, vous ne me direz plus qu’il n’y en a qu’un : j’en connais au moins quinze ! » Le médecin, l’interne ne sont pas toujours les mêmes et elle les prévient : « Vous avez un sosie qui fait la déduction de tout ce que vous commandez, pour vous compromettre. »

Dans le personnel les changements sont continuels : « la surveillante est tantôt aimable, tantôt fâchée : ce sont des sosies. Il y a cinquante surveillantes pour une ; elles donnent des ordres dans les sosies. La fillette de cette surveillante a elle aussi ses sosies. Le nombre des surveillantes qui ont disparu est incroyable. »

Beaucoup de malades du pavillon ont des sosies qu’elle sait distinguer chaque jour. Des sosies d’elle-même arrivent à recevoir des visites qui lui sont destinées ou des colis qu’elle a commandés jadis (car elle ne commande plus rien maintenant, puisque rien ne lui est remis, que tout est détourné au profit de femmes qui usurpent son vrai nom ou qui se servent de leur ressemblance avec elle. Même doute au sujet de ses lettres, car elle dit : « J’ignore si d’après les sosies, vous les avez reçues. »). Le défilé n’arrête pas. Les sosies succèdent aux sosies. « Le seul but des faussaires, des voleurs de blason, de la société des descentes et dévaliseurs, est de filer à l’anglaise en laissant à leur place des femmes et des hommes incriminés... Quand elles ont accompli des méfaits ou menti, elles se sauvent et une autre vient à la place, voilà la comédie qui se joue depuis quatre ans. Les trois quarts sont sous de faux noms. Tous les simulacres sont bons pour leur donner raison. Les témoins gênants de ce milieu mensonger sont séquestrés et dévalisés. Ce sont des familles qui ont élevé leurs enfants aux dépens de ma fortune ; depuis quarante ans, qui se syndicalisent entre elles. Je crains les personnes qui s’affublent de noms qui ne leur appartiennent pas, ce qui n’est pas mon cas. » Et pour bien insister, elle ajoute : « Je suis de la société du contraire, n’étant d’aucune société et n’en fréquentant pas. »

Tel est ce riche délire, délire fantastique et cependant systématisé, émaillé de néologismes constamment répétés : elle est toute déconstruite, sa vie est obérée.. son enfant après avoir été empoisonné a été dépoisonné... elle subit des épreuves persécutionnistes, etc.

Dans le service, Mme M. est ordinairement calme, polie, aimable même, quand on ne lui parle pas de son délire ; elle ne se lie avec personne, reste tout à fait oisive, refuse tout travail. Elle se fâche au nom de M. ; elle écrit parfois de longues lettres, parfois aussi elle se livre à des soliloques accompagnés de quelques gestes, témoins de son excitation intellectuelle ; celle-ci est remarquable quand la malade expose son délire, ce qu’elle fait d’ailleurs d’une manière touffue, avec loquacité, prolixité, et une fuite d’idées extrême nécessitant un interrogatoire précis, serré, pour limiter ses tendances spontanées à diverger sans cesse.

Mme M. n’a jamais été agressive, mais a fait deux tentatives d’évasion et s’est évadée une fois.

On ne constate pas d’affaiblissement intellectuel.

L’examen physique et neurologique en particulier ne révèle rien en dehors d’une légère hyperréflectivité rotulienne bilatérale.

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Il ressort de l’exposé précédent que ce délire systématisé chronique est à la fois imaginatif, interprétatif, hallucinatoire. L’imagination a joué le rôle prépondérant, mais les nombreuses interprétations et les hallucinations épisodiques ont contribué à l’élaboration de ce roman fantastique qui se développa surtout, comme il arrive toujours en pareil cas, grâce à l’excitation psychique. C’est, en effet, l’hypertonie affective, l’exaltation intellectuelle qui déterminent l’exubérante prolifération des erreurs de jugement, des récits imaginaires et des illusions, en même temps que la loquacité et la prolixité génératrices de longues et inutiles dissertations qui obscurcissent l’idée principale. Dépouillée de tout ce verbiage, cette fantasmagorie se réduit, en réalité, chez tous ces imaginatifs exaltés à un petit nombre de fabulations dont on retrouve les principales dans notre observation : idée d’origine royale avec ses corollaires, la substitution au berceau et les aveux du criminel à son lit de mort, enfin le vieux mythe du souterrain immense, petit enfer d’où montent vers les hallucinés les plaintes et les cris des suppliciés.

Ce sont là caractères communs à un grand nombre de cas. L’originalité du nôtre provient d’un symptôme très particulier dont, pour notre part, nous ne connaissons pas d’autre exemple sous cette forme et à ce degré. Nous voulons parler des « sosies », suivant l’expression même de la malade. Mme de Rio-Branco a choisi elle-même ce terme, très pertinemment et non point comme une expression figurée. « Les sosies, dit-elle, sont les personnes ayant la même ressemblance » et cette définition traduit très exactement ce qu’elle éprouve, ce qu’elle observe. Ces sosies ont pris, depuis nombre d’années, la première place dans son délire ; elle les compte par milliers ou plutôt ils sont innombrables ; ce défilé de sosies lui cause des tourments continuels, car à côté de ceux qu’elle voit il y a ceux qu’on lui cache, les siens notamment qui prennent sa propre place au-dehors. Elle est donc persécutée par ces sosies qui se multiplient tous les jours ; elle parle de la bande, de la société des sosies comme d’autres parlent des policiers et des francs-maçons.

Cette croyance aux sosies, encore que peu fréquente, s’observe, à titre de symptôme accessoire, dans les Délires de persécution, sous la forme d’une fausse reconnaissance associée à une interprétation erronée. Voici, par exemple, un amoureux : il croise dans la rue des jeunes filles qui paraissent se moquer de lui et en même temps il constate certaines similitudes de traits, des analogies de costume entre ces jeunes filles et sa fiancée : il en conclut qu’une agence met sur son chemin des sosies de sa fiancée pour lui faire croire qu’il n’est pas aimé1

Dans notre observation, le phénomène est tout différent. Remarquons tout d’abord que Mme de Rio-Branco présente des fausses reconnaissances banales qu’elle ne confond pas avec les sosies. Elle assiste un jour à l’enterrement d’une voisine ; quelque temps après, jouet d’une illusion, elle aperçoit cette voisine dans la rue et elle qui a cependant l’esprit hanté par les sosies, elle n’hésite pas cette fois à ressusciter la morte, en ajoutant qu’il y a eu simulacre de décès et d’enterrement.

C’est que, chez elle, l’illusion des sosies diffère de la fausse reconnaissance ordinaire. Mme de Rio-Branco n’aperçoit presque jamais des sosies parmi les passants qu’elle rencontre, elle ne découvre guère de ressemblances suggestives entre étrangers ; le plus souvent, c’est une seule et même personne qui se transforme successivement en premier sosie, en second, en troisième, etc. à quelques heures, quelques jours ou quelques semaines d’intervalle. Ce phénomène, que nous croyons exceptionnel, s’est entièrement réalisé, au cours d’un paroxysme d’inquiétude, en 1914. Un jour obsédée par son idée fixe de rapt d’enfants, après la mort de quatre des siens, Mme de Rio-Branco ne reconnaît plus sa fille : on a volé cette enfant et on l’a remplacée par une autre qui lui ressemble ; le lendemain, une autre fillette semblable à la précédente apparaît ; le surlendemain, nouvelle substitution par un sosie ; désormais de1914 à 1918, écrit-elle, plus de deux mille sosies de sa fille ont défilé devant ses yeux ; tous les jours, voire plusieurs fois par jour une fillette survient,

et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même,

ni tout à fait une autre.

Dès lors l’illusion s’étend à l’entourage. Convaincue que son mari a été assassiné, elle le repousse, le prenant pour un sosie. Ce sont encore des sosies de son mari défunt qui viennent la voir à l’asile. L’internement n’a pas détruit le phénomène qui est cependant moins fréquent qu’autrefois. Médecins, infirmières, malades sont, par intervalles, métamorphosés en sosies plus ou moins nombreux. Bref partout Mme de Rio-Branco saisit la ressemblance, et partout elle méconnaît l’identité. Il n’y a donc pas fausse reconnaissance, à proprement parler ; le phénomène se borne, peut-on dire, à une agnosie d’identification.

Comment pareille illusion a-t-elle pu naître et se développer ? Nous croyons que le mécanisme en est assez simple ; il ne diffère pas de celui qui commande la multiplication des illusions mentales ou des interprétations délirantes : un état affectif d’abord, une habitude, une tournure d’esprit, ensuite.

Pour expliquer le déclenchement du phénomène, on nous excusera de rappeler certaines conditions psychologiques de la reconnaissance. Dans toute reconnaissance il existe, plus ou moins, une lutte entre deux éléments affectifs des images sensorielles ou mnémoniques : le sentiment de familiarité et le sentiment d’étrangeté. Cette lutte se remarque aisément quand il s’agit par exemple d’identifier une personne perdue de vue depuis longtemps. Quand il s’agit de visages vus tous les jours, comme ceux des proches avec qui l’on vit continuellement, aucune hésitation n’est possible, si ce n’est à la suite d’un trouble mental. Ce trouble porte le plus souvent sur la perception ou la mémoire : les fausses reconnaissances de la démence ou de la confusion rentrent dans cette catégorie. Celles de la mélancolie sont un peu plus complexes : liées parfois à la difficulté d’évocation des images mentales, elles sont provoquées surtout par l’anxiété qui s’accompagne presque toujours d’un sentiment d’étrangeté très pénible dont le Délire métabolique constitue le degré extrême. Dans ce cas les physionomies les plus familières apparaissent transformées, les malades confondent leurs parents avec des étrangers.

L’existence de cette période d’inquiétude et d’anxiété ne fait aucun doute chez Mme de Rio-Branco : c’est alors qu’assaillie d’illusions et d’hallucinations elle entend des enfants gémir partout où elle passe. Le sentiment d’étrangeté se développe donc chez elle, comme chez la plupart des inquiets, et il se heurte au sentiment de familiarité inhérent à toute reconnaissance. Mais il n’envahit pas totalement sa conscience, il ne déforme pas ses perceptions ou ses images mnésiques. En conséquence, des visages, qu’elle voit pourtant avec leurs traits habituels, et dont le souvenir n’est point altéré ne s’accompagnent plus de ce sentiment de familiarité exclusif qui détermine l’appréhension directe, la reconnaissance immédiate. À la reconnaissance s’associe le sentiment d’étrangeté qui lui est contraire. La malade tout en saisissant une ressemblance très étroite entre deux images cesse de les identifier, en raison de leur coefficient émotif différent. Et à ces êtres semblables ou plutôt à cette personnalité unique, méconnue, elle donne tout naturellement le nom de sosies. L’illusion des sosies, chez elle, n’est donc pas, à vrai dire, une illusion sensorielle, mais la conclusion d’un jugement affectif.

Cette conception délirante du sosie, ainsi créée par la logique des sentiments, prit ensuite un développement inaccoutumé et s’éleva au rang d’idée prévalente, parce qu’elle s’accordait intimement au thème fondamental des enlèvements ou des substitutions de personnes. Convaincue désormais que l’emploi des sosies est la manœuvre habituelle de ses ennemis, elle n’hésitera pas à les démasquer au moindre stimulant affectif. Elle y réussira d’autant mieux qu’elle possède sur ce point une disposition paranoïaque tout à fait favorable, une inclination très marquée à la méfiance, et à la recherche minutieuse des moindres détails.

C’est encore là une forme de caractère que l’on constate assez souvent chez les interprétateurs : ils tirent parti de très menus faits, trop insignifiants pour fixer une attention normale et ils leur attribuent une valeur décisive. Nous observons actuellement une persécutée très curieuse à ce point de vue : son système se réduit à un petit nombre d’interprétations et de revendications, mais, par contre, elle a, pour ainsi dire, le délire de la précision verbale : lui parle-t-on de ses déclarations passées, le plus minime changement de mot entraîne pour elle des conséquences incalculables et soulève de véhémentes protestations. Sous un autre aspect, Mme de Rio-Branco est aussi méticuleuse.

La lecture de ses lettres est sur ce point très suggestive. Dès qu’il s’agit pour elle d’indiquer son signalement, de décrire sa toilette, de préciser l’orthographe de son nom, de renseigner sur son adresse en ville, sur le pavillon qu’elle occupe actuellement, d’enregistrer le jour et l’heure de ses changements de quartier, de mentionner la date au début de ses lettres, elle accumule volontairement une série de détails en vue d’une relation parfaitement exacte. Nous transcrivons intégralement un des nombreux passages de ses lettres où elle décrit son allure extérieure avec une abondance peu ordinaire de détails : « Pour ne plus qu’il y ait d’erreurs, voici mon signalement qui est urgent d’après le changement qui s’est opéré en moi depuis vingt-cinq ans que je suis dans ces deux propriétés. J’ai été métamorphosée pour changer complètement ma personne. Étant méconnaissable, si je n’avais quelques marques qui me font reconnaître, il leur serait possible de me faire passer pour démente. Signalement : j’étais blonde, yeux marrons avec particularités noires dans le marron, cicatrices près de l’œil droit et différentes autres, main droite avec cicatrice et bague turquoise qui m’a été confisquée et deux petites lentilles au cou. Habillée journellement dans les dernières années d’un tailleur noir et gros bleu, chapeau noir amazone avec voilette et chapeau gros bleu. Accompagnée d’une fillette blonde. Robe linon, brodée, banane et irlande, manteau blanc, brandebourg, et bouton ivoire doublé satin duchesse ; cloche paille de riz entourée d’une plume fantaisie blanche ; chaussures jaunes, haute tige. Hiver : manteau peluche, cloche velours, fourrure blanche ou castor. Cette personne qui est moi et dont je donne le réel signalement est hors de doute pour sa droiture. Il n’y a pas d’erreur possible, je suis la seule avec ces marques. » Ailleurs elle cite son nom, tous ses prénoms, la date complète de sa naissance, l’adresse également complète de la personne « qu’elle a remplacée, lors de la substitution. » Son adresse à Paris comprend l’arrondissement, le quartier, la rue, le numéro, l’étage, le côté de l’appartement. Bref elle a le souci de ne pas être prise pour un sosie d’elle-même et comme elle constate sur sa figure la trace des années ou plutôt des persécutions qui l’ont changée elle note soigneusement ses signes particuliers et décrit, avec un brin de coquetterie, ses jolis costumes d’autrefois afin qu’on ne la confonde pas avec les sosies de sa jeunesse.

Cet examen approfondi du détail, applique aux étrangers, la conduit à négliger les traits caractéristiques d’une physionomie pour s’attacher à des modifications insensibles qu’elle grossit et qui suffisent à lui démontrer l’existence des sosies. C’est d’ailleurs l’argument qu’elle fournit elle-même. Lui demande-t-on pourquoi elle croit que les personnes de son entourage sont, certains jours, remplacées par des sosies : « Ça se voit à des détails, répond-elle… un petit signe à l’oreille… la figure plus mince… la moustache plus longue… les yeux de couleur différente… la façon de parler… la façon de marcher… » Avant d’aborder un interlocuteur, parfois elle le fixe un instant et lui demande : « Êtes-vous bien un tel… » la hantise du sosie jetant le doute sur ses perceptions les plus sûres. De la sorte elle arrive presque, sinon au délire métabolique, du moins au délire de métamorphose par une voie insolite : l’excès d’attention, le souci de l’exactitude. Alors que ces délires de transformation impliquent d’ordinaire la perte du sens du réel, chez elle, au contraire, il témoigne d’un contact étroit avec le milieu et de l’absence d’affaiblissement psychique.

Discussion

La Malade (entrant, avec vivacité). – Je ne suis pas une dame, je suis une demoiselle… Je suis une enfant qui a été enlevée de sa famille petite fille… On m’a déclarée sous un autre nom, mais je suis née de Rio-Branco : ma grand-mère avait 80 milliards ; on m’a changé mon signalement ; on m’a volé mes enfants : on m’en a mis d’autres à la place. Ce sont des gens qui font des substitutions pour des sosies. Au moment de mon mariage, on a voulu me tromper sur les papiers d’état civil. C’est un parti qui me poursuit pour rien, etc.

De Clérambault – La malade a-t-elle donné suite à ses revendications.

Capgras. – Elle est allée se plaindre dans un commissariat de police et elle a écrit de nombreuses lettres aux autorités.

De Clérambault. – Ainsi que M. Halberstadt, je me demande s’il ne faut pas faire jouer un certain rôle à des phénomènes psycho-sensoriels auditifs.

La Malade. – Cela ne vient pas de phénomènes auditifs ; cela vient de malandrins qui se cachent dans les caves.

Capgras. – La malade a présenté des hallucinations auditives passagères ; elles ne jouent actuellement aucun rôle dans l’illusion des sosies.

Dupain. – J’ai eu dans mon service une malade, excitée intellectuelle, hallucinée, atteinte de délire systématisé chronique, qui présentait les mêmes illusions des « sosies ». Les substitutions portaient tantôt sur son mari, tantôt sur le médecin ou sur le personnel ; elle prétendait que d’autres malades prenant sa ressemblance étaient mises en liberté à sa place.


1 P. Sérieux et J. Capgras : Les Folies raisonnantes, Appendice, Obs, Il. F. Alcan, édit, 1909,