Présentation par Paul Bercherie

En 1899, Kraepelin introduit donc sa nouvelle nosologie des psychoses (cf. la présentation d’Analytica n° 49) : elle oppose les états aigus résolutifs (folie maniaco-dépressive), les délires chroniques non hallucinatoires (paranoïa) et son concept de démence précoce (future schizophrénie), construit sur le regroupement des délires chroniques hallucinatoires (ex-paranoïas fantastiques) et d’un groupe dont l’hébéphréno-catatonie constitue l’axe.

Les conceptions de Kraepelin feront vite le tour du monde : elles pénètrent rapidement en France et y provoquent une réaction qui se traduit par la cristallisation du concept de psychose hallucinatoire chronique, entité spécifique à l’école clinique française. Ce concept vise à faire limite à l’extension de la démence précoce kraepelienne, mais il représente aussi l’héritage d’un demi-siècle d’efforts nosologiques consacrés au groupe bigarré des états délirants chroniques.

Dès 1900, Séglas, dans un article fameux (reproduit dans ce volume) va fixer la position de l’école française pour la première moitié du siècle. Rejetant la synthèse kraepelienne, il limite le cadre de la démence paranoïde à la première forme décrite par Kraepelin en 1893, qui représente essentiellement une forme délirante de l’hébéphrénie ; il maintient en même temps l’analyse psychopathologique globale proposée par Kraepelin.

Lorsque donc en 1901, Sérieux trace le tableau d’ensemble de la démence précoce, le cadre en est déjà bien délimité. C’est cette description remarquablement homogène qui va constituer la doctrine de l’école française. Elle repose sur une argumentation purement clinique qui réfute les deux arguments avancés par Kraepelin pour soutenir sa tentative de synthèse :

  • La démence précoce se caractérise par une atteinte d’emblée de la personnalité aux sources même de ce qui l’organise – c’est l’« athymhormie » (perte de l’élan vital) de Dide et Guiraud (1922). La désintégration psychique qui caractérise l’affection domine donc en fait immédiatement le tableau clinique et lui donne son cachet discordant (Chaslin, 1911) particulier.
  • Au contraire, la plupart des états délirants hallucinatoires chroniques ne repose que sur une dissociation limitée – L’automatisme mental de Clérambault dont l’écho de la pensée est le cœur – qui le plus souvent n’entame pas ou très peu la personnalité pré-psychotique : on retrouve cette dernière intacte, avec ses attributs et ses motivations, luttant contre l’invasion des phénomènes hallucinatoires qui la parasitent (cf. le Président Schreber). Un affaiblissement terminal est loin d’être de règle – l’école française produira dans les années 1900 nombre d’observations cliniques pour le démontrer ; quand il existe, il est souvent homologue à la « retraite » du délirant paranoïaque, ou se réduit à un pâlissement du délire, désormais simple ressassement stéréotypé.

Kraepelin finira d’ailleurs par s’incliner, autonomisant en 1913 les paraphrénies (cf. Analytica n° 19), tout en maintenant leur parenté avec la démence précoce. En fait, il est déjà trop tard : les jeux sont faits, tant en Allemagne où l’ouvrage de Bleuler (1911) est devenu le texte de référence, imposant le concept de schizophrénie, qu’en France où la même année, Gilbert Ballet forge le terme et le concept de psychose hallucinatoire chronique.

La psychose hallucinatoire chronique est l’héritière du délire des persécutions de Lasègue (1852) dont la description, affinée d’abord par Morel (1860) et J. Falret, est reprise en 1882 par Magnan ; rebaptisée délire chronique à évolution systématique, (cf. le texte reproduit dans ce volume), l’entité est l’axe de la nosologie de Magnan, la plus influente en France jusqu’à l’introduction de celle de Kraepelin. Ce qui caractérise donc cette psychose, c’est la longue résistance qu’y montre le malade à l’irruption morbide, ce qui se traduit par une évolution typique en quatre phases bien tranchées : la première d’incubation, marquée par le malaise, l’inquiétude et une tendance interprétative, aboutit à l’idée de persécution qui ouvre la seconde, caractérisée par l’apparition des hallucinations auditivo-verbales et sensitives (délire de persécution physique de Kraepelin), puis par la systématisation du délire persécutif ; ces différents phénomènes affaiblissent progressivement la personnalité, ce qui aboutit à la troisième période où apparaît le délire de grandeur qui domine finalement le tableau ; enfin, une quatrième période de démence traduit l’affaissement psychique terminal du malade.

Magnan opposera ce cycle clinique réglé, dont l’évolution peut s’étaler sur plusieurs décades, et qui touche des sujets exempts de « tare » psychique (cf. Schreber) aux délires « dégénératifs » qui naissent sur le terrain mental du déséquilibre psychopathique ; il y range, aux côtés d’entités qui s’agrégeront au groupe paranoïaque, un délire « polymorphe » qui se caractérise au contraire par l’anarchie de son apparition et de son déroulement – une évolution sous forme de « bouffées délirantes » est assez caractéristique de cette forme, de même qu’une dissociation mentale secondaire. Une partie de ce groupe rejoindra ainsi la démence précoce vraie ; l’autre, plus organisée, plus proche donc du délire chronique, participant à la synthèse de Gilbert Ballet.

Entre-temps Séglas, dans les dernières années du siècle, propose la description d’une deuxième forme de délire chronique hallucinatoire systématisé. Y dominent à la phase d’état non les hallucinations verbales auditives, mais des hallucinations qu’il nomme motrices, où la parole s’émancipe dans la bouche du malade, comme les mouvements dans son corps. Ce syndrome constitue la base d’un délire de persécution particulier, le délire de possession (il le rebaptisera plus tard délire d’influence), où le sujet se sent habité ou manipulé physiquement et mentalement et dont la phase mégalomaniaque (elle peut être remplacée par un délire de négation) consiste en un délire d’inspiration et de prophétie.

C’est donc l’ensemble de ces formes cliniques, décrites avec une extrême finesse et une grande précision, qui vont être regroupés par Gilbert Ballet sous le concept de psychose hallucinatoire chronique (1911). En 1913, Ballet complète sa construction en la dotant d’une assise psychopathologique : il s’appuie sur une série de descriptions cliniques inaugurés par une communication (1908) de L. Cotard, un élève de Séglas, mettant en évidence l’existence d’états hallucinatoires chroniques sans délire. Ces observations suggèrent aussitôt l’idée que le syndrome hallucinatoire est primaire et relativement indépendant du délire, superstructure explicative qui lui succède plus ou moins tardivement et qui ne prend vraiment une consistance systématique que sur un terrain particulier (paranoïaque). Une « dissociation (limitée : Ballet lui donne pour modèle le spiritisme) de la personnalité » constituerait ainsi l’essence de l’affection : l’écho de la pensée en est le prototype, la phase initiale de malaise et d’inquiétude des états hallucinatoires chroniques correspondrait en fait à l’apparition de ce syndrome dissociatif.

On peut remarquer :

  • que dans la théorie de Ballet, qui s’imposera largement, l’analyse de Séglas (qui mettait le syndrome hallucinatoire à la base du délire) a pris le pas sur celle de Magnan (qui faisait succéder l’hallucination au délire persécutif) ;
  • que cette analyse reconduit une impression quasi-constante des cliniciens français depuis Lasègue : en dehors de cas particuliers, les délirants hallucinés ne présentent pas de trouble caractériel patent (paranoïaque en particulier) et souvent même, comme le démontrera Clérambault, l’apparition de la psychose ne modifie pas réellement leur naturel sociable ;
  • que le concept d’une « dissociation de la personnalité » (où l’influence de la pensée de Janet est patente – comme d’ailleurs sur Bleuler) comme phénomène nucléaire des délires chroniques hallucinatoires contribue sans nul doute à la réticence de l’école française devant le concept bleulérien de schizophrénie, dont la base doctrinale est homologue, mais l’acception beaucoup plus large.

Le concept de psychose hallucinatoire chronique est en tout cas désormais partie intégrante de la nosologie française aux côtés de la paranoïa kraepelienne et d’une démence précoce de conception resserrée. Les écrits de Ballet restent cependant plutôt programmatiques et s’appuient essentiellement sur des travaux cliniques déjà anciens (ceux de Magnan et de Séglas). L’heure va donc venir d’une étude clinique complète et fouillée : à partir de 1920, le plus brillant sans doute des cliniciens qu’ait produit l’école française, G.G. de Clérambault, va donc s’y consacrer (cf. les textes reproduits dans ce volume) ; sa théorie de l’automatisme mental et son analyse des psychoses hallucinatoires chroniques constituent ainsi le couronnement des interventions françaises dans ce débat crucial.