5. Pavillon 21. Une expérience d’anti-psychiatrie

C’est dans cette perspective que j’entrepris de diriger un service à l’intérieur d’un vaste hôpital psychiatrique (2 000 lits) situé au nord-ouest de Londres, selon des principes qui ne pouvaient que différer des normes traditionnelles. Mon expérience des services psychiatriques classiques me les avait fait connaître comme des lieux où régnaient l’aliénation, l’étrangeté et une subtile violence. Les patients subissaient dans de tels services un renforcement massif du processus d’invalidation commencé avant leur admission. C’était dans le service d’admission que s’achevait généralement le rituel d’initiation à la « carrière » de malade mental : il était peut-être possible d’en faire, au contraire, l’issue finale de ce processus.

En installant l’unité dans le Pavillon 21 en janvier 1962, mon principal souci fut de satisfaire à trois nécessités majeures que j’avais rencontrées dans la situation réelle des hôpitaux psychiatriques où j’avais travaillé.

En premier lieu, des problèmes d’organisation pratique : il ne me semblait pas satisfaisant que des adolescents, qui présentaient des troubles d’« acting out », et aussi de jeunes schizophrènes plongés29 dans leur première crise aiguë, soient traités dans des services dont les patients en leur majorité se trouvaient depuis longtemps engagés dans une série de crises psychotiques récurrentes qui acquièrent un caractère presque rituel à travers les internements renouvelés. Parfois de jeunes patients étaient même placés dans des services de traitement de longue durée ou avec des cas très graves. Il nous semblait tout à fait nécessaire de créer une unité à part, où la structuration des rôles serait moins rituelle et moins rigide, où les patients pourraient se trouver eux-mêmes à travers leurs relations à autrui et auraient plus de chance de trouver une solution à leurs conflits, au lieu de recourir à la solution facile qu’offre une autodéfinition étroitement stéréotypée, qui n’est qu’une monnaie trop courante dans les services traditionnels.

Je sentais aussi, de manière plus vague, que l’anxiété du personnel face à l’« acting-out » sexuel et agressif des adolescents risquerait moins facilement d’amener des mesures répressives désastreuses et aveugles, si cet « acting-out » était plus localisé géographiquement à l’intérieur de l’institution. J’étais, toutefois, très conscient du risque de voir l’unité servir en quelque sorte de bouc émissaire, porteur de tout le « mal » de l’hôpital (avec ce que cela pourrait entraîner comme conflit administratif), bien loin qu’elle devienne le couronnement de l’institution tout entière.

En second lieu, il y avait les besoins de la recherche. En particulier, il fallait créer une situation de travail convenant à une recherche sur la schizophrénie et, de manière générale, sur les troubles de l’adolescence à travers l’étude des groupes et de l’interaction familiale. Les observations sur cette interaction s’étaient révélées difficiles dans l’atmosphère fiévreuse du service d’admission générale, compte tenu de l’extrême hétérogénéité des problèmes personnels qu’on y rencontre. On avait également besoin de données sur l’interaction qui soient comparables dans les familles et dans les groupes thérapeutiques spécialisés.

Enfin, il fallait établir un prototype viable de petite unité autonome qui puisse fonctionner dans un grand pavillon au sein de la communauté, en dehors du contexte psychiatrique institutionnel. J’étais convaincu que de telles unités pourraient constituer le milieu thérapeutique optimal pour le type de patients qui nous intéressait, dans la mesure où elles permettraient une plus grande liberté de mouvements, et nous délivreraient des rôles hautement artificiels de patient et d’infirmier imposés par la psychiatrie traditionnelle. Mais, tout d’abord, il fallait explorer les limites du changement possible à l’intérieur du grand hôpital, noter les difficultés et les contradictions qui surgiraient, et fonder nos plans futurs sur la base d’une telle appréciation.

Le service consacré au traitement par le coma insulinique devint disponible pour notre unité, avec la disparition progressive de cette méthode. Il comprenait dix-neuf lits à l’étage (un dortoir et quatre chambres) et au rez-de-chaussée un logement comprenant un salon, une salle à manger, une salle pour le personnel, un vestiaire, plus deux petites pièces, dont l’une était utilisée pour des réunions de groupes restreints et l’autre comme chambre de repos. Il y avait des toilettes en bas, des toilettes et une salle de bains (une baignoire) en haut. Le couloir principal séparait la salle du personnel et les toilettes d’un côté, des chambres des patients de l’autre.

Les patients étaient des hommes dont l’âge variait entre quinze ans et près de trente ans. Plus des deux tiers d’entre eux avaient été diagnostiqués à l’extérieur comme schizophrènes, les autres portaient des étiquettes du genre : crise émotive adolescente ou désordre de la personnalité. Au début, nous reçûmes des patients de ces deux catégories venant d’autres services de l’hôpital, certains d’entre eux ayant déjà plusieurs années d’hospitalisation derrière eux. Progressivement, après quelques mois, ces patients déménagèrent et nous reçûmes seulement des sujets qui en étaient à leur première ou seconde crise psychotique et n’avaient qu’une courte expérience de l’institutionnalisation.

La sélection du personnel dura une année, avant l’ouverture du service comme « unité traitante ». Elle entraîna de nombreuses discussions, à deux ou collectives. Le processus de sélection retint les infirmières les plus jeunes, dont l’attitude envers leur travail semblait moins susceptible d’être déformée par l’institution et qui paraissaient les mieux capables de tolérer les angoisses inévitables d’une thérapie de groupe. Un garde-malade et un infirmier furent finalement choisis pour assurer, à tour de rôle, chacun des deux tours de services de la journée. De plus, il était prévu qu’un infirmier stagiaire assisterait à chaque tour, mais il devrait changer de service tous les deux ou quatre mois pour diversifier son expérience, comme l’exigeait son programme de formation.

Une demande spéciale fut faite auprès de l’office d’infirmerie pour qu’on évite au maximum de changer l’infirmier de nuit, cela ayant souvent semblé troubler les patients psychotiques. Une ergothérapeute à plein temps fut sélectionnée pour le service et une assistante sociale de psychiatrie accepta son rôle professionnel normal dans l’unité, en plus de ses responsabilités dans d’autres services.

Initialement, trois médecins travaillaient dans l’unité – chacun avec un groupe thérapeutique quotidien de cinq à sept patients. À cette époque, les réunions de la communauté (tous les patients et tous les soignants) ne se tenaient que deux fois par semaine. Après quelques mois, en partie en raison du besoin ressenti de réunions communautaires plus régulières, et en partie à cause d’une réorganisation des horaires de travail des médecins, il fut décidé que des réunions communautaires se tiendraient quotidiennement de 9h45 à 10h15 du matin, suivies de deux « réunions avec le médecin » de 10h30 à 11h30 du matin. L’un des médecins (l’auteur) était ainsi en mesure de consacrer la plus grande partie de son temps à la thérapie et à la recherche dans l’unité (bien que ses autres travaux comprissent le soin de cent vingt patients en traitement de longue durée et six à dix heures de consultation hebdomadaire). Un autre médecin, qui officiellement était employé à temps partiel, dépassa en fait largement ces limites : bien qu’elle passât la majeure partie de son temps dans l’unité, elle s’occupait également, avec un autre médecin, de deux cents patients en traitement de longue durée ou « récalcitrants », et donnait des consultations hebdomadaires dans une clinique. Cet état de choses reflétait le problème général du manque de personnel à tous les échelons, mais il était néanmoins possible d’obtenir une présence minimum des psychiatres travaillant dans l’unité.

Le programme original de l’unité était volontairement très structuré, tout comme dans une communauté thérapeutique « classique ». Ce n’est pas que j’entretinsse de grandes illusions sur les limites d’un tel modèle ; mais il me semblait stratégiquement nécessaire de partir d’un point qui ne soit pas trop « avancé ».

Dans ce programme original les groupes étaient soit « organisés », soit « spontanés »30.

Les groupes organisés étaient composés de :

a. La réunion communautaire quotidienne, qui se tenait de 9h45 à 10h15 ou 10h30 (avant 9h45, les médecins et les assistants sociaux participaient à la réunion divisionnaire des médecins pour la partie de l’hôpital réservée aux hommes). Cette réunion, à laquelle assistaient tous les patients et le personnel du service, tournait autour des problèmes concernant l’ensemble du service – généralement un « acting-out » perturbant venu d’un individu ou d’un sous-groupe, ou encore les récriminations du personnel ou des patients, ou des arrangements pratiques pour le travail et les activités récréatives.

b. Les deux groupes thérapeutiques plus formels, qui réunissaient en chacun la moitié des patients, de 10h30 à 11h30 du matin, avec l’un des médecins et soit la garde-malade, soit l’infirmière qui assistait constamment ce groupe particulier : la nature de ces groupes sera longuement décrite plus loin.

c. Les groupes de travail : deux groupes, qui se réunissaient de 2 heures à 4h30 chaque après-midi, un groupe avec l’ergothérapeute, un autre avec un infirmier ; chaque groupe avait sa propre tâche, les deux projets les plus longs, pour la première année, étant une décoration de l’intérieur et une fabrication de jouets.

d. Les réunions du personnel : le personnel se réunissait quotidiennement, brièvement et de manière informelle, avant et après la réunion communautaire et de nouveau, parfois assez tard, dans l’après-midi ; il y avait aussi une réunion de « permutation » chaque semaine, au cours de laquelle les deux équipes d’infirmiers rencontraient les médecins et l’ergothérapeute pour discuter, en particulier pour unifier leurs « politiques », ce en vue de quoi la continuité du croisement des équipes était essentielle ; une fois par semaine, il y avait une réunion complète du personnel, pendant une heure, à laquelle assistait, avec le personnel du service, l’assistant social de psychiatrie et souvent un représentant de l’office administratif de l’infirmerie ainsi que le chef du département d’ergothérapie.

Des groupes « spontanés » se constituaient à n’importe quelle heure du jour et de la nuit sur un sujet particulier – pouvant aller de la discussion d’un programme de télévision à celle d’un « acting out » perturbant d’un patient. Un membre du personnel était présent dans la plupart de ces groupes mais, de par la structure même de l’unité, on espérait que, de toute façon, quelqu’un communiquerait toujours tout événement significatif survenu dans ces groupes spontanés, lors des réunions communautaires.

En établissant ainsi mon unité, j’étais animé par la conviction centrale, acquise au cours d’expériences malheureuses renouvelées dans des services traditionnels, qu’avant d’avoir une chance de comprendre ce qui se passait chez le patient, il nous fallait au moins avoir conscience de manière élémentaire de ce qui se passait chez les soignants. Nous décidâmes donc d’explorer dans notre travail de tous les jours la série complète des idées toutes faites, des préjugés et des fantasmes que nourrissent les soignants à propos et d’eux-mêmes et des patients.

C’est sans aucun doute une tâche essentielle. L’institution psychiatrique, au cours de son histoire, a trouvé nécessaire de se défendre elle-même contre la folie quelle est supposée contenir – contre le trouble, la désintégration, la violence, la contamination. Ces défenses du personnel, dans la mesure où elles sont dirigées contre des dangers plus illusoires que réels, je les regrouperai sous le vocable d’irrationalité institutionnelle. Et dès maintenant la question se pose : quelle est la réalité de la folie dans l’hôpital psychiatrique et où est l’illusion ? Quelles sont les limites qui définissent l’irrationalité institutionnelle ? Je m’efforcerai au cours de ce chapitre d’esquisser quelques-unes au moins de ces limites.

Il est reconnu depuis longtemps qu’une bonne partie du comportement violent des patients mentaux est une réaction directe à la contrainte physique dont ils sont les victimes. Si le lecteur se voyait empoigné par plusieurs solides gaillards, fourré dans une camisole de force pour des raisons tout à fait obscures, et qu’il constate que ses efforts pour obtenir des explications se trouvent sans réponse, sa réaction naturelle serait de se débattre. Nous ne sommes plus à l’époque des camisoles et les chambres matelassées sont en voie de disparition, mais il n’y a pas si longtemps que l’auteur a vu un patient, hurlant et jetant des coups de pieds, que plusieurs policiers amenaient dans une camisole de force en service d’observation : il a suffi de renvoyer les policiers et de retirer la camisole pour mettre fin aux réactions violentes du patient.

Aujourd’hui de nombreux psychiatres ont recours à la « contrainte chimique » – les sédatifs et les tranquillisants – ainsi qu’aux électrochocs et au lit forcé. Les effets de ces mesures apparemment moins cruelles sont cependant très semblables à ceux des moyens les plus violents, pour peu qu’elles soient mises en œuvre (comme c’est souvent le cas) sans explication raisonnable. Quand on donne une large dose de tranquillisant à un patient, c’est qu’on prévoit un danger en lui, et qui doit être contrôlé. Les patients qui sont très sensibles à ce genre de prévision, la rendent souvent inévitable par un recours propre à la violence – au moins jusqu’à ce qu’ils soient soumis par une dose plus grande du même « traitement ». Ce n’est pas à dire que certains patients agités ne devraient jamais recevoir de tranquillisants, mais simplement qu’il devrait y avoir chez le médecin et chez le patient une idée claire de ce qui est en train de se faire. C’est rarement le cas. La signification de cette situation se perd trop souvent dans la mystique quasi médicale de la « maladie » et du « traitement ». Pourquoi ne pas dire au patient, par exemple : « Je vous donne ce truc appelé Largactil pour vous calmer un peu, afin que nous puissions nous occuper de choses plus pressantes sans nous sentir trop inquiets à propos de ce que vous allez encore inventer ! »

Un des fantasmes les plus répandus parmi le personnel des hôpitaux psychiatriques est que, si les patients ne sont pas contraints verbalement ou physiquement à sortir du lit le matin à une certaine heure, ils y resteront jusqu’à y dépérir. Derrière cela se cache l’angoisse des soignants de ne pas voir respecter leur horaire et de perdre le contrôle général de leur propre vie. Le patient est cet aspect effrayant d’eux-mêmes qui parfois ne veut pas se lever le matin pour aller travailler. Il est bien évident que s’ils succombaient à cette tentation, ils perdraient leur travail. Il est également vrai que de jeunes patients schizophrènes pourront quitter éventuellement l’hôpital et prendre un travail auquel il leur faudra se présenter ponctuellement. Mais tout cela est ignorer la signification historiquement vécue du problème « rester au lit ». Dans le passé, le patient a probablement dépendu entièrement de sa mère pour se lever le matin. Peu avant son internement, il s’est rebellé contre cette dépendance forcée, de la seule manière qui, pour diverses raisons, lui ait été possible, c’est-à-dire en restant au lit malgré les efforts de sa mère pour le faire lever. Ce « retrait » est souvent l’un des « symptômes apparents » de la schizophrénie.

À l’hôpital, on peut répéter le schéma familial, c’est-à-dire satisfaire les besoins de dépendance du patient en le levant ; mais c’est en fait se lever à sa place. Ou bien l’on peut assurer le « risque » de lui laisser prendre la décision, en espérant qu’un jour il se lèvera de lui-même.

En fait, après de nombreuses discussions fiévreuses dans notre unité, sur ce sujet et à travers une grande différence de politique entre les équipes d’infirmiers, on constata que si l’on laissait les patients à eux-mêmes, ils se levaient invariablement, même si dans certains cas ils passaient la plus grande partie de la journée au lit pendant plusieurs semaines. Finalement, aucun d’entre eux ne dépérit et le gain en autonomie personnelle nous sembla très appréciable.

Au cours des réunions communautaires, le personnel d’abord, les patients ensuite, commentèrent ce problème du lever et l’analysèrent en termes de besoins de dépendance, mais on revint également sur la question de manière plus active. Une fois, les occupants d’un dortoir de six lits, se rebellèrent contre la réunion communautaire en restant au lit jusqu’après onze heures. Frank, l’un des garde-malades, monta voir ce qui se passait. L’un des patients se leva pour aller aux toilettes et Frank en profita pour ôter sa blouse blanche31 et se mettre dans le lit vacant. Le patient, de retour, appréciant l’ironie de la situation n’eut pas grand-chose d’autre à faire que de prendre le « rôle d’infirmier » laissé vacant, mettre la blouse blanche et faire lever les autres.

Un autre fantasme qui prévaut dans les hôpitaux psychiatriques, concerne le travail des patients. On soutient implicitement, et on déclare parfois, que si les patients ne sont pas complètement occupés à des travaux domestiques dans le service et à divers projets d’ergothérapie, ou qu’ils n’aident pas le département d’entretien de l’hôpital, ils deviendront « sans contacts », « institutionnalisés », « malades chroniques ». L’amère vérité est que c’est en accomplissant docilement toutes ces tâches qu’ils deviennent ce que ces étiquettes désignent plus ou moins bien. Si l’on souhaite rencontrer le dernier degré de l’institutionnalisation chronique privée de contacts, il suffit de visiter l’une des plus « actives » et productives « manufactures hospitalières » ou l’un des « départements industriels d’ergothérapie ». Il y a, relativement parlant, quelque chose de remarquablement sain chez le schizophrène chronique, préoccupé par son monde intérieur, passant sa journée penché sur le chauffage central dans une arrière-salle décrépie : s’il n’a pas la solution à l’énigme de la vie, au moins se fait-il moins d’illusions.

Dans l’unité, nous eûmes quelques affrontements désespérés à ce sujet. Les patients refusaient les projets d’ergothérapie conventionnels. Nous avions commencé à douter du vieux mythe qui veut que Satan inventa le travail pour les mains oisives et de la règle qui dit « jouez ou travaillez, mais ne vous masturbez pas », seulement nous ne savions pas où aller à partir de là. Des projets de travail auraient au moins constitué un groupe, une famille heureuse dans le service. Mais peut-être les patients étaient-ils venus à l’hôpital pour échapper aux « familles heureuses ». Ou plutôt les avait-on envoyés à l’hôpital pour que la famille reste heureuse. Nous essayâmes un certain nombre de travaux virils et destructeurs, comme d’abattre un abri anti-aérien, ou de casser un moteur d’avion : ces travaux, pensaient certains d’entre nous, seraient des « exutoires sûrs » pour les « impulsions agressives dangereuses ». Cependant ils étaient faits sans enthousiasme et nous comprîmes bientôt qu’ils n’avaient aucun rapport avec le vrai problème de la colère. Les patients avaient des raisons réelles d’être en colère contre des personnes réelles existantes, à la maison et à l’hôpital (et on ne pouvait ramener tout à fait cela à une projection). Le moteur d’avion était un partenaire innocent.

Nos inquiétudes nous amenèrent à proposer, à considérer et à rejeter un certain nombre d’autres projets proposés par l’hôpital, ridiculement triviaux, comme l’assemblage d’éléments préfabriqués de jouets : par exemple (ô ironie !) « la trousse du docteur ». Les patients réagissaient avec mépris devant ces travaux et nous en vînmes à partager leurs sentiments. La plupart d’entre eux étaient de jeunes hommes possédant au moins une intelligence moyenne, tout à fait capables de reconnaître l’incongruité des projets qu’on leur proposait. Nous visitâmes des usines locales afin de trouver des travaux plus « réalistes » qui seraient faits sur commande de ces entreprises, mais rien n’aboutit. Rétrospectivement, ce n’était guère surprenant. Nous en conclûmes que les seuls travaux réalistes pour les jeunes gens qui étaient venus à nous, étaient des travaux en dehors de l’hôpital.

Ce n’est qu’après la première année de fonctionnement de l’unité que le personnel, y compris la jeune ergothérapeute de service, fut capable de tolérer une situation dans laquelle aucun projet organisé de travail n’était offert à la communauté. Quel que fût le projet proposé, il se désagrégeait après quelques semaines quand les patients le quittaient pour des activités privées, que ce fût dans l’hôpital ou en dehors. Les sanctions applicables sous la forme d’une réduction de l’argent de poche32 n’affectaient le résultat d’aucune manière. Mais, qu’est-ce qui nous inquiétait tant, et qu’étions-nous donc en train d’essayer de faire ?

L’ergothérapeute, qui avait déjà abandonné son uniforme vert, se trouva elle-même graviter autour d’un rôle qui semblait plus proche de celui d’une infirmière. Elle songeait même à démissionner et à rejoindre le personnel comme infirmière assistante. C’est à cette époque que nous devînmes particulièrement conscients de la diffusion des rôles, de la chute des frontières entre ceux-ci : ce qui était une étape nécessaire et pour le personnel et pour les patients sur la voie d’une définition d’eux-mêmes ainsi que de leurs relations, non plus à partir d’un système d’étiquettes imposées et abstraites, reflétant quelques fonctions techniques ou quasi techniques, mais selon la réalité personnelle de chaque membre de la communauté.

Il y eut un brouillage progressif des rôles entre les infirmières, le médecin, l’ergothérapeute et les patients. J’ai déjà examiné quelques-unes de ces ambiguïtés entourant le processus par lequel on « devient un patient ». J’essaierai à présent de mettre en lumière un certain nombre de questions gênantes et apparemment paradoxales : par exemple, les patients peuvent-ils « soigner » d’autres patients, et peuvent-ils même traiter les soignants ? Les soignants peuvent-ils prendre conscience et reconnaître franchement dans la communauté leurs propres zones d’incapacité et de « maladie », et leur besoin d’un « traitement » ? Si oui, qu’arriverait-il, et sous le contrôle de qui ? Finalement, ces catégories de « maladie » et de « traitement » n’étaient-elles pas elles-mêmes suspectes ?

C’est à ce point que notre séparation la plus radicale d’avec le travail psychiatrique traditionnel fut inaugurée. Si les soignants rejetaient les idées toutes faites relatives à leurs fonctions et s’ils ne savaient plus du tout que faire désormais, pourquoi faire quelque chose ? Pourquoi ne pas se retirer du champ de cette attente globale pesant sur le personnel hospitalier et les patients, qui voulait qu’on organisât les activités des patients, qu’on supervisât le travail intérieur du service, et de manière générale, qu’on « traitât les patients » ? Le groupe des soignants décida de borner ses fonctions au contrôle de l’armoire à pharmacie, comme il était légalement prescrit (quelques-uns des patients les plus « agités et impulsifs » étant sous tranquillisant Largactil), et à la solution par téléphone des questions administratives du service qui impliquaient les autres départements de l’hôpital.

Un prélude nécessaire à ce changement majeur de politique était de fournir des explications à l’office de l’infirmerie et aux autres départements de l’hôpital. On informa, par exemple, le personnel des cuisines que si les récipients d’aluminium pour la nourriture leur étaient retournés sans être lavés, ils devraient les laisser ainsi jusqu’à ce qu’ils soient nettoyés, plutôt que de nous téléphoner pour se plaindre que le personnel ne faisait pas son travail. Si les gens voulaient manger, ils devraient nettoyer leurs récipients. Ces décisions furent clairement exprimées à chacun lors des réunions communautaires.

En dépit de ces explications et de leur acceptation superficielle, les événements qui suivirent furent dramatiques. Pendant une première phase, les détritus s’accumulèrent de plus en plus dans les couloirs. Les tables de la salle à manger étaient couvertes par les assiettes sales des jours précédents. Les infirmiers en visite montraient des signes d’horreur, en particulier les officiers infirmiers, lors de leurs rondes biquotidiennes. Les patients décidaient eux-mêmes de leur période de congé, de leur lever du lit, de leur assistance aux réunions. Les soignants se montraient perpétuellement anxieux, surtout parce qu’aucun patient ne semblait disposé à s’organiser de lui-même pour s’occuper de ces choses. Un infirmier de nuit, qui avait travaillé auparavant comme infirmier de jour dans l’unité, en vint à un point d’exaspération tel qu’il fit un rapport officiel au surveillant de nuit sur l’état malpropre du service. L’infirmier en chef fut averti et les officiers infirmiers visitèrent le service, à la seule fin d’exprimer leur dégoût de cet état de choses. La colère de l’infirmier de nuit était, il faut l’avouer, un peu notre faute : la communication entre les équipes de jour et de nuit était nettement inadéquate (ce n’est qu’au prix de difficultés considérables que nous étions parvenus à inaugurer des réunions régulières d’équipes croisées et entre les deux équipes de jour seulement – arrangement qui fut remplacé plus tard par un système dans lequel la plupart du personnel travaillait en équipes croisées).

Les pressions administratives extérieures sur le personnel augmentèrent rapidement. Les réactions des patients étaient partagées. Certains commençaient à demander plus d’attention de la part des infirmiers et du médecin. Ceux qui étaient dans un état moins gravement dépendant exprimaient quelque mécontentement mais en même temps montraient clairement qu’ils appréciaient les éléments plus authentiques apportés par ce changement de politique.

Pour comprendre les événements qui suivent, il faut bien se rendre compte que, dans l’administration d’un hôpital psychiatrique, tous les problèmes se trouvent concentrés sur le médecin. Dans les services traditionnels, toutes les décisions, excepté les moins importantes, doivent être prises, ou approuvées, par le médecin. Le médecin est investi, et s’investit parfois lui-même, de pouvoirs magiques de compréhension et de guérison. Que la formation formelle des psychiatres comprenne des aptitudes à l’omnipotence magique n’est peut-être pas démontré, mais l’image en est renforcée et perpétuée de bien des manières. La même personne qui est supposée avoir une relation psychothérapeutique avec les patients, joue un rôle de praticien général pour soigner leurs petites maladies physiques. De plus, les psychiatres servent à l’infirmerie du personnel et veillent à la bonne santé physique des infirmières avec lesquelles ils travaillent. Il en résulte un mélange de frustration contrôlée et de reconnaissance massive que l’on imagine aisément.

Si la blouse blanche et le stéthoscope constituent pour le psychiatre un moyen de se défendre contre les patients, c’est-à-dire contre la projection de son propre trouble, il en va de même de la formule imprimée. Les médecins ont accepté, trop volontiers dans bien des cas, une masse de responsabilités légales et administratives qui les empêche de se rapprocher de leurs patients et qui, dans une mesure bien plus grande qu’il n’est couramment admis, pourrait être laissée à des administrateurs non-médecins, efficaces et convenablement formés. Reste que, dans l’état actuel des choses, le médecin en visite dans le service doit emporter une pile de formules officielles et de certificats dans son attirail (souvent contre son gré), formules qui structurent ses relations avec le personnel et les patients, avant même que ceux-ci, ou que lui-même, aient pu faire quoi que ce soit.

Outre cette préstructuration médicale, légale et administrative du rôle de psychiatre, d’autres facteurs plus réalistes concourent éventuellement à lui donner une position centrale dans le service, notamment sa formation et son expérience en psychothérapie et en sociologie des petits groupes. Ces talents, cependant, ne sont pas universellement répandus parmi les psychiatres et sont visiblement laissés à l’arrière-plan, sinon carrément omis, dans les cours de préparation aux diplômes de psychiatrie. Quelques membres des comités de sélection sont hostiles à la formation psychanalytique formelle, et de toute façon une telle formation dépasse les ressources de la plupart des jeunes psychiatres mariés, qui ne bénéficient d’aucune exonération sur leurs impôts pour ce qui coûte à peu près 500 livres par an pendant quatre ou cinq ans.

C’est pour ces raisons, et pour d’autres, que le personnel et les malades du service attendent du médecin qu’il prenne le rôle de chef. Dans les groupes du personnel, le niveau de dépendance envers le médecin n’est pas très différent de celui qui règne dans les groupes personnel-patients. Le problème, pour les infirmiers, est de passer d’une position où ils servent de médiation au médecin-pour-le-patient et au patient-pour-le-médecin, à une position où, franchement et « légitimement », ils s’engagent eux-mêmes dans leurs relations, sans tiers médiateur. Dans un hôpital psychiatrique chaque transaction entre personnes doit ou lutter envers et contre tout pour se libérer de la déformation pseudo-médicale, ou se voir réduite à une manœuvre formelle et inauthentique. Ce déplacement des positions est incroyablement difficile à opérer. Après avoir travaillé pendant trois ans, en nous attachant largement à ce point, nous avons à peine déplacé nos positions dans l’unité ; mais nous les avons déplacées un peu quand même.

Ce fut pendant la phase « expérimentale » de retrait du personnel que celui-ci fut à même de faire quelques progrès. L’auteur était parti en vacances pour un mois en Europe de l’Est. Les pressions officielles exercées sur l’unité pour y réintroduire les contrôles traditionnels étaient à leur comble. L’anxiété était considérable parmi le personnel et un facteur supplémentaire de conflit avait surgi entre les deux équipes d’infirmiers (de 7h à 14h et de 14h à 21h). Ce dernier conflit reposait principalement sur l’attribution erronée d’intentions précises au médecin : en fait, la suggestion selon laquelle le personnel devrait se retirer de son rôle de surveillance et de direction, tout en informant les patients de la façon dont cela allait se passer, venait d’une des équipes d’infirmiers. Cela fut peu à peu confirmé par le médecin (l’auteur) et sembla accepté, à quelques rares et négligeables réserves près, par tout le groupe du personnel. Deux infirmiers de l’autre équipe, cependant, nourrissaient une opposition non déclarée envers ce changement. Du fait d’événements survenus antérieurement dans notre service, qui avaient répandu parmi le personnel de l’hôpital l’idée que le médecin de l’unité avait des idées nouvelles « ultra-libertaires », la décision du personnel fut regardée comme étant au fond « la politique du médecin » – et cela pouvait être passablement dingue, mais si c’était né dans la tête d’un médecin supérieur, ce n’était pas à discuter.

Le progrès opéré par le groupe du personnel fut de reconnaître franchement que son angoisse était intolérable et d’arriver, en l’absence du médecin, à une « décision de groupe » visant à réimposer un certain contrôle sur ce qui se passait dans le service. On décida de surveiller les dispositions relatives aux repas et au ménage, d’insister sur l’assistance aux réunions communautaires et sur le respect de la règle qui fixait le congé hebdomadaire du samedi matin (après la réunion communautaire) au dimanche soir exclusivement. Il fut décidé que ceux qui persisteraient à enfreindre ces règles devraient choisir soit de s’y conformer, soit de quitter l’unité. À mon retour, j’approuvai ces décisions et, de fait, deux patients furent renvoyés pour un court laps de temps (dans les deux cas, cette confrontation avec une réalité de groupe conduisit à des résultats favorables).

Au fond, le problème est de distinguer entre une autorité authentique et une autorité inauthentique. La pratique effective d’une grande partie de la psychiatrie dans ce pays, quelle que soit l’apparence progressiste quelle revête, vise à renforcer la conformation aux ordres rigides et stéréotypés des personnes détentrices de l’autorité. De telles personnes condensent par une sorte de réfraction sur le patient diverses attentes sociales et injonctions cachées touchant ce qu’il doit être. Ces attentes et ces injonctions sont souvent tout à fait étrangères aux besoins individuels et à la réalité individuelle du patient. L’autorité est conférée à son détenteur par une définition sociale arbitraire plutôt que sur la base d’une quelconque compétence réelle. Si les soignants ont le courage de quitter d’eux-mêmes cette position fausse, ils peuvent découvrir en eux-mêmes des sources d’autorité réelle. Ils peuvent également découvrir ces sources chez ceux qui sont définis comme leurs patients. Et cela devient gênant – particulièrement quand il se trouve que les patients en question sont les plus psychotiques du service. Une des réunions collectives les plus mémorables de l’unité fut animée par un patient extrêmement fragmenté qui commençait tout juste à amorcer un lent processus de réintégration. Le personnel et les patients étaient tous assoupis et somnolaient, fascinés par son récit d’un tour du monde imaginaire et fantastique. Nous devînmes une sorte d’enfant collectif suspendu au sein de la mère-narratrice. Je fis un commentaire formel en ce sens, mais l’interprétation n’était pas nécessaire. À un certain moment, indiqué par le narrateur, chacun s’éveilla du fantasme pour se retrouver à un niveau de réalité de groupe plus intégré. Et il n’y avait aucun doute à avoir sur qui nous avait conduits là.

La caractéristique principale du commandement authentique est peut-être le renoncement à la tendance de domination sur autrui. La domination signifie ici le contrôle du comportement d’autrui, quand ce comportement représente pour le chef la projection de certains aspects de sa propre expérience. En dominant les autres, le chef se donne à lui-même l’illusion que son organisation interne propre est de plus en plus parfaitement ordonnée. Le prototype mythique du chef inauthentique est l’Urizen de William Blake, l’homme de l’horizon, des limites, du contrôle, de l’ordre, imposés par la terreur de son propre champ libre de possibilités. Certains chefs osent voir le monde avec des yeux décillés ; d’autres préfèrent en avoir une vision à travers leur anus. Les camps d’extermination nazis étaient un produit de ce Rêve de Perfection. L’hôpital psychiatrique, ainsi que bien d’autres institutions de notre société, en est un autre. Dans le camp, les existences physiques étaient systématiquement annihilées, puisque chaque corps, dans la logique du fantasme, contenait la projection de la méchanceté, de l’anomalie sexuelle, de l’absurdité des fonctionnaires du camp et de la société qu’ils représentaient. Le meurtre était toujours un meurtre rituel visant à la purification du meurtrier, et comme c’était essentiellement une façon d’échapper à la culpabilité, comment pourrait-on supposer que les meurtriers eussent dû se sentir coupables à cause de cela ? À l’hôpital psychiatrique, on soigne attentivement les corps, mais on assassine les personnalités individuelles. Le système qui sert de modèle à l’infirmier de psychiatrie et au psychiatre traditionnels, c’est le paysage délicieux du carré de choux. De même que les choux ont une existence assez confortable, au moins jusqu’au moment où ils vont dans la soupe, de même de nombreux patients choisissent-ils de s’entendre avec les illusions de leurs gardiens, et ce jeu combiné de l’illusion et de la collusion constitue le système fantasmatique social de base sur lequel est érigée la structure de l’hôpital psychiatrique. C’est à l’évidence une structure totalement aliénée.

Bien que le personnel de l’unité ait été capable de découvrir en lui-même quelques éléments d’autorité authentique, la situation où il fonctionne généralement est remplie de contradictions. La plupart des infirmiers vivent dans des logements à l’intérieur de l’hôpital (au foyer des infirmiers ou dans des maisons séparées sur le domaine de l’hôpital). Les infirmiers stagiaires et parfois les infirmiers titularisés doivent nous quitter pour aller travailler dans d’autres services ; tous dépendent, pour leur promotion, de l’administration centrale des infirmiers. En dehors de l’unité, ils sont sujets à de très fortes pressions, socialement directes et financièrement indirectes, pour les faire rentrer dans le rang et, inévitablement, cette pression se transmet au sein de l’unité. Le « foyer » du personnel et les cafés du village renforcent cet endoctrinement subtil. Mais rentrer dans le rang signifie, dans ce contexte, retourner aux attitudes primitives et ritualisées qui prévalent et vont à l’encontre de la culture qui s’est développée dans l’unité ; les infirmiers doivent choisir entre la soumission aux pressions extérieures d’un côté, et de l’autre l’adhésion aux principes de notre unité. Jusqu’à ce qu’ils choisissent réellement, leur existence est inévitablement et douloureusement confuse. La mesure dans laquelle le groupe du personnel de l’unité peut les aider est forcément limitée par la réalité du dilemme et la nécessité de s’engager d’un côté ou de l’autre.

Il nous faut réfléchir un instant à l’amplitude de l’angoisse ainsi provoquée. Pour les infirmiers de l’unité, ces attaques allaient littéralement « droit au but » – à leurs familles, concernées par la vie sociale et la lutte pour l’avancement au sein de l’hôpital dans son ensemble. Quand ils refusaient d’abandonner leurs convictions idéologiques ils paraissaient ridicules, s’attirant parfois même le soupçon, à peine dissimulé, de folie. D’un autre côté, pour quelques infirmiers plus âgés travaillant en dehors de l’unité, l’exigence de rétablir un contrôle et de « mettre de l’ordre » dans les choses prenait la dimension d’un combat désespéré entre la vie et la mort, la santé et la folie. Ils étaient profondément effrayés par tout ce qui, dans notre unité, violait la ligne de séparation soignants/patients, par exemple le fait que les patients appelaient les infirmiers par leurs prénoms, que les soignants et les patients prenaient leur thé ensemble ; les effrayait aussi la proposition d’employer d’ex-patients comme infirmiers (puisqu’il y avait une grave pénurie d’infirmiers et que nous sentions que leurs qualités personnelles et leur expérience de la crise et de la guérison les rendraient particulièrement utiles dans le groupe du personnel). Ces faits, et de nombreux autres, défiaient l’idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes : des personnes saines en relation avec des fous. La gravité de ces angoisses était parfois masquée par le caractère grotesquement futile des incidents qui déclenchaient les crises. Une fois, par exemple, un officier infirmier, dans sa ronde fit un rapport accusant le personnel du service d’avoir manqué à son devoir de surveillance, parce qu’il avait vu un patient verser du lait dans son thé, directement de la bouteille, sans utiliser le pot à lait réglementaire qui se trouvait dans le buffet. Quand un membre du personnel lui eut répondu qu’il en faisait souvent autant chez lui, la situation n’en fut guère arrangée.

Nulle part les angoisses n’apparaissaient avec plus d’évidence que dans des distorsions très significatives qui intervenaient à l’intérieur du processus de communications de l’hôpital. Les rapports sont habituellement soumis à l’office des infirmiers par l’infirmier de service lors de chaque changement d’équipe. Parfois ces rapports passent par le surveillant de nuit, pour aboutir aux infirmiers administrateurs de l’équipe de jour. À chaque changement de main, les rapports sont rédigés, les événements « significatifs » de chaque service étant sélectionnés pour être présentés dans la version finale fournie à la réunion quotidienne des médecins, des assistants sociaux et des officiers infirmiers de la division33. Un incident typique créé par ce système de communication fut le suivant : un jeune homme de l’unité avait une amie dans le service des femmes ; une nuit, elle fit une crise d’hystérie à propos d’un événement en relation avec son service et son traitement, et il vint avec un camarade pour essayer de la consoler et de la ramener dans son service ; elle résista bruyamment et un membre du personnel de la conciergerie qui assistait à l’incident appela une infirmière qui la ramena à son service. Le concierge informa l’infirmier surveillant de nuit, qui informa à son tour son unité et fit un rapport à l’administration de l’infirmerie de jour, qui enfin fit un rapport à la réunion divisionnaire. La version finale disait que deux patients de sexe masculin appartenant à notre unité avaient attaqué une patiente et laissait entendre qu’ils essayaient de l’emmener pour abuser d’elle. Le fantasme répandu chez beaucoup de membres extérieurs à notre unité était que le rapt, les orgies sexuelles et le meurtre y étaient les occupations quotidiennes – et ce n’est pas là une exagération rhétorique de ma part. En réalité, durant les deux dernières années, il n’y eut pas dans l’unité un seul préjudice notable causé par la violence d’un patient et pas une seule grossesse parmi les jeunes patientes qui rendaient fréquemment visite à leurs amis dans l’unité et sortaient avec eux.

Les crises naissent puis s’apaisent : mais elles ne peuvent pas être indéfiniment « arrangées ». L’hôpital psychiatrique, comme système social, se définit par certaines limites à l’intérieur desquelles le changement est possible, mais au-delà desquelles on ne peut s’aventurer sans menacer la stabilité de la structure de tout l’édifice. Cette structure, telle qu’elle s’est développée historiquement, est frappée de sclérose institutionnelle. Cela est prouvé à l’envi par l’expérience de désintégration qui se développe dans l’ensemble du monde institutionnel de relations et de non-relations, dès que l’on pousse assez fort sur la structure en ses formes limites.

On peut résumer le niveau de développement atteint par l’unité de la manière suivante : pendant ses quatre ans de vie, nous avons progressivement réussi à en éliminer de nombreux aspects destructeurs de la vie psychiatrique institutionnelle. Nous avons éliminé la hiérarchisation formelle à un point au-delà duquel aucune expérience semblable n’était, à notre connaissance, parvenue dans ce domaine – du moins avec des patients diagnostiqués comme schizophrènes. Nous nous sommes ainsi débarrassés de la classification rigide des pensionnaires en patients et soignants (les soignants à leur tour sous-divisés en une hiérarchie indéfiniment extensible d’infirmier étudiant, d’infirmier, d’infirmier de garde, d’infirmier officier, de docteur de service, d’administrateurs de divers rangs, de consultants, etc.).

Une certaine base d’ordre matériel continue d’organiser la situation : le personnel est payé pour être là, les patients ne le sont pas. Les soignants sont payés selon leur rôle et leur rang officiels. Il est clair, cependant, qu’un infirmier assistant « non-formé », ou un patient, peut montrer une plus grande aptitude à guérir qu’un membre du personnel de haut rang. Il y a de nombreux aspects de la formation des infirmiers de psychiatrie et des psychiatres qui ne font que rendre pour eux plus obscure la vision des réalités qu’ils ont dans leur champ de travail pendant leur formation. Une telle formation consiste largement en un apprentissage des tactiques de défense utilisables par les soignants contre les patients. Les vieilles barbes vous rappellent leurs années « d’expérience » et protestent en disant que ce n’est pas à grand-mère qu’on apprend à gober les œufs. Mais, bien entendu, des années passées dans un hôpital psychiatrique n’impliquent pas forcément qu’on acquière une expérience quelconque, et elles peuvent très bien n’être que des années de servilité complaisante. Comme un jeune membre du personnel le fit remarquer, si grand-mère n’a pas encore appris à gober les œufs, il faudra bien qu’elle l’apprenne.

Nous avons refusé de considérer le membre hospitalisé d’une famille, isolément, comme étant « le malade », et nous avons cherché dans bien des cas à décrire son rôle, concrètement aussi bien que théoriquement, comme celui de la victime, de celui qui sacrifie son existence personnelle autonome, afin que les autres membres du monde familial puissent vivre, relativement libres de culpabilité. Nous avons observé et confirmé, dans notre rencontre avec lui, la réalisation qu’il y a chez lui, bien que partielle et déformée, de l’archétype christique. Sans l’élever au statut à bon marché du « Schizophrène comme Héros de la culture », nous avons au moins partiellement éliminé la distance entre lui (« le fou ») et nous (« les soignants »), les représentants de la société saine, et avons trouvé, ensemble avec lui, un moyen de garder comme un trésor ce qu’on appelle sa folie, bien que cela n’ait pas été sans une énorme jalousie et de perpétuelles reculades de la part du personnel.

Nous l’avons également aidé, avec un très faible support d’organisation, à trouver des solutions raisonnables pour une vie indépendante après son départ de l’hôpital. Ces arrangements ont très souvent échoué et le patient a dû par la suite avoir recours à l’unité, éventuellement comme endroit où rester pour un week-end ou parfois quelques semaines. Mais cela, pour des raisons que j’expliquerai, nous a semblé être dû à des circonstances qui dépassent notre contrôle immédiat et devraient être organisées par la communauté – à la fois sur le plan légal (Mental Health Act, 1959) et avec l’appui d’une « conviction morale ». Faute d’une telle organisation communautaire, nous nous sommes arrangés par des contacts personnels pour que des patients libérés puissent vivre avec des gens sûrs (c’est-à-dire non-mystificateurs et aussi peu angoissés que possible) en petits groupes dans des maisons au sein de la communauté. Ces projets (qui seront décrits dans des publications ultérieures) représentent la meilleure et la plus créatrice alternative à la position dégradante et même intenable qui est faite au patient dans sa famille et dans l’institution.

Dans les discussions entre membres du personnel et également dans des discussions avec des visiteurs de l’unité, nous avons beaucoup appris sur la distinction qui existe entre la situation épurée de l’analyse de groupe formelle et une communauté réelle. Dans la situation d’analyse de groupe, on évite rigoureusement certaines expériences collectives que, dans la communauté, nous considérerions comme essentielles. On les évite au nom d’une sorte de démystification – c’est-à-dire que les sujets en analyse sont démystifiés de leurs espoirs fantasmatiques de gratification de la part du thérapeute vu comme figure parentale. Mais d’un autre côté, à l’intérieur de l’unité, quelques-uns d’entre nous, y compris l’auteur, sentaient que dans l’atmosphère réelle du groupe, il y avait un manque terrible, quelque chose qui manquait du monde total de notre expérience, qui ne pouvait être réduit à une interprétation de « transfert de groupe ». Ce que j’espère que nous avons appris à éviter, c’est de considérer ce manque comme un quelconque et hypothétique système « schizophrène » de besoins : dans la mesure où l’on peut ici parler en termes de besoins, ce sont des besoins de chacun d’entre nous qu’il s’agit et ce sont eux qu’il faut examiner.

À une époque, et ce fut en fait un leitmotiv des réunions communautaires, l’opinion fut exprimée que la principale différence entre les soignants et les patients était que les soignants pouvaient quitter l’unité à la fin de leur service, rentrer chez eux, retrouver leur femme ou leur petite amie et avoir des relations sexuelles : au contraire, les patients ne quittaient jamais l’unité, sauf, dans certains cas, pour passer le week-end chez eux avec leurs parents et vivaient dans une situation de frustration sexuelle totale ne pouvant que se masturber de temps à autre dans les toilettes. Au-delà de l’aspect littéral de cette « conversation sur le sexe », il y avait une notion plus profonde d’échec. Le mot « baiser » signifiait plus ou moins, pour les gens de l’unité, un contact réel avec autrui. Il signifiait réunion, rencontre et cette extension du sens littéral fut clairement et fréquemment exprimée lors des réunions communautaires. De fait, en se promenant dans une réunion communautaire, on rencontrait parfois, dans les premiers temps, un groupe de soignants assis comme des spécimens zoologiques empaillés, qui possédaient certainement une signification classificatoire, mais qui ne savaient pas très bien comment leur réalité humaine entrait en relation avec celle de « leurs patients ». Le personnel était en fait très soigneusement choisi parmi les infirmiers de l’hôpital et c’étaient les meilleurs que nous puissions trouver, mais leurs difficultés, comme je l’ai dit, étaient immenses.

Cela exprime bien l’état où l’unité se trouvait généralement. Les soignants ne pouvaient avancer dans la réalité de ce qu’est une communauté qu’en sacrifiant leurs moyens d’existence ou au moins en les compromettant de façon très sérieuse. Nous avons navigué dans cette zone frontière menaçante entre patients et soignants, folie et santé. Quand nous suggérâmes que les patients libérés de l’unité pourraient être en fait les meilleurs infirmiers qui soient, au moins dans un des aspects de ce travail, la réponse officielle fut loin d’être prometteuse. En réalité, la possibilité d’employer ces gens était écartée par principe. Parmi les arguments favoris de ce refus, on exprimait l’opinion que ces gens ne seraient pas suffisamment « stables » pour lutter contre les « tensions » du métier d’infirmier en psychiatrie. Bien que j’aie mis ces tensions entre guillemets, elles sont réelles, mais pas dans le sens où les infirmiers et les médecins traditionnels croient qu’elles le sont. Ce n’est pas un problème de conflit entre un certain nombre de paquets de muscles déterminés et il ne s’agit certainement pas non plus de l’aptitude des infirmiers à se poser comme tels et ensuite à classer les patients, c’est-à-dire à les ordonner selon un quelconque schéma métaphysiquement, sinon physiquement, violent. La vraie difficulté pour les membres du personnel est de se confronter avec eux-mêmes, de faire face à leurs propres problèmes, leurs troubles, leur folie. Chacun d’eux risque de rencontrer le fou en lui-même. L’équilibre conventionnel établi par l’extériorisation de la violence des psychiatres et des infirmiers (qui agissent par délégation du « public ») sur les patients ne peut plus rester à l’abri des critiques par cela seul qu’il est passé sous silence. Il fait naître le problème social majeur de l’hôpital psychiatrique, en établissant une subtile et complexe collusion avec la famille du patient et, à travers cette dernière, avec l’ensemble des autorités de la santé mentale.

Aujourd’hui les jeunes psychiatres et les jeunes infirmiers commencent à être irrités de ce rôle qu’on leur impose, où ils jouent les policiers pour le reste de la société. Mais parmi ces jeunes, très peu ont en fait assimilé complètement la leçon de l’autocritique. Ils trouvent généralement une issue dans un ajustement, une semi-compromission avec les besoins sociaux. La formation psychanalytique introduit un élément de rigueur mais juste assez pour satisfaire les besoins de la situation, qui sont de fait très grands.

Les hôpitaux psychiatriques ont été inventés pour « surveiller » ou (dans ces moments de plus grande imprudence) pour « guérir » les malades. Si la « maladie » est remise en question et si le principe qui consiste à isoler un patient d’un système familial tout à fait malade en son ensemble est dénoncé comme une illusion, nous entrons dans une période de doute radical.

« L’expérience » de l’unité a eu un « résultat » et une « conclusion » certains. Le résultat, c’est l’établissement des limites du changement institutionnel, limites qui se révèlent être très rapidement atteintes en vérité – même dans un hôpital progressiste. La conclusion est que si une telle unité doit se développer plus avant, ce développement doit se faire hors du cadre de la grande institution – qui a été physiquement repoussée hors de la communauté, matrice des mondes familiaux où naissent ses vrais problèmes et où repose leur réponse. Précisément, le personnel qui travaille dans l’unité doit être libéré du système hiérarchisé, paternaliste, de domination par catégorisation. L’unité doit en dernier ressort devenir un endroit où les gens choisissent de venir afin d’échapper, avec une aide authentique, à l’inexorable processus d’invalidation qui les écrase « au-dehors ». Elle doit devenir cela plutôt qu’un endroit au moyen duquel « les autres » se débarrassent de façon détournée de leur propre violence à peine entrevue, par un sacrifice humain, médicalement certifié, aux dieux d’une société apparemment déterminée à se laisser couler et à se noyer dans la boue de ses illusions.

Nous avons nourri de nombreux rêves à propos de la communauté psychiatrique, ou plutôt anti-psychiatrique idéale, mais je crois que nous avons maintenant suffisamment décrit par un processus de démystification, la vraie nature de la folie psychiatrique et suffisamment étudié nos besoins pratiques, pour faire un pas en avant.

Et un pas en avant signifie, en fin de compte, un pas en dehors de l’hôpital psychiatrique, un pas vers la communauté.


29 Dans les pages qui suivent j’utiliserai des termes tels que « schizophrènes », « patients », « traitement » avec des guillemets sous-entendus. J’ai déjà montré, et continuerai de le faire dans cet ouvrage, combien douteuse est la validité de ces étiquettes ; mais pour l’instant, je me bornerai à constater quelles sont utilisées et je suivrai l’usage. Je dois dire également que, bien que j’emploie souvent le présent, j’ai quitté, en fait, le Pavillon 21 en avril 1966.

30 Je me sens ici obligé de rappeler au lecteur mes guillemets ironiques.

31 Les infirmiers de l’unité portaient parfois leur blouse blanche, non comme uniforme, mais pour se protéger pendant certains travaux salissants comme le lavage.

32 Jusqu’à 13 f 50 par semaine pour les patients qui travaillaient à l’hôpital.

33 L’hôpital de 2 100 patients était divisé en trois divisions plus ou moins autonomes, chacune dirigée par un psychiatre consultant.