Moi

= D. : Ich. – En. : ego. – Es. : yo. – I. : io. – P. : ego.

● Instance que Freud, dans sa seconde théorie de l’appareil psychique, distingue du ça et du surmoi.

Du point de vue topique, le moi est dans une relation de dépendance tant à l’endroit des revendications du ça que des impératifs du surmoi et des exigences de la réalité. Bien qu’il se pose en médiateur, chargé des intérêts de la totalité de la personne, son autonomie n’est que toute relative.

Du point de vue dynamique, le moi représente éminemment dans le conflit névrotique le pôle défensif de la personnalité ; il met en jeu une série de mécanismes de défense, ceux-ci étant motivés par la perception d’un affect déplaisant (signal d’angoisse).

Du point de vue économique, le moi apparaît comme un facteur de liaison des processus psychiques ; mais, dans les opérations défensives, les tentatives de liaison de l’énergie pulsionnelle sont contaminées par les caractères qui spécifient le processus primaire : elles prennent une allure compulsive, répétitive, déréelle.

La théorie psychanalytique cherche à rendre compte de la genèse du moi dans deux registres relativement hétérogènes, soit en y voyant un appareil adaptatif différencié à partir du ça au contact de la réalité extérieure, soit en le définissant comme le produit d’identifications aboutissant à la formation au sein de la personne d’un objet d’amour investi par le ça.

Par rapport à la première théorie de l’appareil psychique, le moi est plus vaste que le système préconscient-conscient en ce que ses opérations défensives sont en grande partie inconscientes.

D’un point de vue historique, le concept topique du moi est l’aboutissement d’une notion constamment présente chez Freud dès les origines de sa pensée.

◼ Dans la mesure où il existe chez Freud deux théories topiques de l’appareil psychique, la première faisant intervenir les systèmes inconscient, préconscient-conscient, et la seconde les trois instances ça, moi, surmoi, il est courant en psychanalyse d’admettre que la notion de moi ne prendrait un sens strictement psychanalytique, technique, qu’après ce qu’on a appelé le « tournant » de 1920. Ce changement profond de la théorie aurait d’ailleurs correspondu dans la pratique à une nouvelle orientation, tournée vers l’analyse du moi et de ses mécanismes de défense plus que vers la mise à jour des contenus inconscients. Certes nul n’ignore que Freud parlait de « moi » (Ich) dès ses premiers écrits, mais ce serait généralement, soutient-on, de façon peut spécifiée (α), ce terme désignant alors la personnalité dans son ensemble. Les conceptions plus spécifiques où le moi se voit attribuer des fonctions bien déterminées au sein de l’appareil psychique (dans le Projet de psychologie scientifique [Entwurf einer Psychologie, 1895] par exemple) sont considérées comme préfigurant de façon isolée les notions de la deuxième topique. En fait, comme nous le verrons, l’histoire delà pensée freudienne est beaucoup plus complexe : d’une part, l’étude de l’ensemble des textes freudiens ne permet pas de localiser deux acceptions du moi correspondant à deux périodes différentes : la notion de moi a toujours été présente, même si elle s’est trouvée renouvelée par des apports successifs (narcissisme, dégagement de la notion d’identification, etc.). D’autre part, le tournant de 1920 ne saurait être limité à la définition du moi comme instance centrale de la personnalité : il comporte, comme on le sait, de nombreux autres apports essentiels qui modifient la structure d’ensemble de la théorie et ne pourraient être pleinement appréciés que dans leurs corrélations. Enfin, il ne nous paraît pas souhaitable de chercher à poser d’emblée une distinction tranchée entre le moi comme personne et le moi comme instance car l’articulation de ces deux sens est précisément au cœur de la problématique du moi. Chez Freud, cette question est implicitement présente très tôt et elle le demeure même après 1920. L’ambiguïté terminologique qu’on prétendrait dénoncer et voir lever recouvre un problème de fond.

Indépendamment de préoccupations touchant à l’histoire de la pensée freudienne, certains auteurs ont cherché, dans un souci de clarification, à marquer une différence conceptuelle entre le moi en tant qu’il constitue une instance, une substructure de la personnalité, et le moi en tant qu’il se pose en objet d’amour pour l’individu lui-même – le moi de l’amour-propre selon La Rochefoucauld, le moi investi de libido narcissique selon Freud. Hartmann par exemple a proposé de dissiper l’équivoque qui serait contenue dans la notion de narcissisme et dans un terme comme celui d’investissement du moi (Ich-Besetzung, ego-calhexis) : « Quand on utilise le terme narcissisme, on semble souvent confondre deux couples d’opposés : le premier concerne le soi (self), la personne propre en opposition à l’objet, le second concerne le moi [comme système psychique] en opposition aux autres substructures de la personnalité. Cependant l’opposé d’investissement d’objet n’est pas investissement du moi [ego-calhexis] mais investissement de la personne propre, c’est-à-dire investissement de soi [self-calhexis] ; lorsque nous parlons d’investissement de soi, cela n’implique pas que l’investissement est situé dans le ça, dans le moi, ou dans le surmoi […]. On clarifierait alors les choses en définissant le narcissisme comme l’investissement libidinal non du moi mais du soi » (1).

Cette position nous semble anticiper, par une distinction purement notionnelle, la réponse à des problèmes essentiels. D’une façon générale, ce qu’apporte la psychanalyse avec sa conception du moi risque d’être partiellement méconnu si l’on juxtapose simplement une acception tenue pour spécifiquement psychanalytique du terme à d’autres acceptions tenues pour traditionnelles et, a fortiori, si l’on veut d’emblée figurer différents sens en autant de vocables distincts. Non seulement Freud trouve et utilise des acceptions classiques, opposant par exemple l’organisme à l’entourage, le sujet à l’objet, l’intérieur à l’extérieur, mais il emploie à ces différents niveaux le même terme de Ich, il joue même sur l’ambiguïté de cet emploi, ce qui montre qu’il n’exclut de son champ aucune des significations attachées aux termes de moi ou de je (Ich) (β).

I. – La notion de moi est utilisée par Freud dès ses premiers travaux et il est intéressant de voir se dégager des textes de la période 1894-1900 un certain nombre de thèmes et de problèmes qui se retrouveront ultérieurement.

C’est l’expérience clinique des névroses qui a conduit Freud à transformer radicalement la conception traditionnelle du moi. La psychologie et surtout la psychopathologie autour des années 1880 amènent, par l’étude des « altérations et dédoublements de la personnalité », des « états seconds », etc., à démanteler la notion d’un moi un et permanent. Bien plus, un auteur comme P. Janet met en évidence dans l’hystérie l’existence d’un dédoublement simultané de la personnalité : il y a « … formation, dans l’esprit, de deux groupes de phénomènes : l’un constituant la personnalité ordinaire ; l’autre, susceptible d’ailleurs de se subdiviser, formant une personnalité anormale différente de la première et complètement ignorée par elle » (2). Janet voit dans un tel dédoublement de la personnalité une conséquence du « rétrécissement du champ de la conscience », d’une « faiblesse de la synthèse psychologique », aboutissant chez l’hystérique à une « autotomie ». « La personnalité ne peut percevoir tous les phénomènes, elle en sacrifie définitivement quelques-uns ; c’est une sorte d’autotomie, et ces phénomènes abandonnés se développent isolément sans que le sujet ait connaissance de leur activité » (3). On sait que l’apport de Freud dans l’interprétation de tels phénomènes consiste à y voir l’expression d’un conflit psychique : certaines représentations sont l’objet d’une défense en tant qu’elles sont inconciliables (unvertràglich) avec le moi.

Dans la période 1895-1900, le mot de moi est souvent utilisé par Freud dans des contextes divers. Il peut être commode de voir comment la notion opère selon le registre où elle est utilisée : théorie de la cure, modèle du conflit défensif, métapsychologie de l’appareil psychique.

1° Dans le chapitre des Études sur l’hystérie intitulé « Psychothérapie de l’hystérie », Freud décrit comment le matériel pathogène inconscient, dont il souligne le caractère hautement organisé ne peut être que progressivement conquis. La conscience ou « conscience du moi » est désignée comme un défilé qui ne laisse passer qu’un souvenir pathogène à la fois et qui peut être bloqué tant que la perlaboration (Durcharbeilung) n’est pas venue à bout des résistances : « L’un des souvenirs qui est en train de se faire jour reste là devant le malade jusqu’à ce que celui-ci l’ait reçu dans l’espace du moi » (4 a). Ici sont marqués le lien très étroit entre la conscience et le moi (attesté par le terme : conscience du moi), et aussi l’idée que le moi est plus large que la conscience actuelle ; il est un véritable domaine (que Freud assimilera bientôt au « Préconscient »).

Les résistances manifestées par le patient sont décrites en première analyse dans les Études sur l’hystérie comme venant du moi « qui prend plaisir à la défense ». Si tel procédé technique permet de tromper momentanément sa vigilance, « dans toutes les occasions vraiment sérieuses, il se reprend, retrouve ses buts et poursuit sa résistance » (4 b). Mais, d’autre part, le moi est infiltré par le « noyau pathogène » inconscient de sorte que la frontière entre les deux apparaît parfois comme purement conventionnelle. Bien plus, « c’est de cette infiltration même qu’émanerait la résistance » (4 c). Ici est déjà esquissée la question d’une résistance proprement inconsciente, question qui, ultérieurement, suscitera deux réponses différentes chez Freud : le recours à la notion d’un moi inconscient mais aussi la notion d’une résistance propre au ça.

2° La notion de moi est constamment présente dans les premières élaborations que Freud propose du conflit névrotique. Il s’attache à spécifier la défense en différents « modes », « mécanismes », « procédés », « dispositifs » correspondant aux diverses psychonévroses : hystérie, névrose obsessionnelle, paranoïa, confusion hallucinatoire, etc. L’incompatibilité d’une représentation avec le moi est mise au départ de ces différentes modalités du conflit.

Dans l’hystérie par exemple, le moi intervient comme instance défensive, mais d’une façon complexe. Dire que le moi se défend ne va pas sans ambiguïté. La formule peut être comprise de la façon suivante : le moi, comme champ de conscience, placé devant une situation conflictuelle (conflit d’intérêts, de désirs, ou encore de désirs et d’interdits) et incapable de la maîtriser, s’en défend en l’évitant, en n’en voulant rien savoir ; en ce sens, le moi serait le champ qui doit être préservé du conflit par l’activité défensive. Mais le conflit psychique que Freud voit à l’œuvre a une autre dimension : c’est le moi comme « masse dominante de représentations » qui est menacé par une représentation tenue pour inconciliable avec lui : il y a refoulement par le moi. Le cas Lucy R…, un des premiers où Freud dégage la notion de conflit et la part qu’y prend le moi, illustre particulièrement cette ambiguïté : Freud ne se satisfait pas de la seule explication selon laquelle le moi, par manque du « courage moral » nécessaire, ne voudrait rien savoir du « conflit d’affects » qui le perturbe ; la cure ne progresse que dans la mesure où elle s’engage dans l’élucidation des « symboles mnésiques » successifs, symboles de scènes où apparaît un désir inconscient bien déterminé, dans ce qu’il offre d’inconciliable avec l’image de soi que la patiente tient à maintenir.

C’est bien parce que le moi est partie prenante du conflit que le motif même de l’action défensive, ou, comme dit parfois Freud dès cette époque, son signal, est le sentiment de déplaisir qui l’affecte et qui, pour Freud, est directement lié à cette inconciliabilité (4 d).

Enfin, si l’opération défensive de l’hystérie est attribuée au moi, cela n’implique pas qu’elle soit conçue uniquement comme consciente et volontaire. Dans le Projet de psychologie scientifique, où Freud donne un schéma de la défense hystérique, un des points importants qu’il veut expliquer c’est « … pourquoi un processus du moi s’accompagne d’effets que nous ne trouvons d’habitude que dans les processus primaires » (5 a) : dans la formation du « symbole mnésique » qu’est le symptôme hystérique, tout le quantum d’affect, toute la signification sont déplacés du symbolisé au symbole, ce qui n’est pas le cas dans la pensée normale. Cette mise en jeu du processus primaire par le moi n’intervient que lorsque celui-ci se trouve hors d’état de faire fonctionner ses défenses normales (attention, évitement par exemple). Dans le cas du souvenir d’un traumatisme sexuel (voir : Après-coup, Séduction) le moi est surpris par une attaque interne et ne peut que « laisser jouer un processus primaire » (5 b). La situation de la « défense pathologique » par rapport au mot n’est donc pas déterminée de façon univoque : en un sens, le moi est bien l’agent de la défense mais, dans la mesure où il ne peut se défendre qu’en se séparant de ce qui le menace, il abandonne la représentation inconciliable à un type de processus sur lequel il n’a pas de prise.

3° Dans la première élaboration métapsychologique que Freud ait donnée du fonctionnement psychique, la notion de moi se voit reconnaître un rôle de premier plan. Dans le Projet de psychologie scientifique, la fonction du moi est essentiellement inhibitrice. Dans ce que Freud décrit comme « expérience de satisfaction » (voir ce terme) le moi intervient pour empêcher que l’investissement de l’image mnésique du premier objet satisfaisant n’acquière une force telle qu’il déclenche un « indice de réalité » au même titre que la perception d’un objet réel. Pour que l’indice de réalité prenne pour le sujet valeur de critère, c’est-à-dire pour que l’hallucination soit évitée et pour que la décharge ne se produise pas en l’absence aussi bien qu’en la présence de l’objet réel, il est nécessaire que soit inhibé le processus primaire qui consiste en une libre propagation de l’excitation jusqu’à l’image. On voit que si le moi est ce qui permet au sujet de ne pas confondre ses processus internes avec la réalité, ce n’est pas parce qu’il aurait un accès privilégié au réel, un étalon auquel il comparerait les représentations. Cet accès direct à la réalité, Freud le réserve à un système autonome dit « système perception » (désigné par les lettres W ou w) radicalement différent du système dont le moi fait partie, et fonctionnant selon un tout autre mode.

Le moi est décrit par Freud comme une « organisation » de neurones (ou, traduit dans le langage moins « physiologique » utilisé par Freud dans d’autres textes, une organisation de représentations) caractérisée par plusieurs traits : frayage des voies associatives intérieures à ce groupe de neurones, investissement constant par une énergie d’origine endogène, c’est-à-dire pulsionnelle, distinction entre une partie permanente et une partie variable. C’est la permanence en lui d’un niveau d’investissement qui permet au moi d’inhiber les processus primaires, non seulement ceux qui mènent à l’hallucination mais ceux qui seraient susceptibles de provoquer du déplaisir (« défense primaire »). « L’investissement de désir jusqu’à l’hallucination, le développement total du déplaisir qui comporte une dépense totale de la défense, nous désignons tout cela du terme de processus psychiques primaires ; par contre les processus que seul un bon investissement du moi rend possibles et qui représentent une modération des précédents sont les processus psychiques secondaires » (γ) (5 c).

On voit que le moi n’est pas défini par Freud comme l’ensemble de l’individu, ni même comme l’ensemble de l’appareil psychique : il en est une partie. Cependant cette thèse doit être complétée dans la mesure où la relation du moi à l’individu aussi bien dans la dimension biologique de celui-ci (organisme) que dans sa dimension psychique est privilégiée. Cette ambiguïté constitutive du moi se retrouve dans la difficulté à donner un sens univoque à la notion d’intérieur, d’excitation interne. L’excitation endogène est conçue successivement comme venant de l’intérieur du corps, puis de l’intérieur de l’appareil psychique, enfin comme stockée dans le moi défini comme réserve d’énergie (Vorratsträger) : il y a là une série d’emboîtements successifs, qui, si l’on veut bien faire abstraction des schémas explicatifs mécanistes par lesquels Freud tente d’en rendre compte, incitent à concevoir l’idée d’un moi comme une sorte de métaphore réalisée de l’organisme.

II. – Le chapitre métapsychologique de L’interprétation du rêve (exposé de la « première » théorie de l’appareil psychique qui, en fait, nous apparaît plutôt, à la lumière des textes posthumes de Freud, comme une seconde métapsychologie) montre des différences manifestes par rapport aux conceptions précédentes. La différenciation systématique est établie entre les systèmes Inconscient, Préconscient, Conscient, dans le cadre d’un « appareil » où la notion de moi n’intervient pas.

Tout à sa découverte du rêve comme « voie royale de l’inconscient », Freud met surtout l’accent sur les mécanismes primaires du « travail du rêve »* et sur la façon dont ils imposent leur loi au matériel préconscient. Le passage d’un système à un autre est conçu comme traduction ou, selon une comparaison optique, comme passage d’un milieu à un autre dont l’indice de réfraction serait différent. L’action défensive n’est pas absente du rêve, mais elle n’est en aucune façon regroupée par Freud sous le terme de moi. Divers aspects qu’on pouvait lui reconnaître dans les travaux précédents se trouvent ici répartis à des niveaux différents :

1° Le moi en tant qu’agence défensive se retrouve pour une part dans la censure* ; encore convient-il de noter que celle-ci a un rôle essentiellement interdicteur qui empêche de l’assimiler à une organisation complexe pouvant faire intervenir des mécanismes différenciés comme ceux que Freud voit jouer dans les conflits névrotiques ;

2° Le rôle modérateur et inhibiteur exercé par le moi sur le processus primaire se retrouve dans le système Pcs, tel qu’il fonctionne dans la pensée vigile. Toutefois, on notera la différence à cet égard entre la conception du Projet et celle de L’interprétation du rêve. Le système Pcs est le lieu même du fonctionnement du processus secondaire alors que le moi, dans le Projet, était ce qui induisait le processus secondaire en fonction de son organisation propre ;

3° Le moi en tant qu’organisation libidinalement investie est explicitement retrouvé comme porteur du désir de dormir, où Freud voit le motif même de la formation du rêve (6) (8).

III. – On peut caractériser la période 1900-1915 comme une période de tâtonnements en ce qui concerne la notion de moi. Schématiquement, on voit la recherche freudienne s’engager dans quatre directions :

1° Dans les exposés les plus théoriques que Freud donne du fonctionnement de l’appareil psychique, il se réfère toujours au modèle dégagé en 1900 sur l’exemple du rêve et le pousse à ses dernières conséquences, sans faire intervenir la notion de moi dans les différenciations topiques ni celle de pulsions du moi* dans les considérations énergétiques (7).

2° En ce qui concerne les rapports du moi et de la réalité, on ne peut pas parler d’un véritable changement dans la solution théorique du problème mais d’un déplacement d’accent. La référence fondamentale reste celle de l’expérience de satisfaction et de l’hallucination primitive :

a) Le rôle de « l’expérience de la vie » est valorisé : « C’est seulement le défaut persistant de la satisfaction attendue, la déception, qui a entraîné l’abandon de cette tentative de satisfaction par le moyen de l’hallucination. A sa place, l’appareil psychique dut se résoudre à représenter l’état réel du monde extérieur et à rechercher une modification réelle » (8 a) ;

b) Le dégagement de deux grands principes du fonctionnement psychique ajoute quelque chose à la distinction entre processus primaire et processus secondaire. Le principe de réalité* apparaît comme une loi venant imposer de l’extérieur ses exigences à l’appareil psychique, qui tend progressivement à les faire siennes ;

c) Freud donne un support privilégié aux exigences du principe de réalité. Ce sont les pulsions d’auto-conservation* qui abandonnent plus rapidement le fonctionnement selon le principe de plaisir et qui, susceptibles d’être plus vite éduquées par la réalité, fournissent le substrat énergétique d’un « moi-réalité » qui « … n’a rien d’autre à faire que tendre vers l’utile et s’assurer contre les dommages » (8 b). Dans cette perspective, l’accès du moi à la réalité échapperait à toute problématique : la façon dont le moi met fin à la satisfaction hallucinatoire du désir change de sens ; il fait l’épreuve de la réalité par l’intermédiaire des pulsions d’auto-conservation et tente ensuite d’imposer les normes de la réalité aux pulsions sexuelles (pour la discussion de cette conception voir : Épreuve de réalité et Moi-plaisir, moi-réalité) ;

d) La relation du moi au système Préconscient-Conscience, et notamment à la perception et à la motilité, devient très étroite ;

3° Dans la description du conflit défensif, et plus particulièrement dans la clinique de la névrose obsessionnelle, le moi s’affirme comme l’instance s’opposant au désir. Opposition que l’affect déplaisant vient signaler et qui prend d’emblée la forme d’une lutte entre deux forces où l’on reconnaît pareillement la marque de la pulsion ; voulant mettre en évidence l’existence d’une névrose infantile « complète » chez L’homme aux rats, Freud découvre : « une pulsion érotique et une révolte contre elle, un désir (non encore compulsif) et une crainte (déjà compulsive) qui lutte contre lui, un affect pénible et une poussée à accomplir des actions défensives » (9). C’est dans le souci de donner au moi, symétriquement à la sexualité, un support pulsionnel, que Freud est amené à décrire le conflit comme opposition des pulsions sexuelles et des pulsions du moi*.

Dans le même ordre d’idée, Freud s’interroge sur le développement des pulsions du moi, développement qu’il faudrait prendre en considération au même titre que le développement libidinal, et suggère que dans le cas de la névrose obsessionnelle le premier pourrait avoir été en avance sur le second (10).

4° Une nouvelle conception, celle du moi comme objet d’amour, se dégage pendant cette période, notamment sur les exemples de l’homosexualité et des psychoses ; elle va devenir dominante dans un certain nombre de textes des années 1914-1915 qui marquent un véritable tournant de la pensée freudienne.

IV. – Trois notions étroitement liées les unes aux autres s’élaborent en cette période charnière (1914-15) : le narcissisme*, l’identification* comme constitutive du moi, la différenciation au sein du moi de certaines composantes « idéales ».

1° On peut résumer ainsi ce que l’introduction du narcissisme entraîne quant à la définition du moi :

a) Le moi n’apparaît pas d’emblée ni même comme le résultat d’une différenciation progressive. Il exige pour se constituer « une nouvelle action psychique » (11 a) ;

b) Il se définit comme unité par rapport au fonctionnement anarchique et morcelé de la sexualité qui caractérise l’auto-érotisme* ;

c) Il s’offre comme objet d’amour à la sexualité au même titre qu’un objet extérieur. Dans la perspective d’une genèse du choix d’objet, Freud est même amené à poser la séquence : auto-érotisme, narcissisme, choix d’objet homosexuel, choix d’objet hétérosexuel ;

d) Cette définition du moi comme objet interdit de le confondre avec l’ensemble du monde intérieur du sujet. C’est ainsi que Freud tient à maintenir, à l’encontre de Jung, une distinction entre l’introversion* de la libido sur les fantasmes et un « retour de celle-ci au moi » (11 b) ;

e) Du point de vue économique, « le moi doit être considéré comme un grand réservoir de libido d’où la libido est envoyée vers les objets et qui est toujours prêt à absorber de la libido qui reflue à partir des objets » (12). Cette image du réservoir implique que le moi n’est pas simplement un lieu de passage pour l’énergie d’investissement mais le lieu d’une stase permanente de celle-ci et même qu’il est constitué comme forme par cette charge énergétique. D’où l’image d’un organisme, d’un « animalcule protoplasmique » (11 c) employée pour le caractériser ;

f) Enfin Freud décrit comme typique un « choix d’objet narcissique »* où l’objet d’amour est défini par sa ressemblance avec le propre moi de l’individu. Mais, au-delà d’un type particulier de choix d’objet, qu’illustrent par exemple certains cas d’homosexualité masculine, c’est l’ensemble de la notion de choix d’objet, y compris dans son type dit par étayage*, que Freud est amené à remanier pour y situer le moi du sujet.

2° Dans la même période, la notion d’identification s’enrichit considérablement : à côté de ses formes, reconnues d’emblée dans l’hystérie, où elle apparaît comme passagère, comme une façon de signifier dans un véritable symptôme une similitude inconsciente entre la personne et autrui, Freud en dégage des formes plus fondamentales ; elle n’est pas seulement l’expression d’une relation entre moi et une autre personne : le moi peut se trouver profondément modifié par l’identification, en devenant le reliquat intrasubjectif d’une relation intersubjective. C’est ainsi que, dans l’homosexualité masculine, « le jeune homme n’abandonne pas sa mère mais s’identifie avec elle et se transforme en elle […]. Ce qui est frappant dans cette identification, c’est sa portée : elle remanie le moi dans une de ses parties les plus importantes, le caractère sexuel, d’après le prototype de ce qui était antérieurement l’objet » (13).

3° De l’analyse de la mélancolie et des processus qu’elle met en évidence, la notion de moi sort profondément transformée.

a) L’identification à l’objet perdu, manifeste chez le mélancolique, est interprétée comme une régression à une identification plus archaïque, conçue comme un stade préliminaire du choix d’objet « … dans lequel le moi veut s’incorporer cet objet » (14 a). Cette idée ouvre la voie à une conception d’un moi qui non seulement serait remodelé par des identifications secondaires, mais se constituerait dès l’origine par une identification prenant pour prototype l’incorporation* orale ;

b) L’objet introjecté dans le moi est décrit par Freud en termes anthropomorphiques ; il est soumis aux pires traitements, il souffre, le suicide vise à le tuer, etc. (14 b) ;

c) Avec l’introjection de l’objet, c’est en fait toute une relation qui peut se trouver du même coup intériorisée. Dans la mélancolie, le conflit ambivalent envers l’objet va être transposé dans la relation au moi ;

d) Le moi n’est plus conçu comme la seule instance personnifiée à l’intérieur du psychisme. Certaines parties peuvent se séparer par clivage, notamment l’instance critique ou conscience morale : une partie du moi se pose face à une autre, la juge de façon critique, la prend pour ainsi dire comme objet.

Ainsi s’affirme l’idée déjà présente dans Pour introduire le narcissisme selon laquelle la grande opposition de la libido du moi et de la libido d’objet ne suffit pas à rendre compte de toutes les modalités du retrait narcissique de la libido. La libido « narcissique » peut avoir pour objets toute une série d’instances formant un système complexe et dont l’appartenance au système du moi est d’ailleurs connotée par les noms dont Freud les désigne : moi idéal*, idéal du moi*, surmoi*.

V. – Le « tournant » de 1920 : on voit que la formule, au moins en ce qui concerne l’introduction de la notion de moi, ne peut être acceptée qu’avec réserves. Néanmoins, on ne saurait récuser le propre témoignage de Freud sur le changement essentiel qui est alors intervenu. Il semble que si la seconde théorie topique fait du moi un système ou une instance, ce soit d’abord parce qu’elle vise à mieux se modeler sur les modalités du conflit psychique que ne le faisait la première théorie, dont on peut dire schématiquement qu’elle prenait pour référence majeure les différents types de fonctionnement mental (processus primaire et processus secondaire). Ce sont les parties prenantes dans le conflit, le moi comme agence défensive, le surmoi comme système d’interdits, le ça comme pôle pulsionnel, qui sont maintenant élevées à la dignité d’instances de l’appareil psychique. Le passage de la première à la seconde topique n’implique pas que les nouvelles « provinces » rendent caduques les délimitations précédentes entre Inconscient, Préconscient et Conscient. Mais, dans l’instance du moi, viennent se regrouper des fonctions et des processus qui, dans le cadre de la première topique, étaient répartis entre plusieurs systèmes :

1° La conscience, dans le tout premier modèle métapsychologique, constituait un véritable système autonome (système ω du Projet de psychologie scientifique) pour ensuite être rattachée par Freud, d’une façon qui n’alla jamais sans difficulté, au système Pcs (voir : Conscience) ; elle voit maintenant sa situation topique précisée : elle est le « noyau du moi » ;

2° Les fonctions reconnues au système Préconscient sont en majeure partie englobées dans le moi ;

3° Le moi, et c’est là le point sur lequel Freud insiste surtout, est pour une grande part inconscient. Ceci est attesté par la clinique et particulièrement par les résistances inconscientes dans la cure : « Nous avons trouvé dans le moi lui-même quelque chose qui aussi est inconscient, qui se comporte exactement comme le refoulé, c’est-à-dire qui produit des effets puissants sans devenir lui-même conscient et qui nécessite, pour être rendu conscient, un travail particulier » (15 a). Freud ouvrait là une voie largement explorée par ses successeurs : on a pu décrire des techniques défensives du moi qui ne sont pas seulement inconscientes au sens où le sujet en ignorerait les motifs et le mécanisme, mais parce qu’elles présentent une allure compulsive, répétitive, déréelle qui les apparente au refoulé contre quoi elles luttent.

Cet élargissement de la notion de moi implique qu’il se voit attribuer dans la seconde topique les fonctions les plus diverses : contrôle de la motilité et de la perception, épreuve de la réalité, anticipation, ordination temporelle des processus mentaux, pensée rationnelle, etc., maïs aussi méconnaissance, rationalisation, défense compulsive contre les revendications pulsionnelles. Comme on l’a remarqué, ces fonctions peuvent être regroupées en couples antinomiques (opposition aux pulsions et satisfaction des pulsions, insight et rationalisation, connaissance objective et déformation systématique, résistance et levée des résistances, etc.), antinomies qui ne font guère que refléter la situation assignée au moi par rapport aux deux autres instances et à la réalité (e). Selon le point de vue où se situe Freud, il met l’accent tantôt sur l’hétéronomie du moi, tantôt sur ses possibilités d’une relative autonomie. Le moi apparaît essentiellement comme un médiateur qui s’efforce de tenir compte d’exigences contradictoires ; il « … est soumis à une triple servitude, et de ce fait est menacé par trois sortes de dangers : celui qui vient du monde extérieur, celui de la libido du ça et celui de la sévérité du surmoi […]. Comme être-frontière, le moi tente de faire la médiation entre le monde et le ça, de rendre le ça docile au monde, de rendre le monde, grâce à l’action musculaire, conforme au désir du ça » (15 b).

VI. – L’extension prise par la notion de moi dans la théorie psychanalytique s’atteste à la fois dans l’intérêt que lui ont porté de nombreux auteurs et dans la diversité de leurs approches. C’est ainsi que toute une école s’est donnée pour objectif de mettre en relation les acquisitions psychanalytiques avec celles d’autres disciplines : psychophysiologie, psychologie de l’apprentissage, psychologie de l’enfant, psychologie sociale, de façon à constituer une véritable psychologie générale du moi (ζ). Une telle tentative fait intervenir des notions comme celle d’énergie désexualisée et neutralisée à la disposition du moi, de fonction dite « synthétique », et d’une sphère non conflictuelle du moi. Le moi est conçu avant tout comme un appareil de régulation et d’adaptation à la réalité dont on cherche à retracer la genèse, par des processus de maturation et d’apprentissage, à partir de l’équipement sensori-moteur du nourrisson. Même si l’on peut trouver à l’origine de tel de ces concepts des points d’appui dans la pensée freudienne, il paraît plus difficile d’admettre que la dernière théorie de l’appareil psychique trouve là son expression la plus adéquate. Certes il ne saurait être question d’opposer à cette orientation de l’ego psychology un exposé de ce qui serait la « véritable » théorie freudienne du moi : on est plutôt frappé par la difficulté à situer sur une seule ligne de pensée l’ensemble des apports psychanalytiques à la notion de moi. Schématiquement, on peut tenter de regrouper les conceptions freudiennes en deux orientations, ceci en envisageant les trois problèmes majeurs que posent la genèse du moi, sa situation topique – principalement son statut à l’égard du ça – enfin ce qu’on entend, du point de vue dynamique et économique, par énergie du moi.

A) Dans une première perspective, le moi apparaît comme le produit d’une différenciation progressive du ça résultant de l’influence de la réalité extérieure ; cette différenciation part du système Perception-Conscience, comparé à la couche corticale d’une vésicule de substance vivante : le moi « … s’est développé à partir de la couche corticale du ça qui, aménagée pour recevoir et écarter les excitations, se trouve en contact direct avec l’extérieur (la réalité). Prenant son point de départ dans la perception consciente, le moi soumet à son influence des domaines toujours plus vastes, des couches toujours plus profondes du ça » (16).

Le moi peut alors être défini comme un véritable organe qui, quels que soient les échecs effectifs qu’il connaisse, est, dans son principe, en tant que représentant de la réalité, destiné à assurer une maîtrise progressive des pulsions : « Il s’efforce de faire régner l’influence du monde extérieur sur le ça et ses tendances, il cherche à mettre le principe de réalité à la place du principe de plaisir qui règne sans restriction dans le ça. La perception joue, pour le moi, le rôle qui revient à la pulsion dans le ça » (15 c). Comme Freud l’indique lui-même, la distinction du moi et du ça rejoint alors l’opposition entre raison et passions (15 d).

Le problème de l’énergie dont disposerait le moi ne va pas, dans une telle conception, sans difficultés. En effet, dans la mesure où le moi est le produit direct de l’action du monde extérieur, comment pourrait^il tirer de celui-ci une énergie capable d’opérer au sein d’un appareil psychique fonctionnant par définition avec son énergie propre ? Parfois Freud est conduit à faire intervenir la réalité non plus seulement comme donnée extérieure dont l’individu a à tenir compte pour régler son fonctionnement, mais avec tout le poids d’une véritable instance (au même titre que les instances de la personnalité psychique que sont le moi et le surmoi), opérant dans la dynamique du conflit (17). Mais, si la seule énergie dont dispose l’appareil psychique est l’énergie interne venant des pulsions, celle dont disposerait le moi ne peut être que seconde, dérivée du ça. Cette solution, qui est la plus généralement admise par Freud, ne pouvait manquer de conduire à l’hypothèse d’une « désexualisation » de la libido, hypothèse dont on peut penser qu’elle ne fait que localiser dans une notion, à son tour bien problématique, une difficulté de la doctrine (η).

La conception que nous venons ici de rappeler, soulève, prise dans son ensemble, deux questions majeures : d’une part, comment comprendre la thèse, sur laquelle elle repose, d’une différenciation du moi au sein d’une entité psychique dont le statut est mal précisé, et, d’autre part, toute une série d’apports essentiels et proprement psychanalytiques à la notion de moi ne sont-ils pas difficiles à intégrer dans cette genèse quasi idéale de l’appareil psychique ?

L’idée d’une genèse du moi est lourde d’ambiguïtés, qui d’ailleurs ont été maintenues par Freud tout au long de son œuvre et qui ne sont qu’aggravées avec le modèle proposé dans Au-delà du principe de plaisir (Jenseits des Lustprinzips, 1920). En effet l’évolution de la « vésicule vivante » invoquée dans ce texte peut être conçue à différents niveaux : phylogenèse de l’espèce humaine, voire de la vie en général, évolution de l’organisme humain ou encore différenciation de l’appareil psychique à partir d’un état indifférencié. Quelle valeur convient-il alors de reconnaître à cette hypothèse d’un organisme simplifié qui édifierait ses limites propres, son appareil récepteur et son pare-excitation* sous l’impact des excitations externes ? S’agit-il d’une simple comparaison venant illustrer par une image plus ou moins valablement empruntée à la biologie (le protozoaire), la relation de l’individu psychique à ce qui lui est extérieur ? Dans ce cas, le corps devrait être, en toute rigueur, considéré comme faisant partie de l' « extérieur » par rapport à ce qui serait une vésicule psychique, mais ce serait là une idée tout à fait contraire à la pensée de Freud : il n’y a jamais eu pour lui d’équivalence entre les excitations externes et les excitations internes, ou pulsions, qui attaquent constamment, de l’intérieur, l’appareil psychique et même le moi, sans possibilité de fuite. On est donc amené à chercher une relation plus étroite entre cette représentation biologique et sa transposition psychique. Freud prend parfois appui sur une analogie réelle existant par exemple entre les fonctions du moi et les appareils perceptifs et protecteurs de l’organisme : tout comme le tégument est la surface du corps, le système perception-conscience est à la « surface » du psychisme. Une telle vue amène à concevoir l’appareil psychique comme le résultat d’une spécialisation des fonctions corporelles, le moi comme le produit terminal d’une longue évolution de l’appareil d’adaptation.

Enfin, à un autre niveau, on peut se demander si l’insistance de Freud à utiliser cette image d’une forme vivante définie par sa différence de niveau énergétique avec l’extérieur, possédant une limite soumise à des effractions, limite qui est sans cesse à défendre et à reconstituer, ne trouve pas son fondement dans une relation réelle entre la genèse du moi et l’image de l’organisme, relation que Freud n’a formulée explicitement qu’en de rares occasions : « Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface mais il est lui-même la projection d’une surface » (15 e). « Le moi est en dernier ressort dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui naissent de la surface du corps. Il peut ainsi être considéré comme une projection mentale de la surface du corps à côté du fait […] qu’il représente la superficie de l’appareil mental » (θ). Une telle indication invite à définir l’instance du moi comme fondée sur une opération psychique réelle consistant en une « projection » de l’organisme dans le psychisme.

B) Cette dernière remarque inviterait à elle seule à regrouper toute une série d’idées, centrales en psychanalyse, qui permettent de définir une autre perspective. Celle-ci n’élude pas le problème de la genèse du moi ; elle en cherche la solution, non en recourant à l’idée d’une différenciation fonctionnelle, mais en faisant intervenir des opérations psychiques particulières, véritables précipitations dans le psychisme de traits, d’images, de formes empruntées à l’autre humain (voir notamment : Identification, Introjection, Narcissisme, Stade du miroir, « Bon » objet-« mauvais » objet). Les psychanalystes se sont attachés à rechercher les moments électifs et les étapes de ces identifications, à définir celles qui sont les identifications spécifiques aux différentes instances : moi, moi idéal, idéal du moi, surmoi. On notera que la relation du moi à la perception et au monde extérieur prend alors un sens nouveau sans être pour autant supprimée : le moi n’est pas tant un appareil qui viendrait se développer à partir du système Perception-Conscience qu’une formation interne trouvant son origine dans certaines perceptions privilégiées, qui proviennent non du monde extérieur en général mais du monde interhumain.

Du point de vue topique, le moi se voit alors défini, plutôt que comme une émanation du ça, comme un objet visé par celui-ci : la théorie du narcissisme et la notion corrélative d’une libido orientée sur le moi ou sur un objet extérieur, selon une véritable balance énergétique, loin d’être abandonnée par Freud avec l’avènement de la seconde topique, sera réaffirmée par lui jusque dans ses derniers écrits. La clinique psychanalytique, principalement celle des psychoses, vient encore plaider en faveur d’une telle conception : dépréciation et haine du moi chez le mélancolique, élargissement du moi jusqu’à le faire fusionner avec le moi idéal chez le maniaque, perte des « frontières » du moi, par désinvestissement de celles-ci dans les états de dépersonnalisation (comme l’a mis en valeur P. Federn), etc.

Enfin la difficile question du support énergétique qu’il faudrait reconnaître aux activités du moi gagne à être examinée en relation avec la notion d’investissement narcissique. Le problème est moins alors de savoir ce que signifie l’hypothétique changement qualitatif, nommé désexualisation ou neutralisation, que de comprendre comment le moi, objet libidinal, peut se poser, non seulement comme un « réservoir », mais comme sujet des investissements libidinaux qui en émanent.

Cette seconde ligne de pensée, dont nous avons donné ici quelques éléments, se présente dans la mesure même où elle reste plus proche de l’expérience et des découvertes analytiques, comme moins synthétiques que la première ; elle laisse notamment pendante la tâche nécessaire d’articuler à une théorie proprement psychanalytique de l’appareil psychique toute une série d’opérations, d’activités, que, dans un souci de bâtir une psychologie générale, une école psychanalytique a cataloguées, comme si cela allait de soi, parmi les fonctions du moi.

▲ (α) Pourtant, dans les passages des Études sur l’hystérie (Studien über Hysterie, 1895) où il est question du moi, Freud sait bien utiliser d’autres termes spécifiques pour désigner das Individuum, die Person.

(β) Comme l’attesterait à soi seule la célèbre formule « Wo Es war, soll Ich werden », littéralement : « où ça était, je (moi) dois advenir », qui vient conclure un long développement sur le moi, le ça et le surmoi.

(γ) Un certain nombre de caractères du moi permettent de comparer le moi du Projet de psychologie scientifique avec ce que la pensée contemporaine a nommé une Gestalt, une forme : limites relativement fixes avec, cependant, possibilité de certaines fluctuations qui ne bouleversent pas l’équilibre de la forme, garanti par la permanence du noyau (Ichkern) ; constance d’un niveau énergétique par rapport au reste du psychisme ; bonne circulation énergétique à l’intérieur du moi, contrastant avec la barrière que constitue sa périphérie ; effet d’attraction et d’organisation (décrit par Freud sous la dénomination d’investissement latéral : Nebenbesetzung) exercé par le moi sur les processus qui se déroulent à l’extérieur de ses propres limites. De même, une Gestalt polarise et organise le champ sur lequel elle se détache, structure son fond ». Loin que le moi soit le lieu, voire le sujet de la pensée, et en général des processus secondaires, ceux-ci peuvent être compris comme l’effet de son pouvoir régulateur.

(δ) On pourrait alors faire l’hypothèse suivante : si la fonction défensive et l’instance même du moi s’estompent dans la métapsychologie de L’interprétation du rive, n’est-ce pas parce que le moi dans le sommeil se trouve dans une position tout à fait différente de celle qu’il occupe dans le conflit défensif ? il n’est plus un pôle de celui-ci. Son investissement narcissique (désir de dormir) l’élargit, pourrait-on dire, aux dimensions de la scène du rêve, en même temps qu’il tend à le faire coïncider avec le moi corporel (18).

(ε) Pour une critique des incohérences et des insuffisances de la théorie commune des fonctions du moi, on se référera au travail de D. Lagache, La psychanalyse et la structure de la personnalité (19).

(ζ) Cf. particulièrement l’œuvre de Hartmann, Kris et Lœwenstein et celle de D. Rapaport.

(η) Certains auteurs, sensibles à cette difficulté, ont cherché à doter le moi d’une pulsion spécifique comportant ses appareils, ses schèmes d’exécution et son plaisir propre. C’est ainsi qu’I. Hendricks a décrit un « instinct to master » (voir : Pulsion d’emprise).

(θ) Cette note, comme l’indiquent les éditeurs de la Standard Edition ne figure pas dans les éditions allemandes de Le moi et le ça. Elle apparaît dans la traduction anglaise de 1927 où il est précisé qu’elle a reçu l’approbation de Freud (20).

(1) Hartmann (H.). Comments on the Psychoanalytic Theory of the Ego, in Psycho-analitic Study of the Child, vol. V, p. 84-5.

(2) Janet (P.). L’automatisme psychologique, Alcan, Paris, 1889, p. 367.

(3) Janet (P.). L’état mental des hystériques, Alcan, Paris, 1893-94, p. 443 (de la 2e éd., 1911).

(4) Breuer (J.) et Freud (S.), a) G.W., I, 295-6 ; S.E., II, 291 ; Fr., 236. – b) G.W., 1,280 ; S.E., II, 278 ; Fr.,225. – c) G.W., 1,294-5 ; S.E., II, 290 ; Fr., 235. – dj Cf. G.W., I, 174 ; S.E., II, 116 ; Fr., 91.

(5) Freud (8.). a) Ail., 432 ; Angl., 410 ; Fr., 364. – b) Ail., 438 ; Angl., 416 ; Fr., 369. – c) AU., 411 ; Angl., 388-9 ; Fr., 344.

(6) Cf. Freud (S.). Über den Traum, 1901. G.W., II-III, 692-4 ; S.E., V, 679-80 ; Fr., 151-5.

(7) Cf. Freud (S.). A note on the Unconscious in Psycho-Analysis, 1912. Das Unbewusste, 1915. Die Verdrängung, 1915.

(8) Freud (S.). Pormulierungen über die zwei Prinzipien des psychischen Geschehens, 1911. – a) G.W., VIII, 231 ; S.E., XII, 219. – b) G.W., VIII, 235 ; S.E., XII, 223.

(9) Freud (S.). Bemerkungen über einen Fall von Zwangsneurose, 1909. G.W., VII, 389 ; S.E., X, 163 ; Fr., 205.

(10) Freud (S.), Die Disposition zur Zwangsneurose, 1913. G.W., VIII, 451 ; S.E., XII, 324-5.

(11) Freud (S.). Zur Einführung des Narzissmus, 1914. – a) G.W., X, 142 ; S.E., XIV, 77. – b) G.W., X, 146 ; S.E., XIV, 80-1. – c) G.W., X, 141 ; S.E., XIV, 75.

(12) Freud (S.). « Psychoanalyse » und « Libidotheorie », 1923. G.W., XIII, 231 ; S.E., XVIII, 257.

(13) Freud (S.). Massenpsychologie und Ich-Analyse, 1921. G.W., XIII, 111 ; S.E., XVIII, 108 ; Fr., 121.

(14) Freud (S.). Trauer und Melancholie, 1915. – a) G.W., X, 436 ; S.E., XIV, 249 ; Fr., 204. – b) Cf. G.W., X, 438-9 ; S.E., XIV, 251 ; Fr., 207.

(15) Freud (S.). Das Ich und das Es, 1923. – a) G.W., XIII, 244 ; S.E., XIX, 17 ; Fr., 170. – b) G.W., XIII, 286 ; S.E., XIX, 56 ; Fr., 214. – c) G.W., XIII, 252-3 ; S.E., XIX, 25 ; Fr., 179. – d) GAV., XIII, 253 ; S.E., XIX, 25 ; Fr., 179. – e) G.W., XIII, 253 ; S.E., XIX, 26 ; Fr., 179.

(16) Freud (S.). Abriss der Psychoanalyse, 1938. G.W., XVII, 129 ; S.E., XXIII, 198-9 ; Fr., 74.

(17) Cf. particulièrement Freud (S.). Neurose und Psychose, 1924, et Der liealitàtsver-lust bei Neurose und Psychose, 1924.

(18) Cf. Freud (S.). Metapsychologische Ergänzung zur Traumlehre, 1915. G.W., X, 413 ; S.E., XIV, 223 ; Fr., 165.

(19) In La Psychanalyse, P.U.F., Paris, vol. 6, plus particulièrement chap. VI.

(20) Cf. S.E., XIX, 26.