Des psychonévroses1

Pour tenter de répondre à l’invitation flatteuse que m’a faite la Société de Médecine de Budapest d’exposer devant vous un chapitre de la neurologie, deux voies s’offrent à moi.

La première serait d’aborder successivement toutes les névroses fonctionnelles et de rapporter à propos de chaque groupe morbide tous les faits nouveaux apparus au cours de ces dernières années. Après mûre réflexion, j’ai renoncé à ce projet ; car si je ne voulais que citer simplement toutes les formations pathologiques rassemblées aujourd’hui sous la dénomination générale de « névroses fonctionnelles », je serais confronté à un tel chaos, une telle avalanche de constructions verbales gréco-latines — et surtout barbares — que je crains d’accroître seulement la confusion qui règne encore actuellement dans le domaine des névroses.

J’ai donc songé à une deuxième méthode. Au lieu de considérer les choses de façon fragmentaire, je tenterai d’en donner une vue d’ensemble, après les avoir passées au filtre de l’expérience personnelle.

Un des auteurs allemands les plus spirituels du XVIIIe siècle, Georg Christian Lichtenberg, souleva un jour cette question paradoxale : pourquoi les chercheurs scientifiques ne songent-ils jamais à se servir non seulement de lentilles grossissantes, mais aussi de lentilles réductrices ? Cela revient à dire qu’il serait profitable d’abandonner de temps en temps la perpétuelle recherche en profondeur qui se perd dans les détails aux dépens de la vue d'ensemble, pour considérer la totalité des résultats obtenus, avec une certaine distance. Il exprime ainsi approximativement la même idée que Herbert Spencer qui estime que toute évolution naturelle passe par une phase où la différenciation doit céder le pas à une activité d’intégration.

Dès lors, si j’examine toutes les névroses à travers ces lentilles réductrices, leur multiplicité aboutit tout naturellement à deux groupes qui ne peuvent être simplifiés davantage.

Un des groupes de névroses se situe essentiellement sur le plan somatique, même si elles affectent également la vie mentale (car aucune maladie organique ne reste sans effet psychique). Par contre l’autre grand groupe de névroses (malgré la présence de phénomènes organiques) ne s’explique que par des faits relevant du seul plan psychique.

Vous serez étonnés sans doute qu’à l’époque actuelle du monisme l’on puisse classer les maladies sur une base aussi dualiste. Je m’empresse donc de signaler que théoriquement je suis moi-même adepte de cette conception philosophique que l’on appelle le monisme agnostique qui reconnaît, comme son nom l’indique, un principe unique à la base de tous les phénomènes existants ; toutefois nous devons ajouter aussitôt avec modestie que nous ne savons rien, ni ne pouvons rien savoir, quant à la nature de ce principe de base. J’estime cependant que le monisme n’est qu’un acte de foi philosophique, un idéal vers lequel nous devons tendre, mais qui dépasse de si loin les limites actuelles de notre savoir que nous ne pouvons guère pour le moment espérer en tirer un bénéfice pratique. Car à quoi bon se leurrer, telles que les choses se présentent actuellement, nous ne pouvons analyser les phénomènes naturels que sur une base uniquement physique pour les uns, uniquement psychique pour les autres.

Certes le parallélisme psycho-physiologique incite à penser que toutes les manifestations de la vie organique, y compris donc la physiologie des cellules osseuses, musculaires, conjonctives, ont leur psychologie propre. Mais il est bien évident que ce chapitre de la psychologie physiologique n’en est encore aujourd’hui qu’au stade d’une séduisante hypothèse.

Mais il n’est pas moins erroné d’essayer d’expliquer les phénomènes psychiques à partir de notions d’anatomie et de physiologie, comme c’est la mode de nos jours ; car en vérité, nous ignorons tout de l’aspect physiologique de la vie mentale. Nos connaissances se réduisent exclusivement aux localisations cérébrales des organes des sens et des centres de la coordination motrice. Flechsig a tenté, il est vrai, de créer une phrénologie moderne, en s’appuyant principalement sur la chronologie du développement embryonnaire du cerveau, mais tout son système complexe, les trois ou quatre douzaines de centres psychiques dont il présume l’existence et les fibres de projection et d’association qui y aboutissent, présente un caractère tellement artificiel qu’il est inutile de nous y attarder.

Les recherches visant à déceler des modifications cérébrales anatomiques correspondant aux différentes maladies mentales sont également restées vaines ; ces recherches avaient pour but de trouver un lien entre les modifications constatées et les symptômes psychiques présentés par l’individu, puis d’en déduire la signification psychologique des différentes parties du cerveau. Cependant, l’examen du cerveau ne montre aucune modification ni dans la manie et la mélancolie, ni dans la paranoïa, l’hystérie ou la névrose obsessionnelle ; dans d’autres affections (paralysie générale, alcoolisme, démence sénile) on en trouve, il est vrai, mais sans qu’il soit possible de démontrer le rapport exact entre la lésion cérébrale et le tableau psycho-pathologique ; aussi pouvons-nous affirmer sans crainte que nous en savons aussi peu à ce jour sur le principe anatomo-pathologique des psychonévroses que sur les rapports matériels du fonctionnement mental en général.

Or, si nos savants admettent, bon gré mal gré, leur ignorance quant au mécanisme fonctionnel de la matière pensante, ils ne peuvent, semble-t-il, se résigner à l’admettre en ce qui concerne la pathologie de celle-ci. Autant il serait peu honnête de parler de mouvements moléculaires des cellules cérébrales au lieu de sentiment, pensée ou volonté, autant il serait mal fondé aujourd’hui de décrire les psychoses et psychonévroses dites fonctionnelles en brandissant des termes d’anatomo-pathologie, de physiologie, de physique et de chimie. Apparemment nos savants estiment que la docta ignorantia est plus facile à supporter que la indocta ignorantia, c’est-à-dire que l’ignorance habillée de termes savants est moins humiliante que l’aveu candide de celle-ci.

Mais supposons que l’évolution de la biologie et de la technique permette un jour à l’homme de percevoir en lui-même le fonctionnement des cellules cérébrales accompagnant ses propres sensations ; la psychologie introspective, « dirigée vers le dedans », n’en garderait pas moins toute sa valeur.

En dernière analyse, la perception ne peut déterminer que les lois régissant les mouvements des particules de matière : molécules, atomes, électrons ; mais les mouvements des électrons, atomes molécules, ne pourront jamais susciter en nous la même perception qu’un son ou une couleur. Nous ne pourrons jamais comprendre, sur une base exclusivement mécanique, les sentiments d’un être bouleversé par les émotions et les modifications produites dans le psychisme par une maladie mentale.

Pour bien comprendre la vie mentale normale ou pathologique, nous ne pourrons jamais nous passer de l’observation directe des variations affectives qui se produisent en nous ; l’on peut même dire que la science de la psychologie introspective a plus de chances de survivre que la science mécaniste. Quelques découvertes imprévues de ces dernières décades ont bouleversé les fondements de la physique, tandis que la philosophie se maintient solidement sur les bases que lui ont données Descartes, Hume, Kant et Schopenhauer.

Je ne pouvais vous épargner cette digression philosophique. À ce propos il me vient à l’esprit une autre remarque du même Lichtenberg déjà cité ; lorsqu’on lui posa la question : « est-ce une bonne chose, de faire de la philosophie ? », il répondit que l’on pourrait aussi bien demander : « est-ce une bonne chose que de se raser ? ». Car il estime que la philosophie se manie comme le rasoir : il convient de ne pas se blesser avec. Pour ne pas m’exposer à ce danger, je me contenterai de répéter que dans l’état actuel de nos connaissances seule la classification dualiste des névroses peut se justifier.

Nous rangeons dans le groupe des névroses organiques ou, comme j’ai l’habitude de les appeler, physionévroses, la chorée, le myxœdème, la maladie de Basedow, la neurasthénie vraie, la névrose d’angoisse telle que la définit Freud, etc2. Toutes ces maladies ont pour origine certaine ou très probable une modification du métabolisme du système nerveux. Mais je ne puis aborder ce groupe dans le cadre de cette conférence ; je vous demanderai aujourd’hui de consacrer toute votre attention à l’autre grand groupe de maladies nerveuses dont la cause pathogène, le principe et la plupart des symptômes sont d’ordre mental, psychique.

Il y a deux psychonévroses dont l’importance est particulièrement grande dans la pratique. L’une est l'hystérie, l’autre la névrose obsessionnelle ou maladie des actes obsessionnels et des idées obsédantes.

D’emblée il faut noter que la transition entre les psycho-névroses et la vie mentale dite normale d’une part, les psychoses dans le sens étroit du terme de l’autre, ne comporte pas de limite nette, de sorte que distinguer psychoses et psychonévroses comme nous le faisons est un euphémisme. En ce qui concerne les idées obsédantes, j’ai déjà exprimé cette opinion en ce même lieu, il y a des années ; cependant, l’expérience m’a convaincu qu’il en est de même pour toutes les névroses d’ordre psychique. Certes, les psychoses et les psychonévroses peuvent se différencier suivant leur gravité, leur pronostic, c’est-à-dire d’un point de vue pratique. Mais il n’y a aucune différence fondamentale entre le déchaînement émotionnel de l’homme « normal », les crises affectives de l’hystérique et la furie du malade mental.

Cette interprétation psychologique des psychoses et des psychonévroses est fort ancienne ; cependant, sous l’empire des conceptions matérialistes et mécanistes, les psychologues voulurent, eux aussi, recourir aux méthodes d’expérimentation et d’observation qui ont si bien servi les sciences naturelles exactes, évitant soigneusement toute confusion avec les psychologues « laïques » qui observaient les phénomènes mentaux naïvement sur eux-mêmes et les autres. C’est ainsi que les médecins et les savants naturalistes ont complètement renoncé à cette source — la plus riche — de la science psychologique, abandonnant sans hésiter ce passionnant matériel aux littéraires. Comme si la science n’avait pas le droit d’intéresser, la psychologie scientifique se détournait complètement des problèmes petits et grands de la vie quotidienne. Avec une prodigieuse application l’on a rassemblé une masse considérable de données sur la physiologie sensorielle en particulier, et les rapports temporels des manifestations élémentaires du fonctionnement mental. Mais il manquait une idée directrice à cette masse de matériel scientifique et les données psychologiques s’accumulaient sans qu’apparaisse et s’impose aucune conception fondamentalement nouvelle depuis Fechner et Wundt. Aussi j’estime que l’activité scientifique de Freud représente un tournant dans la psychologie, car il a su renouer le lien entre la science et la psychologie de la vie et tirer parti des trésors en friche de la psychologie.

J’ai déjà eu l’occasion d’exposer devant mes honorables confrères la genèse des théories de Freud et la méthode d’analyse psychologique qui lui a permis de les établir. Je voudrais aujourd’hui me limiter aux progrès que l’étude des psychonévroses doit à l’analyse.

D’une façon générale la nouvelle psychologie se base sur le « principe de déplaisir » qui régit les processus mentaux et que je pourrais décrire comme la tendance égoïste à éviter autant que possible les émotions désagréables et le désir d’obtenir avec un minimum d’effort un maximum de satisfactions.

Cependant, l’homme n’est pas seul au monde ; il doit s’intégrer dans un réseau de liens sociaux complexes qui l’oblige dès sa petite enfance à renoncer à satisfaire une grande partie de ses désirs naturels. Voire même, l’éducation l’amène à considérer que le sacrifice de soi pour le bien de la communauté est une chose belle, bonne et digne de ses plus hautes ambitions.

C’est dans le domaine des désirs sexuels que la société actuelle exige le plus de sacrifices. Tous les efforts de l’éducation contribuent à étouffer ces désirs et, en fait, la plupart des hommes s’adaptent apparemment sans grand dommage à cet ordre social.

La méthode d’analyse psychologique a montré que cette adaptation se fait grâce à un mécanisme mental particulier qui consiste à immerger dans l’inconscient les désirs irréalisables, avec tous les souvenirs et pensées qui s’y rapportent. Dans un langage plus simple : ces désirs, et tout ce qui s’y rattache, sont « oubliés ». Cet oubli cependant ne signifie pas la suppression totale de ces tendances et groupes de représentations ; les complexes refoulés subsistent sous le seuil de la conscience et peuvent même, dans certaines conditions, resurgir ultérieurement. Mais l’homme dit normal se défend avec succès contre la reproduction de ces désirs et souvenirs en construisant des remparts protecteurs autour des complexes ; la pudeur, la honte, le dégoût lui dissimulent jusqu’au bout les désirs qu’il ressent comme honteux, méprisables et répugnants.

Voici ce qui se passe chez l’homme normal. Mais chez l’individu particulièrement prédisposé ou dont les complexes refoulés possèdent une force exceptionnelle, ce mécanisme de refoulement est débordé, ce qui entraîne la production des symptômes pathologiques.

J’ai souvent entendu l’objection : pourquoi la psychanalyse accorde-t-elle un rôle aussi prépondérant dans l’étiologie des psychonévroses au refoulement sexuel, précisément ? Pourtant la réponse est très simple.

Goethe a dit que « c’est la faim et l’amour qui gouvernent le monde », ce que les biologistes expriment en disant que l’instinct de conservation et l’instinct de reproduction sont les plus puissantes tendances de l’être vivant. Maintenant, imaginons que c’est la prise de nourriture qui soit considérée comme une activité honteuse que l’on peut pratiquer à condition de ne jamais en parler ; si le mode d’alimentation et ses objets étaient soumis à un rituel aussi sévère que la satisfaction sexuelle dans notre société : c’est le refoulement de l’instinct de conservation qui jouerait sans doute le rôle principal dans l’étiologie des psychonévroses.

Il est possible que la prédominance de la sexualité dans l’étiologie des maladies du psychisme puisse être attribuée à notre organisation sociale plutôt qu’à la nature spécifique de cette cause pathogène.

Ces faits nouveaux ou récemment découverts, révélés au moyen d’une méthode nouvelle, s’opposent à bien des égards à toutes les hypothèses actuelles des neurologues, essentiellement basées sur l’anatomie et la physiologie. Mais comme le disait Claude Bernard, lorsque des faits nouveaux s’opposent à des théories anciennes, il faut retenir les faits et abandonner les théories. Certes, la nouvelle théorie selon Freud de l’origine sexuelle des psychonévroses ne donne pas la solution ultime du problème — il n’y a guère de solutions ultimes en sciences — mais j’ai la conviction qu’il n’en existe pas actuellement de meilleure pour expliquer les faits et en éclairer les rapports.

Pour classer les psychonévroses à partir de cette nouvelle psychologie, une excellente base nous est fournie par le comportement de l’individu en rapport avec le groupe de représentations affectivement chargé et imparfaitement refoulé, appelé « complexe ».

L’homme atteint de nécrose obsessionnelle, pour se débarrasser du complexe devenu gênant, déplace les affects liés au complexe sur des pensées plus anodines, moins pénibles, qui dès lors se manifesteront sans cesse et apparemment sans raison.

L'hystérique va plus loin encore ; l’affect n’est plus admis dans la conscience mais rejeté dans la sphère organique. Le malade hystérique représente les désirs intolérables et la lutte qu’il leur livre par des symboles organiques, des modifications de la motricité ou de la sensibilité. Les anesthésies hystériques, les douleurs, les paralysies sont donc les symboles de pensées que le « principe de déplaisir » écarte de la conscience, détourne vers des voies erronées. De nombreux observateurs dignes d’estime ont comparé l’hystérique à un enfant mal élevé ; la vieille neurologie nous a rarement gratifiés d’une description aussi juste de l’hystérie, car effectivement, les manifestations capricieuses de l’hystérique dissimulent l’enfant qui vit en chacun de nous à l’état refoulé.

Mais les solutions observées dans l’hystérie ou la névrose obsessionnelle ne sont pas les seules possibles ; il y a d’autres manières encore de se débarrasser des complexes de représentations désagréables. Par exemple le paranoïaque expulse tout simplement de son moi les représentations devenues insupportables au moyen de la projection.

La philosophie nous a appris que le moi et le monde extérieur, les impressions sensorielles et les émotions, forment en nous un monde unique ; c’est l’expérience concrète, le point de vue pratique en quelque sorte, qui nous amène au cours du développement à différencier le complexe de représentations appartenant au moi et soumis à sa volonté, et les complexes de représentations appartenant au monde extérieur qui n’obéissent pas à la volonté du moi. Mais la frontière est mobile entre les représentations du moi et les représentations du monde extérieur ; de même que, dans les limites de la normale, nous pouvons observer la tendance à déplacer sur autrui et sur l’extérieur ce qu’il nous est pénible de supporter en nous-mêmes, de même le paranoïaque se soulage en rejetant du moi les complexes intolérables, élaborant des sensations à partir de sentiments, le monde extérieur à partir d’une fraction du moi. Au lieu de reconnaître son amour, sa haine ou sa jalousie — sentiments que sa conscience refuse la plupart du temps pour des raisons morales — ces pensées d’amour et de haine lui sont soufflées, sous une forme déguisée, par des êtres invisibles, ou bien elles se déroulent devant ses yeux, symboliquement, en visions fantastiques, ou encore elles lui apparaissent dans les traits ou les gestes des autres. Nous appelons projection ce mode de défense constaté dans la paranoïa, car en fait, ce n’est guère que la projection des émotions du moi sur le monde extérieur.

Le quatrième mode de défense se rencontre dans la psychologie de la démence précoce. Selon Jung et Abraham, les malades atteints de démence précoce ne sont certes pas déments au sens d’être incapables d’enchaîner logiquement leurs idées ; mais ils ont si totalement retiré leur intérêt du monde extérieur que celui-ci a cessé pour ainsi dire d’exister pour eux. Lorsqu’une lueur d’intérêt jaillit parfois, il apparaît que le mécanisme logique est intact. Des manifestations intermittentes de l’intelligence aussi brusques et totales que celles que nous observons dans la démence précoce, seraient inimaginables dans une démence organique.

La démence précoce ramène vers le moi tout l’intérêt et toute l’énergie affective retirée du monde extérieur ; c’est ce qui explique les idées de grandeur, les habitudes infantiles, la reviviscence des modes de satisfaction auto-érotiques, l’irresponsabilité face aux exigences culturelles, l’annulation, le rejet à peu près total du monde extérieur.

Nous retrouvons ces mêmes quatre modes de défense contre les représentations pénibles dans le cadre du fonctionnement mental normal. Un homme qui éprouve un grand chagrin, ou qui est contraint de refouler ses sentiments d’amour ou de haine, symbolisera ses sentiments par tout son comportement comme l’hystérique, ou bien les déplacera sur la représentation de n’importe quel objet ou personne en association d’idées avec le véritable objet de l’affect ; la raison ici n’intervient pas plus que dans le déplacement d’affects de l’obsessionnel. Celui qui a peur d’affronter ses propres sentiments et les mobiles inavouables qui le font agir cherche volontiers le défaut en autrui : quelle est la différence avec la projection paranoïaque ? Et l’individu déçu par le monde entier et par les hommes, ne deviendra-t-il pas un être égoïste, renfermé, qui contemple avec indifférence l’agitation des autres et dont tout l’intérêt est retenu par son propre bien-être ; ses propres satisfactions physiques et psychiques ?

Je voulais montrer dans ce qui précède comment le mécanisme psychologique obéit aux mêmes lois fondamentales dans la vie psychique normale, les psychonévroses et les psychoses fonctionnelles.

Voici comment Brücke a défini l’état de maladie : « La maladie c’est de la vie dans d’autres conditions ». La maladie, c’est aussi une façon de vivre, mais dans des conditions différentes de celles de la vie saine. Ceci peut s’appliquer aux maladies mentales ; les psychoses fonctionnelles et les psychonévroses ne montrent pas de différence essentielle avec la vie mentale saine ; les processus mentaux normaux s’expliquent par des faits psychiques, tout comme les symptômes des maladies mentales fonctionnelles se ramènent nécessairement à des modifications de la vie psychique.

Aucune connaissance de l’anatomie du cerveau n’a pu amener les écrivains, qui considèrent la vie d’un regard naïf mais pénétrant, à rejeter la conviction que les bouleversements psychiques peuvent à eux seuls provoquer des maladies psychiques. Les médecins en étaient encore à s’acharner sur les hypothèses stériles concernant les mouvements moléculaires des cellules cérébrales, lorsque Ibsen écrivit son drame intitulé « La Dame de la Mer », où il analysait à peu près parfaitement l’obsession de son héroïne dont l’origine est un conflit psychique, symbolisé par son attachement absurde à la mer. Madame Agnès de Jànos Arany, qui lave ses draps blancs dans le ruisseau, souffre de démence précoce ; sa stéréotypie est entièrement expliquée par la tragédie contenue dans la ballade, et qui ressemble fort à ces drames d’amour qui donnent la clef des actes stéréotypés des malades mentaux analysés à la clinique de Zürich. L’obsession de propreté de Lady Macbeth se comprend beaucoup plus facilement depuis que nous savons que les névrosés d’aujourd’hui symbolisent de cette même façon les taches morales qu’ils ne peuvent ni avouer ni reconnaître.

Ne sous-estimons pas les écrivains. Ils sont les visionnaires de l’avenir que les recherches scientifiques parcellaires n’ont pas rendus myopes, suivant cette phrase de Lichtenberg, déjà tant cité aujourd’hui : « Les spécialistes ignorent souvent l’essentiel ». En effet, souvent sa science empêche le spécialiste d’observer sans préjugés.

Nous nous sommes moqués du romancier naïf qui, embarrassé pour trouver une solution, s’en tirait en précipitant son héros dans la folie ; aujourd’hui il nous faut admettre humblement que ce n’est pas notre savante supériorité qui avait raison, mais le romancier naïf ; que c’est lui qui était dans le vrai, bien avant la psychologie scientifique, en prétendant que l’homme, lorsqu’il ne trouve pas d’issue à ses conflits psychiques, peut fuir dans la névrose ou la psychose.

Jusqu’à présent nous avons considéré que la notion de tare héréditaire réglait définitivement le problème de l’étiologie des maladies mentales fonctionnelles. Mais, tout comme pour la physique et la chimie du cerveau, nous avons montré trop de hâte à généraliser le rôle de la tare héréditaire, avant d’avoir épuisé tout ce que pouvaient apporter les impressions psychiques post-natales. De nombreuses données prouvent que la tare, la prédisposition, jouent effectivement un rôle dans la genèse des maladies mentales. Mais nous ne savons rien quant à la nature de cette prédisposition. Il apparaît comme de plus en plus certain que personne n’est totalement à l’abri des épreuves psychiques trop intenses ou trop prolongées ; la prédisposition intervient dans la mesure où un homme déjà chargé par l’hérédité réagira à un choc plus faible, tandis qu’il faudra des chocs plus importants ou des épreuves plus lourdes pour atteindre les plus robustes ; toutefois il n’est pas exclu que la prédisposition héréditaire intervienne également pour déterminer qualitativement la névrose.

Dans la tuberculose soi-disant « héréditaire », une investigation plus poussée montre souvent qu’il s’agit moins d’une faiblesse congénitale de l’organisme que d’une contamination précoce subie du fait d’un entourage tuberculeux ; de même pour les enfants de parents névrosés, il faut tenir compte des influences psychologiques anormales auxquelles ils ont été exposés dès leur plus jeune âge.

Le plus cher désir de tout garçon, de toute fille, est de devenir comme le père ou la mère ; ce désir se manifeste même dans leurs jeux. Le garçon aspire à la profession et à l’autorité de son père, la fille, lorsqu’elle joue avec sa poupée ou ses cadets, imite les fonctions maternelles. Par contre, du fait de l’attirance mutuelle des sexes, c’est entre père et fille, mère et fils que les liens affectueux seront les plus forts ; il n’est pas étonnant que les enfants adoptent non seulement les qualités vraies ou supposées de leurs parents, mais aussi leurs imperfections et leurs symptômes névrotiques, les conservant éventuellement tout au long de leur vie. Je mentionne comme une curiosité ce fait inexpliqué signalé par Freud — et confirmé par mes propres observations — que les descendants de parents atteints de syphilis grave ou de paralysie générale présentent souvent des névroses sévères.

L’on comprendra que des deux sexes les femmes soient plus souvent que les hommes atteintes de psychonévrose, lorsqu’on songe combien inégale est la pression sociale sur la sexualité des deux. Dès leur plus jeune âge on permet aux hommes des choses dont les femmes n’ont même pas le droit de rêver. Même dans le mariage il y a deux morales — l’une à l’usage des maris, l’autre à celle des épouses ; et bien entendu, la société châtie la transgression des interdits moraux bien plus sévèrement chez la femme que chez l’homme. Les périodes successives de la sexualité féminine, la révolution organique de la puberté, la menstruation, la grossesse, l’accouchement et la ménopause pèsent beaucoup plus lourdement sur la vie affective de la femme, en particulier à cause de la nécessité d’un refoulement accru. Tous ces facteurs réunis augmentent considérablement la proportion de psychonévroses chez la femme.

Si nous passons en revue les divers types de névroses, sans aucun doute nous trouverons une majorité de femmes parmi les hystériques, tandis que, proportionnellement, les hommes se réfugient plus souvent dans la névrose obsessionnelle. En ce qui concerne la paranoïa et la démence précoce, je n’ai pas de données précises quant à leur répartition entre les deux sexes ; personnellement j’ai l’impression qu’il y a plus d’hommes que de femmes parmi les paranoïaques, tandis que la démence précoce prend plus souvent ses victimes dans le sexe féminin.

À présent j’ai esquissé devant vous les grandes lignes de la théorie psychanalytique des psychonévroses et des psychoses fonctionnelles et, scientifiquement parlant, ma tâche est terminée. Mais le monde attend du médecin bien plus qu’une simple compréhension du sens des symptômes et de leur origine : on attend de lui la guérison des symptômes.

Ce n’est pas aussi évident qu’il n’y paraît à première vue. « Pourquoi, interroge Dietl, ne demande-t-on pas à l’astronome de changer le jour en nuit, au météorologue de transformer le froid de l’hiver en chaleur estivale, au chimiste de changer l’eau en vin ? », et pourquoi réclame-t-on que justement le médecin ait le pouvoir d’intervenir dans le processus complexe des relations de cause à effet de la vie, transformant l’état de maladie en état de santé chez le plus compliqué des êtres vivants, l’homme ?

Par bonheur, l’étude scientifique de ce problème ne fut entreprise qu’à une époque où la thérapeutique médicale était déjà vieille de quelques millénaires, et avait à son actif de nombreuses réussites. « La médecine est la plus ancienne des professions et la plus jeune des sciences » (Nussbaum). Si le contraire était vrai, si nos efforts thérapeutiques se basaient, au lieu d’un grossier empirisme, sur la déduction logique, aujourd’hui encore nous ne serions pas assez téméraires pour entreprendre la difficile tâche de guérir. Il en a été de même pour le traitement des psychonévroses, où la pratique a également précédé la théorie. Ce qui a été dit aujourd’hui, montre bien que nous n’en sommes encore qu’au début du chemin qui doit nous conduire, espérons-le, à une notion plus précise de la nature des névroses ; cependant déjà toute une bibliothèque est remplie d’ouvrages concernant le traitement de maladies encore à peine connues. Il semble que même dans ce domaine de la thérapeutique la chance favorise les braves, car sans aucun doute le traitement des psychonévroscs peut inscrire dès à présent quelques beaux succès à son actif.

Biegansky dans son livre « La logique dans la thérapeutique » donne pour principe directeur de tout traitement cette maxime indiscutable sinon entièrement neuve, que pour soigner correctement, il faut pourchasser les symptômes nuisibles en favorisant les symptômes utiles. Nous ne pouvons rien faire de plus, car nous n’avons pas de pouvoir suprême sur les processus vitaux de l’organisme.

Cette conception est la téléologie de la pathologie : elle se base sur le principe d’utilité, à savoir qu’une partie seulement des symptômes est nuisible, tandis qu’une autre partie signe au contraire l’activité compensatrice de régénération spontanée de la nature. Il serait donc injustifié d’attaquer aveuglément tous les symptômes présentés par un malade, sans essayer de favoriser, dans la mesure de nos possibilités, les efforts réparateurs de la nature.

Il semble a priori probable que le traitement des névroses, jusqu’à présent purement empirique, a abouti dans les cas où elle a pu — même involontairement — imiter les tendances réparatrices spontanées de la nature. Car la signification téléologique des symptômes existe même dans les psychonévroses ; lorsque le malade déplace les représentations pénibles, les convertit en symptômes organiques, les projette sur le monde extérieur ou les fuit en se repliant sur lui-même, c’est dans un but précis : éviter toute excitation, atteindre un état d’équilibre psychique.

Dans la paranoïa et la démence précoce, la fuite devant les excitations est si parfaitement réussie que ces deux affections sont inaccessibles à la thérapeutique avec nos connaissances actuelles. La méfiance du paranoïaque, l’indifférence du dément précoce, font obstacle à une action psychologique ; aussi devons-nous classer ces deux états dans les psychonévroses à pronostic grave, le groupe des psychoses fonctionnelles, où notre rôle se borne à celui d’observateur passif, ou tout au plus de chercheur.

Par contre dans l’hystérie et la névrose obsessionnelle, d’assez beaux résultats thérapeutiques ont pu être obtenus ; cependant ces résultats sont en général peu durables.

Beaucoup de malades guérissent lorsqu’on les éloigne de leur entourage pour les intégrer dans un milieu complètement étranger. Mais la récidive survient dès leur retour dans leur ancien milieu.

Chez beaucoup de malades des résultats plus ou moins durables sont obtenus par une amélioration appropriée de leur régime alimentaire ou de leur condition physique. Mais le danger subsiste qu’une nouvelle détérioration de la capacité de résistance organique se produisant pour une raison quelconque n’entraîne une recrudescence de la maladie mentale qui n’a pas été étouffée dans l’œuf.

La consolidation organique et le changement de milieu ne produisent donc que des résultats provisoires et non des guérisons stables. D’ailleurs les résultats obtenus par le changement de milieu n’ont été réellement expliqués que du moment où la psychanalyse nous a montré que les représentations refoulées des névrosés se rapportent en général aux personnes qui leur sont proches et que le médecin ne fait que reproduire la fuite instinctive du malade en l’éloignant d’un milieu où les complexes de représentations pathogènes ne peuvent trouver d’apaisement.

De tous les moyens de la psychothérapie, le plus mauvais et le moins efficace est la méthode dite de réassurance ou d’explication. Nous avons beau dire au malade que son mal « n’est pas organique », qu’il n’est pas malade mais qu’il a seulement l’impression de l’être ; nous ne faisons ainsi qu’accroître le désespoir du patient qui n’y gagnera que la crainte supplémentaire de passer pour un simulateur, sa maladie étant justement d’être incapable de vouloir. Si l’audace de Münchausen nous fait sourire lorsqu’il prétend s’être sorti lui-même de la mare, avec son cheval, en se hissant par les cheveux, il est déraisonnable d’exiger que le névrosé en fasse autant. La « thérapeutique » moralisatrice de Dubois mérite parfaitement cette critique.

Je ne veux aborder que sommairement le problème de l'hypnose et de la suggestion, et dès à présent, je note que cette méthode peut donner des résultats. Cependant Charcot déjà remarquait que l’hypnose en fait n’était que de l’hystérie provoquée. La psychanalyse confirme cette vue en constatant que la suggestion, sous hypnose ou à l’état de veille, étouffe les symptômes, c’est-à-dire travaille par refoulement, comme l’hystérie elle-même. Dans l’inconscient du névrosé dont nous avons étouffé les symptômes morbides sous hypnose, le complexe de représentations pathogène est toujours latent, mais augmenté d’une défense qui l’empêche de se manifester. Il est peut être possible d’obtenir ainsi une guérison passagère, mais non définitive. Car dès que la force de l’interdit suggestif décroît — et il suffit pour cela que le malade s’éloigne de la proximité de son médecin — une recrudescence des symptômes peut se produire. Pour ma part, je tiens donc actuellement l’hypnose et la suggestion pour des méthodes thérapeutiques bénignes et sans danger, mais ne permettant d’espérer que des améliorations plus ou moins transitoires, et dont l’emploi est très restreint du fait qu’une petite fraction seulement des individus peut être hypnotisée, et une fraction à peine plus grande maintenue sous suggestion durable à l’état de veille.

Dans un article qui doit paraître prochainement, je tente de démontrer par ailleurs que lorsque le médecin, par commandement, intimidation ou séduction, influence le malade, lorsqu’il suggère et hypnotise, il fait en réalité appel aux sentiments infantiles présents à l’état refoulé dans chacun de nous, et remplit le rôle du père ou de la mère.

Le séjour en clinique réunit les avantages du changement de milieu et de la suggestion. L’agent thérapeutique principal du séjour en clinique c’est la personnalité du médecin : qu’il soit doux ou autoritaire, agissant par sa gentillesse ou par sa sévérité. Les femmes en particulier vouent souvent une adoration véritablement exaltée à la personne du médecin de la clinique, au point de parvenir même, pour lui faire plaisir, à dominer leurs caprices hystériques. Mais dès leur retour chez elles, la magie cesse d’opérer ; le patient reproduit aussitôt ses anciens symptômes, ne fût-ce que pour revenir au plus vite dans l’accueillante clinique. Actuellement cette adaptation à la vie en clinique a produit une véritable nouvelle maladie que l’on pourrait appeler le mal des cliniques. Beaucoup de malades finissent par s’éloigner définitivement, sous l’influence de la clinique, de leur foyer et de leurs occupations régulières.

La thérapeutique active, l’activité physique et psychique, constitue un excellent traitement des psychonévroses, car elle soutient les tentatives spontanées du psychisme pour échapper aux conflits qui le torturent. Dans les cas bénins, c’est très efficace ; malheureusement dans les cas plus graves le malade n’a pas la capacité de diriger vers des buts utiles l’énergie gaspillée à la production de symptômes psychologiques et organiques. Les traitements par suggestion peuvent avoir ici une certaine efficacité ; mais sitôt quitté le « cercle magique » de la force suggestive, généralement toutes les bonnes intentions disparaissent.

Les traitements électriques, les massages, les bains ne sont, pour ainsi dire, que les agents de transmission, les vecteurs de la suggestion ; c’est à ce titre seulement qu’ils méritent d’être mentionnés dans la thérapeutique des psychonévroses.

Les médicaments anti-névrotiques se divisent en deux groupes. Les narcoleptiques (bromure, opiacés) étourdissent provisoirement le malade et, en même temps que sa vivacité d’esprit, diminuent les symptômes — pour un temps. Si le malade s’y accoutume, ou s’il cesse de les prendre, les symptômes réapparaissent bientôt. Pour cette raison je suis très hostile à ce mode de traitement des névroses ; malheureusement, des circonstances extérieures m’obligent parfois à y recourir, contre mes convictions. Les médicaments dits spécifiques des psychonévroses sont en général totalement inefficaces et n’agissent que par les représentations suggestives qui s’y associent.

Si nous passons en revue les agents et les méthodes thérapeutiques que nous venons d’examiner, nous voyons que seuls sont véritablement efficaces ceux qui imitent la tendance auto-thérapeutique de la nature, le refoulement. Mais un tel effet ne peut être durable, car le conflit pathogène non réglé reste latent dans l’inconscient et se manifeste dès que les conditions extérieures deviennent moins favorables.

J’ai réservé pour la fin une brève description du procédé thérapeutique qui ne prétend pas régler les conflits névrotiques par le déplacement, l’ajournement, le refoulement provisoire, mais de façon radicale. Ce procédé est la psychanalyse ; elle s’efforce non pas de faire oublier les conflits, mais de les rendre conscients, habituant le malade, par une sorte de rééducation, à supporter courageusement les représentations pénibles qu’il porte en lui, afin de ne plus devoir les fuir dans la maladie, la production de symptômes morbides symboliques. Ce procédé thérapeutique psychologique, comme je l’ai déjà exposé plus longuement ailleurs, est à l’origine de nombreux succès ; il est vrai que des mois peuvent s’écouler avant l’apparition d’un résultat, même si le médecin voit son malade chaque jour pendant une heure. Les associations d’idées spontanées, l’analyse des symptômes et l’analyse des phénomènes psychiques les plus proches de l’inconscient — en particulier des rêves — permet au malade de se familiariser progressivement avec sa propre vie psychique jusqu’alors inconsciente, son deuxième moi pour ainsi dire, qui, échappant au frein de la fonction de censure de la conscience, a rendu effrénées, incontrôlables et incompréhensibles son humeur, son activité mentale et pratique, c’est-à-dire qui en a fait un névrosé.

La connaissance de soi complète acquise par l’analyse permet de neutraliser les complexes pathogènes, sous le contrôle permanent de la conscience, les soumettant aux lois de la raison lucide.

« Connaître c’est dominer » ; cette phrase, bien souvent citée mal à propos, ne prend son véritable sens que maintenant, dès lors que nous étendons l’exigence des anciens stoïciens, le « Τνωθζ σεαυτου » à la connaissance de l’inconscient également. Seule cette connaissance complète de soi que nous apporte l’auto-analyse méthodique, nous permet de dominer lucidement nos émotions et nos passions, de ne pas être les jouets impuissants de complexes de représentations inconscients chargés d’affects.

La découverte de couches psychiques jusqu’alors inconnues n’a pas seulement éclairé le principe pathologique des psycho-névroses, n’a pas seulement ouvert à la thérapeutique des voies nouvelles et fécondes, mais encore elle offre des perspectives riches d’espoir pour la prophylaxie. Dès à présent on lit dans les manuels que l’individu prédisposé à la névrose doit être préservé de la maladie. Mais cette prophylaxie n’est qu’un leurre. Il est impossible d’établir avec certitude si une personne est prédisposée à la névrose ou non ; une fois reconnue, ce n’est plus de prédisposition qu’il s’agit mais de maladie. Une telle prescription prophylactique vaut en logique le décret de ce maire de province qui a ordonné que les réservoirs d’eau soient remplis trois jours avant les incendies.

J’estime que seule une transformation de l’éducation et des conditions sociales peut permettre une véritable prophylaxie des psychonévroses et empêcher, autant que possible, la formation de complexes de représentations inconscients pathogènes ; l’ordre social doit être assuré moins par les interdits moraux que par la raison.

Tous les faits, théories et orientations nouvelles dont je vous ai parlé aujourd’hui, sont encore l’objet de violentes controverses ; mais en fait, ces controverses portent exclusivement sur les théories et les orientations, car les adversaires de la psychologie selon Freud se contentent d’en proclamer sans relâche le caractère d’invraisemblance, tout en s’épargnant la laborieuse vérification des faits. Les neurologues répètent ce qui s’est passé chez les historiens et les interprètes de la Bible lors de l’exhumation des documents écrits de l’ancienne Babylone. Les pierres gravées babyloniennes révélèrent au monde des données qui entraînèrent la nécessité de réviser l’interprétation historique et linguistique de nombreux chapitres de l’Ancien Testament. Hugo Winckler, professeur berlinois, se chargea de ce travail, mais brusquement il rencontra une violente opposition de la part de ses collègues, qui, les uns brandissant la devise de l’« invraisemblance », les autres invoquant des positions de morale religieuse, tentèrent de creuser la tombe prématurée de la nouvelle orientation scientifique — nota bene sans s’être jamais préoccupés eux-mêmes de déchiffrer de l’écriture cunéiforme.

La psychanalyse s’occupe de rechercher les « antiquités » dissimulées dans le psychisme, de déchiffrer les hiéroglyphes des névroses ; sur la base des données ainsi obtenues, elle a changé bon nombre de positions scientifiques ayant jusqu’alors valeur de dogmes. Ont-ils le droit de juger et de condamner, ceux qui n’ont pas étudié ces hiéroglyphes eux-mêmes, et qui puisent leurs arguments exclusivement dans un caractère présumé « d’invraisemblance », voire dans une antipathie morale ?

L’opposition de la majorité de leurs collègues n’a pas empêché les chercheurs de poursuivre les fouilles d’Assyrie et de Judée, ni de faire usage des trésors exhumés, et voyez, combien s’est réduit aujourd’hui le nombre de linguistes et d’historiens criant à l’anathème.

Les pratiquants de la nouvelle psychologie ne se laissent pas non plus freiner par les clameurs belliqueuses de leurs adversaires, et il n’est pas douteux que les faits nouveaux et la conception scientifique qui s’y fonde deviendront progressivement le bien commun du monde médical tout entier.


1 Extrait du cycle de conférences prononcées en 1909 devant la Société de Médecine de Budapest.

2 Le place de l'épilepsie vraie n'est pas encore déterminée.