Suggestion et psychanalyse

Nombreux sont ceux qui considèrent que la psychanalyse est une thérapeutique fondée sur la suggestion. Leur jugement provient de leur manque d’information et de connaissances. Mais même ceux qui ont parcouru quelques ouvrages analytiques sont portés à qualifier l’analyse, sur la base d’une information superficielle, de « méthode suggestive », lorsqu’ils n’ont pas d’expérience pratique personnelle, lorsqu’ils n’ont pas vécu eux-mêmes une analyse. Par contre ceux qui pratiquent la psychanalyse — comme moi-même — reconnaissent une grande différence entre ces deux méthodes d’investigation et de traitement que sont l’analyse et la suggestion. Ce sont ces différences dont je me propose de vous parler.

Vous me pardonnez peut-être si, cédant à des raisons sentimentales, je m’adresse d’abord à ceux qui ne sont pas informés, donc impartiaux, pour ne m’occuper qu’ensuite des objections des autres.

Il est presque inutile de définir le sens du terme « suggestion » ; chacun sait ce que signifie ce mot : l’introduction volontaire de sensations, sentiments, pensées et décisions dans l’univers mental d’un autre, et cela de telle manière que la personne influencée ne puisse corriger ou modifier de sa propre initiative les pensées et les sentiments suggérés. En bref, nous dirons que la suggestion consiste à imposer, ou encore à accepter inconditionnellement une influence psychique étrangère. La déconnexion de l’esprit critique est donc la condition sine qua non d’une suggestion réussie.

Et quels en sont les moyens ? D’une part l’autorité, l’intimidation, de l’autre l’insinuation à l’aide d’une attitude bienveillante et chaleureuse. J’ai tenté de démontrer ailleurs que la suggestion rabaisse le patient au niveau d’un enfant incapable de résister ou de penser et réfléchir par lui-même ; le suggestionneur pèse sur sa volonté avec une autorité quasi paternelle, ou alors s’insinue dans l’esprit du « médium » avec une douceur caressante de type maternel. Et que veut faire de son médium le praticien de l’hypnose ou de la suggestion ? Tout simplement l’empêcher de sentir, savoir ou vouloir ce que, selon sa nature, il devrait sentir, savoir ou vouloir : qu’il ne souffre plus de ses douleurs physiques ou psychiques, que sa conscience ne soit plus accablée par des idées obsédantes, qu’il ne s’efforce plus d’atteindre des objectifs inaccessibles. Ou bien qu’il soit capable de savoir, sentir, vouloir, en dépit d’une résistance interne : qu’il puisse travailler, concentrer son attention, faire aboutir des projets ; qu’il puisse pardonner, aimer, haïr, même lorsque des obstacles intérieurs ou extérieurs le paralysent. Comme Jésus, l’hypnotiseur dit au paralysé hystérique : « Lève-toi et marche », et le malade doit se lever et marcher. À la femme qui accouche, il dit : « Tu accoucheras sans souffrance », et elle obéit.

Comme nous le voyons, l’hypnose et la suggestion ne font aucune différence entre la suppression d’un mal organique, d’une connaissance, d’un acte volontaire réels, et celle de maux irréels, qu’on appelle « imaginaires ».

La thérapeutique par l’hypnose et la suggestion serait un procédé merveilleux, un véritable miracle pour contes de fées, si son application ne rencontrait pas tant d’obstacles.

Le premier et principal obstacle est celui-ci : tout le monde ne peut pas être suggestionné. Plus les hommes deviennent indépendants, mûrs, évolués moralement et intellectuellement, moins il y aura d’individus que l’hypnotiseur, ce médecin-miracle, pourra réduire à l’état d’un enfant docile.

Le second obstacle vient du fait que même si un individu est influençable de par une relative limitation ou même une réduction du champ de sa conscience de soi, cette influence n’est que provisoire, elle ne dure qu’aussi longtemps que se prolonge l’autorité du suggestionneur, ou que demeure intacte la confiance que son malade lui accorde. Et en vérité, il s’agit souvent d’un temps très court.

Cela vous paraîtra peut-être insignifiant, mais du point de vue du malade suggestionné il importe de savoir que l’hypnose ou la suggestion fixent en quelque sorte le rétrécissement du champ de la conscience, en dressant le patient à rester aveugle à une partie de ses perceptions externes et internes. Celui qui s’abandonne totalement à l’hypnotiseur en arrivera facilement à croire à la Vierge de Lourdes ou à la voyante de Ó-Buda1.

La psychanalyse par contre se place sur la solide base du déterminisme rigoureux du vécu psychique. Elle se refuse tout d’abord d’admettre le point de vue selon lequel les maladies dites « imaginaires » sont des manifestations sans fondement, apparentées à la simulation, absurdes. Autrefois, avant de connaître la psychanalyse, les malades me mettaient souvent dans l’embarras, lorsque je voulais leur suggérer quelque chose. Lorsque je disais à un malade incapable de se plier à un travail systématique : « Vous n’êtes pas malade, mon ami, reprenez-vous, il suffit de vouloir ! », il me répondait : « Mon mal, docteur, c’est justement de ne pas avoir de volonté ; jour et nuit je me dis : tu dois, tu dois, et malgré tout, je ne peux pas. Je suis venu précisément pour que vous m’appreniez à vouloir ! » Dans les cas semblables, le malade (car il est sans aucun doute malade et souffre) est fort peu impressionné lorsque le médecin ne fait rien d’autre que lui répéter — peut-être un demi-ton plus haut ou d’un air grave, sévère ou très assuré — : « Parfaitement, vous devez vouloir ! » Le malade rentre chez lui, triste et déçu ; il va trouver un autre médecin, et lorsqu’il les aura tous vus et que tous l’auront déçu, il tombera dans le désespoir ou aux mains des charlatans. Je connais le cas d’un médecin célèbre qui soignait une jeune femme atteinte d’obsessions ; elle était venue à lui avec toute sa confiance ; il la renvoya en affirmant qu’elle n’avait rien. La jeune femme rentra chez elle et se pendit.

Pouvons-nous dire qu’il ne s’agit pas de véritables maladies lorsque tant d’êtres en souffrent pendant des dizaines d’années, en arrivent à abandonner leur famille, à négliger leur travail ou à fuir dans le suicide ? N’y a-t-il pas quelque vérité dans cette remarque ironique que fit un malade à son médecin qui lui conseillait de ne pas « se forger des idées » : « Et vous, pourquoi ne vous en forgez-vous pas, des idées, docteur ? »

Ainsi, la psychanalyse a découvert que ce ne sont pas les hypnotiseurs, mais les malades qui avaient raison. Le malade imaginaire, l’homme sans volonté, sont réellement atteints ; c’est seulement au sujet de la véritable cause de leur mal qu’ils sont dans l’erreur. La peur de l’hypocondriaque est « sans fondement » lorsqu’il observe son pouls, contrôle sans cesse son fonctionnement cardiaque, croyant mourir à tout instant ; mais il porte en lui une cause cachée, une angoisse secrète qui nourrit continuellement l’angoisse dirigée sur son corps. Le malade qui souffre d’agoraphobie hystérique, qui n’ose faire un pas seul dans la rue, a certes un système nerveux central et périphérique sans défaillance, des muscles, des articulations et des os en parfait état. Mais cela ne signifie pas qu’il « va bien ». Laborieusement et patiemment, la psychanalyse cherche et trouve la plaie spirituelle oubliée, plongée dans l’inconscient, dont l’agoraphobie est l’expression déguisée, déformée.

Donc, tandis que l’hypnose et la suggestion se contentent de nier le mal, ou de l’enfouir plus profondément — le laissant en réalité couver au fond du psychisme comme le feu sous la cendre — la psychanalyse exhume le mal, énergiquement mais sans brutalité, et retrouve le foyer de l’incendie.

Et quels sont ces foyers d’incendie ? Ce sont des souvenirs, des désirs, des auto-accusations, des profondes blessures d’amour-propre, apparemment oubliés, mais en fait vivaces, que l’individu refuse de justifier à ses propres yeux, préférant la solution de la maladie. Et essentiellement, il s’agit des conflits non résolus au niveau des deux instincts principaux de l’homme : l’instinct de conservation et l’instinct de reproduction, devenus insupportables du fait d’une disposition individuelle ou de circonstances extérieures.

Vous pourriez me demander quel est l’avantage d’apprendre, au bout d’une longue et pénible recherche, quel est le mal dont on souffre en réalité ? Ne serait-il pas plus sage de laisser au malade ses angoisses obsessionnelles, la paralysie hystérique où il s’est réfugié, plutôt que de le forcer à considérer sans ménagements les défectuosités affectives et morales qui se dissimulent en lui ?

L’expérience prouve qu’il n’en est rien. Car on peut toujours trouver une solution à un mal réel, et dans bien des cas même, celui-ci a depuis longtemps perdu sa signification originale. Les personnes figurant dans les complexes de représentations du malade sont peut-être mortes depuis, ou devenues indifférentes, et pourtant des dizaines d’années de souffrances psychiques peuvent s’ensuivre si, pour se ménager, il fuit la solution douloureuse d’un conflit dans le refoulement, le mensonge et la dissimulation à ses propres yeux.

Il n’est pas rare de retrouver dans nos analyses le drame qui se joue de façon si émouvante dans la pièce d’Ibsen, La Dame de la Mer. L’héroïne est la femme d’un médecin qui, bien qu’elle ait tout pour être heureuse, est la victime d’obsessions graves. La mer, rien que la mer remplit tout son univers affectif. Toute la tendresse de son entourage, de sa famille, glisse sur elle sans l’atteindre. Son mari affligé mobilise tout l’arsenal de la science pour rétablir l’équilibre affectif de sa femme : la réassurance, la diversion, les distractions de toutes sortes, rien n’y fait. Finalement, au moyen d’un interrogatoire psychanalytique en règle, il découvre que le mal imaginaire de sa femme provient d’un chagrin réel. Le souvenir d’un marin, un aventurier, à qui elle s’était promise lorsqu’elle était jeune fille, troublait sa quiétude. Elle était continuellement tourmentée par l’idée qu’elle n’aimait pas vraiment son mari, qu’elle l’avait épousé par intérêt, et que son cœur appartenait toujours au marin. À la fin du drame le marin revient effectivement et réclame son dû. Le mari veut d’abord retenir sa femme de force, mais bien vite il comprend que quatre murs peuvent retenir le corps d’un être certes, mais non ses sentiments. Il rend donc à sa femme le droit de disposer d’elle-même et la laisse libre de choisir entre lui et l’aventurier. Et dès l’instant où elle est libre de choisir, c’est à nouveau son mari qu’elle choisit ; cette décision librement prise met fin à tout jamais à la pensée torturante de n’aimer son mari que par intérêt.

Ce que le poète peut se permettre — faire revivre des personnages selon son bon plaisir — n’est guère possible pour le psychanalyste. Mais la fantaisie délivrée de ses liens par l’analyse peut évoquer les souvenirs du passé avec une force extraordinaire ; il apparaît alors souvent, comme chez La Dame de la Mer, que le souci ou la pensée inconsciente qui a valu tant de tourments inutiles au malade ne pouvait le troubler que tant qu’il restait dans l’inconscient, à l’abri de la lumière démystifiante de la conscience.

Et si l’analyse découvre que l’idée ou l’angoisse refoulées, compromettant l’équilibre psychique de l’individu, conservent leur actualité, abritent encore des conflits, la nécessité demeure de les dévoiler et de les exposer clairement à nous-même et à notre patient.

Les maux réels, souvent, ont aussi un remède ; mais à la condition de connaître ces maux. Si La Dame de la Mer, confrontée à la liberté de choisir, sentait toujours qu’elle n’aime pas son mari, alors, qu’elle divorce. Elle pourra toujours ensuite réfléchir si elle doit suivre cet aventurier ou bien ne suivre ni son mari, brave homme qu’elle n’aime pas, ni l’homme séduisant mais sans foi, et, rompant avec les deux, se fixer des buts nouveaux, qui pourraient lui offrir quelque compensation.

Et ce serait là un exemple de la troisième éventualité, où le problème reste insoluble même après analyse. On pourrait penser que dans ce cas il vaut quand même mieux combattre une obsession absurde, comme l’amour monomaniaque de la mer, que la cruelle réalité. Mais il n’en est rien. La caractéristique majeure des symptômes névrotiques est l’impossibilité de leur trouver une solution, et par conséquent, leur indestructibilité. Le complexe dissimulé dans l’inconscient tel un noyau volcanique, se remplit sans cesse d’énergie, et lorsque la tension atteint un certain niveau, de nouvelles éruptions se produisent. Seul ce qui a été pleinement vécu et compris peut perdre de sa force, de son intensité affective. La compréhension complète est suivie par un « étalement associatif » de la tension affective. Il faut savoir que le deuil aussi a deux formes ; le deuil physiologique et le deuil pathologique. Dans la première forme, la paralysie psychique initiale est bientôt suivie par une résignation philosophique ; les soucis et les devoirs de l’avenir permettent à l’instinct de conservation de reprendre ses droits. Lorsque des années, des décades se passent sans que le sentiment de deuil s’apaise, nous pouvons être certains que l’endeuillé ne pleure pas seulement la personne et le souvenir dont il a conscience, mais que, du fond de l’inconscient, d’autres motifs de dépression viennent profiter du deuil actuel pour se manifester.

L’analyse transforme le deuil pathologique en deuil physiologique et le rend ainsi accessible à l’érosion du temps et de la vie, tel un cristal qui reste intact tant qu’il est enfoui dans les profondeurs de la terre, mais s’altère sous l’effet de la pluie, du gel, de la neige et du soleil dès qu’il est amené à la surface.

Donc, tandis que la suggestion est un traitement palliatif, l’analyse mérite le nom de traitement causal. Le mode d’action de la suggestion peut se comparer à celui de l’hygiéniste, qui combat l’alcoolisme et la tuberculose en préconisant inlassablement l’abstinence et la désinfection. L’analyse agirait plutôt à la manière du sociologue qui recherche et essaye d’atténuer les maux sociaux qui sont effectivement à l’origine de l’alcoolisme et de la tuberculose.

Comme je l’ai déjà dit, pour certaines personnes, même une analyse ainsi conçue est encore de la suggestion. L’analyste s’occupe beaucoup de son patient, « il lui enfonce dans la tête » que ses symptômes proviennent de ceci ou de cela, et l’effet thérapeutique est dû à cette suggestion.

En général, ce sont ces mêmes critiques qui affirment d’une seule haleine que les données de l’analyse sont fausses et que par ailleurs ils les connaissaient depuis longtemps ; et puis encore, que l’analyse est inefficace et nuisible, et d’ailleurs ne guérit que par suggestion.

En vertu du principe de la dialectique qui veut qu’il incombe à celui qui affirme d’apporter la preuve de ses dires, je ne devrais même pas m’arrêter à ces objections qui consistent partout et toujours en de simples affirmations ou hypothèses, aucun des critiques ne se réclamant d’une expérience personnelle.

Mais comme ces objections sont souvent énoncées et que leur répétition pourrait impressionner, j’ai estimé nécessaire de citer quelques faits excluant d’emblée que la suggestion puisse jouer un rôle tant soit peu important dans l’analyse.

Comme je l’ai dit précédemment, la condition première de la suggestion est la foi et l’autorité. L’analyse, elle, commence par un exposé où nous recommandons au patient le scepticisme le plus complet. Nous l’invitons à contrôler, juger, attaquer, ridiculiser toutes nos affirmations qui lui paraîtraient incroyables, infondées ou ridicules. Je ne puis prétendre qu’au début les patients se montrent très empressés de suivre cette directive. Au contraire, ils ont une forte tendance à considérer nos dires comme des révélations divines. Il nous incombe alors de noter leur scepticisme latent qui s’exprime par d’insignifiants lapsus et actes manqués, et les forcer à le reconnaître ouvertement. Certains patients, dès les premières interprétations, sont saisis d’une extraordinaire « fièvre intellectuelle ». Ils ne prêchent que par l’analyse, en parlent sans cesse, cherchent à faire des adeptes. Nous sommes en général amenés à démontrer aux patients de cette catégorie que tout ce bruit ne sert qu’à faire taire leurs propres doutes. Donc, alors que le suggestionneur ne demande au patient que de croire, nous mêmes devons veiller sans cesse à ce que le malade ne croie rien dont il ne soit réellement convaincu.

Le suggestionneur veut impressionner son patient. Il se présente à son malade avec le masque de supériorité de l’autorité morale, de la bonté désintéressée, lui prodiguant les encouragements ou les ordres. Même son apparence extérieure participe à son action : une belle barbe ou un costume de circonstance.

Nous par contre, obligeons le malade à nous dire tout ce qui lui passe par la tête, sans rien écarter, même ce qui lui paraît pénible ou offensant pour le médecin. Ainsi peu à peu s’exprime toute la méfiance, le mépris, l’ironie, la haine, la colère, la susceptibilité dont sont toujours empreints les sentiments bienveillants entre humains, mais qui sont étouffés, rebutés à l’état naissant par l’aspect imposant, l’air de sévérité ou de bonté, ou l’autorité, du médecin suggestionneur. Peut-on imaginer un terrain plus défavorable à la suggestion qu’une relation où le partenaire menacé de suggestion a le droit et même le devoir de rabaisser, railler, humilier son médecin par tous les moyens ? Car c’est le moment de dire que les patients profitent largement de l’occasion pour déverser une bonne fois toute la haine et l’ironie qu’ils portent aux autorités et qu’ils répriment depuis l’enfance. Ils considèrent le médecin d’un regard perçant, examinent son apparence, ses traits, son costume, se moquent de sa démarche, suspectent l’intégrité de son caractère, le soupçonnent de crimes divers. Et l’analyste, s’il connaît son métier, ne se défend pas ; il attend calmement que le patient découvre par lui-même que ces accusations infondées ou excessives correspondent au transfert sur l’analyste de l’agressivité qu’il ressent pour d’autres personnes, beaucoup plus importantes pour lui.

Dans le traitement par suggestion ou hypnose, le médecin ne dit et ne fait croire à son malade que des choses plaisantes. Il nie sa maladie, l’encourage, lui infuse de la force, de l’assurance, bref, il ne lui suggère que ce qui lui est agréable, agréable au point qu’il en devient capable de renoncer pour un temps à la production des symptômes.

L’analyste par contre ne cesse de lancer des vérités déplaisantes à la figure de son patient. Il dévoile les aspects négatifs de son caractère, de son éthique, de son intelligence ; il rabaisse sa confiance en soi au niveau qui correspond à la réalité. Le malade se défend des pieds et des mains, refuse de percevoir des réalités aussi désagréables, et l’analyste se garde, ici encore, de l’influencer ; il reconnaît qu’après tout il n’est qu’un homme et peut se tromper ; mais très souvent la suite de l’analyse montre qu’il ne s’est pas trompé, car le patient lui-même lui apportera le récit de faits et de souvenirs qui viendront confirmer les soupçons de l’analyste. Et cet état d’esprit a souvent pour conséquence l’atténuation de certains symptômes.

S’il se trouve encore quelqu’un pour appeler ce processus suggestion, alors toute la notion de suggestion doit être révisée et il faudra y rattacher l’acte de convaincre à l’aide de la logique basée sur des preuves inductives. Cependant, de ce fait, aussi bien le terme que l’objection perdraient toute signification.

Le suggestionneur ne se contente pas d’impressionner ; il a d’autres armes à sa disposition : une apparence d’intérêt, d’affection, de désintéressement. C’est la cause de cet engouement immodéré, cet amour parfois passionné qui entourent la personne du médecin suggestionneur.

Ces sentiments sont tout aussi forts en psychanalyse, mais la possibilité illimitée d’exprimer les sentiments négatifs — qui n’existe pas dans la suggestion — grignotent sérieusement l’enthousiasme pour la personne du médecin analyste.

Ajoutons que le psychanalyste entreprend de disséquer, sans ménagements, même ces sentiments de sympathie ; et y a-t-il quelque chose de plus offensant pour des sentiments de sympathie que de leur refuser la réciprocité et les considérer comme une donnée scientifique d’intérêt thérapeutique qu’il convient d’analyser ? En fait, l’amour pathologique, comme le deuil pathologique, une fois analysé se dissout et perd sa magie.

Le médecin suggestionneur séduit son malade par l’espoir d’une guérison certaine. L’analyste averti s’en garde bien. Dès le début de la cure, il ne parle que de la possibilité ou de la probabilité d’une guérison ; il ne peut d’ailleurs parler autrement, puisque la nature du mal, sa gravité, les obstacles qui découlent de la personnalité du patient, n’apparaissent qu’au fur et à mesure du traitement ; c’est alors seulement qu’il sera possible de dire si les résistances affectives ou intellectuelles peuvent être vaincues, et dans quelle mesure.

Si en dépit de tout ce qui vient d’être dit le malade guérit, seul peut parler de suggestion celui qui ignore tout de l’analyse ou bien n’en possède que des notions erronées.

Le psychanalyste doit veiller à ne jamais agir par suggestion. Il arrive que le patient vienne le voir l’air épanoui et proclame l’évangile de sa guérison ; c’est au médecin qu’incombe alors la tâche déplaisante de mettre en évidence les indices qui contredisent cette guérison. Mais si quelqu’un prétend encore que cela aussi c’est de la suggestion, il me serait impossible de poursuivre la discussion, car je serais amené à penser que je me heurte à une idée obsessionnelle inaccessible au raisonnement.

Historiquement, au début de son évolution, l’analyse était effectivement liée à l’hypnose, mais elle s’en est dégagée depuis longtemps. Les inventeurs de la méthode ont commencé par recourir à l’instrument si pratique de l’hypermnésie hypnotique pour évoquer les souvenirs latents. Mais il est rapidement apparu que si la suggestion mêlée à l’analyse facilite parfois le début de la cure, elle complique sa terminaison et la résolution du transfert ; en conclusion, et si je tiens compte des avis les plus autorisés en la matière, je puis dire que l’analyse conduite à l’aide de l’hypnose compte actuellement pour une véritable faute professionnelle. Il est nécessaire de le dire, car nombreux sont ceux qui, aujourd’hui encore, pensent que l’analyse consiste à évoquer des souvenirs et à abréagir des affects sous hypnose. Il n’en est pas question. Le patient doit être parfaitement éveillé pour pouvoir manifester ouvertement sa résistance intellectuelle et affective.

Dans ce qui précède, mon propos était de montrer que non seulement l’analyse n’est pas de la suggestion, mais au contraire une lutte constante contre les influences suggestives, et que la technique analytique comporte plus de mesures de précautions contre la croyance aveugle, la soumission sans critique, que n’importe quelle méthode d’enseignement ou d’explication en vigueur dans la chambre d’enfants, l’université ou le cabinet du médecin.

Par ailleurs, le peu de popularité dont jouit la psychanalyse dans les milieux médicaux contribue largement à limiter l’effet de suggestion dans nos analyses.

Mais même si je ne luttais pas personnellement contre la suggestion et si la résistance interne des patients ne parvenait pas à compenser l’effet des influences suggestives, rien que l’atmosphère qui règne actuellement dans la plus grande partie du corps médical suffirait à détruire la crédulité de nos malades. À cet égard, d’ailleurs, les choses vont même parfois trop loin. Lorsqu’un de mes patients se renseigne sur la psychanalyse auprès d’un médecin — et la tendance des névrosés à consulter est bien connue — il est saturé de doutes multiples quant à cette méthode de traitement. Encore heureux lorsqu’il s’entend dire que l’analyse est « l’erreur monumentale d’un homme de génie », ou bien de la fantaisie ou de la littérature ; va encore lorsqu’elle est brièvement et substantiellement qualifiée de sottise par des gens qui en ignorent le premier mot. Mais il arrive aussi que grâce à la bienveillance de certains confrères, les malades en viennent à soupçonner même l’intégrité personnelle de l’analyste.

Naturellement les informateurs ignorent que le malade en analyse raconte vraiment tout à son médecin ; c’est précisément cette contrainte à dire la vérité qui corrige dans une certaine mesure la puissante contre-suggestion qui pourrait ébranler d’entrée la confiance du malade. De nos jours, comme le dit justement « l’homme de génie » sus-mentionné, l’analyse est « comme une intervention chirurgicale où les parents et les médecins passeraient leur temps à cracher dans le champ opératoire ».

Il n’est donc pas question de suggestion en analyse, mais de la libre manifestation d’une résistance extraordinairement puissante qui provient en partie de la répugnance profonde que les gens éprouvent à comprendre des choses pénibles, en partie de la grande méfiance que certains médecins — ceux justement qui agissent par leur autorité — éveillent en nos patients.

Si même dans ces circonstances difficiles il reste possible de guérir ou d’atténuer durablement par la psychanalyse des états psychiques pénibles, le mérite en revient exclusivement à la méthode, et l’ignorance seule peut l’attribuer à la suggestion.

Deux philosophies se heurtent actuellement au lit du névrosé ; elles s’affrontent depuis longtemps, non seulement en pathologie, mais aussi dans le domaine social. L’une d’elles prétend venir à bout des maux en les écartant, en les déguisant, en les refoulant elle agit par la stimulation de la compassion et par le maintien du culte de l’autorité. L’autre par contre combat le « mensonge vital » partout où il le trouve, n’abuse pas du poids de l’autorité, et son objectif final est de faire pénétrer la lumière de la conscience humaine jusqu’aux ressorts les plus cachés des mobiles d’action ; sans reculer devant les prises de conscience douloureuses, désagréables ou répugnantes, elle dévoile les véritables sources des maux. Cet objectif une fois atteint, il n’est plus difficile d’harmoniser en toute autonomie les intérêts personnels et les intérêts de la société, sur la seule base de la raison lucide.

L’homme — fut-il bien portant ou malade — est mûr pour affronter consciemment ses maux ; c’est faire preuve d’une anxiété excessive que de vouloir le soigner, aujourd’hui encore, par la suggestion et la réassurance, méthodes insatisfaisantes même pour un enfant, au lieu des pilules de la vérité, parfois amères, mais toujours profitables.


1 Faubourg de Budapest (N.d.T.).