Quelques observations cliniques de malades paranoïaques et paraphréniques suivi d’une contribution à l’étude de l’importance clinique de la « formation de systèmes ».

I.

Un jour, la sœur d’un jeune artiste vient me voir et me dit que son frère A., un homme très doué, présente depuis quelque temps un comportement très étrange. Il a lu un exposé médical sur le traitement de la tuberculose par sérum1 et depuis lors il ne cesse de s’observer, fait analyser ses urines et ses crachats, et, malgré des résultats entièrement négatifs, suit un traitement par sérum chez le médecin auteur de l’article.

Il apparut rapidement que le malade ne souffrait pas seulement d’une simple dépression hypocondriaque. La personnalité du médecin, autant que son exposé, lui avait fait une impression extraordinaire. Lorsqu’un jour le médecin le rudoya quelque peu, il se livra, dans son journal (que sa sœur m’avait apporté), à des ruminations interminables sur la façon d’accorder ce comportement du médecin avec sa qualité de savant (qu’il n’osait mettre en doute). Il s’avéra alors que ses idées hypocondriaques faisaient partie d’un système philosophique plus vaste. Depuis quelque temps, le jeune homme s’intéressait à la philosophie de la nature d’Ostwald, se disait un ardent adepte de ce philosophe, prenant particulièrement à cœur l’idée princeps du maître sur l’énergétique, le principe économique. Jusque dans sa vie privée il s’efforçait d’appliquer le principe de la meilleure utilisation de l’énergie, mais il en vint ainsi à des excès qui finirent par inquiéter sa sœur elle-même, malgré la grande estime qu’elle avait pour l’intelligence de son frère. Tant qu’il se contentait de l’élaboration d’emplois du temps, écrits et excessivement précis, où il fixait l’heure exacte de toutes ses activités physiques et intellectuelles, il pouvait encore passer pour un disciple particulièrement zélé du maître ; mais plus tard, par ses excès, il en arriva à pousser l’effort d’économie presque jusqu’à l’absurde. Cela devint particulièrement net lorsque l’hypocondrie s’en mêla. Il ressentait des paresthésies dans différentes parties de son corps, dans les jambes, par exemple, et il remarqua que son mal cessait lorsqu’il les soulevait. Pour détourner son attention de la sensation provenant de ses jambes et pouvoir consacrer cette énergie à des activités qu’il considérait — suivant sa conception philosophique — d’un ordre supérieur à la perception de ses états physiques, il demandait à sa sœur de lui tenir les jambes soulevées afin de pouvoir se livrer à son activité principale, la pensée. Sa sœur accomplit fidèlement ce désir à plusieurs reprises. Peu à peu le malade en arriva à la conviction bizarre qu’il ne devait effectuer aucun travail autre que penser ; quant au détail de la réalisation de ses idées, ce travail inférieur, il convenait de l’abandonner à des individus de moindre valeur.

Ainsi désormais ne s’intéressait-il qu’à l’étude des problèmes majeurs, consacrant son temps à résoudre les questions ultimes de la nature, de la philosophie et de la psychologie. Il donna des ordres très précis à son entourage sur la manière dont on devait veiller sur sa tranquillité absolue pendant qu’il exerçait son activité intellectuelle. Tout cela n’aurait pas encore inquiété sérieusement sa famille si le jeune homme, très travailleur jusqu’alors, ne s’était abandonné à une complète inactivité. Dans sa volonté de travailler avec un « degré d’efficacité supérieur », il en arriva à négliger totalement ses tâches quotidiennes parce qu’elles n’étaient pas tout à fait en accord avec la théorie de l’économie énergétique ; le principe d’une activité aussi économique que possible lui servit alors, en bonne logique, à renoncer à toute activité. Pendant des heures il restait couché, oisif, prenant des poses artificielles. Il m’apparut que ces poses devaient être considérées comme une variété de postures catatoniques, et j’interprétai les symptômes purement psychiques comme des fragments d’idées hypocondriaques et mégalomaniaques. Sans même avoir vu le malade je pus communiquer à sa famille mon opinion qu’il s’agissait d’une paraphrénie paranoïde (démence précoce) et qu’il était souhaitable de placer le patient dans une maison de santé. La famille n’accepta ni mon diagnostic, ni mon conseil, malgré le soin que je pris d’évoquer l’éventualité d’un état bénin et passager.

Mais peu après, la sœur du malade revint me voir et m’exposa ce qui suit : son frère l’avait priée de venir dormir dans sa chambre, prétextant qu’il s’en trouverait mieux et que ses facultés intellectuelles en seraient renforcées. La sœur avait accédé à cette demande du malade. À plusieurs reprises au cours de la nuit il lui avait demandé de lui soulever les jambes, puis il s’était mis à lui parler d’une excitation sexuelle et d’érections qui l’avaient gêné dans son travail intellectuel. Entre temps, il avait aussi parlé de son père qui l’avait élevé avec trop de rigueur et pour lequel jusqu’alors il n’avait éprouvé aucune affection ; ce n’était qu’à présent qu’il découvrait en lui-même et en son père une affection mutuelle. Puis brusquement il avait déclaré qu’il était incompatible avec l’économie énergétique de satisfaire ses besoins sexuels avec des femmes de mauvaise vie qu’il ne connaissait pas, et ce pour de l’argent ; ce serait plus simple, sans fatigue, sans danger ni dépenses, bref ce serait plus économique si dans l’intérêt de son rendement intellectuel et dans l’esprit même de « l’impératif énergétique » sa sœur acceptait de lui rendre ce service.

La sœur avait gardé le silence sur cet incident, mais peu après, le malade ayant manifesté des intentions suicidaires, il fallut quand même le placer en maison de santé.

II.

J’ai connu un jeune homme supérieurement intelligent, auquel je me suis intéressé pendant plus de 14 ans, qui, outre l’accomplissement ponctuel de ses tâches professionnelles, se livrait également à une activité poétique remarquable. C’était un malade mental, mégalomane et persécuté, mais qui parvenait à contrôler suffisamment ses symptômes pour conserver sa place dans la société. J’appréciais sa production littéraire et comme j’avais plusieurs fois tenté — sans succès, il est vrai — d’attirer sur lui l’attention de personnalités éminentes, il me témoignait une réelle sympathie. Il venait me voir environ une fois par mois, me racontait ses peines comme à un confesseur, et généralement partait soulagé. Il m’exposait comment ses collègues du bureau et ses supérieurs le mettaient dans les situations les plus pénibles. Il accomplissait toujours ponctuellement sa tâche, y mettant même du zèle, et malgré cela (ou peut-être pour cela !) tous lui manifestaient une certaine hostilité. Évidemment, on l’enviait à cause de son intelligence supérieure et de ses relations avec des personnes haut placées. Mais, lorsque je lui demandai des précisions, il ne put rapporter que quelques plaisanteries insignifiantes faites par ses collègues et une attitude méprisante, courante chez des supérieurs. De temps en temps, pour se venger, il entreprenait de noter soigneusement toutes les irrégularités et erreurs commises par ses collègues, et même de prétendues indélicatesses ; puis, lorsque son mécontentement accumulé explosait, il exhumait tous ces faits depuis longtemps oubliés, rédigeait un rapport pour son chef de service, obtenant pour seul résultat de s’attirer des remontrances à lui-même ainsi qu’à ses collègues. Il finit effectivement par être en mauvais termes avec tout le monde, s’épargnant ainsi le souci de prouver la malveillance de ses collègues à l’aide de menus indices. Il fut exécré de tous ; on se réjouissait dans tous les services lorsqu’on pouvait se débarrasser de lui et on le mutait à la première occasion. À chaque fois il présentait une sorte d’« amélioration de déplacement » comme on en constate chez tous les malades mentaux que l’on change de clinique. De chaque nouveau chef de service il attendait la reconnaissance définitive de ses mérites et au début croyait toujours déceler chez chacun des signes indubitables d’estime et de sympathie. Mais en général, il apparaissait rapidement que le nouveau chef ne valait pas mieux que les précédents ; d’ailleurs — pensait-il — ces derniers devaient l’avoir signalé au nouveau chef car ils sont tous de mèche dans la bande, et ainsi de suite.

La même fatalité s’acharnait sur son activité littéraire. Les auteurs arrivés forment une clique, une mafia — disait-il — et empêchent les jeunes talents de percer. Ses œuvres valaient pourtant les plus grands chefs-d’œuvre de la littérature mondiale.

Il n’éprouvait guère de désirs sexuels. Il avait souvent remarqué qu’il avait presque trop de succès auprès des femmes — sans qu’il comprît lui-même pourquoi ; il plaisait à toutes alors qu’il ne leur prêtait aucune attention ; il était même obligé de s’en défendre (ce qui signifie qu’à ses idées mégalomaniaques et paranoïaques s’ajoutait l’érotomanie).

Nos entretiens périodiques me donnèrent peu à peu accès aux couches plus profondes de son psychisme. Sa famille avait eu des déboires matériels, ce qui éloigna tôt le garçon d’un père très aimé auparavant. Il déplaça alors (en imagination) le rôle paternel sur un oncle qui avait atteint une situation éminente et la célébrité littéraire ; mais il comprit rapidement qu’il n’avait rien à attendre de cet être égoïste et lui retira donc également son affection. Puis d’une part il s’efforça de retrouver en la personne de ses supérieurs « l’imago paternelle » perdue et de l’autre il retourna, sur le mode narcissique, sa libido sur lui-même et sur ses qualités remarquables, savourant ses propres productions.

L’effondrement survint vers la douzième année de nos relations. Révolté par de prétendues brimades, il se livra à des voies de fait sur la personne de son chef de service. Il y eut une enquête longue et pénible, qui aboutit à la conclusion relativement bénigne qu’il s’agissait d’un « malade nerveux » que l’on mit à la retraite.

Vers la même époque — ou peut-être un peu avant déjà — il commença à manifester un intérêt croissant pour la littérature psychanalytique2. Entre autres, il lut mon article sur le rapport entre paranoïa et homosexualité, et me demanda en plaisantant si je le considérais lui-même comme paranoïaque et homosexuel. D’abord cette idée lui parut comique ; cependant peu à peu elle sembla prendre racine dans son esprit et se développer avec une ampleur toute particulière du fait de son activité générale. Un jour il vint me voir dans un état d’enthousiasme et d’excitation intense et, à ma grande surprise, m’exposa avec beaucoup d’émotion qu’il était disposé à adopter mon point de vue après coup ; en effet, jusqu’à présent il avait souffert d’une manie de la persécution, mais maintenant il comprenait par une sorte d’illumination que, dans le fond, il était à proprement parler un homosexuel ; des faits lui étaient revenus en mémoire qui confirmaient directement sa découverte. En même temps lui apparaissait la signification de l’état d’excitation mi-angoissé, mi-libidineux, qui s’emparait de lui en présence d’un certain monsieur assez âgé. Il comprenait également pourquoi il essayait toujours de s’approcher de moi jusqu’à sentir mon haleine sur son visage3.

À présent, il savait aussi pourquoi il accusait autrui, notamment cet homme âgé, d’intentions homosexuelles à son égard : c’était simplement son propre désir qui était à l’origine de cette pensée.

Je fus extrêmement satisfait de la tournure prise par les événements, non seulement pour le malade, mais aussi à cause de la confirmation qu’elle apportait à mon secret espoir de voir aboutir un jour les efforts en vue de guérir la paranoïa.

Le lendemain, le malade revint me voir ; il était toujours très excité, mais moins euphorique. Il se plaignait d’être très angoissé, d’être torturé par des fantasmes homosexuels de plus en plus insupportables : il voyait d’énormes phallus qui lui inspiraient du dégoût, s’imaginait en positions pédérastes avec des hommes (avec moi, par exemple), etc... Je parvins à le rassurer en lui expliquant que l’effet pénible de ces fantasmes provenait de leur caractère inhabituel et s’atténuerait par la suite.

Je n’entendis plus parler de lui pendant quelques jours ; puis un membre de sa famille vint me voir pour m’annoncer ce qui suit : depuis deux ou trois jours le malade avait des hallucinations, parlait tout seul. La veille il avait fait irruption d’abord chez l’oncle dont j’ai déjà fait mention, puis dans le palais d’un célèbre magnat où il avait fait du scandale. Après avoir été expulsé, il était rentré chez lui, s’était couché, et depuis ne disait mot ; pendant ses quelques moments de lucidité il soutenait qu’il allait très bien et suppliait son entourage de ne pas l’envoyer en maison de santé.

Je rendis visite au malade et le trouvai effectivement plongé dans un état catatonique profond (posture rigide, négativisme, autisme, hallucinations). Lorsque j’entrai, il parut me reconnaître, me tendit la main, puis aussitôt il retomba dans sa stupeur catatonique. Des semaines passèrent avant que son état ne s’améliorât quelque peu dans la clinique psychiatrique où il avait été transporté, et il ne fut en état de la quitter que plusieurs mois plus tard.

Lorsque je le revis, il n’avait pas une claire conscience de sa maladie. À nouveau il objectivait ses sensations paraphréniques ; sa démence paranoïaque d’antan s’était partiellement réveillée — mais il écartait avec horreur ses idées homosexuelles, niait l’existence de sa psychose et ne croyait plus à la relation causale entre ses impressions psychiques et l’homosexualité.

Naturellement, je ne pouvais forcer les choses, et ne tentai même pas de convaincre le malade de ce qu’il avait déjà compris autrefois. Depuis lors, il m’évita ostensiblement. J’appris plus tard qu’il avait dû être interné à nouveau, cette fois pour un temps plus court, à la suite d’une récidive de l’état d’excitation.

*

Ces deux cas ont en commun [outre l’homosexualité latente, constante dans les cas de paranoïa et de paraphrénie, mais que je ne puis développer ici4], d’apporter des indications sur l’importance de la formation de systèmes délirants, si caractéristique des malades paranoïaques. Le premier malade, s’épargnant la peine d’élaborer lui-même un système, a simplement repris en bloc un système philosophique déjà existant, la philosophie de la nature d’Ostwald. Les systèmes philosophiques qui s’efforcent de donner à tout prix une explication rationnelle de l’univers et ne laissent aucune place à l’irrationnel (c’est-à-dire à l’inexpliqué) ont souvent été comparés aux systèmes pathologiques paranoïaques. Quoi qu’il en soit, ces systèmes correspondent parfaitement aux besoins des paranoïaques dont les symptômes servent justement à expliquer rationnellement à partir des événements du monde extérieur leurs pulsions internes irrationnelles. Notre cas montre clairement comment le système repris « en bloc » sert de plus en plus à rationaliser les désirs égocentriques refoulés du malade (oisiveté, désirs incestueux à l’égard de sa sœur).

Le deuxième cas nous apprend à quel point le paranoïaque est menacé lorsqu’il est brusquement privé du système laborieusement construit qui a permis son intégration sociale. Le malade est parvenu à projeter sur son entourage professionnel ses tendances moralement inacceptables : il s’est senti victime d’une persécution systématique. En le congédiant, on lui a pour ainsi dire dérobé son « système » ; le hasard voulut qu’au même moment il rencontrât la littérature psychanalytique dont il avait déjà entendu parler mais qu’il ne pouvait comprendre que maintenant.

Provisoirement il fut disposé à abandonner son système persécutif, à voir sa nature profonde véritable et à se familiariser avec ses complexes refoulés. Mais bientôt il apparut que cette lucidité lui était insupportable ; pour échapper à l’épouvantable angoisse qui s’était emparée de lui, il dut — à défaut d’un autre système approprié — fuir dans la démence qui lui offrait un second point de fixation névrotique. Une amélioration ne fut possible que lorsqu’il parvint à nouveau à écarter son savoir acquis par la psychanalyse et à reconstruire son système persécutif.

Ce rapport étroit entre la formation de systèmes et la paranoïa explique peut-être aussi pourquoi les découvertes et les théories scientifiques ou systèmes philosophiques nouveaux sont toujours adoptés — c’est bien connu — par une foule de psychopathes.

Sur le plan thérapeutique, le second cas nous inciterait plutôt à adopter la position pessimiste de Freud concernant la possibilité de guérir la paranoïa par la psychanalyse5.

La position catatonique particulière du premier malade (étendu, les jambes soulevées) mérite d’être spécialement notée. C’est le malade lui-même qui apporta l’interprétation de ce symptôme en confiant à sa sœur le soin de soutenir ses jambes et, peu après, en lui faisant part de ses désirs incestueux. Si nous ajoutons que la jambe est un symbole du pénis (ou du clitoris) familier aux psychanalystes, l’extension de la jambe étant le symbole de l’érection, nous devons considérer cette posture catatonique comme l’expression de (et en même temps mesure de défense contre) la tendance refoulée à l’érection. Il est fort possible que des observations analogues nous conduisent à admettre de façon générale cette interprétation de la raideur catatonique. En faveur de cette thèse je citerai un fragment d’un troisième cas.

III.

Un malade paraphrénique doué d’un sens aigu de l’auto-observation m’a raconté spontanément que sa posture et ses mouvements catatoniques particuliers servent à écarter les sensations érotiques qui se manifestent dans diverses parties de son corps. La flexion en avant de son corps, maintenue en catatonie pendant plusieurs minutes, servait par exemple, suivant ses propres termes, « à briser l’érection de l’intestin ».


1 Cet exposé dont l’auteur ramène presque tous les troubles nerveux et psychiques à la tuberculose et les soigne en conséquence, a beaucoup préoccupé mes patients psychonévrosés, très réceptifs à ces choses.

2 Je ne voulais pas entreprendre avec lui une psychanalyse qui n’offrait aucune perspective dans ce cas.

3 Cette curieuse habitude avait retenu mon attention : je l’avais interprétée comme le déplacement de pulsions érotiques sur la personne du médecin, mais je me gardai naturellement de faire remarquer ce symptôme au malade ou de le lui interpréter.

4 Voir l’ouvrage de Freud : « Remarques psychanalytiques sur l’autobiobraphie d’un cas de paranoïa » (Jahrb. f. Psychoanalyse, III) (N.d.T. : Cinq psychanalyses, P.U.F.) et mon article : « Le rôle de l’homosexualité dans la pathogénie de la paranoïa » (N.d.T. : Œuvres Complètes, tome I, p. 172, Payot).

5 En désaccord avec Bjerre qui prétend avoir guéri un paranoïaque, nous estimons avec Freud que le cas de Bjerre n’était pas une véritable paranoïa.