Une explication du « déjà vu » par Hebbel

Freud explique l’indéfinissable sentiment de familiarité suscité par certaines choses qui arrivent pour la première fois, cette impression de les connaître depuis longtemps déjà ou de les avoir vécues auparavant tout à fait de la même manière, par des rêveries diurnes oubliées ou refoulées qui avaient pour objet une situation analogue. À ce propos, j’ai souvent pu rapporter le « déjà vu » à des rêves nocturnes de la veille1 ou d’une époque plus éloignée2. Cette seconde explication se retrouve dans le poème suivant de Hebbel, d’ailleurs remarquable à bien des égards (Poèmes des années 1857 à 1863, œuvres complètes de Hebbel par Friedr., vol. II, p. 12, Leipzig, Max Hesse éditeur).

Le maître et le valet

« Éloignez cette face de ma vue ! Je ne puis la souffrir ! Où est le second veneur ? » Ainsi parle le Comte d’un ton farouche et le vieillard, troublé, se retire, lui le meilleur forestier de tous.

Maintenant le cor de chasse sonne dans les bois. C’est la première fois qu’il visite ce château au milieu des noirs sapins ; jusqu’à présent il ne l’avait vu qu’en passant, de loin, au clair de lune.

Ils s’éloignent sur leurs chevaux. Qu’y a-t-il là-bas, dans le chemin au delà du sureau ? C’est le vieil homme qui montre ses cheveux blancs ; mais le jeune homme se déchaîne en imprécations : « Ne reparais plus jamais devant moi ! »

Pourquoi est-il si féroce tout à coup, lui, généralement si doux ? demande-t-on de tous côtés. « J'ai vu cet homme en train de mal faire, même si je ne puis à présent me rappeler son acte et n'en connais ni le lieu ni l'heure. »

Il chasse seul dans les profondeurs du bois, poursuivant le noir sanglier. Les autres sont loin derrière ; son cheval se blesse la patte sur une pierre et tombe.

Envoyé par Dieu, le vieil homme arrive d’un pas rapide. Habilement il reçoit sur sa lance la bête dans sa course furieuse, et la voici étendue, expirante !

En silence il se retourne pour tendre la main à son maître mais celui-ci bondit sur ses pieds et s’écrie : « Encore là ? Alors ta fin est proche ! » Et déjà il lève sa lance.

Alors le vieil homme aussi sent la colère qui fait bouillir son sang loyal ; il tire son couteau sans réfléchir et à peine l’a-t-il brandi que le jeune homme est percé de part en part.

Couvert de sang, épouvanté, il demeure là penché. Le mourant lève les yeux et murmure : « C’est ainsi que je l’ai déjà vu en rêve. »

Le psychanalyste retrouve dans les traits du vieux valet les caractéristiques du père, secourable mais terrible, qui est armé d’une lance salvatrice (généreuse) mais aussi mortellement dangereuse.


1 Freud : Lu psychopathologie de la vie quotidienne, Payot.

2 Ferenczi : « Un cas de « déjà vu ». O. C., I., p. 210, Payot.