La psyché comme organe d'inhibition

(Quelques remarques sur l’essai du Dr F. Alexander : « Considérations métapsychologiques »)1

Dans cet ouvrage intéressant où Alexander tente de relier les pulsions sexuelles (de vie) et les pulsions du Moi (de mort) distinguées par Freud aux lois biologiques et physiques les plus générales, on peut lire entre autres : « Je vous prierai de considérer avec attention mon affirmation quant à la fonction purement inhibitrice du système « Conscience ». Ce système « Conscience » est certainement conçu par Freud comme quelque chose d’actif qui régit la motilité. Et il considère que dans ce système, ou à sa limite, une fonction essentiellement active est exercée par la censure. Concevoir l’acte de conscience comme une perception purement passive de processus externes et internes est loin de la théorie psychanalytique...2. » Et pourtant si nous regardons de près le matériel psychanalytique, nous voyons que toute activité à orientation positive provient des couches plus profondes, et qu’en dernière analyse seules les pulsions ont une action dynamique. L’unique performance qui revient aux systèmes supérieurs, à la « Conscience », est de l’ordre de l’inhibition : refoulement, répression du développement pulsionnel ou de la satisfaction pulsionnelle et tout au plus orientation des pulsions. »

Ces réflexions découlent logiquement d’une conception psychanalytique des processus psychiques et répondent tout à fait à mes propres convictions dans ce domaine ; elles contiennent toutefois certaines erreurs qu’il me faut relever.

1) La conception de l’acte de conscience comme réalisation purement passive est non seulement peu éloignée de la théorie psychanalytique, mais elle en a constitué de tout temps une partie essentielle bien connue. Dès l’Interprétation des rêves où il tentait pour la première fois d’établir une localisation topique des fonctions psychiques en « systèmes psychiques », Freud parle de la conscience comme d’un organe des sens destiné à percevoir des qualités psychiques (inconscientes), formulation qui met en évidence le caractère purement passif de la perception dans l'acte de conscience. Et même le Préconscient (confondu un peu trop schématiquement par Alexander avec le Conscient, alors que ce dernier suppose un surinvestissement récent) a toujours été conçu par Freud comme un système qui repose sur l’activité sélective de la censure et provient de l’Inconscient, plus profond et plus proche des pulsions, par inhibition et passage à un niveau supérieur.

2) Cette conception n’est pas seulement l’opinion personnelle de Freud, elle est aussi partagée par tous les auteurs psychanalystes. Je peux me référer ici à un de mes propres articles datant de 1915 où la thèse énoncée par Alexander est supposée s’appliquer non seulement à la conscience mais au psychique en général. Je voudrai citer tout le passage en question3 : « Cet élément mystique et inexplicable, qui s’attache à tout acte de volonté et d’attention, s’explique en grande partie si nous admettons l’hypothèse suivante : l’acte d’attention implique en premier lieu la ferme inhibition de tout acte autre que l’acte psychique projeté. Si toutes les voies d’accès à la conscience sont fermées à l’exception d’une seule, l’énergie psychique s’écoule spontanément dans la seule direction possible, sans effort particulier (d’ailleurs inconcevable). Donc, si je veux regarder quelque chose attentivement, je le fais en isolant de ma conscience tous les sens à l’exception du sens visuel ; ainsi l’attention accrue aux excitations optiques se réalise d’elle-même, comme s'élève le niveau d’un fleuve dont nous fermons les canaux de communication et d’écoulement. Le principe de toute action est donc une inhibition inégale. La volonté ne fonctionne pas comme une locomotive qui fonce sur les rails : ce serait plutôt comme l’aiguilleur qui ferme toutes les voies à l’exception d’une seule à l’énergie en elle-même indifférenciée — l’énergie locomotrice essentielle — de sorte que celle-ci est obligée de prendre la seule voie restée ouverte. J’ai l’impression que cela est valable pour toute espèce d’« activité », donc également pour l’activité physiologique ; l'« innervation » d’un certain groupe musculaire ne peut aboutir à un résultat que s’il y a inhibition de tous les muscles antagonistes. »

Ces propositions, où tous les processus psychiques et physiologiques, même les plus complexes, sont conçus comme des « inhibitions quant au but » de tendances primitives à la satisfaction pulsionnelle (les moteurs véritables de l’action), n’ont jamais jusqu’à présent été démenties et ce parce qu’elles s’intègrent bien dans la théorie psychanalytique.

3) Quant à l’affirmation d’Alexander, selon laquelle Freud supposerait que « dans le système Cs ou à sa limite une fonction essentiellement active est exercée par la censure », elle est inexacte. Freud n’a jamais vu dans l’activité de la censure autre chose qu’une orientation des pulsions, c’est-à-dire l’inhibition des modes primitifs de décharge. Ce sont, selon Freud, les pulsions qui fournissent le « capital » à toute entreprise psychique et les instances supérieures, impuissantes par elles-même, se soucient uniquement de la régulation des forces pulsionnelles données.

4) Il s’ensuit que Freud n’a manifestement jamais prétendu déduire de la maîtrise exercée par le Préconscient sur la motilité l’existence de forces motrices propres au Préconscient qui alimenteraient la musculature, mais que le Préconscient régit l’accès à la motilité, donc, selon la métaphore de l’aiguilleur citée plus haut, qu’il permet ou refuse la décharge motrice aux forces pulsionnelles issues de sources plus profondes.

5) Il va sans dire que cette conception psychanalytique vaut pour toutes les réalisations psychiques du Préconscient, « supérieures » ou « sociales », qu’elles soient d’ordre intellectuel, moral ou esthétique. Freud ne dit-il pas expressément que la « tendance humaine au perfectionnement » n’est qu’une réaction sans fin contre les pulsions primitives et amorales qui restent toujours vivaces dans l’inconscient et aspirent inlassablement à la satisfaction. Même si ces tendances parviennent secondairement à une autonomie apparente, leur source véritable est et demeure la vie pulsionnelle, le rôle des systèmes supérieurs se bornant à la transformation, à la modération, à la régulation « sociales » des forces pulsionnelles, donc à leur inhibition.

6) Mais ces réflexions n’excluent nullement qu’une partie des tendances à la satisfaction pulsionnelle qui se sont détachées très précocement, peut-être dès l’apparition de la vie, ainsi que leurs rejetons, puissent acquérir une relative autonomie, s’établir comme « pulsions de régénération, de reproduction, de vie et de perfectionnement » et s’opposer ainsi en permanence aux pulsions égoïstes de repos et de mort. On peut donc très bien, et à l’encontre de la conception d’Alexander, accepter la théorie freudienne de la pulsion de vie immanente et autonome. Il suffit de rester conscient de l’origine ab ovo toujours exogène de ces pulsions pour éviter le danger de tomber dans le mysticisme, comme le fait par exemple Bergson avec son « Évolution créatrice ».

La volonté d’Alexander, louable en soi, d’assurer le monisme de l’univers ne doit pas et n’a nul besoin de l’amener à rejeter à priori la dualité des forces dont la psychanalyse et la biologie constatent partout l’existence. Et il est non seulement plus séduisant mais aussi plus correct et plus prometteur d'un point de vue heuristique de s’attacher à suivre les conflits entre les forces antagonistes avant de procéder à l’unification philosophique de toute la dynamique psychophysiologique.

Je voudrais d’ailleurs en profiter pour indiquer que la notion de « monisme » n’a pas elle-même été très clairement définie. Beaucoup d’entre nous supposent volontiers que tout le physique, le physiologique et même le psychique peuvent se ramener à des systèmes de lois élémentaires ; et ceux-ci peuvent bien être considérés dans un certain sens comme monistes. Mais l’hypothèse de telles lois dans tous les domaines de l’expérience humaine ne se confond pas avec le monisme, lequel croit pouvoir expliquer ces phénomènes par un principe unique.


1 Int. Ztschr. f. PsA, t. VII, 1921, p. 275.

2 Souligné par moi.

3 Analyse des comparaisons, t. II des O. C., p. 193.