« Psychologie collective et analyse du moi » de Freud

(Progrès de la psychologie individuelle.)

Si l’on embrasse d’un coup d’œil l’évolution des sciences, force est de constater que dans ce domaine le progrès linéaire atteint en général assez rapidement un point mort qui oblige, si l’on veut avancer, à poursuivre le travail sous un autre angle, souvent tout à fait inattendu ou insolite. J’ai déjà eu l’occasion de signaler jadis ce phénomène assez surprenant quand j’ai été amené à voir dans les « Trois essais sur la théorie de la sexualité » de Freud, ouvrage de psychologie pure, un progrès important de la biologie, donc une science relevant des sciences exactes et naturelles, progrès que cette discipline n’aurait sans doute jamais accompli par ses propres moyens.

Cet « utraquisme » (comme je voudrais l’appeler) d’une bonne politique scientifique se trouve confirmé non seulement dans la grande alternative entre méthodes de connaissance objectives (sciences exactes et naturelles) et subjectives (psychologie), mais dans le cadre même de la psychologie. À peine étions-nous habitués à l’hypothèse que les faits psychanalytiques de la psychologie individuelle constituaient la base de notre science et que leur « application » résoudrait les phénomènes plus complexes de la psyché collective (art, religion, formation de mythes, etc.) que notre confiance en cette hypothèse est ébranlée par la récente parution de l’ouvrage de Freud sur la « psychologie collective ». On y apprend en effet que l’investigation de processus relevant de la psychologie collective peut résoudre des problèmes importants de la psychologie individuelle. Dans les pages qui suivent, je me propose de mettre en évidence les principaux progrès que la psychologie individuelle normale et pathologique doit à cette dissection de l’âme collective par Freud.

L’auteur écarte l’idée, en général admise automatiquement par tous les auteurs, que les phénomènes collectifs se produisent uniquement dans une « foule », donc au sein d’un grand nombre d’individus. Il constate plutôt que ces mêmes phénomènes de la vie affective et de la sphère intellectuelle peuvent se produire lorsqu’il s’agit d’un petit nombre de personnes, la famille par exemple, et même dans des relations avec une seule personne, cas de la « formation collective à deux ». Cette conception nous amène à changer radicalement notre point de vue sur un des processus les plus étonnants et des plus importants pour la psychologie individuelle : l’hypnose et la suggestion.

Jusqu’à présent, les auteurs prétendaient expliquer les phénomènes collectifs par la suggestion sans pouvoir dire en quoi consistait la nature de celle-ci. Or Freud a découvert l’existence de phénomènes collectifs dont l’évolution historique devrait contribuer à expliquer le processus de suggestion tel qu’il fonctionne entre deux individus. Selon Freud, on peut suivre la trace de la disposition à l’hypnose jusqu’à l’époque primitive de la race humaine, jusqu’à la horde humaine où l’œil du père, le père redouté de la horde, maître de la vie et de la mort, exerçait effectivement la vie durant, sur tous les membres de la horde, le même effet paralysant, la même inhibition de toute activité indépendante, de toute motion intellectuelle personnelle que celle produite aujourd’hui encore par le regard de l’hypnotiseur sur son « médium ». La crainte inspirée par ce regard fait donc partie du pouvoir hypnotique ; quant aux autres procédés qui servent à produire l’hypnose (bruit monotone, fixer un point), ils se bornent à détourner l’attention consciente du sujet prêt à s’endormir pour soumettre d’autant mieux son inconscient à l’influence de l’hypnotiseur.

Contrairement à l’hypothèse, jusqu’ici prévalente, de Bernheim qui voyait dans l’hypnose uniquement une forme de la suggestion, nous supposerons maintenant avec Freud que l’aptitude à être hypnotisé constitue le phénomène essentiel qui peut nous expliquer la suggestibilité ; quant à l’aptitude proprement dite à être hypnotisé, elle n’est pas seulement, comme on le croyait jusqu’alors, un résidu de l’angoisse infantile inspirée par le père sévère, elle représente aussi le retour des émotions éprouvées par l’homme de la horde primitive face au chef redoutable de la horde. La psychologie collective fournit donc le parallèle phylogénétique à l’ontogenèse de l'aptitude à être hypnotisé. Si nous prenons en considération la position centrale des problèmes posés par l’hypnose et la suggestion dans la pathologie, la thérapie des névroses et la pédagogie, nous verrons immédiatement la révision fondamentale de nos précédentes conceptions marquer tout le champ de la psychologie normale et pathologique.

L'autre résultat, également essentiel, que la psychanalyse individuelle doit à ces recherches de psychologie collective, c’est la découverte d’une nouvelle étape du développement du Mot et de la libido. Les névroses de transfert, point de départ de la recherche psychanalytique et pendant longtemps son unique objet, ont permis à Freud de reconstruire à peu près complètement les phases du développement de la pulsion sexuelle. Par contre, le second facteur impliqué dans la formation de la névrose, le Moi, demeurait une masse compacte, impossible à réduire plus avant, et les idées qu’on pouvait se faire de sa structure étaient extrêmement hypothétiques. L’étude des psychonévroses narcissiques et de la vie amoureuse de l’individu normal a bien jeté quelque lumière dans cette obscurité, mais il a fallu attendre cette étude de la psychologie collective pour que Freud parvienne à dégager l’existence d’un véritable « stade » dans le Moi. Cette étape supérieure du Moi, qui succède au narcissisme originel de l’enfant et de l’humanité, consiste dans la distinction entre un Moi toujours caractérisé par le narcissisme primaire et un « Idéal-du-moi », modèle érigé à l’intérieur de soi pour y mesurer tous ses actes et qualités. Cet Idéal-du-Moi remplit des fonctions importantes, telles l’épreuve de réalité, la conscience morale, l’auto-observation et la censure des rêves ; c’est également la force responsable de la production du « refoulé inconscient », si important dans la formation de la névrose.

Parallèlement à cette étape évolutive du Moi, il existe un processus libidinal spécifique qui va s’intégrer désormais, en tant que phase particulière du développement, entre le narcissisme et l’amour objectal (plus exactement : entre les phases d’organisation orale et sadique-anale qui sont encore largement narcissiques et l’amour objectal proprement dit). Ce processus libidinal intermédiaire, c’est l'identification. Au cours de ce processus, les objets du monde extérieur ne sont pas « incorporés » réellement comme dans la phase cannibale, mais seulement en imagination ou, comme on dit, ils sont introjectés, leurs propriétés sont annexées et attribuées au Moi propre. En s’identifiant ainsi à un objet (personne), on crée en quelque-sorte le pont entre le Moi et le monde extérieur et ce lien permet par la suite de déplacer l’accent de l’« être « intransitif sur l’« avoir » transitif, donc permet à l’identification d’évoluer vers l’amour objectal véritable. Mais la fixation au stade de l’identification permet de régresser de la phase plus tardive de l’amour objectal à l’étape de l’identification ; on trouve des exemples particulièrement frappants de cette régression dans certains processus pathologiques, et d’autres tout aussi évidents dans les productions de la psyché collective qui jusqu’à présent étaient restées incomprises. L’hypostase de cette nouvelle étape du développement du Moi et de la libido permettra certainement de comprendre un peu mieux un certain nombre de phénomènes, encore mal expliqués, de la psychologie et de la pathologie individuelles.

Si Freud s’est surtout préoccupé de la dynamique de la psyché collective dans son ouvrage sur la psychologie collective, il n’a pu s’empêcher de poursuivre l’élaboration de certains chapitres de la théorie des névroses que ses précédentes recherches avaient laissés incomplets. Je me bornerai à citer quelques exemples dans la masse d’idées qui nous sont proposées.

La clinique psychanalytique avait déjà pu constater que l'homosexualité masculine se présentait le plus souvent en réaction à un ancien courant hétérosexuel particulièrement intense. À présent, Freud nous apprend que cette réaction se produit également en régressant de l’amour objectal à l’identification. La femme est abandonnée en tant qu’objet d’amour externe, mais en revanche érigée à nouveau dans le Moi lui-même au moyen de l’identification, c’est-à-dire mise à la place de l’Idéal-du-moi ; l’homme devient donc féminin et se cherche éventuellement un partenaire masculin afin de rétablir la relation hétérosexuelle première, même si c’est à l’envers.

La théorie qui montre la nature libidinale du lien social au chef et aux semblables permet d’entrevoir la pathogenèse de la paranoïa. Pour la première fois nous comprenons vraiment pourquoi tant d’individus deviennent paranoïaques à la suite d’une humiliation sociale. La libido, qui jusque-là était liée socialement, se trouve libérée du fait de l’offense et voudrait s’exprimer sous une forme sexuelle grossière, en général homosexuelle, mais ce mode d’expression est refusé par l’Idéal-du-Moi particulièrement exigeant et l’issue de ce conflit aigu se trouve dans la paranoïa. L’ancien lien social continue à s’exprimer dans le sentiment d’être persécuté par des collectivités, des communautés et des associations (Jésuites, Francs-maçons, Juifs, etc.). Ainsi la paranoïa apparaît comme un trouble non seulement du lien (homosexuel) au père, mais aussi de l’« identification » sociale (asexuée en elle-même).

La solution du problème posé par la psychologie collective offre un nouveau support à la métapsychologie de la mélancolie qui avait déjà été élaborée auparavant. Cette psychose se présente elle aussi comme la conséquence de la substitution de l’objet à l’Idéal-du-moi, objet abandonné à l’extérieur parce que haï ; quant à la phase maniaque de la cyclothymie, elle apparaît comme la révolte provisoire de ce qui reste du Moi narcissique (narcissisme primaire) contre la tyrannie de l’Idéal-du-moi. Nous voyons les nouvelles phases du Moi et de la libido faire des débuts prometteurs dans la psychiatrie.

L'identification hystérique diffère des autres identifications par le fait, entre autres, que l’incorporation (inconsciente) de l’objet n’y est que partielle, qu’elle concerne uniquement certaines propriétés de l’objet.

Des chapitres importants de la vie amoureuse normale seront à revoir à la lumière de ces conceptions nouvelles. La distinction entre pulsions sexuelles directes et pulsions sexuelles inhibées quant au but (tendres) s’avère dans cette recherche encore plus importante qu’on ne le supposait auparavant ; et la période de latence qui réalise cette inhibition quant au but gagne donc de l’importance.

La juste estimation des motions sexuelles inhibées quant au but a obligé Freud à élaborer une nouvelle conception de la dynamique des maladies névrotiques. Selon cette dernière description, le conflit névrotique se joue entre les pulsions sexuelles inhibées quant au but requises par l’Idéal-du-moi (conformes au Moi) et les pulsions sexuelles directes (refusées par le Moi). Les processus d’investissement libidinal dans l'état amoureux apparaissent également sous un jour nouveau après cette recherche de psychologie collective. Le sentiment de honte devient compréhensible si on le considère comme étant également déterminé par un phénomène de psychologie collective, c’est-à-dire comme la réaction au trouble qu’entraîne la manifestation en public des pulsions hétérosexuelles, toujours asociales.

Revenons à notre point de départ et indiquons encore une fois, pour conclure, les facteurs de la psychologie collective qui sont impliqués dans toute psychothérapie et rendent indispensable l’étude de cet ouvrage de Freud à quiconque veut soigner des esprits malades. Pendant le traitement, le médecin est le représentant de toute la société humaine et il peut, comme le prêtre catholique, perdre ou sauver. Pour l’amour du médecin, le malade apprend à neutraliser son ancienne « conscience morale » qui l’a rendu malade, et l’autorité du médecin lui permet de lever ses refoulements. Les médecins sont donc parmi les premiers à devoir reconnaissance et admiration à l’auteur de cet ouvrage. En effet, certains processus de la psychologie collective ont permis à Freud d’expliquer l’efficacité des divers procédés psychothérapeutiques et pour la première fois les médecins peuvent comprendre comment agit l’outil dont ils se servent quotidiennement.