La métapsychologie de Freud1

Je me propose de vous présenter, même si ce n’est que sommairement, le développement et la position actuelle de la métapsychologie selon Freud. Ce n’est pas une tâche facile ; vous savez tous quelle est la méthode de travail de Freud : tant que la chose est possible, il se borne à examiner les données partielles et leurs corrélations les plus immédiates ; lorsqu’il ne peut pas éviter de formuler des thèses plus générales, il s’en tient à la communication en termes précis des principaux résultats de ses recherches et de leurs conséquences logiques. Mais jamais il ne donne de résumé systématique qu’il semble considérer comme un véritable lit de Procuste pour toute recherche ultérieure. Aussi, pour faire cet exposé qui, pour avoir une valeur didactique, doit nécessairement être synthétique, j’ai dû rassembler les éléments dans les travaux les plus divers de Freud.

Qu’est-ce que la métapsychologie ? Un terme nouveau très certainement formé sur le modèle de la métaphysique. Et qu’est-ce que la métaphysique ? Selon le « Dictionnaire de philosophie », ce terme désigne en réalité la « première philosophie » d’Aristote qui, dans la classification des œuvres du Stagirite par Andronicus de Rhodes se place après la physique (μετα τα φυσιxα). C’est seulement plus tard que, par suite d’une erreur d’interprétation portant sur le mot μετα, c’est devenu la science de ce qui dépasse les sens, l’expérience, la science des choses transcendantales ; jusqu’à nos jours, le terme de « métaphysique » a conservé ce sens. Donc, si la métaphysique, prise selon cette dernière acception, est la science des processus de la nature — dans la mesure où ceux-ci ne nous sont pas fournis par nos organes des sens mais par l’élaboration spéculative des résultats obtenus par les différentes sciences —, la « métapsychologie », elle, traite des processus qui ne sont pas immédiatement accessibles mais qu’il faut déduire à partir des données fournies par l’expérience introspective2. Quant à nous, nous considérons que métaphysique et métapsychologie sont deux notions diamétralement opposées. Nous appelons métaphysique l’essai d’explication de tout fait d’observation, même des phénomènes psychiques les plus complexes, au moyen de lois que nous connaissons (physiques, physiologiques). La métapsychologie par contre s’est proposée la tâche apparemment désespérée d’établir les bases matérielles des processus psychiques à partir de l’observation des processus psychiques eux-mêmes, c’est-à-dire d’édifier en quelque sorte une partie de la biologie, de la physiologie et de la physique.

Aucun savant, avant Freud, n’a osé franchir ce pas ; on ne rencontre quelques précurseurs de cette orientation que dans l’ère préscientifique. Nous voulons parler de l'animisme anthropocentrique des primitifs, qui projetaient leurs propres processus et caractères psychiques sur les phénomènes universels. Cum grano salis3, nous pourrions donc dire qu’en fait la métapsychologie analytique moderne est un retour — sous une forme scientifiquement épurée — à l’animisme.

Un pas aussi osé ne se justifierait guère si la psychologie biologique avait réalisé ne fût-ce qu’une parcelle des espoirs qu’on y avait mis. Mais les recherches anatomo-histologiques sur le cerveau sont totalement embourbées, depuis la découverte des localisations sensibles et motrices de l’écorce cérébrale ; depuis lors, la psychologie n’en a rien tiré d’autre qu’une sorte de mythologie biologique ou moléculaire ; cela excuse l’audace de Freud qui a alors entrepris cette tâche par l’autre bout.

La synthèse métapsychologique n’est autre chose que le développement de la psychanalyse actuelle, en une psychologie explicative accomplie ; c’est donc une étape très importante de cette science, et même de l’histoire des sciences en général. Jusqu’à présent, la psychanalyse représentait surtout une méthode d’exploration des processus psychiques pathologiques ; au départ, elle visait uniquement un but pratique et empirique : explorer, guérir ou atténuer les états psychiques pathologiques ou névrotiques. C’est après bien des hésitations - qu’elle en est venue à étendre la valeur de ses constatations au psychisme normal, et collectif également, et ce fut en quelque sorte l’accumulation spontanée de ces observations qui amena Freud à adopter cette nouvelle dénomination.

Freud appelle métapsychologie la discipline qui lie les processus psychiques à des systèmes psychiques topiquement déterminés, qui possèdent une organisation et un fonctionnement spécifiques ; ce sont les différentes interconnexions possibles de ces systèmes qui expliquent les différents modes de décharge (normal et pathologique) des excitations. Ces systèmes sont actionnés par des forces psychiques, dérivées et transformations de forces pulsionnelles qui fonctionnent par ailleurs dans l’organisme ; la répartition de ces forces varie selon les modes de décharge de l’excitation. Les mécanismes psychiques sont donc chargés d’une certaine quantité d’énergie, dont le mode de manifestation varie avec le système qu’elle remplit, mais qu’on peut imaginer d’une façon générale comme une quantité constante, c’est-à-dire obéissant à la loi de la constance de l’énergie énoncée par la physique. C’est seulement après avoir évalué l’état d’investissement des différents systèmes topiquement localisés, la dynamique des forces en conflit (dynamique, direction et rapports quantitatifs de ces forces), que nous pouvons parler d’une explication métapsychologique du processus au sens de Freud.

Cependant, je ne peux vous mettre trop en garde contre deux erreurs que les thèses métapsychologiques pourraient vous faire commettre. Pour le moment, la métapsychologie de Freud n’apporte aucune lumière concernant l'anatomie, la physiologie et la physique de l’organe psychique, elle n’offre que des supports spéculatifs qui surgissent, bon gré mal gré, lorsqu’on étudie les processus psychiques, qui semblent valables sur le plan pratique. Mais il n’est pas douteux qu’un jour, sous une forme ou sous une autre, ils seront également confirmés par la biologie4.

L’autre erreur consisterait à supposer que l’édifice métapsychologique est une construction arbitraire, un système fermé dès le départ. En fait, c’est juste le contraire : chaque pas, chaque constatation, est étayé par une multitude d’observations de détail. Jamais, peut-être, on ne s’est montré plus prudent dans l’établissement d’une théorie scientifique. Et c’est seulement après coup qu’on a pu décrire le développement de la psychanalyse comme une marche progressive et concentrique vers la métapsychologie.

Déjà dans le titre, la communication préliminaire de Breuer et Freud parle de « mécanisme » des symptômes hystériques. La conception économique de la dynamique psychique s’exprime sans équivoque dans la notion d'abréaction des affects bloqués. L’hypothèse du clivage, en deux, de la psyché, telle qu’on la trouve dans les Études sur l’hystérie, représente très nettement un précurseur de la topique psychique ultérieure. Et ils comparent même l’inconscient au souterrain obscur de la psyché, ou aux racines d’un arbre ; ils cherchaient manifestement dans la dimension de la profondeur. Dans les Psychonévroses de défense, Freud souligne avec une particulière netteté le moment dynamique dans les événements psychiques, et les hypothèses formulées par Breuer, en 1895, montrent qu’il pressentait toutes les corrélations métapsychologiques que la psychanalyse a permis d’élucider ensuite, au terme d’un énorme détour. Qu’il me suffise de citer « la tendance à la constance de l’excitation endocérébrale tonique », le rapport entre l’énergie psychique « toniquement liée » et l’énergie « librement déchargée », « l’excitation en sens inverse » du système de perception dans l’hallucination, sa conception de la résistance où, dès cette époque, il reconnaît l’obstacle qui peut empêcher la décharge de l’excitation psychique et qu’il compare explicitement à l’introduction d’un obstacle rhéostatique dans un circuit. Certes, il souligne lui-même qu’il s’agit seulement de métaphores physiques qui se rapportent à un univers spatial fantasmatique, sans aucune valeur du point de vue de la connaissance, comme des comparaisons, des analogies visant à exprimer de façon plus intelligible des notions relatives aux processus psychiques, difficiles à communiquer. Cependant, il ne faut pas oublier qu’un examen, proprement psychanalytique, des comparaisons m’a amené à la conviction que les comparaisons employées dans le discours, la poésie, les sciences, très souvent lancées sans réfléchir, proviennent généralement d’une couche plus profonde et plus intuitive de la psyché et, contrairement à ce que pense Breuer, véhiculent des vérités importantes, encore inaccessibles à la conscience.

Freud emploie pour la première fois le terme de métapsychologie dans la Psychopathologie de la vie quotidienne. Je cite textuellement les phrases correspondantes : ... « Je pense en effet que, pour une bonne part, la conception mythologique du monde, qui anime jusqu’aux religions les plus modernes, n’est pas autre chose qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur. L’obscure connaissance (qu’il ne faut pas confondre avec la connaissance vraie) des facteurs et faits psychiques de l’inconscient (autrement dit : la perception endopsychique de ces facteurs et faits) se reflète (il est difficile de le dire autrement, l’analogie avec la paranoïa devant ici être appelée au secours) dans la construction d’une réalité suprasensible, que la science retransforme en une psychologie de l’inconscient. On pourrait se donner pour tâche de décomposer, en se plaçant à ce point de vue, les mythes relatifs au paradis et au péché originel, à Dieu, au mal et au bien, à l’immortalité, etc., et traduire la métaphysique en métapsychologie. » (Ed. Payot, 1948, traduction de S. Jankélévitch, p. 290.)

Cette citation montre qu’à l’époque Freud ne voulait utiliser le terme de métapsychologie que pour désigner l’interprétation psychologique de certaines productions de la mythologie et de la religion.

C’est dans son ouvrage, L’Interprétation des Rêves, que Freud fait le pas décisif vers la création de la métapsychologie. Après avoir, dans des centaines de rêves, suivi les fils associatifs extraordinairement embrouillés qui partent des différents éléments du contenu manifeste, il a réussi le quasi-miracle d’introduire de l’ordre dans ce grand chaos. Il a constaté que ce qu’il avait considéré d’abord comme le résultat d’un processus morbide, le clivage de la psyché en conscient et inconscient, caractérisait également la vie psychique normale à l’état de veille, ce clivage étant seulement exagéré dans les cas pathologiques. Puis il a dû admettre l’existence de deux sortes d’inconscient : l'inconscient refoulé proprement dit et le préconscient, dont le contenu, même s’il est un peu marginal par rapport à la conscience, est facilement accessible à celle-ci. Les phénomènes de déplacement et de condensation du rêve ont permis à Freud de découvrir les processus selon lesquels se fait le travail de l’inconscient : les « processus primaires » ; tandis que l’élaboration logique des pensées préconscientes du rêve révèle que, dans cette couche, la décharge de l’excitation est déjà gouvernée par les mêmes lois psychiques que la pensée de l’état de veille. Les tentatives faites pour expliquer les hallucinations du rêve ont permis de mieux saisir l’importance de la notion de régression. Lorsqu’on analyse un rêve, les chaînes associatives aboutissent toujours à des souvenirs du passé — en partie inconscients — et le rêve manifeste, une fois analysé, apparaît comme la représentation de ces souvenirs sous forme d’accomplissement hallucinatoire de désirs. Par ailleurs, l’analyse des hallucinations oniriques a permis d’individualiser le système mnésique.

Freud, en effectuant un examen approfondi et comparatif des processus psychologiques du rêve, a pu comprendre les processus dynamiques qui décident du mode de décharge de l’excitation psychique. Dans les cas normaux, ce processus est antérograde, c’est-à-dire qu’il va de la sensibilité vers la motilité (elle pourrait aussi aller vers l’activité psychique consciente) ; la progression du processus d’un mode de fonctionnement vers l’autre est freinée par des résistances intercalées, par des instances de censure, qui peuvent le dévier vers la voie de la régression. Freud n’a pas non plus entièrement négligé ici les principes économiques, bien que, précisément dans le cadre de cette recherche, il ait eu assez peu d’occasions d’étudier de plus près ce point de vue.

Donc Freud, ayant terminé ses recherches sur le rêve, était en possession de l’esquisse topique-dynamique complète des processus psychiques, dont l’élaboration est devenue essentielle dans le développement de la psychanalyse vers la métapsychologie. Ce schéma nous représente l’appareil psychique comme un instrument complexe, intercalé entre la sensibilité et la motricité, dans le centre réflexe en quelque sorte. Les stimulations qui atteignent la surface sensible, venant de l’extérieur ou de l’intérieur de l’organisme, troublent l’équilibre, l’égalité, la constance du tonus psychique et incitent à la décharge. Mais les traces mnésiques du vécu antérieur, accumulées dans l’inconscient, empêchent la décharge immédiate, à caractère réflexe, de l’excitation, et la détournent des voies dont on sait par expérience qu’elles aboutissent à la souffrance. Il se passe donc dans l’inconscient un processus de pensée, même s’il est primitif ; à la place de l'automatisme simple, c’est déjà une réaction de sélection qui s’instaure ici. Chez les êtres plus primitifs, comme les enfants par exemple, l’excitation, après l’élaboration inconsciente, peut progresser sans obstacle vers la conscience, c’est-à-dire vers la décharge motrice ; mais chez l’adulte elle est d’abord soumise à une nouvelle élaboration, qui se situe entre l’inconscient et le conscient. Nous appelons cet appareil le préconscient. Chez les êtres primitifs, nous pouvons donc concevoir l’appareil psychique comme un mécanisme beaucoup plus simple, qui ne serait composé que de l’inconscient et du conscient ; tandis que le préconscient, chargé du travail d’organisation logique, est une formation phylogénétiquement plus récente, dont l’activité commence aussi relativement tard chez chaque individu.

Déjà dans L’Interprétation des Rêves, Freud exprime avec une lucidité admirable son intuition que cette nouvelle couche « superposée » à l’inconscient se forme sans doute en passant par les symboles phonétiques du langage. Donc, l'inconscient contient encore les restes mnésiques d’objet, tandis que le préconscient n’entasse que les symboles mnésiques verbaux. Les avantages de cette organisation sont évidents. Les souvenirs d’objet sont encore investis d’une telle charge émotionnelle qu’ils restent nécessairement sous la dépendance du principe d’évitement, c’est-à-dire du principe de plaisir ; il s’ensuit une trop grande facilité de déplacement des intensités psychiques, une tendance à fuir la douleur et la souffrance, l’incapacité à la pensée logique, allant éventuellement à rencontre du principe de plaisir. Pour que cette dernière fonction puisse s’exercer, il faut que les souvenirs d’objet soient édulcorés en restes mnésiques verbaux, qui ne véhiculent plus que les pâles reflets du plaisir ou de la souffrance d’autrefois, et qui permettent d’opérer éventuellement à rencontre du principe de plaisir. Les ingénieuses recherches sur les verbigérations des schizophrènes ont brillamment confirmé la justesse des descriptions qui présentent le préconscient comme l’organe mnésique verbal. Le fait que, dans cette maladie, l’excitation évite les représentations d’objet pour n’atteindre que le préconscient, nous a permis de reconnaître le préconscient comme un organe de pensée qui travaille exclusivement avec des symboles verbaux.

Quant au problème le plus énigmatique, celui de la conscience, dans cette large esquisse de l’appareil psychique, Freud ne l’aborde que superficiellement ; mais il soupçonne déjà que la conscience n’est pas seulement un organe sensoriel servant à enregistrer les qualités psychiques inconscientes, mais un système à part, où les processus de pensée passent probablement par une inhibition et une élaboration nouvelles.

Ayant achevé son travail sur le rêve, qu’il développera d’ailleurs considérablement par la suite, Freud n’a manifestement pas voulu s’attarder à ces spéculations puisqu’il a estimé que même la description schématique esquissée plus haut devait être considérée comme provisoire ; il a préféré reprendre l’étude détaillée de la psychologie des névroses et de leurs diverses variétés. Cependant, ces recherches avaient subi l’influence décisive des travaux sur la psychologie des rêves qui les avaient fait progresser de façon considérable. Les perspectives topique et dynamique, introduites par un postulat antérieur, sont déjà prises en compte dans la description générale des types névrotiques et dans l’explication plus nuancée des mécanismes hystériques de conversion et d’angoisse (que j’ai complétées par quelques détails infimes dans mon article « Phénomènes de matérialisation hystérique »5), enfin dans la première analyse poussée d’un cas de névrose obsessionnelle. Mais c’est l’introduction de la notion de narcissisme, et l’examen des « névroses narcissiques », qui a fourni à Freud l’occasion d’examiner plus à fond, à côté de la pulsion sexuelle, l’activité des pulsions égoïstes antagonistes. Après avoir ainsi mené à bien, dans ses grandes lignes, l'étude psychanalytique des pulsions, il s’est enfin décidé à rédiger ses travaux métapsychologiques où il parvint à ramener une série d’états et de processus psychiques normaux et pathologiques à des formules topiques-dynamiques-économiques, c’est-à-dire métapsychologiques.

Ces travaux donnent l’impression d’être les chapitres d’une mécanique physique de l’organe psychique ; les thèses auxquelles il aboutit diffèrent des thèses de la physique — fondamentalement, il est vrai — dans la mesure où les quantités dont il s’agit ici — les énergies chargées de plaisir et de déplaisir, en provenance des deux sources pulsionnelles — ne sont pas mesurables : on ne peut pas, pour le moment, les traduire par des signes arithmétiques ou algébriques. Dans l’état actuel de nos connaissances, la mécanique psychique correspond donc au stade de la physique où l’insuffisance des instruments de mesure empêchait la vérification mathématique des données : celles-ci s’appuyaient exclusivement sur le témoignage des sens. Cela ne suffit pas cependant pour qu’un homme lucide refuse de reconnaître l’immense progrès que représente le fait de disposer d’une mécanique psychique, même rudimentaire.

Très rapidement, la théorie freudienne des pulsions nous a fait pénétrer plus avant dans la connaissance des sources d’énergie qui alimentent l’appareil psychique. Il a fallu intercaler les pulsions entre les processus psychiques et biologiques, et reconnaître en elles les rejetons des pulsions de vie et de mort qui gouvernent tous les vivants. Dans l’univers psychique, elles se manifestent sous forme de pulsions du moi, et de pulsions sexuelles, indissolublement mêlées à l’origine, puis séparées par la suite.

Chacune de ces pulsions se développe séparément ; cependant, tous les développements sont dans une certaine mesure interdépendants et s’emparent de l’appareil psychique alternativement ou simultanément. C’est cette prise de possession par les forces pulsionnelles que Freud appelle investissement.

Les corrélations plus fines entre les pulsions égoïstes et sexuelles d’une part, et les systèmes psychiques d’autre part, sont encore obscures ; cependant, selon toute vraisemblance, à un stade plus avancé du développement individuel, la sexualité entretient des relations surtout avec l’inconscient, et le moi avec le préconscient et le conscient. Mais la pulsion sexuelle se manifeste aussi, naturellement, sur le plan conscient, et les pulsions du moi sur le plan inconscient.

Freud a énoncé une loi, comparable, par son importance, à la loi fondamentale de Weber-Fechner, et relative à l’existence d’un rapport direct entre l’intensité d’une stimulation et son effet psychique, loi qu’il a formulée de la façon suivante : les systèmes psychiques désinvestis par les pulsions deviennent inexcitables. Cela éclaire toute une série de processus incompréhensibles jusqu’à présent, et tout d’abord le problème du sommeil. Pendant le sommeil, tout intérêt sexuel et égoïste évacue les systèmes inconscient, préconscient et conscient, pour se retirer dans le moi narcissique (dont même à l’état de veille cet intérêt n’émergeait qu’à la manière de pseudopodes) ; tous les systèmes mnésiques (d’objet) inconscients sont ainsi débarrassés de l’excitation ; il y a même une réduction considérable de l’excitabilité du conscient par les stimulations internes ou externes. Dans l’état qui en résulte, tout le système psychique est, pour ainsi dire, inactivé et reproduit une phase de développement du stade embryonnaire où l’activité psychique n’avait pas encore débuté.

Cette loi de Freud concernant le rapport entre l’excitabilité et l’investissement pulsionnel nous rendra service, le moment venu, pour mieux expliquer les processus de la percée psychique et de l’inhibition.

Si le système inconscient est investi par la pulsion sexuelle, et le système préconscient par les pulsions du moi, c’est la voie ouverte, dans les conditions adéquates, à un conflit qui se résout souvent au moyen du refoulement : une partie du matériel préconscient est arrachée au système psychique correspondant, et immergée plus profondément dans l’inconscient, c’est-à-dire refoulée. Quand ce matériel déplacé parvient, d’une façon ou d’une autre (un peu comme les pensées latentes du rêve pendant le sommeil), à éviter la censure et à s’exprimer, même sous forme altérée, dans le préconscient et le conscient, ou dans la motricité, il y a formation d’un symptôme névrotique. Naturellement, ce n’est qu’une des issues possibles. Le sens d’un tel symptôme n’est pas seulement de troubler le fonctionnement psychique, il traduit également une tentative de réaliser la première tâche du psychisme, à savoir, préserver l’individu des excitations, même dans des conditions pathologiques. Car la névrose est une solution du conflit, même si ce n’est pas la plus économique ; elle permet à la psyché de parvenir à une quiétude relative, après un dur combat il est vrai, et au prix d’une restriction considérable de ses potentialités. Les énergies psychiques qui refluent après refoulement vers le préconscient ou vers la motilité, rencontrent constamment dans ce préconscient l’obstacle des contre-investissements qui tentent de donner au matériel inconscient une apparence inoffensive, en le déplaçant sur une voie de garage pour essayer d’en réduire autant que possible le poids émotionnel. Dans l’hystérie d’angoisse, par exemple, la peur du père est déplacée sur la peur de l’animal (notamment le cheval). La voie de la peur originaire est recouverte en quelque sorte par les manifestations tonitruantes des contre-formations renforcées par des actes phobiques d’évitement et de défense et des motions pulsionnelles (en ce qui concerne ces dernières, surtout dans la névrose obsessionnelle). Quant à l’hystérie de conversion, l’excitation psychosexuelle est ici entièrement déplacée hors de l’appareil psychique au moyen d’une superstructure fantasmatique : le symbolisme sexuel et la « rencontre somatique », et déchargée sous forme d’influx nerveux. En tout cas, l’hystérie veille à préserver la quiétude de la couche psychique inconsciente, et généralement aussi, dans une certaine mesure, à décharger la tension psychique. Toutes ces névroses de « transfert » ont en commun le retrait partiel de l’investissement préconscient. Du fait de ce retrait d’investissement, certaines représentations ne peuvent pas être traduites à partir du langage inconscient objectal sensible en langage verbal conceptuel, condition préalable à l’accès au conscient.

Dans les psychonévroses narcissiques (démence précoce, paranoïa), il y a échec du retrait des investissements, retrait qui, nous l’avons vu, réussit si bien dans le sommeil. Une tentative de retrait partiel des investissements de l’inconscient, du préconscient et du conscient a bien eu lieu, mais elle a échoué car l’intérêt pour les restes mnésiques verbaux ne disparaît pas toujours complètement dans la démence ; parfois cet intérêt est rétabli secondairement et constitue une forme de « tentative de guérison » ; c’est ainsi que les objets d’amour reviennent dans la paranoïa sous forme de persécuteurs.

Dans l'amentia de Meynert (trouble mental hallucinatoire aigu), le retrait de l’investissement se limite au système conscient, de sorte que tout le matériel préconscient reste excitable ; seuls le traumatisme actuel ou la perte actuelle sont peut-être annulés du fait de l’exclusion du système sensoriel.

Je ne peux assumer la tâche — d’ailleurs impossible — de rassembler dans ce court résumé tout ce que la métapsychologie de Freud a déjà accompli jusqu’ici. Si vous désirez parfaire vos connaissances dans ce domaine, prenez note des récentes publications de Freud, en particulier du tome IV des Kleine Schriften et du chapitre XIX de l'Introduction à la Psychanalyse. Contentez-vous donc ici de cet échantillon. Sachez encore que Freud a également appliqué la perspective et l’explication métapsychologiques aux sources pulsionnelles, et qu’il a considérablement approfondi nos connaissances en ce qui concerne notamment les variations normales et pathologiques de la répartition d’énergie entre les pulsions du moi et les pulsions sexuelles. En partant de l’étude onto- et phylogénétique du développement des pulsions du moi et des pulsions sexuelles, il a été amené tout d’abord à élaborer une topique des représentants pulsionnels. Il a subdivisé le moi en « moi narcissique » et en « noyau du moi » ; il y voit deux systèmes permanents, aboutissement du développement du moi. Quant aux représentants de la pulsion sexuelle, il les a répartis en représentations de l’amour de soi et représentations de l’amour d’objet, résultant du développement de la libido. Pour expliquer les états amoureux, le deuil, les syndromes de la manie et de la mélancolie, il a été amené à concevoir le jeu des énergies pulsionnelles organiques comme progressant et régressant dans ces deux registres, se séparant puis se mêlant à nouveau, tout en gardant constamment à l’esprit les points de vue topique, dynamique et économique. Enfin, il a étendu la perspective métapsychologique aux productions psychiques sociales plus complexes, tels les problèmes de la psychologie collective par exemple. Sur le modèle de l’explication que Kepler et Newton nous ont donnée du système solaire, Freud nous a expliqué la horde humaine, regroupée autour du chef par le regroupement des énergies psychiques « planétaires » autour du narcissisme solaire ; ces éléments sont liés par un sort commun les uns aux autres, et par l’identification, ce précurseur primitif de l’amour objet, au chef de la horde. On ne peut s’empêcher de comparer ce regroupement des entités libidinales en formations plus complexes aux affinités chimiques qui relient les éléments et radicaux d’un composé organique. Il apparaîtra peut-être un jour que le terme d’analyse emprunté à la chimie est plus qu’une image ou une comparaison.

Mentionnons encore, même en passant, que la démarche métapsychologique « au-delà du principe de plaisir », c’est-à-dire au-delà du monde psychique pur, nous a permis de pressentir cette ligne imaginaire, cette direction dans laquelle nous pouvons espérer voir un jour la métapsychologie faire sa jonction avec les disciplines de la biologie et de la physique.

Vous, Anglais et Américains, connus pour votre solide sens pratique, vous me demanderez si ces connaissances pourront — outre un horizon plus large, ce qui est déjà un résultat appréciable— nous apporter également de nouvelles perspectives sur le plan pratique, notamment si la psychothérapie pourra en profiter dans l’immédiat. Je répondrai résolument par l’affirmative. Comment exprimer tout ce que la perspective métapsychologique nous apporte en sécurité face aux états capricieux et aux métamorphoses kaléidoscopiques du névrosé. Elle nous permet de suivre avec précision les étapes de la pénétration dans des profondeurs psychiques inexplorées jusqu’ici, de voir comment le transfert arrive à fixer une partie de la tension émotionnelle pathogène, comment le combat défensif s’exacerbe lorsque le travail analytique s’approche de l’un des foyers de la maladie. Du fait que nous connaissons la structure métapsychologique des névroses, nous ne sommes plus entièrement livrés au hasard, comme autrefois, lorsqu’il s’agit de remonter à la source d’un état psychique pathologique. Nous savons dans quelle direction chercher et nous parvenons plus vite et plus sûrement au but. Par ailleurs, une meilleure connaissance de l’instrument dont il s’agit de rétablir le fonctionnement, et des énergies qui l’animent, stimule notre imagination dans le domaine de la technique. Citons par exemple toutes les mesures auxiliaires de la technique analytique qui n’auraient jamais été inventées en l’absence des connaissances topiques, dynamiques et économiques apportées par Freud.

Mais, j’insiste encore une fois, tant que ces découvertes n’ont pas reçu de confirmation de la biologie, elles ne peuvent être considérées que comme de bonnes hypothèses de travail, et elles ne prétendent nullement établir des faits nouveaux, en ce qui concerne l’anatomie et la physiologie de l’organe psychique. Elles ne nous permettent même pas de dire avec certitude, par exemple, si les traces mnésiques, gravées dans les systèmes inconscient, préconscient et conscient, représentent vraiment des traces distinctes d’une même expérience, ou bien un déroulement spécifique au sein d’une même trace mnésique ; autrement dit, si nous pouvons ou non supposer l’existence d’une topique, au sens anatomique également.

Enfin, je reviens sur l’importance de la métapsychologie de Freud dans l’histoire de la science. L’animisme primitif, que nous avons présenté comme le précurseur de la métapsychologie, a commis l’erreur de projeter tout simplement sur la nature les expériences intimes, psychiques de l’homme. Les sciences naturelles ont réagi en exaltant les mérites de l’exactitude, c’est-à-dire de la qualité mesurable des processus, et en frappant d’une véritable opprobre les expériences d’origine purement psychique. À présent, la métapsychologie s’efforce à nouveau d’approcher les connaissances de la nature au moyen de l’introspection : elle est, en fait, redevenue animiste, mais sans négliger pour autant les découvertes inappréciables que nous devons aux sciences naturelles. Elle mérite donc le nom de méthode « utraquistique », car elle n’écarte aucune des deux grandes sources de la connaissance, ni l’intérieure, la psychique, ni l’extérieure, celle des sciences naturelles. Elle s’efforce, en donnant leur juste valeur aux deux types d’expérience, d’approcher la vérité que nous pressentons à une distance asymptotique.


1 Conférence donnée en 1922 à Vienne, organisée par des psychanalystes anglais et américains.

2 La littérature utilisait déjà le terme de « métapsychologie » dans deux sens différents. Certains philosophes désignent ainsi les chapitres de la métaphysique elle-même, qui traitent des principes les plus élevés de la conception de l’univers. Ainsi, dans son « Dictionnaire philosophique », Eisler considère le monisme, le dualisme, le parallélisme et la science de l’identique, comme des démarches « métaphysiologiques » ; plus récemment, les occultistes aussi ont récupéré ce terme, et s’en servent pour situer leurs observations et leurs théories sur un plan scientifique. Ces acceptions n’ont naturellement rien de commun avec la métapsychologie de Freud. Signalons enfin que Kraepelin, un adversaire modéré de la psychanalyse, a donné un jour à notre science le surnom ironique de métapsychiatrie ; ce terme lui vaudrait notre gratitude si Freud n’avait déjà, avant lui, utilisé celui de « métapsychologie ».

3 « Avec un grain de sel. »

4 Nous pouvons évoquer ici une analogie significative. La psychanalyse a déjà été amenée à reconstruire, sur la base des données psychanalytiques, une partie de la vie pulsionnelle de l’homme, la sexualité, son développement et ses complications, c’est-à-dire faire en quelque sorte de la biologie métapsychologique ; et la science « exacte », l’histologie des organes sexuels internes, a déjà confirmé deux de ses hypothèses fondamentales, la sexualité infantile et la période de latence qui sépare celle-ci de la période pubertaire.

5 Dans Psychanalyse III, Payot.