Critique de l’ouvrage de Rank : « Technique de la psychanalyse »

Les derniers travaux de Rank ont soulevé un intérêt très général à deux points de vue différents : ils ont souligné avec une insistance toute particulière le facteur transférentiel ou, comme Rank l’appelle, la « situation analytique » et d’autre part ils nous ont vivement engagés à tenir compte, plus qu’on ne l’a fait jusqu’à présent, du rôle maternel joué par le médecin dans cette situation. J’avais déjà plus d’une fois saisi l’occasion d’indiquer l’importance et l’utilité de la première proposition et j’avais fait de sérieux efforts pour me convaincre également du caractère plausible de la seconde. Mais un obstacle s’y opposait : le fait que Rank avait omis jusque-là de donner des indications précises sur sa technique. C’est donc avec grand intérêt que j’ai salué, comme sans doute beaucoup d’autres, la parution d’un ouvrage sur la technique psychanalytique, de la plume de Rank1. Malheureusement la lecture de ce livre ne m’a causé, ainsi que probablement à nombre de mes collègues, pratiquement que des déceptions. Tout d’abord le titre est trompeur : il ne s’agit pas de la technique psychanalytique mais d’une modification de celle-ci, qui se distingue tellement de la technique pratiquée jusqu’ici qu’il aurait été plus honnête d’appeler ce livre la « Technique de Rank » ou encore la « Technique de la naissance » dans le traitement des névroses. En effet, ce titre peut induire en erreur ceux, nombreux, qui ignorent tout de l’évolution actuelle de Rank mais connaissent sa longue et fructueuse collaboration avec le professeur Freud.

L’ouvrage dans son ensemble se caractérise par une tendance à forcer certains points de vue, qui d’ailleurs ne manquent pas d’intérêt en eux-mêmes, et cette exagération est telle qu’elle conduit assez souvent à l’absurde. Dans « Perspectives de la psychanalyse »2, ouvrage que nous avons, Rank et moi-même, rédigé ensemble et dont deux chapitres sont réimprimés ici, on peut encore lire que l’analyse doit consister « à traduire systématiquement le matériel inconscient sous toutes ses formes et à l’interpréter aussi bien dans le sens de la situation analytique que dans celui du passé infantile ». Or l’auteur, dans ce livre, parvient à négliger presque totalement le point de vue historique et finalement demande que l’on « fasse revivre délibérément, souvent même à l’encontre des associations et des intentions du patient... quelque chose de très précis dans la cure » (p. 20). Il s’agit d’une expérience affective entre le patient et le médecin, donc à peu près ce que Freud a appelé « répétition », sauf que Freud et nous tous qui l’avons suivi laissons le patient répéter ce vers quoi l’a poussé son destin personnel ; alors que Rank, manifestement trop confiant dans sa théorie du traumatisme de la naissance à la base des névroses, incite expressément les patients à répéter dans la cure une sorte d’expérience affective de la naissance que l’analyste devra amener à résolution. Il affirme avoir vu assez souvent cette tendance se manifester spontanément, encore qu’inconsciemment, pour n’avoir plus désormais à l’attendre à chaque fois, et dès le début de l’analyse il interprète toute manifestation du malade comme une fuite de cette expérience affective. Avec la finesse que nous lui connaissons, l’auteur réussit à accomplir ce travail d’interprétation qui souvent parait impossible, mais il lui faut recourir pour cela à une violence encore jamais vue dans le domaine de l’interprétation et dont la partialité dépasse tout ce que Jung et Adler ont pu faire à cet égard. Cette partialité est la conséquence logique de la conviction qu’a l’auteur d’avoir dit le dernier mot sur les névroses dans sa théorie du traumatisme de la naissance ; il peut ainsi s’épargner la peine et l’obligation de considérer chaque cas nouveau sans idées préconçues et pour ainsi dire naïvement comme nous avons coutume de le faire ; mais il se prive de la possibilité de trouver quoi que ce soit de nouveau car ce qu’il cherche et bien sûr trouve n’est que la confirmation de ce qu’il sait déjà. Au demeurant, je trouve tout à fait illogique de nier la valeur de l’élément historique et par ailleurs de surestimer ainsi l’importance d’un certain facteur historique, la naissance. En tout cas, l’auteur omet ici encore, comme il l’avait déjà fait dans ses autres publications, d’exposer les fondements réels (non spéculatifs) de sa théorie.

Rank commet également l’erreur fatale de mettre un « ou bien... ou bien » claironnant au lieu d’un prudent « non seulement... mais encore » quand il s’agit de savoir dans quelle mesure l’action thérapeutique de la cure relève d’une compréhension intellectuelle de la motivation refoulée et dans quelle mesure elle dépend du pur vécu affectif. J’ai été un des premiers à demander qu’on accorde plus d’importance au vécu affectif et j’ai même défendu l’idée que l’on peut et doit accentuer le caractère émotionnel de l’analyse en assignant parfois certaines tâches au patient en plus de l’association libre (« Activité »). Mais pour moi tout ce vécu dans l’analyse ne constituait qu’un moyen de s’attaquer un peu plus vite et plus profondément aux racines des symptômes et j’ai toujours conçu ce dernier travail, c’est-à-dire la protection proprement dite contre toute récidive, comme quelque chose d’intellectuel, comme un accroissement de la décharge inconsciente dans le préconscient. Si l’on se contentait de l’« abréaction » dans l’analyse, même fractionnée, on ne ferait guère plus que procurer au patient des accès et des explosions émotionnels de la maladie elle-même ; ceux-ci, comme on sait, sont généralement suivis d’un certain apaisement mais ne protègent nullement contre le retour des symptômes, exactement comme dans l’apaisement suggestif ou hypnotique courant qui exerçait bien lui aussi une action purement émotionnelle. L’auteur paraissait partager ce point de vue à l’époque des « Perspectives de la psychanalyse ». Or il écrit maintenant : « Ce n’est pas la compréhension intellectuelle de l’origine historique... qui constitue... l’agent principal mais le déplacement affectif (transfert) des motions pulsionnelles inhibées dans le conflit actuel sur le conflit infantile primitif et son représentant dans la situation analytique » (p. 12). Et il va même jusqu’à dire à un autre endroit : « L’élément historique a simplement valeur de connaissance... il ne sert à rien (au patient) de savoir pourquoi et comment les choses se sont passées ainsi, exactement comme mon rhume n’ira pas mieux si je sais où je l’ai attrapé. » Ce genre d’assertion est chose courante dans la médecine non psychanalytique, mais si elle était justifiée, elle signifierait la faillite de tous nos efforts. En fait, l’auteur n’a absolument pas réussi dans cet ouvrage à infirmer l’importance de l’analyse historique et nous sommes donc en droit d’interpréter sa conception comme une régression, non motivée scientifiquement, à la manière de voir préanalytique. Car même l’endroit où l’on a attrapé un rhume peut avoir une signification analytique et en s’abstenant délibérément d’aborder ces questions on renonce peut-être à la seule possibilité de pénétrer le sens d’un symptôme. Rank se rend la tâche trop facile en supposant que le sein maternel soit le seul endroit où l’on puisse attraper un symptôme (par exemple un rhume névrotique) et le moment de la naissance, le seul temps possible de sa formation. Même celui qui accorde quelque crédit à la théorie des névroses selon Rank (et il faudra vérifier une autre fois dans quelle mesure c’est possible) trouvera illogique de négliger toute la période entre la naissance et la situation analytique actuelle. Cette attitude rappelle celle des analystes « sauvages » qui, sans souci de la superstructure de la personnalité, commencent l’analyse en traquant les rêves infantiles. Freud me disait un jour que cela était aussi absurde que de vouloir aller chercher dans une maison en flammes la lampe qui a causé l’incendie.

Pour montrer l’absence d’esprit critique qui caractérise les interprétations auxquelles se livre Rank, on pourrait citer ce fragment de rêve (p. 66) :

« J’étais en analyse, étendue sur le divan. L’analyste m’était bien connu mais je ne peux dire qui c’était. Je voulais lui raconter un rêve où il était question d’un voyage que j’ai entrepris avec des amis communs. J’avais déjà commencé quand je fus interrompue par une vieille femme, assise sur une souche d’aulne, qui voulait interpréter le rêve à la manière populaire (la manière des vieilles femmes). Je dis à l’analyste que je pourrais mieux raconter le rêve si elle ne m’interrompait pas. Alors il la fit taire, se leva et prit à deux mains le hamac dans lequel je paraissais maintenant être étendue, me souleva et me fit passer à travers en me secouant vivement. Puis il dit : « Quand vous êtes née, vous aviez la figure toute rouge. Puis on vous a couchée sur un divan et le père s’est assis auprès de vous. » Je m’étonnais, en rêve, de son explication et pensais : « mais c’est aller chercher bien loin... », etc.

Rank voit dans ce rêve une comparaison entre le vécu analytique et la propre naissance du sujet, dans laquelle le travail de l’analyste est celui de l’accoucheur : il secoue la patiente si longtemps qu’elle finit par naître le visage tout rouge. Ne serait-il pas bien plus vraisemblable d’interpréter ce fragment de rêve relatif à la situation analytique en disant que « les maigres interprétations de la situation maternelle dans l’analyse » qui ont été données auparavant à la patiente ont suffi à déclencher toute son ironie contre ces interprétations ? Elle appelle l’analyste une vieille femme qui interprète comme les vieilles femmes, ne la laisse pas parler, l’interrompt sans cesse et la secoue jusqu’à ce qu’elle admette l’interprétation maternelle (être née de l’analyste). Rank se serait donc fait berner par sa patiente en prenant au sérieux l’approbation ironiquement exagérée de celle-ci, voire en l’utilisant à l’appui de sa théorie de la naissance. Son innovation technique permet à l’auteur de revenir sur ses conceptions précédentes concernant certains faits fondamentaux de la psychanalyse. Finalement, il ne sait plus « s’il y a (tout compte fait) un déplacement ou un transfert de libido » (p. 306). Et même, on pourrait selon lui considérer le « contenu de l’inconscient comme un tableau, projeté dans le passé historique, de ce qui se passe dans la situation analytique entre le médecin et le patient ». (Naturellement, avec pour seule exception la reproduction inconsciente de la naissance qui, selon Rank, ne relève pas seulement d’une interprétation de la situation analytique mais aussi d’une interprétation historique.)

La manière dont la toute dernière technique de Rank procède avec les rêves s’avère également conforme à cette conception. Certes Freud nous a appris qu’il ne faut pas prendre l’analyse des rêves comme un but en soi dans le traitement et que l’on doit faire passer les objectifs de la cure avant sa curiosité psychologique. En exagérant abusivement cette conception, Rank est amené à négliger presque complètement le matériel associatif. « Le plus souvent, nous n’avons nul besoin de donner la traduction des différents éléments du rêve, mais nous l’interprétons d’emblée, en particulier dans les situations typiques, grâce aux symboles transparents ou aux complexes connus, pour considérer le sens du rêve par rapport à l’ensemble de l’analyse » (p. 58). Et « nous ne sommes nullement obligés de demander ses associations au patient pour apprendre quel est l’élément le plus important ou le fragment le plus intensément refoulé des pensées du rêve » (p. 59). On finit par se demander si les libres interprétations symboliques de Stekel ne sont pas préférables à ce dogmatisme rigide. En tout cas, cette « réforme » de l’interprétation des rêves revient à renoncer à tout ce que Freud nous a donné de précieux dans sa théorie des rêves.

Malheureusement, si nous n’avons pu suivre l’auteur dans sa thèse fondamentale, nous ne le pouvons guère plus dans nombre des diverses théories qu’il nous présente. En ce qui concerne le fait de fixer systématiquement un terme au traitement, j’ai été amené à apporter des restrictions essentielles à mon accord initial après une plus longue expérience3 ; même après la lecture de cet ouvrage, je ne trouve pas que l’auteur ait réussi à rendre plausible sa « certitude acquise peu à peu quant à l’intérêt de poser l’indication d’un préavis ». Toutes nos expériences actuelles, et notre conception de la nature des névroses de transfert, s’opposent à l’idée de commencer d’emblée l’analyse avec la séparation pour but « avant que (le patient) soit à même de réaliser pleinement sa fixation névrotique ». Il faut bien pourtant qu’un transfert en bonne et due forme se constitue et devienne conscient avant d’envisager de le liquider.

Enfin, on est tout à fait dérouté par le tout dernier supplément à la théorie du traumatisme de la naissance qui considère même le sevrage et l’apprentissage de la marche comme des conséquences du choc produit par la naissance. Pourquoi s’arrêter là et ne pas reconnaître toute l’importance historique du dernier facteur de séparation, le plus important selon Freud et selon nous, celui qui suit la dissolution du complexe d’Œdipe ?

Rank s’engage sur un terrain particulièrement dangereux en voulant tirer argument du succès thérapeutique : « Je me souviens encore avoir vu récemment un cas qu’une longue analyse chez un analyste éminent n’a pu guérir et qui traînait un conflit actuel non résolu (p. 11). » Je pourrais lui opposer un autre cas, traité par Rank en personne selon la technique du traumatisme de la naissance et de la situation actuelle, qui n’a pas guéri lui non plus, et traînait sans l’avoir résolue presque toute l’histoire de la relation au père. Mais il vaut mieux renoncer de part et d’autre à ce genre d’argument et, fidèles à la coutume actuelle, s’abstenir d’invoquer le succès thérapeutique à titre de preuve. Car en fin de compte on peut « guérir » avec toutes les techniques possibles : avec des interprétations paternelles, des interprétations maternelles, des explications historiques, la mise en relief de la situation analytique et même avec la bonne vieille suggestion et l’hypnose. Aucun mode de traitement n’est à l’abri de l’échec thérapeutique, et même si l’on connaissait déjà toutes les conditions d’apparition de chaque névrose et psychose, aucun analyste intelligent ne songerait à soutenir le contraire.

Je voudrais revenir encore une fois sur l’affirmation de Rank selon laquelle c’est le lien biologique à la mère qui, dans la couche pulsionnelle la plus profonde, domine régulièrement la situation analytique (p. 4) ; tandis que Freud donne essentiellement à l’analyste le rôle du père. Cette hypothèse, que certains auteurs ont souvent défendue avant Rank (Groddeck, Jung), aurait sa valeur si elle se bornait à nous garantir contre la sous-estimation du transfert maternel sur l’analyste. Mais elle perd toute valeur si, tombant dans l’autre extrême, elle méconnaît l’explication des symptômes par la crainte du père ou l’angoisse de castration (pourtant assez évidente et souvent la seule possible) et même la donne pour dangereuse dans la mesure où elle permet d’« enfoncer encore plus (le patient) dans la crainte infantile du père dont nul moyen thérapeutique ne peut plus le sortir ». Dans les cas graves de névroses, je me suis sincèrement efforcé de mettre l’accent sur le lien maternel afin d’éprouver la théorie des névroses selon Rank et je dois effectivement à ces tentatives maints aperçus précieux sur certaines couches de la structure névrotique ; j’ai aussi trouvé chez les patients une certaine tendance à accepter ces interprétations sans beaucoup de résistance. Et c’est précisément cette absence de résistance qui m’a déconcerté jusqu’à ce que j’acquière la conviction que les explications fondées sur l’angoisse de la naissance étaient volontiers acceptées justement à cause de leur manque d'importance actuelle, voire même servaient à se protéger contre l’angoisse de castration, bien plus terrifiante. Peut-être peut-on expliquer l’expérience inverse de Rank par le fait qu’il a eu affaire plutôt à des individus bien portants en analyse didactique qu’à des grands malades. Le « bien portant » attache finalement peu d’importance au moyen qui lui permet d’obtenir un peu d’expérience analytique ; par contre, dans le cas du grand malade, il faut suivre patiemment la voie que son destin personnel prescrit tant à lui qu’à nous-mêmes et cette voie nous amène presque toujours à reconnaître l’importance capitale du traumatisme de la castration ou de l’envie du pénis. L’auteur lui-même reconnaît qu’après la dissolution du lien maternel dans la seconde phase du traitement, le rôle paternel de l’analyste vient au premier plan ; mais il cherche à réduire la portée de ce fait en refusant pour ainsi dire d’accorder à cette phase la même importance analytique et en en faisant une sorte de complément pédagogique à l’analyse. Malgré ces exagérations tendancieuses, l’auteur a le mérite d’avoir indiqué l’existence des rêves et des fantasmes d’angoisse de la naissance. Mais il ne parvient absolument pas à démontrer ce qui les distingue fondamentalement des autres fantasmes inconscients. D’après mon expérience, il s’agit en fait de simples fantasmes qui relèvent eux-mêmes de l’interprétation et non de reproductions de processus et d’expériences réels lors de la naissance de l’individu, comme Rank les présente et comme je m’étais efforcé de les comprendre au début.

Mise à part la communication de ses propres cas, l’auteur entreprend aussi de démontrer la justesse de sa technique en soumettant à une nouvelle analyse un rêve analysé par un autre (le Pr Freud) sans l’appui de ses hypothèses, et ce dans le but de montrer tout ce qui échappe à notre compréhension si on ne tient pas compte de la situation analytique. Il déclare « que cet exemple peut dans un certain sens servir de pierre de touche à sa conception fondamentale relative à l’importance de la situation analytique dont la situation maternelle constitue le prototype ». Il s’agit du rêve des loups, bien connu de nous tous, que Freud a rapporté dans l'« Histoire d’une névrose infantile »4. Dans ce rêve, le patient est dans son lit ; devant la fenêtre se trouve une rangée de vieux noyers. Soudain la fenêtre s’ouvre d’elle-même et le rêveur voit avec effroi que des loups sont assis sur le noyer ; il y en a six ou sept. Freud interprétait ce rêve du point de vue historique comme la reproduction déformée de la « scène primitive », c’est-à-dire l’observation par l’enfant des rapports sexuels entre ses parents et de l’affect de peur qui s’y rattache. Par contre, Rank interprète le lit du rêve comme le divan où Freud a traité son patient, les noyers comme les noyers que l’on aperçoit de la fenêtre du cabinet de Freud5, les loups « comme une série de photographies de ses élèves (de Freud) les plus proches » (« il y en a, d’après mes souvenirs, entre cinq et sept — qui changent d’ailleurs périodiquement — donc exactement les chiffres entre lesquels le patient hésite quant au nombre de loups »). Le patient voyait forcément ces photographies pendant son traitement et les a transformées en loups dans ce rêve.

Je n’entrerai pas ici dans les détails de ces deux interprétations. Le lecteur intéressé pourra les relire dans l’original ; je relèverai seulement quelques points qui mettent assez bien en évidence la témérité et même, pourrait-on dire, la légèreté du procédé interprétatif de Rank. Relevons tout d’abord que le patient a présenté ce rêve comme un souvenir datant de sa quatrième année, souvenir d'un rêve qui s’est souvent répété au cours de sa vie, qui a toujours produit sur lui une forte impression et l’a angoissé presque toute sa vie. Comment ce rêve infantile impressionnant peut-il avoir reproduit le cadre du traitement, lieu où le patient est entré pour la première fois des dizaines d’années plus tard ? Si nous écartons les explications occultistes (prophétiques), l’interprétation de Rank implique forcément que Freud s’en est laissé conter par son patient en croyant que le rêve datait réellement de l’enfance ; en vérité il aurait été rêvé récemment ou arrangé en fonction de la situation analytique, tout cela sans que rien révèle la duplicité du patient dont l’honnêteté scrupuleuse, obsédante et pénible, se trouve maintes fois illustrée dans l’analyse. Par ailleurs, les précisions que vient de me fournir le Pr Freud sont absolument accablantes pour l’hypothèse de Rank. On peut établir très précisément qu’à l’époque où le souvenir du rêve fut rapporté, en 1911, il n’y avait en tout que deux ou trois photographies suspendues sur ce mur, si bien que la concordance entre le nombre de loups et le nombre de photographies, seul argument à l’appui de l’interprétation de Rank, parait complètement fausse. Le patient, interrogé après coup (et naturellement sans avoir été mis au courant des réflexions de Rank), écrit (Dr P.) : « Je n’ai aucune raison de douter de l’exactitude de ce souvenir ; au contraire, la brièveté et la netteté de ce rêve m’ont toujours paru constituer son élément caractéristique. En outre, le souvenir de ce rêve infantile n’a jamais, à ma connaissance, subi de changement ; j’éprouvais la même angoisse à l’idée de refaire ce genre de rêves et pour m’en préserver j’avais l’habitude, avant de m’endormir, de me représenter ces choses que je redoutais, notamment ce rêve. Le rêve des loups m’a toujours paru se trouver au centre de mes rêves d’enfant... J’ai raconté le rêve des loups au début du traitement, c’est-à-dire, autant que je me souvienne, au bout d’un ou deux mois (donc en 1911). Il fallut attendre la fin du traitement pour en connaître la solution. » Dans sa lettre, le patient ajoute un matériel associatif qui renforce encore l’interprétation du rêve comme scène d’amour.

Devant ce fragment d’analyse rankienne, le critique a bien de la peine à garder le sang-froid exigé par la science. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le degré de légèreté voire d’étourderie atteint par Rank ne peut être le résultat que d’un aveuglement complet. La surinterprétation qu’il donne du rêve des loups, loin de constituer la « pierre de touche » de sa théorie, ébranle sérieusement notre confiance dans le jugement de l’auteur en matière de théorie et de technique psychanalytiques.

Cette tentative technique de Rank peut sans exagération être qualifiée de coup manqué. Nous nous rappelons cependant le grand mérite qu’il s’est acquis en appliquant la psychanalyse aux sciences de l’esprit, domaine où son talent véritable paraît résider.


1 Dr Otto Rank : Tecknik der Psychoanalyse, I, Die analytische Situation, Leipzig et Vienne, 1926.

2 Dr S. Ferknczi et Dr Rank : « Perspectives de la psychanalyse » (Neue Arb. z. ärztl. PsA, I, 1924)

3 « Contre-indication de la technique active », Psychanalyse III.

4 Ges. Schriften, t. VIII. En français : Cinq Psychanalyse.

5 En réalité il s’agit de châtaigniers.