Fantasmes Gullivériens1

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Tout d’abord, permettez-moi de vous remercier de l’honneur que vous me faites en m’invitant à prononcer la conférence d’ouverture à l’Assemblée annuelle de votre respectable Association. Je considère que cet honneur est fait à la psychanalyse plutôt qu’à ma personne. Le séjour que j’ai fait dans ce pays il y a dix-sept ans en compagnie du Professeur Freud me permet de comparer la situation de la psychanalyse en 1909 à celle qui est la sienne aujourd’hui, aux États-Unis comme en Europe. À part l’intérêt bienveillant manifesté à la méthode freudienne par deux grands savants américains, le Dr Stanley Hall et le Dr J. J. Putnam, celle-ci n’était représentée aux États-Unis que par une seule personne, le Dr A. A. Brill. La situation n’était guère plus brillante en Europe à cette époque. Nous n’étions qu’une poignée de pionniers disséminés par le monde, généraux sans armée, mais nous travaillions pourtant pleins d’espoir et d’optimisme. Notre immense trésor d’espoir à cette époque me rappelle la vieille histoire du mendiant qui partage ses biens entre ses fils. Au premier il dit : « Tu pourras mendier en Allemagne », au second : « Tu auras la Hongrie », tandis qu’au troisième il attribue la Suisse et au quatrième l’Amérique. Depuis lors, nous sommes de plus en plus reconnus par le public et nous pouvons nous vanter d’avoir toute une multitude de partisans de la psychanalyse tant dans votre pays qu’en Europe ; en tout cas je constate que l’intérêt pour la psychanalyse chez ceux qui n’ont pas reçu de véritable formation analytique est beaucoup plus répandu en Amérique qu’en Europe. Si j’avais à expliquer ce phénomène, je serais tenté de dire que l’esprit de liberté caractéristique du génie américain empêche qu’une jeune science soit rejetée par simple conservatisme et sans autre forme de procès, comme certaines universités européennes ont tenté de le faire. D’un autre côté, permettez-moi de faire remarquer que cet esprit de liberté n’est pas exempt de certains dangers. Au cours d’une discussion avec plusieurs Américains éminents, ceux-ci m’ont dit à quel point leur esprit de liberté était hérissé par ce principe fondamental de Freud selon lequel quiconque désire devenir analyste doit d’abord se faire analyser. Je crains que cette attitude ne compromette tout l’avantage que vous tirez de votre amour de la liberté et ne vous ôte la possibilité d’évaluer correctement les méthodes de Freud. Le fait que les contributions scientifiques à la psychanalyse soient plus nombreuses et plus importantes en Europe s’explique probablement par l’existence d’un groupe plus nombreux d’analystes bien formés et par la possibilité d’acquérir une formation analytique dans un certain nombre d’instituts de Psychanalyse, qui n’existent pas en Amérique.

Pour conclure cette comparaison, je me bornerai à ajouter encore quelques remarques. En Europe il est devenu courant de s’approprier des parties importantes de l’œuvre de Freud, d’en remanier la forme et la terminologie et de les publier comme des travaux originaux. Je n’ai rien constaté de tel dans la littérature américaine. Par contre il semble qu’en Amérique (peut-être sous la pression de l’opinion publique), on se montre beaucoup plus disposé qu’en Europe à accepter les théories édulcorées de certains anciens disciples de Freud. J’ai également remarqué qu’il existe ici une inquiétude très exagérée quant au problème de l’analyse par les non-médecins, probablement parce qu’il y a beaucoup plus de charlatans dangereux en Amérique que chez nous. Fortement impressionnés par ce danger, vous paraissez sous-estimer le bénéfice que nous retirons de la collaboration avec des analystes non-médecins qui ont reçu une solide formation tant en ce qui concerne la pratique médicale que le travail social et pédagogique. Les membres de la profession médicale ne sont pas assez nombreux pour prendre en charge tous les cas de névrose et pour s’occuper de tous les enfants « difficiles » et de tous les criminels adultes. Par ailleurs, dans les domaines de l’ethnologie, de la pédagogie, de l’histoire et de la biologie, nous sommes obligés de collaborer avec des chercheurs non-médecins formés à la psychanalyse. J’espère que cette divergence d’opinions entre Freud et ses adeptes américains sera bientôt réglée à la satisfaction de tous.

Mon intention était tout d’abord de vous donner aujourd’hui un aperçu général de la relation entre la psychiatrie et la psychanalyse. Mais je n’aurais fait qu’ajouter un essai de plus à tous ceux qu’on a déjà consacrés à la psychanalyse et que vous avez certainement lus. J’ai donc préféré vous montrer sur un exemple concret comment la psychanalyse traite un problème psychiatrique particulier. Je suis pleinement conscient des risques que comporte cette expérience. En vous amenant à plonger dans le chaudron bouillant du travail psychanalytique, je provoquerai certainement des résistances chez tous ceux qui n’ont pas l’habitude d’examiner les symptômes psychiques à la lumière de notre compréhension analytique des symboles. J’espère que cette résistance sera simplement passagère et que l’expérience ultérieure vous convaincra que notre science n’est ni aussi mystique ni aussi spéculative qu’elle pourrait le paraître à première vue.

Avec votre permission je vais entrer à présent dans le vif du sujet de cette conférence. Vous avez tous observé, dans votre pratique, des patients psychotiques qui avaient des hallucinations mettant en scène des géants et des nains, hallucinations accompagnées de sentiments d’angoisse et de peur. Souvent nains et petites créatures apparaissaient à ces personnes par hordes terrifiantes. Des déformations illusoires macroptiques et microptiques du monde environnant sont certes un peu plus rares, mais elles ne sont nullement exceptionnelles chez les alcooliques et les hystériques. En général, les vieux manuels de psychiatrie ne se risquent guère à expliquer ce genre de symptômes, et quand ils le font, c’est sur une base purement physiologique. Ainsi par exemple ramènent-ils les sensations entoptiques à un spasme des muscles irido-constricteurs ou à des troubles circulatoires de la rétine ou des centres optiques du cerveau.

Probablement sous l’influence des théories de Freud, les psychiatres commencent à considérer ces symptômes sous un angle plus psychologique. Certains d’entre eux leur ont donné le nom d’hallucinations lilliputiennes.

Cependant cette symptomatologie attend toujours une explication psychanalytique plus élaborée. Ma pratique analytique, vieille de vingt ans, me permet, je crois, de jeter quelque lumière sur cette question. L’essentiel de mon expérience à cet égard m’a été fourni par des rêves de névrosés, en particulier de patients atteints de névrose d’angoisse. Les rêves qui mettent en scène des géants et des nains sont généralement, quoique pas toujours, caractérisés par une angoisse marquée. Parfois ce sont de véritables cauchemars ; dans d’autres cas, au contraire, le grossissement ou la réduction d’une personne, d’un animal ou d’un objet inanimé s’accompagnent non d’angoisse mais d’un certain sentiment de plaisir. Dans l'Interprétation des rêves de Freud, principale source de notre savoir sur la nature des rêves, nous trouvons l’explication de ce type de rêve ; selon Freud, une disproportion visuelle a toujours quelque rapport avec la prime enfance. Mon expérience confirme entièrement ce point de vue. L’apparition soudaine de géants ou d’objets agrandis est toujours le résidu d’un souvenir d’enfance datant d’une époque où, parce que nous-mêmes étions si petits, tous les objets nous semblaient gigantesques. Par contre, une réduction inhabituelle de la taille des objets et des personnes doit être attribuée aux fantasmes compensatoires d’accomplissement de désir chez l’enfant qui voudrait réduire le plus possible les proportions des objets terrifiants qui l’entourent. Dans beaucoup de rêves, cette tendance à réduire ou à agrandir prend une forme beaucoup moins simple, car les personnes réduites ou grossies apparaissent non sous l’aspect d’êtres vivants mais subissent une déformation symbolique. Les rêves de paysages, par exemple, avec des montagnes et des vallées qui représentent des corps ou des parties de corps masculins ou féminins, peuvent être considérés par la psychanalyse comme des rêves lilliputiens, si nous comparons la taille du rêveur à celle des personnes ou des organes représentés symboliquement par le paysage. Cages d’escalier, maisons et excavations profondes sont des représentations symboliques de la mère, et l’apparition du père ou de son organe génital sous forme de tour ou d’arbre gigantesques présente, une certaine analogie avec les fantasmes gullivériens. Une des images oniriques les plus fréquentes est celle d’être sauvé des eaux, mer ou puits profond qui symbolisent le sein maternel. Freud interprète ces rêves de sauvetage comme des rêves symboliques de naissance. D’autres rêves, où il s’agit de pénétrer dans une cave ou un autre lieu souterrain, de grimper, de monter ou de descendre dans un ascenseur, etc., Freud les interprète comme une déformation de fantasmes de coït, en général concernant une femme que le rêveur respecte tout particulièrement. Selon mon expérience, les fantasmes de naissance qui consistent à tirer quelqu’un de l’eau ou à émerger ou s’enfoncer dans des trous, appellent généralement une double interprétation. La plus superficielle, volontiers admise, voire spontanément formulée par le patient, est le fantasme de naissance. Le facteur surdéterminant caché et moins facilement admis est le fantasme de rapport sexuel avec une femme hautement estimée, dont le droit au respect et le caractère dangereux s’expriment par la grande taille du symbole. La déformation des fantasmes de rapport sexuel en fantasmes symboliques de naissance implique que le rêveur a réussi à substituer son corps tout entier à son organe sexuel. C'est, selon moi, le principal motif des rêves lilliputiens.

Vous savez sans doute que Freud a été le premier à reconnaître l’importance des fantasmes intra-utérins pour l’inconscient. Par la suite, en partant de la signification de ces fantasmes, j’ai élaboré une théorie de la génitalité en montrant que l’acte sexuel représente symboliquement le désir de retourner dans le sein maternel2. Puis Rank a été amené à considérer ces fantasmes de retour au sein maternel et de naissance comme le problème nucléaire de toute la psychologie des névroses. Il soutient que le « traumatisme de la naissance » détermine non seulement la symptomatologie névrotique, mais aussi le développement psychique normal. Freud rejette cette thèse partielle et excessive, et je partage son opinion. De même, nous ne pouvons adopter la nouvelle technique thérapeutique que Rank fonde sur sa théorie du traumatisme de la naissance3. Il semble avoir oublié un certain nombre de ses propres contributions de valeur à la psychologie du rêve, en particulier tout ce qui a trait à la surdétermination du contenu du rêve et des symptômes névrotiques. Même lorsqu’il tient compte de la structure complexe de la fabrique à rêves, Rank sous-estime l’importance véritable de l’élément sexuel et du complexe de castration et il a trop tendance à prendre à la lettre toute association et tout fantasme du patient qui paraissent se référer au traumatisme de la naissance.

Mon expérience en matière de fantasmes et de symboles gullivériens chez les névrosés m’a apporté la preuve tout à fait indiscutable que les fantasmes de naissance ou de retour dans le sein maternel représentent en général la fuite du traumatisme sexuel remplacé par l’idée moins effrayante de naissance. Par exemple, une de mes dernières patientes rêvait souvent qu’elle était enterrée vive dans un trou, ou encore qu’elle était une petite personne minuscule obligée de sauter en cadence par-dessus les rayons d’une roue qui tournait très vite, constamment menacée d’être écrasée par la roue. Elle éprouvait aussi parfois la tentation soudaine de sauter par la fenêtre. La patiente elle-même interprétait tous ces fantasmes oniriques et toutes ces impulsions comme des représentations de la naissance, mais une analyse plus minutieuse a montré que tout le complexe constitué par ces fantasmes de naissance et d’utérus maternel n’étaient que la déformation lilliputienne de tentations sexuelles. La même patiente rêvait souvent de petits hommes noirs minuscules et, dans un des fantasmes surgis par association, elle fut prise d’une envie de les dévorer. Puis suivit une association tout à fait spontanée, l’idée de manger des matières fécales de couleur foncée, puis de mordre et de dévorer un pénis. Pendant qu’elle mangeait, elle avait l’impression que tout son corps se transformait pour ainsi dire en un organe sexuel mâle ; cette déformation lui permettait d’avoir, dans ses fantasmes inconscients, des rapports sexuels avec des femmes. Ces associations révélaient l’existence d’une tendance masculine chez cette patiente et les minuscules créatures de ses rêves ne représentaient pas seulement la naissance mais aussi, à un niveau psychique plus profond, ses tendances sexuelles et son envie du pénis.

Un de mes patients masculins se souvient que dans les fantasmes masturbatoires de sa jeunesse il y avait un petit personnage féminin imaginaire qu’il transportait toujours dans sa poche, le sortant de temps en temps pour jouer avec. Ce patient faisait également état d’un certain nombre de rêves à répétition qui s’étaient manifestés tout au long de sa vie et qui se reproduisirent également au cours de l’analyse, rêves où il se voyait transporté dans une pièce immense. Vous aurez déjà deviné que la puissance sexuelle de cet homme était assez faible. Il faisait partie de cette catégorie d’hommes qui souffrent d’éjaculation précoce ou d’une incapacité d’érection avec les femmes qu’ils aiment et respectent et dont la puissance ne se manifeste qu’avec des prostituées. Ce ne sont que quelques exemples parmi les nombreux cas qui m’ont permis de constater que les fantasmes lilliputiens relatifs à l’utérus caractérisent les individus dont le développement sexuel n’a pas été suffisamment normal pour que leur pénis devienne au cours du coït un équivalent pleinement représentatif du corps tout entier. Freud en est lui aussi venu à la conclusion (conforme à ma théorie de la génitalité) que les personnes incapables d’atteindre ce niveau de réalité sexuelle marquent une préférence pour les fantasmes où elles substituent le corps entier à l’organe sexuel.

Un patient qui souffrait d’une névrose obsessionnelle très grave me racontait que dans ses fantasmes masturbatoires il se représentait toujours sous l’aspect d’un homme de grande taille entouré de tout un harem de femmes minuscules qui le servaient, le lavaient, le caressaient, peignaient ses poils pubiens, puis jouaient avec son sexe jusqu’à provoquer une éjaculation. Chez ces deux derniers patients l’angoisse représente en fait la peur de la castration associée à l’idée du coït, et les fantasmes gullivériens comme les fantasmes utérins ne sont que des substituts par déplacement à l’idée pénible d’être castré à cause des désirs incestueux.

Les fantasmes liés au traumatisme de la naissance peuvent être comparés aux rêves d’examen qui surviennent souvent chez des névrosés impuissants pendant la nuit qui précède une activité sexuelle dont ils ne se sentent pas capables. Dans le rêve, qui s’accompagne d’une sensation d’angoisse intense, ils subissent généralement un examen portant sur un sujet qu’en réalité ils connaissent à fond ou qui a déjà fait l’objet d’un examen réussi. Or l’expérience de la naissance constitue pour chacun de nous une épreuve que nous avons passée avec succès, qui peut donc devenir le substitut un peu moins terrifiant d’une tâche sexuelle réelle, actuelle et redoutée, et donc de la menace de castration qui s’y associe. La comparaison entre fantasmes lilliputiens ou fantasmes de naissance et rêves d’examen reste également valable, je pense, sur un autre point : il n’y a aucun traumatisme pour lequel nous soyons aussi bien préparés que pour celui de la naissance. La naissance elle-même constitue certainement un choc, comme Freud lui-même l’a souligné le premier, mais la préparation aux difficultés de la vie extra-utérine, ainsi que les soins attentifs que l’instinct maternel prodigue à l’enfant immédiatement après la naissance, rendent ce traumatisme aussi léger que possible.

Mais lorsqu’il s'agit du développement sexuel de l’enfant, ni le père ni la mère ne semblent posséder d’instinct inné leur permettant de lui venir en aide. Au contraire, les parents font souvent peur aux enfants par des menaces de castration et c’est ce qui constitue le plus grand et le plus important des « traumatismes » conduisant à la névrose. Des symptômes passagers ou « transitoires », observés au cours de l’analyse de mes patients4, ont parfois révélé un déplacement soudain de sensations génitales ou d’excitations sexuelles sur toute la surface du corps. Par exemple l’érection a été représentée, suivant un processus de conversion hystérique, par un afflux de sang à la tête. Dans toute une série de cas d’homosexualité masculine refoulée, j’ai constaté que dans les moments d’excitation sexuelle toute la surface cutanée devenait brûlante. Il n’est pas exclu que l’expression argotique allemande pour désigner les homosexuels, « frères en chaleur », trouve son origine dans ce symptôme. D’autres patients m’ont raconté avoir brusquement éprouvé une rigidité musculaire généralisée à la place d’une érection. J’ai constaté que les cas de raideur dorsale névrotique ou de crampes musculaires passagères dans les jambes pouvaient souvent s’expliquer de la même manière. Il est possible que ces symptômes de conversion hystérique fournissent l’infrastructure physiologique sur laquelle s’élève la superstructure psychique des fantasmes gullivériens.

Comme je l’ai déjà dit, cette tendance à agrandir ou à réduire porte avec une fréquence à peu près égale sur le corps masculin et sur le corps féminin. Le matériel provenant des associations de patients qui produisent ce genre de fantasmes est, dans le cas des garçons, nettement lié à la crainte qu’éprouve le garçon face au père gigantesque, crainte qui résulte de la comparaison de ses propres organes génitaux avec ceux de son père.

Apparemment la peur de la castration et de la mutilation, ou la terreur d’être dévoré ou avalé, est plus grande encore dans l’inconscient que la peur de la mort. Tant que nous ne sommes pas mutilés, l’inconscient considère le fait d’être enterré, noyé ou avalé comme une sorte de prolongement d’existence in toto. Apparemment l’inconscient ne peut concevoir que la mort implique une cessation complète de l’existence, tandis que même la plus légère allusion symbolique à une mutilation, telle que couper les cheveux ou les ongles, menacer d’une épée, d’un couteau ou de ciseaux, ou même simplement de l’index pointé, peut provoquer en réaction une angoisse de castration intense. Dans ses rêves et ses fantasmes, un petit garçon préfère se représenter comme un nain dévoré par le père terrible, son organe génital étant ainsi épargné malgré tout par la castration, plutôt que s’imaginer grandeur nature mais les organes génitaux menacés de mutilation. De même la petite fille préfère le fantasme oral d’être dévorée tout en conservant intacts ses organes génitaux, à l’idée d’être blessée au niveau de ces organes par le pénis masculin. (Ce qui signifierait l’acceptation sans réserves de l’absence de pénis.)

Je dois avouer que jamais je n’aurais eu le courage de vous parler de tous ces fantasmes inconscients, simplement reconstruits à partir de rêves et fondés sur les propos des patients, si je n’avais eu la certitude qu’en votre qualité de psychiatres vous avez pu maintes fois vous convaincre de l’existence de tendances de castration actives et passives, souvent très manifestes dans la psychose. Dans la monographie intitulée Versuch einer Genitaltheorie5, j’ai essayé de fournir une explication théorique de cette haute valorisation du pénis en montrant que les organes sexuels, en particulier le pénis et le clitoris, sont le réservoir de plaisir de tout l’individu et sont estimés par le Moi comme une sorte de seconde personnalité que j’ai appelée le Moi libidinal. Vous savez combien il est fréquent d’entendre les enfants et les gens simples donner des petits noms à l’organe génital comme s’il s’agissait d’un être indépendant.

J’essayerai à présent d’animer la monotonie de cet exposé un peu sec et théorique en vous rappelant quelques passages tirés des deux premiers voyages de notre ami et collègue Gulliver, dans l’espoir qu’ils donneront un peu plus de vraisemblance à mes constructions.

Prenons la description du réveil de Gulliver dans le pays de Lilliput6 : « Lorsque je m’éveillai, le jour venait de poindre. J’essayai alors de me lever, mais ne pus faire le moindre mouvement ; comme j’étais couché sur le dos, je m’aperçus que mes bras et mes jambes étaient solidement fixés au sol de chaque côté, et que mes cheveux, qui étaient longs et épais, étaient attachés au sol de la même façon. Je sentis de même tout autour de mon corps de nombreuses et fines ligatures m’enserrant depuis les aisselles jusqu’aux cuisses.

Je ne pouvais regarder qu’au-dessus de moi ; le soleil se mit à chauffer très fort et la lumière vive blessait mes yeux. J’entendis un bruit confus autour de moi, mais, dans la position où j’étais, je ne pouvais voir rien d’autre que le ciel. Au bout d’un instant, je sentis remuer quelque chose de vivant sur ma jambe gauche, puis cette chose avançant doucement sur ma poitrine arriva presque jusqu’à mon menton ; infléchissant alors mon regard aussi bas que je pus, je découvris que c’était une créature humaine, haute tout au plus de six pouces, tenant d’une main un arc et de l’autre une flèche et portant un carquois sur le dos.

Dans le même temps je sentis une quarantaine au moins d’êtres de la même espèce, ou qui me parurent tels, grimpant derrière le premier. J’éprouvai la plus inimaginable surprise et poussai un cri si étourdissant qu’ils s’enfuirent tous épouvantés. Quelques-uns d’entre eux, comme je l’appris par la suite, se blessèrent en tombant pour sauter plus vite à terre du haut de mes côtes » (p. 31-32).

Cette description évoque à bien des égards les apparitions si souvent rapportées par nos patients névrosés qui nous parlent de l’effroi qu’ils éprouvent à la vue de petits animaux et d’homoncules assis sur leur poitrine.

Ceux qui veulent tout expliquer par le traumatisme de la naissance mettront probablement l’accent sur un autre détail, un nombre suspect qui apparaît à la page 73 [de l’édition de la Pléiade]. Gulliver déclare avoir séjourné neuf mois et treize jours au pays de Lilliput : cette période correspond exactement à la durée d’une grossesse. Par ailleurs nous pouvons citer le fait que les petits Lilliputiens mesuraient exactement six pouces, nombre suspect à un autre point de vue, d’autant plus que Gulliver note ailleurs que les Lilliputiens étaient « plutôt plus longs que mon médius » et, plus loin, qu’il ne pouvait pas se tromper dans son estimation « car je les ai souvent tenus dans ma main ». (Il parle des Lilliputiens !)

Un peu plus loin il dit : « Deux cents couturières furent chargées de la confection de mon linge de corps... Je me couchai par terre pour que les couturières puissent prendre mes mesures : l’une d’elles, juchée sur mon cou, une autre sur mon genou... Ensuite elles prirent mon tour de pouce et n’en demandèrent pas davantage. En appliquant la formule mathématique : deux tours de pouce valent un tour de poignet et ainsi de suite jusqu’au tour de cou et de taille... » (p. 73-74). Il est significatif que ce soit justement un doigt, le symbole génital typique, qui serve d’unité de mesure pour tout le corps. Vous avez certainement été frappés, comme moi-même à l’époque, par la similarité entre ce fantasme d’être servi par un grand nombre de petites femmes et les fantasmes masturbatoires d’un de mes patients.

Les fortes tendances exhibitionnistes de Gulliver et son grand désir d’être admiré par les Lilliputiens pour la taille de son organe génital sont clairement révélés par la description d’une parade organisée en son honneur par l’armée lilliputienne : « (L’Empereur) me pria de prendre la pose du Colosse de Rhodes, debout et les jambes écartées au maximum, puis il chargea son Général... de mettre ses troupes en colonne et de les faire défiler sous moi,... tambours battants, drapeaux au vent et piques hautes... Sa Majesté avait interdit à tout soldat sous peine de mort le moindre manque d’égards envers ma personne au cours du défilé ; ce qui n’empêcha pas certains jeunes officiers de lever les yeux en passant sous moi. Et la vérité m’oblige à dire que mes culottes étaient alors assez mal en point pour leur donner l’occasion de rire et de s’émerveiller » (p. 53)-

Ne dirait-on pas que c’est là exactement le fantasme ou le rêve de consolation d’un homme impuissant qui souffre à l’état de veille de l’idée d’avoir un pénis trop petit et qui, du fait de ce sentiment d’infériorité, craint de montrer son sexe, mais qui dans ses rêves se délecte de l’admiration de ceux dont le pénis est encore plus petit que le sien ?

Un délit plus grave encore met en péril extrême la vie de Gulliver. Je veux parler de l’incident où il urine en présence de l’Impératrice. Comme vous le savez peut-être, la Reine ou l’Impératrice est un symbole maternel typique. Le feu éclate dans les appartements de l’Impératrice et les Lilliputiens sont incapables de l’éteindre.

Heureusement notre héros Gulliver est là et il exécute son exploit héroïque de la façon suivante : « J’avais bu la veille », dit-il, « de grandes quantités d’un vin délicieux... qui est très diurétique. Et par le plus grand hasard, je n’avais pas encore vidé ma vessie. En m’approchant ainsi des flammes et en travaillant dur à les éteindre, je m’échauffais tellement que le vin commença à opérer : j’eus envie d’uriner ; et je le fis si abondamment et en visant si juste qu’en trois minutes le feu était noyé... » (p. 66).

Ceux qui sont familiarisés avec le mode d’expression de l’inconscient sauront que l’extinction d’un incendie dans la maison d’une femme, surtout si elle s’effectue en urinant dedans, représente la manière dont l’enfant imagine la relation sexuelle, la femme étant symbolisée par la maison. La chaleur mentionnée par Gulliver est le symbole du désir passionné de l’homme (et le feu représente en même temps les dangers auxquels se trouve exposé l’organe génital). Et, de fait, pour Gulliver, la menace de châtiment suit de près le méfait et, circonstance caractéristique, elle provient de l’Empereur, un substitut paternel typique : « J’ignorais comment sa Majesté apprécierait la façon dont je le (le service) lui avais rendu. Car c’est une loi fondamentale du Royaume que personne, de quelque rang que ce soit, ne peut faire pipi dans l’enceinte du Palais... » Quant à l’Impératrice, on m’avertit sous le manteau qu’elle avait été écœurée par ma conduite. Elle avait déménagé à l’autre bout du château... elle disait : « Je saurai me venger de lui... » (p. 66). La peine de mort est révoquée par la grâce de l'Empereur, mais Gulliver ne peut échapper au châtiment sous une autre forme. La sentence était rédigée comme suit : « Le nommé Quinbus Flestrin — (l’Homme Montagne, le nom que les Lilliputiens ont donné à Gulliver) — en contravention audit décret et sous couvert d’éteindre le feu qui avait pris dans les appartements de notre très aimée Dame et Maîtresse Sa Majesté l’Impératrice, a par malice, diablerie et traîtrise noyé ledit feu par projection de son urine alors qu’il était et se trouvait dans l’enceinte dudit Palais royal » (p. 78). Mais, dans sa clémence, l’Empereur le condamna seulement à la perte de ses yeux, ce qui ne diminuerait en rien sa force physique et lui permettrait d’être encore utile à sa Majesté ! Comme vous le voyez, le châtiment est celui-là même que le roi Œdipe s’infligea pour avoir eu des rapports sexuels avec sa mère. Et dans d’innombrables cas notre expérience analytique nous montre sans l’ombre d’un doute que la privation des yeux peut représenter une déformation symbolique du châtiment de la castration.

Mais même menacé de mort et de mutilation, notre héros Gulliver ne peut se refuser la satisfaction de suggérer une justification à cette sentence, à savoir qu’il n’était pas seulement capable d’« éteindre un incendie en arrosant d’urine les appartements de l’Impératrice », (mais qu’il pourrait) « aussi bien, quelque autre jour, et de la même façon, noyer tout le Palais impérial » (p. 80).

Comme vous le savez, Gulliver réussit à échapper aux Lilliputiens qui, dès lors, lui étaient devenus si hostiles, mais la fatalité continuait à s’attacher à ses pas et au cours de son voyage suivant il tomba aux mains des géants de Brobdingnag. Sa première expérience avec un des indigènes de cette contrée est déjà une représentation symbolique de la menace de castration. (L’homme) « me parut de la taille d'une flèche de clocher ordinaire » et avait en mains une faucille à moissonner qui « équivalait à six de nos faux » (p. 96). Gulliver fut presque coupé en deux par la faucille mais il se mit « à hurler avec toute la force que me donnait la terreur » (p. 97) tandis que l’énorme créature le saisit entre le pouce et l’index, l'examina avec curiosité, puis l’offrit en guise de jouet à sa femme et ses enfants. Il appela sa femme pour le faire voir ; « mais elle se sauva en poussant des cris comme le font les Anglaises lorsqu’elles découvrent un crapaud ou une araignée » (p. 99).

L’horreur des femmes pour les araignées, les crapauds et autres petites créatures rampantes est bien connue comme symptôme hystérique. Un tenant de la théorie du traumatisme de la naissance dirait que cette angoisse s’explique simplement par le fait que les petits reptiles sont les symboles des petits enfants qui pourraient se faufiler, dans un sens ou dans l’autre, par l’orifice génital. Cependant toute mon expérience analytique vient confirmer l’opinion de Freud qui considère que ces petites créatures, en particulier celles qui sont animées d’un mouvement rythmique, ont pour signification plus profonde la représentation symbolique de l’organe génital et de la fonction génitale, d’où cette sorte de dégoût produit par leur contact, dégoût qui est souvent la réaction primaire de la femme lorsqu’elle touche pour la première fois les organes génitaux de l’homme. Je pense qu’on peut interpréter sans hésiter les rêves où apparaissent de telles créatures comme l’identification d’un corps entier (ici celui d’un animal) à l’organe sexuel mâle et évoquer le cas de ces femmes qui dans leurs rêves ou leurs fantasmes sont troublées par de petites créatures ou des homoncules.

Devenu un jouet, Gulliver avait l’occasion d’observer de près les femmes et les filles géantes dans leurs fonctions les plus intimes, et il ne se lasse pas de décrire les impressions terrifiantes éprouvées à la vue de leurs dimensions monstrueuses : « Je dois avouer que jamais rien ne m’inspira un tel dégoût que la vue de ce sein monstrueux ; je ne trouve même rien à quoi le comparer pour donner au lecteur curieux une idée de ses dimensions, de sa forme et de sa couleur. Il faisait une protubérance grosse de six pieds, et devait avoir au moins seize pieds de tour. Le téton était moitié gros comme ma tête et sa surface ainsi que celle de l’aréole étaient constellées de tant de boutons, de marques et de taches de rousseur qu’il ne saurait y avoir rien de plus répugnant ; or je pouvais fort bien tout voir du haut de la table où je me trouvais, puisque la femme s’était assise pour donner la tétée plus à l’aise. Ceci me fit méditer sur les jolies peaux de nos dames anglaises dont toute la beauté vient de ce qu’elles sont à notre échelle, et que leurs défauts ne nous seraient perceptibles qu’à travers des verres grossissants ; car l’expérience prouve alors que le teint le plus lisse et le plus blanc paraît grossier, rugueux et d’une vilaine couleur » (p. 102).

Je pense que c’est chercher midi à quatorze heures que d’aller expliquer la peur des grands trous dans la peau des femmes par le souvenir du traumatisme de la naissance. Plus vraisemblablement, Gulliver est l’incarnation de ce type d’homme dont le courage sexuel s’évanouit en présence d’une jeune dame anglaise à la peau délicate et qui préfère se plaindre des difficultés de la tâche qui l’attend et du manque de charme de l’objet de son amour plutôt que d’admettre sa propre insuffisance.

Un contraste intéressant à l’extinction de l’incendie est fourni dans un chapitre ultérieur, dans une scène où Gulliver éprouve le besoin d’uriner en présence d’une des femmes géantes. Il lui défend de le regarder ou de le suivre, puis il se cache entre deux feuilles d’oseille pour satisfaire les besoins de la nature. Plus loin il nous dit que les jeunes dames d’honneur avaient l’habitude de l’examiner et de le toucher uniquement par plaisir. « Souvent elles me mettaient nu comme un ver et me glissaient tout entier entre leurs seins, ce qui me dégoûtait fort car, à dire vrai, il s’exhalait de leur peau une odeur très âcre. Je ne dis point cela pour médire de ces excellentes dames à qui je porte tout le respect que je leur dois... Ce qui me mettait très mal à l’aise avec ces filles d’honneur, au cours de mes visites chez elles, c’est qu’elles ne se gênaient absolument pas devant moi, qu’elles me traitaient comme si je n’existais pas. En effet, elles se dévêtaient entièrement, ou passaient une chemise en ma présence, alors que j’étais sur leur table de toilette, juste en face de leur corps nu, spectacle qui, bien sûr, loin de m’induire en tentation, ne provoquait en moi d’autre réaction que l’horreur et le dégoût. Leur peau m’apparaissait si grossière et inégale, si bizarrement tachetée quand je la voyais de près, avec parfois un grain de beauté aussi large qu’une assiette, et couronné de poils plus gros que des ficelles, pour ne rien dire du reste de leur anatomie. Elles n’avaient point de scrupules non plus à se soulager devant moi des liquides qu’elles avaient bus : c’est-à-dire d’au moins la valeur de deux barriques, dans des récipients qui jaugeaient trois tonneaux. La plus jolie des filles d’honneur, une plaisante luronne de seize ans, s’amusait parfois à me mettre à cheval sur la pointe de son sein ou à d’autres petits jeux, que le lecteur voudra bien me pardonner de passer sous silence, mais qui me déplaisaient affreusement. Je suppliai Glumdalclitch de trouver quelque prétexte pour cesser toute relation avec cette demoiselle » (p. 127).

Vous savez certainement que selon les découvertes de la psychanalyse, deux rêves faits dans la même nuit s’éclairent souvent l’un par l’autre. On pourrait en dire autant des deux premières parties des Voyages de Gulliver. L’aventure à Lilliput représente la partie du rêve qui correspond à un accomplissement de désirs : une description de la grande taille et de la puissance virile du sujet. Les terribles expériences vécues à Brobdingnag nous révèlent les mobiles de la tendance à se grandir : la peur de l’échec dans sa rivalité et dans ses affrontements avec d’autres hommes, et la peur d’être impuissant avec les femmes.

Naturellement, dans l’histoire du deuxième voyage on trouve aussi des allusions aux situations de naissance et d’existence intra-utérine. Pendant tout le séjour qu’il fit au pays des géants, Gulliver était transporté dans une boîte par une jeune fille ; un hamac était fixé aux quatre coins de la boîte par des cordons de soie, pour amortir les chocs. Et la manière dont il s’est finalement échappé du pays des géants est encore plus significative ; il s’éveilla en sentant sa boîte soulevée très haut dans les airs, puis tirée en avant à une vitesse prodigieuse. « La première secousse avait failli me jeter à bas de mon hamac ; je fus ensuite beaucoup moins ballotté... je commençai alors à comprendre dans quelle triste situation je me trouvais : un aigle avait saisi, par l’anneau, ma boîte dans son bec, et s’apprêtait à la laisser tomber contre un rocher, comme une carapace enfermant le corps d’une tortue, pour m’en extraire et me dévorer... Je perçus le choc d’une série de coups qui s’abattaient sur l’aigle... puis soudain je me sentis descendre à la verticale. Ma chute dura une bonne minute et elle était si incroyablement rapide que j’en perdis presque complètement le souffle. Elle se termina par un bruit d’eau remuée, qui retentit plus fort à mes oreilles que celui de la chute du Niagara. Après quoi, je me trouvai dans une obscurité complète pendant une autre minute, puis ma boîte se mit à remonter, assez pour que la lumière parût dans le haut des fenêtres. Je vis que j’étais tombé à la mer... Je parvins non sans mal à sortir de mon hamac, m’étant d’abord risqué à me donner de l’air... car j’étais presque complètement asphyxié. Combien de fois alors ne fis-je pas le vœu de me trouver avec ma chère Glumdalclitch, dont l’espace d’une seule heure m’avait si totalement séparé » (p. 151-152). (Glumdalclitch était le nom de la jeune fille qui le transportait avec elle et à qui il servait de jouet.)

Aucun analyste ne manquera d’interpréter cette évasion comme un fantasme de naissance, comme la fin naturelle de la grossesse, représentée par le fait d’être transporté dans une boîte. Par contre, les rêves de cette sorte ne permettent guère de voir dans cette scène, comme le suppose Rank, les circonstances de la naissance individuelle du rêveur. Il est beaucoup plus probable que Gulliver, ainsi que tous ceux dont les rêves comportent des fantasmes de naissance, transforment et minimisent de la sorte des dangers sexuels parfaitement réels qu'ils ne se sentent pas de taille à affronter, pour en faire des blessures datant de l’enfance, voire de la période fœtale. Et comme si l’auteur avait voulu affirmer explicitement et sans aucun doute possible que dans le voyage de Gulliver le corps entier représente effectivement l’organe masculin et le coït, il complète la description de l’évasion en ajoutant qu’un des rares gages que Gulliver avait pu garder en souvenir de la mère géante était « un anneau d’or qu’elle m’avait donné un jour de façon exquise : l’ôtant de son petit doigt, et me le passant au cou comme un collier » (p. 157). Les spécialistes du folklore et les psychanalystes s’accordent à penser que l’alliance passée au doigt est une représentation symbolique du coït, l’anneau figurant l’organe sexuel féminin et le doigt l’organe masculin. Ainsi, lorsque la géante enlève son anneau de son petit doigt pour le passer autour du cou de Gulliver, ce geste exprime simplement que seule la tête aurait la taille requise pour accomplir la tâche sexuelle qu’un organe de la taille d’un doigt suffit d'ordinaire à remplir.

Toutes les œuvres de génie sont caractérisées par une extraordinaire multiplicité d'interprétations possibles ; ainsi les Voyages de Gulliver ont été eux aussi interprétés de façons très diverses. Malgré leur caractère superficiel, ces interprétations ne sont pas totalement sans fondement. Walter Scott, dans la courte biographie qu’il consacra à Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de Gulliver, raconte comment les différentes classes de la société ont réagi à cet ouvrage. Les lecteurs appartenant aux classes sociales supérieures y voyaient une satire personnelle et politique ; les gens du commun le considéraient comme une passionnante histoire d’aventures ; les romantiques en admiraient l’élément surnaturel ; les jeunes aimaient son astuce et son esprit ; les méditatifs en tiraient un enseignement moral et politique. Mais les vieillards négligés et les ambitieux déçus n’y trouvaient que les maximes d’une misanthropie triste et amère.

On pourrait considérer ces commentaires comme des interprétations préconscientes, alors que la psychanalyse prétend expliquer également la signification inconsciente des Voyages. L’étude de la vie de Jonathan Swift nous aidera peut-être à décider de la pertinence de notre interprétation. Un grand nombre d’auteurs ont écrit des volumes entiers sur cet extraordinaire personnage, mais autant que je sache, Hans Sachs est le seul psychanalyste à lui avoir consacré une étude psychanalytique. L’examen rapide que j’ai moi-même pu faire de la vie de Swift permet déjà de mettre en évidence un certain nombre de faits qui corroborent ma conception des fantasmes de grossissement et de réduction dans les Voyages de Gulliver. Je mentionnerai brièvement quelques faits parmi les plus importants de la vie de Swift.

Jonathan Swift est né le 30 novembre 1667. Vers la fin de sa vie il célébra toujours son anniversaire par une journée de jeûne et de deuil, sans jamais omettre de lire le troisième chapitre du Livre de Job. Richard Brennan, le serviteur dans les bras duquel il mourut, raconte que dans les rares moments de lucidité au cours de sa maladie fatale, Swift semblait conscient de cette date, comme en témoigne le fait qu’il répétait constamment ces paroles : « Que périsse le jour où je suis né et la lumière qui éclaira le moment où il fut dit qu’un enfant d’homme venait d’être conçu. » Swift était un enfant posthume. Un événement extraordinaire devait pendant quelque temps le soustraire à la garde de son oncle et de sa mère. La nurse qui avait la charge de l’enfant lui était si attachée qu’elle le déroba à sa mère et le fit passer de l’autre côté de la Manche. La santé délicate de l’enfant et la difficulté qu’il y avait à l’époque de trouver un moyen de faire la traversée ont rendu son retour impossible pendant trois ans.

On peut probablement supposer sans trop s’avancer que ces situations et ces événements extraordinaires de son enfance ont produit sur Swift une impression indélébile et ont grandement influencé son développement ultérieur, et qu’ils ont peut-être renforcé son goût pour les voyages aventureux. Lorsque les éléments pathogènes dans l’enfance paraissent aussi manifestes, il ne semble guère nécessaire de rechercher l’existence d’anomalies physiologiques au moment de la naissance.

L’expérience psychanalytique nous apprend que les fils qui ont grandi sans père ont rarement une vie sexuelle normale ; pour la plupart ils deviendront névrosés ou homosexuels. Dans ces cas, la fixation à la mère ne relève certainement pas d’un quelconque traumatisme de la naissance, mais doit être attribuée à l’absence d’un père qui permettrait au garçon de régler par rapport à lui son conflit œdipien et dont la présence aiderait celui-ci à résoudre l’angoisse de castration par un processus d’identification. Naturellement, la manière excessive dont la mère et la nourrice sont susceptibles de gâter le garçon le rendent moins apte à rivaliser avec les autres garçons et cette inaptitude est souvent une des causes principales des troubles de la puissance sexuelle. De plus, lorsqu’il n’y a pas de père, la mère est la seule personne à détenir le pouvoir disciplinaire ou, en matière de sexualité, le pouvoir de castration, ce qui entraîne souvent une exagération de la réserve et de la timidité normales dans les relations du garçon avec les femmes qu’il respecte, voire les femmes en général. Le comportement ultérieur de Swift, en particulier dans le domaine sexuel, montre effectivement qu’il s’agit d’un névrosé. Ainsi, par exemple, il entreprit de courtiser Mlle Waring, qu’il appelait affectueusement Varina, et on lit dans sa biographie : « Cette cour, pour ce que nous en savons, est suprêmement ridicule. Tant que la dame se montrait timide et froide, rien ne pouvait égaler l’impétuosité de son galant, mais lorsque au bout d’une longue résistance elle capitula à l’improviste, soudain l’amoureux disparut et les épîtres chaleureuses adressées à ‘Varina’ firent place à un ‘Miss Jane Warin’ froid et formel... qui laissait clairement deviner que le prétendant impatient ferait un fiancé récalcitrant. La dame eut le courage nécessaire pour rompre toute relation et Swift resta libre d’essayer ses talents sur une victime plus infortunée. » Il est intéressant de savoir qu’en contradiction avec ces scrupules exagérés, selon une rumeur qui court dans cette partie de l’Angleterre, Swift aurait commis un attentat à la pudeur sur la personne de la fille d’un fermier et une plainte sous serment aurait été déposée contre lui devant Mr Dobbs, le maire de la ville voisine.

Par ailleurs, selon les récits relatifs au fameux mariage qu’il contracta par la suite avec Mrs Esther Johnson —, plus connue sous le nom poétique de Stella — Swift manifeste une dépendance et une passion marquées dès le début de leurs relations. Il est vrai qu’un commentaire de Swift à propos de cette liaison, cité par Walter Scott, parait démentir ce fait : « C’est une habitude à laquelle je pourrais renoncer sans peine et que je pourrais abandonner à la porte même du sanctuaire. » Et c’est effectivement ce qui se produisit. Swift n’épousa Stella qu’à la condition de garder secret le mariage et de continuer à vivre séparés. On retrouve donc effectivement dans ces épisodes de sa vie privée les graves conséquences de son développement infantile troublé. Du point de vue psychanalytique, on pourrait dire que ce comportement névrotique correspond à une inhibition de la puissance normale, avec un manque de courage à l’égard des femmes respectables et peut-être la persistance d’une tendance agressive envers les femmes d’un niveau inférieur. Cette connaissance intime de la vie de Swift nous donne assurément le droit après coup de traiter les fantasmes contenus dans les Voyages de Gulliver comme les associations libres de nos patients névrosés en analyse, en particulier lorsque nous interprétons leurs rêves. Le désavantage d’une telle analyse effectuée in absentia est que le patient ne peut pas confirmer nos conclusions ; par contre, sur le plan scientifique, l’analyse posthume présente l’avantage que l’analyste ne peut pas ici être accusé d’avoir suggéré au patient ce qu’il avait à dire. Je crois que l’argument biographique confirme notre hypothèse selon laquelle les fantasmes gullivériens de grossissement et de réduction des personnes ou des objets expriment le sentiment d’insuffisance génitale d’une personne dont les activités sexuelles ont été inhibées par des intimidations et des fixations dans la prime enfance.

Mon analyse de Swift et de son chef-d’œuvre a peut-être été trop longue, mais je pense qu’elle confirme l’interprétation que je propose des fantasmes et des symptômes lilliputiens et brobdingnagiens présentés par des patients psychotiques et névrosés, et également fréquents dans les rêves.

Je ne peux mieux conclure qu’avec une citation légèrement modifiée de Gulliver lui-même : « J’espère que mes lecteurs me pardonneront de m’être aussi longuement étendu sur ces détails et d’autres semblables ; quelle que soit apparemment leur insignifiance, peut-être aideront-ils un philosophe à élargir le champ de sa pensée et de son imagination au plus grand bénéfice du public ainsi que de sa propre vie privée. »

Je vous remercie encore une fois de votre invitation et de la patience avec laquelle vous m’avez écouté.


1 Conférence faite à l'Assemblée annuelle de la Société de Psychiatrie Clinique de New York, le 9 décembre 1926.

2 « Thalassa », Psychanalyse III.

3 « Critique de l’ouvrage de Rank : “La technique de la psychanalyse“ » Psychanalyse III.

4 « Symptômes transitoires au cours d’une psychanalyse », Psychanalyse I.

5 Traduction française : « Thalassa », Psychanalyse III.

6 Cette citation, comme toutes les suivantes, est extraite de l’édition de la Pléiade (Gallimard), présentée, établie et annotée par Émile Pons avec la collaboration de Jacques et Maurice Pons et Benédicte Ljlamand. L’auteur cite à partir de l’édition Tauchnitz (N. d. T.).