L’importance de Freud pour le mouvement d’hygiène mentale

(À l’occasion du soixante-dixième anniversaire de Freud)

C’est avec grand plaisir que je réponds à la demande amicale du Dr Frankhood Williams qui m’invite à dire quelques mots des relations possibles entre le mouvement d’« Hygiène mentale » et la méthode psychologique et thérapeutique créée et élaborée par Freud. Je suis depuis longtemps convaincu que l’importance de ces relations a été sous-estimée. La théorie psychanalytique s’est intéressée principalement à l’investigation des névroses dont elle a tiré toutes ses nouvelles connaissances ; par la suite elle les a dans une certaine mesure appliquées aux psychoses. On peut donc dire que l’analyse des psychoses s’est limitée à une sorte de psychanalyse appliquée, sans constituer une source de connaissance indépendante.

Cependant, on peut affirmer que la science psychiatrique a largement profité du point de vue psychanalytique. Avant Freud, la psychiatrie ne reposait pas sur la psychologie. On s’efforçait de ramener les symptômes pathologiques à des altérations du cerveau, avec un succès partiel et seulement quand il s’agissait de certaines déficiences liées à des lésions graves du cerveau (troubles psychotiques dans les cas de tumeur cérébrale, de scléroses multiples, consécutives à plusieurs attaques de paralysie, d’inflammation cérébrale, ou encore dans les cas de paralysie progressive et de démence sénile). Toutes les psychoses dites fonctionnelles (la manie, la mélancolie, la paranoïa, la démence précoce, la psychose hystérique et l’amentia) restaient inexplicables d’un point de vue anatomique, bien qu’on s’évertuât à démontrer la présence d’altérations microscopiques spécifiques dans tous ces troubles. L’expression « fonctionnel » servait uniquement à masquer notre ignorance. Comment aurions-nous pu expliquer l’altération pathologique du fonctionnement psychique quand nous ignorions tout de son fonctionnement normal ? Au lieu de prendre ces faits en considération, les auteurs de nos manuels de psychiatrie s’abandonnaient à des fantasmes de cellules invisibles, voire d’altérations moléculaires, supposées être à l’origine des psychoses. Il ne vint à l’esprit d’aucun psychiatre de chercher une explication psychologique aux symptômes psychotiques.

Cette position fit qu’ils accordèrent fort peu d’intérêt aux contenus psychiques des productions des malades mentaux. Pour eux, il s’agissait simplement de phénomènes secondaires liés à la soi-disant altération organique moléculaire ou fonctionnelle et ils s’en servaient tout au plus pour formuler le diagnostic ou mettre une étiquette sur le cas. Les productions psychiques du malade étaient qualifiées de « confuses », « stéréotypées », de « fuite de la pensée » et même de « paraphrasie » ou « salade de mots » et on les présentait aux étudiants et visiteurs des hôpitaux psychiatriques comme des curiosités.

Sous l’influence de la psychanalyse, des changements fondamentaux se sont produits dans ce domaine. Freud nous a appris que les névroses, dans la mesure où elles sont « psychogènes », c’est-à-dire d’origine psychique, ne sont pas simplement la conséquence d’un « choc » psychique (conception dont le point de départ plus ou moins avoué reste l’analogie entre le traumatisme physique et le choc cérébral), mais que leurs symptômes sont le produit d’une lutte intra-psychique entre des tendances opposées. Cette lutte interne, qui aboutit au refoulement et à la formation de symptômes chez le névrosé, est quelque chose que nous, les hommes dits normaux, nous pouvons observer en nous-mêmes, tout simplement à l’aide de l’introspection. La conséquence de cette découverte fut d’abord de rendre la névrose accessible à l’investigation introspective et au traitement et ensuite de faire disparaître la barrière qui séparait, croyait-on jusque-là, les bien portants et les névrosés. Les progrès de la recherche montrèrent par la suite que le mur dressé entre névroses et psychoses devait également tomber et que même les actes et processus de penser les plus extraordinaires des malades mentaux devaient être attribués à des conflits psychiques. Le comportement du malade mental cessait lui aussi d’être absurde et ses propos n’étaient plus considérés comme une « salade de mots » ; l’interprétation judicieuse de leur contenu permettait de rapporter les discours les plus grotesques et les plus confus à des conflits, souvent tragiques, que nous pouvons tous comprendre.

C’est l’analyse de l’activité psychique dans le rêve qui fit complètement disparaître le fossé entre maladie mentale et santé mentale, tenu jusque-là pour insurmontable. L’homme le plus normal devient psychotique pendant la nuit : il a des hallucinations, sa personnalité, tant sur le plan logique, éthique et esthétique, subit une transformation fondamentale et prend en général un caractère plus primitif. La science d’antan, logique avec elle-même, présentait également le rêve comme un phénomène psychique dénué d’importance, simplement lié aux changements moléculaires et autres du cerveau pendant le sommeil. Et quand Freud a interprété le premier rêve, c’est-à-dire quand il l’a rendu compréhensible malgré sa façade de non-sens, il ne resta plus qu'à abandonner l’idée que santé mentale et maladie mentale ne pouvaient se comparer. En ce qui concerne le sort des malheureuses victimes de ces maladies, il était extrêmement important que nous puissions constater en nous-mêmes l’aptitude à produire les mêmes actes psychiques que nous qualifions habituellement de « fous ». Les psychiatres se mirent à s’intéresser aux paroles et aux actes étranges du malade mental, ils se mirent à donner un sens à son comportement, à chercher des « relations logiques » entre les mots dans l’incohérence présentée par la fuite des idées ; dans les formes de ses visions, dans les voix de ses hallucinations auditives, ils essayèrent de découvrir les personnes de son histoire qui jouaient un rôle pathogène important.

Il a fallu attendre cette étape pour que la psychiatrie fasse sortir les malades mentaux de leur isolement. À quoi servait de défaire les chaînes des malades mentaux et d’ouvrir leur cellule, comme l’avait fait l’esprit humanitaire du XIXe et du XXe siècle, s’ils restaient tout comme avant isolés et incompris sur le plan psychologique ? Quand on a considéré leurs manifestations elles aussi comme des formes représentatives de tendances humaines universelles, c’est-à-dire quand on a commencé à comprendre le langage des malades mentaux, alors seulement on les a acceptés au sein de la communauté humaine.

Un des buts fondamentaux du Mouvement d’Hygiène Mentale est, à ma connaissance, d’améliorer le sort des malades mentaux, de faciliter leur retour dans la société. On peut espérer que la recherche psychanalytique, pénétrant encore plus profondément les mécanismes de ces formes pathologiques, parviendra un jour à obtenir les mêmes résultats en ce qui concerne le traitement des psychoses que ceux qu’elle connaît dès maintenant dans le traitement des psychonévroses (hystérie, névrose obsessionnelle). En tout cas, la psychanalyse représente actuellement la seule voie qui peut mener à la compréhension des maladies mentales « fonctionnelles » et cette compréhension a déjà largement contribué à améliorer l’état des malades mentaux. Il est donc justifié d’affirmer, comme je l’ai fait tout à l’heure, la parenté des buts poursuivis par la psychanalyse et par le mouvement d’ « Hygiène mentale ». Il faudrait trouver un moyen de favoriser cette visée commune par une collaboration. Et ne serait-ce pas aussi la manière la plus valable de célébrer l’anniversaire du savant qui a permis tous ces progrès ?

Cette collaboration pourrait consister à donner l’occasion à certains analystes particulièrement expérimentés de se consacrer pendant un certain temps à l’étude des psychoses dans les hôpitaux psychiatriques et par ailleurs à créer des bourses pour les médecins de ces établissements afin de leur permettre de saisir les possibilités de formation psychanalytique qui s’offrent actuellement à eux.