Le traitement psychanalytique du caractère1

Vous serez nombreux à me reprocher, en vous référant à la littérature psychanalytique plus ancienne, de ne pas assez insister sur le rôle des pulsions sexuelles par rapport à l’ensemble des motions pulsionnelles.

Faut-il en conclure que Freud lui-même a fini par entendre raison et, par des voies détournées, se rapprocher de ceux qui ont toujours répugné à mettre l’accent sur les facteurs sexuels ? À cette question, nous pouvons répondre par un non catégorique. Naturellement, Freud, comme tout chercheur digne de ce nom, a souvent dû remanier ses hypothèses et constructions théoriques premières, sous l’impact de l’expérience ultérieure, mais les piliers de l’édifice théorique — telles l’importance capitale du complexe d’Œdipe dans la formation du symptôme névrotique, ou l’influence également considérable des modes de satisfaction infantiles et de leur destin sur le développement de la personnalité — ont parfaitement résisté à l’épreuve de l’expérience.

C’est donc la brièveté du temps qui m’est imparti et la présomption que vous êtes tous à peu près informés en ce qui concerne la sexualité infantile, le symbolisme sexuel, etc., qui m’amènent à vous parler aujourd’hui d’un certain développement de la psychologie, selon Freud, qu’on pourrait appeler a-sexuel, social : une nouvelle façon d’aborder le développement du caractère humain et ses conséquences pratiques.

Voici comment nous avons tout d’abord imaginé l’acte de refoulement : la contrainte représentée par l’adaptation à l’ordre social refoule les tendances égoïstes et libidinales dans l’inconscient. La motion refoulée nous semblait donc toujours représenter un comportement répréhensible, arbitraire. Mais quelle ne fut pas notre surprise de voir arriver en traitement des personnes qui se montraient dures, implacables envers l’extérieur et chez lesquelles l’analyse révélait de la tendresse, du tact, de la pudeur, c’est-à-dire toute une série de qualités latentes refoulées. Nous connaissions de longue date, et d’autres explorateurs de l’âme humaine, ainsi que les romanciers, connaissaient aussi le cynique dont « l’abord rude cache un cœur sensible », et il est souvent arrivé qu’un analyste amène un de ces cyniques à découvrir sa nature affectueuse refoulée depuis longtemps. Mais c’est Freud seulement qui a reconnu l’importance de ce phénomène lorsqu’il a décelé, chez de nombreux analysés, l’existence d’une culpabilité inconsciente. Encore plus remarquable est le cas de ces criminels dont Freud n’a pu trouver le mobile que dans un désir d’expiation inconscient. Vous savez qu’en général cela se passe dans le sens inverse ; un crime ou une mauvaise action entraînent du remords. Mais dans le cas qui nous préoccupe, le coupable est contraint, par une culpabilité diffuse dont lui-même ignore l’origine, voire l’existence, à commettre un crime contre la communauté et s’en faire punir. Quelques analyses littéraires d’auteurs russes à la sensibilité innée particulièrement développée — surtout Dostoïevski — laissent penser qu’ils avaient déjà pressenti quelque chose du mécanisme psychique du « crime engendré par la culpabilité ». Mais il a fallu attendre Freud pour recevoir une explication scientifique de ce phénomène, et quelques-uns de ses élèves (Reik, Alexander) qui y ont consacré des monographies. Tout ceci nous amène à poser la question suivante : qu’est-ce donc que la conscience morale, cette force intérieure qui nous interdit de jouir des plaisirs indûment obtenus, nous punit au plus profond de nous-mêmes de nos faiblesses et de nos errements, et nous oblige même à rechercher le châtiment nous-mêmes alors qu’il serait en notre pouvoir d’y échapper ? Cela nous mènerait trop loin si je vous faisais passer par les voies que Freud a suivies pour résoudre ce problème.

C’est l’observation des phénomènes de la psychologie collective, et les symptômes d’obéissance sous hypnose ou suggestion (mon expérience et mes travaux personnels relatifs à la suggestion m’ont permis de la ramener à une fixation au stade infantile d’obéissance aux parents), ainsi que l’étude rigoureuse de la résolution du conflit œdipien, qui nous ont indiqué le chemin à suivre. Mais, mieux vaut citer ici un cas simple, rapporté par Freud, qui vous aidera à bien saisir le processus. Une petite fille éprouve un chagrin extrême à la mort soudaine de son chat favori. Le deuil dure des jours et des jours, la fillette reste inconsolable. Mais soudain, sans aucune transition, elle retrouve sa gaieté et sa bonne humeur ; on n’arrive pas à expliquer ce changement ; enfin, la mère remarque que la fillette passe des heures à accomplir des mouvements félins, et à miauler à la manière d’un chat. Que s’est-il donc passé ? Pour vaincre sa douleur, la fillette s’est identifiée fantasmatiquement à son objet d’amour perdu, ou — pour recourir à une expression qui m’est propre — elle a projeté la personne du chat dans son propre moi : elle l’a « introjecté ». Elle n’avait plus besoin d’être triste d’avoir perdu son chat, elle était devenue chat elle-même, et le « je suis chat » a remplacé le « j’ai un chat ». En reprenant la démarche de Freud, nous devons imaginer que cet autre chagrin beaucoup plus intense qui accompagne le renoncement à la toute-puissance infantile et la soumission à la puissance paternelle, puis au pouvoir social, se résout de la même manière. Au début, le petit garçon résiste, il veut anéantir la puissance paternelle, essentiellement pour s’approprier la tendresse et l’affection maternelles. Mais, lorsqu’il comprend que dans une lutte ouverte il aura le dessus, il projette en soi la figure puissante du père ; il se traite avec la même rigueur que le père autrefois ; ce n’est plus parce qu’il craint son père, mais parce qu’une partie de sa personnalité trouve son compte à exercer les privilèges paternels sur l’autre partie. La période où cette identification se développe s’appelle la période de latence ; elle s’étend depuis la répression de la révolte œdipienne jusqu’à la maturité sexuelle et sociale complète, c’est-à-dire de 5 à 13 ans. C’est la période où se développe, à partir de l’accumulation et de la fusion des introjections, ce que Freud appelle le Surmoi. Tant que le Surmoi veille, avec une rigueur mesurée, à ce que les affects et agissements du sujet restent conformes à ceux d’un honnête citoyen, c’est une organisation utile qu’il faut respecter. Mais le Surmoi se livre parfois à des excès pathologiques, telle la conscience qui pousse au crime. Le traitement analytique est tout aussi indiqué pour les personnes au caractère malade, que pour les hystériques ou les obsessionnels. Au début de ma carrière analytique, je faisais tout mon possible pour ne pas agir sur le caractère de mes malades ; au contraire, j’essayais de mon mieux de les respecter : je me conciliais ainsi la personnalité du malade, c’est-à-dire son Moi et son Surmoi. Ce pacte d’amitié tacite permettait ensuite à l’analyste et à l’analysant2 de collaborer au dévoilement de l’inconscient. Bien des fois, cette méthode s’est montrée suffisante pour éliminer les symptômes névrotiques, de sorte que le problème d’une analyse plus poussée du caractère ne s’est même pas posé. Mais il m’a souvent paru nécessaire d’aborder fermement ce domaine, plus délicat également, car le mécanisme des symptômes était trop intimement mêlé aux traits de caractère pathologiques. Car le malade, au cours du traitement, utilise inconsciemment ces traits de caractère pour la résistance ; par conséquent, il faut les mettre en évidence et, le cas échéant, les rattacher aux expériences infantiles correspondantes oubliées, pour que l’analyse puisse progresser. Je me rappelle par exemple le cas d’un savant éminent qui, sans en être lui-même conscient, manifestait à l’évidence — du moins pour moi — dans ses associations comme dans le reste du travail analytique, qu’il n’accordait aucun crédit à la méthode psychanalytique. Lorsque j’ai prudemment dit ceci à cet homme qui se considérait comme une personne très modeste, il a réagi en manifestant pendant des semaines et des mois l’incrédulité la plus extrême à mon égard et à l’égard de l’analyse. Mais de plus en plus d’indices venaient confirmer mes dires : bientôt, la résistance de mon élève s’effondrait, et la suite du traitement a pu ramener au jour ses rêveries inassouvies de grandeur et de succès, dont il se protégeait par cette carapace de modestie. La mine sérieuse, grave, professorale, n’était que la fixation de l’attitude que nous prenons tous, lorsque nous nous approprions le chapeau de notre père, sa canne et son air important. Je pense aussi à l’un de mes amis, non analysé, qui se plaignait sans cesse d’être poursuivi par la malchance. J’ai pu lui démontrer, par quelques exemples, qu’en réalité il n’était pas poursuivi par la malchance, mais que c’était lui qui poursuivait la malchance pour ressembler, au moins dans le malheur, à son père qui avait connu une fin tragique. J’ai souvent observé ce processus que Freud a appelé compulsion de répétition : le malade recourt à tous les moyens en son pouvoir, cheveux coupés en quatre, mesquineries, pour rompre avec son analyste et répéter à tout prix la réaction infantile de repli têtu qu’il opposait autrefois à tout traitement injuste. J’ai dû dire tout net à l’une de mes patientes que, quel que soit son comportement, je continuerais pour ma part à assumer inébranlablement auprès d’elle mon rôle de médecin, avec sympathie et compréhension. La compulsion de répétition finit dans ces cas par s’épuiser, des sentiments et des tendances d’un nouveau genre font leur apparition, ce qui peut marquer le début d’un changement du caractère.

Je n’ai pas bien précisé ma pensée en évoquant la nécessité de l’analyse de caractère uniquement en rapport avec des cas pathologiques. L’analyse permet, même à l’homme dit normal, de trouver une solution plus économique à ses réactions, dans la mesure où il est insatisfait de certaines attitudes excessives ou hypersensibles. Mais, comme je l’ai déjà développé dans la première partie de ma conférence, il est indispensable que l’analyste soit d’une part exempt de tout symptôme, d’autre part qu’il ait poussé son analyse de caractère aussi loin que possible. Plus d’une fois, on a comparé l’analyste au punching-ball des foires de Budapest ou de Vienne : tout le monde peut essayer ses capacités agressives sur lui, ce qui, dans l’analyse, est naturellement à entendre au figuré seulement. Mais même cela exige déjà une grande maîtrise de soi et de sa sensibilité, c’est-à-dire de ce qu’on appelle le narcissisme, ce qui ne peut être obtenu que par une analyse approfondie du caractère. C’est donc à l’analyste de montrer le bon exemple, ce qui lui permettra par la suite de dire au patient, en face, un certain nombre de choses — de secrets souvent parfaitement publics — que tout le monde tait justement devant celui qui est concerné. Je ne pense pas seulement ici à des réactions excessives, des habitudes considérées comme ridicules, mais aussi à certaines particularités de la présentation et de l’apparence. Dans le cadre de ma technique dite active, il m’arrive d’enjoindre à mon patient de dominer ses processus psychiques et physiques habituels : cela m’a souvent permis d’amener au jour des couches plus primitives, remontant à la toute première enfance.

Théoriquement, la notion de caractère englobe la définition la plus large de la personnalité, tandis que la notion de Surmoi, constitué à partir de l’identification psychique (introjection), comprend la définition la plus étroite. Selon la description de Freud, la personnalité complète contient trois parties plus ou moins isolées ; le noyau de la personnalité comprend les organisations instinctuelles organiquement définies : c’est ce qu’on appelle le Ça ; les couches périphériques du Ça se transforment par le contact avec le monde extérieur, c’est-à-dire acquièrent une superstructure psychique qui constitue le véritable Moi, auquel s’ajoute, en troisième, le Surmoi formé par l’adaptation aux personnes importantes du tout premier entourage. Le Ça et le Moi sont donc plutôt déterminés par des éléments de base liés à l’organisme physique, donc innés, tandis que le Surmoi est déterminé par le processus de l’évolution ultérieure, d’ordre psychique. Cependant, on ne peut pas réduire le Ça ou le Moi à n’être que des conséquences inévitables de qualités innées : ils sont également très sensibles à l’influence de l’environnement quand une véritable compréhension permet un traitement bien adapté à l’individu. La pédagogie analytique, déjà plus ou moins en action en certains lieux, nous laisse espérer des résultats bien meilleurs que ce que nous aurions osé supposer sur la base des positions fatalistes de la biologie.

Il n’est pas question de sous-estimer l’opinion des théoriciens qui proclament l’importance de l’organique. Les psychanalystes tiennent en grande estime les expériences encore rudimentaires pratiquées dans ce domaine par des savants tels que Lavater, Franz-Joseph Gall, Morell ou Lombroso, et plus encore le progrès extraordinaire de l’anatomie et de la pathologie cérébrales que nous devons à Hitzig, Fritsch, Flechsig, Hughlings Jackson et l’éminent Ramon y Cajal, de réputation universelle. Nous considérons également avec grand intérêt les résultats obtenus par l’endocrinologie, ainsi que le parallèle empirique entre aptitudes psychiques et physiques établi par Kretschmer. Ajoutons seulement que la plus grande partie de ce que nous appelons caractère n’est pas inné, mais se construit en réaction au monde extérieur, et ce, très précocement, au cours de la période de latence ou encore plus tôt, et, de ce fait, est susceptible d’être amélioré au moyen de la technique psychanalytique.

Naturellement, cela ne veut pas dire qu’on peut modifier le caractère d’un individu sur commande. Tout ce que nous pouvons promettre à un patient à cet égard, c’est qu’après une analyse de caractère il aura une meilleure connaissance de lui-même, ce qui le mettra en mesure de dominer ses réactions caractérielles, qui se déclenchaient automatiquement jusqu’alors, et lui permettra de s’adapter à la réalité.

Dans des réunions comme celle-ci, on m’a souvent fait la remarque que les psychanalystes travaillent avec une psychologie essentiellement masculine, où beaucoup de choses, sinon tout, tourne autour du complexe d’Œdipe, c’est-à-dire la répétition du conflit archaïque entre père et fils. En tout cas, en ce qui me concerne, il faudrait me tenir quitte de ce reproche, puisque, dans mon ouvrage connu sous le titre de Thalassa, j’ai tenté, entre autres, d’expliquer les différences caractérielles psychiques et physiques qui existent entre les deux sexes. Cette explication s’appuie sur des observations en partie biologiques, en partie psychologiques ; sans doute est-elle extrêmement audacieuse, essentiellement fondée sur des analogies, une méthode scientifique qui ne jouit pas d’une réputation particulièrement excellente. Cependant, cette théorie n’a pas été jusqu’ici démentie... ni très remarquée d’ailleurs, il est vrai. Néanmoins, j’aimerais vous exposer rapidement ce qui, dans cette théorie, se rapporte à mon propos d’aujourd’hui.

J’ai pris pour point de départ que la fécondation interne a fait son apparition dans l’évolution des êtres vivants au moment de l’assèchement des mers, alors que la plupart des poissons se multipliaient par la fécondation externe des cellules germinales dans le milieu marin ; les caractères sexuels, dits secondaires, se développent eux aussi, surtout chez les animaux terrestres. Je soupçonne que ce n’était pas décidé à l’avance qui, du mâle ou de la femelle, jouerait le rôle de la mère. Mais la solution du problème s’est faite au profit du mâle, qui a pu se débarrasser de cette corvée. Les caractères sexuels secondaires physiques et psychiques de l’homme sont donc restés plus primitifs, on pourrait dire : plus grossiers ; mais, par un admirable processus de compensation et d’inhibition, l’homme parvient à contrôler son caractère primitif à l’aide d’une superstructure logique, éthique et esthétique. Le sexe féminin peut se sentir plus évolué du point de vue biologique, ayant dû s’adapter non seulement au monde extérieur, mais aussi à l’homme. Cette évolution biologique dispense la femme de prendre à la lettre la superstructure intellectuelle et éthique élaborée par l’homme. Par contre, elle seule détient la capacité de souffrir et d’être mère, de sorte qu’en fin de compte chaque sexe a ses avantages et ses faiblesses.

Maints traits de caractère apparemment virils des femmes sont sensibles à l’influence de la psychanalyse. Il en est de même en ce qui concerne les hommes, en sens inverse.

Ces quelques mots sur l’analyse de caractère, dernier en date des champs d’application de la théorie et de la technique psychanalytiques, ne représentent qu’un échantillon d’un ensemble déjà assez impressionnant de connaissances, mais qui suffira peut-être à inciter certains de mes auditeurs à approfondir l’étude de ce problème.

Je vous remercie encore une fois de m’avoir fait l’honneur de m’inviter, et je termine mon exposé en exprimant l’espoir que le beau pays d’Espagne comptera bientôt parmi les pays où l’on dispense un enseignement valable de la psychanalyse, pour tous ceux qui souhaitent l’étudier.


1 Extrait d’une série de conférences faites à Madrid en 1930.

2 Le terme allemand « analysand » est un gérondif, et donc devrait être traduit par « à analyser ». En latin, le gérondif « delenda Carthago » se traduit par « Carthage est à détruire » (Caton l’Ancien).

En traduisant « analysand » par « analysant », qui est un participe présent actif, nous donnons à ce terme un sens actif pour souligner la différence avec le mot « analysiert », « analysé », qui est un participe passé ayant une connotation beaucoup plus passive et qui pourrait indiquer que le processus de l’analyse est terminé.

Quand Ferenczi utilise le terme « analysand » (en hongrois c’est le même gérondif « analizàlandó ») ou « der Analysand » au singulier, ou au pluriel « die Analysanden », il le fait dans un contexte bien précis :

— En 1928, dans ce texte-ci : « Ce pacte d'amitié inexprimé rendait dès lors possible que tous deux, analysant et analyste, nous puissions travailler ensemble à la mise à jour du refoulé inconscient. »

— En 1931, dans « Analyses d’enfants avec les adultes » : « C’est encore mieux quand mes incitations prennent la forme de questions très simples plutôt que d’affirmations, ce qui oblige l’analysant à poursuivre le travail par ses propres moyens. » (N. d. T.)