Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense

Dans un petit article de 1894 (Neurologisches Zentralblatt, n° 10 et 11) j’ai rassemblé, sous le nom de « psychonévroses de défense », l’hystérie, les obsessions  ainsi que certains cas de confusion hallucinatoire aiguë, parce qu’il apparaissait que ces affections comportaient un aspect commun : leurs symptômes survenaient par le mécanisme psychique de la défense (inconsciente), c’est-à-dire par la tentative de refouler une représentation inconciliable qui était entrée dans une opposition pénible avec le moi du malade. Dans certains passages d’un livre publié depuis lors par le Dr J. Breuer et moi-même, Les études sur l'hystérie, j’ai pu expliquer et illustrer par des observations de malades, dans quel sens doit être compris ce processus psychique de la « défense » ou du « refoulement ». Dans ce même ouvrage, on trouve aussi des indications sur la méthode laborieuse, mais parfaitement fiable, de la psychanalyse, que j’utilise dans ces investigations, celles-ci constituant en même temps une thérapie.

Mes observations de ces deux dernières années de travail ont renforcé ma tendance à faire de la défense le point nucléaire dans le mécanisme psychique des névroses en question, et elles m’ont permis aussi de donner à la théorie psychologique un fondement clinique. À ma propre surprise, je suis arrivé à quelques solutions simples mais étroitement circonscrites des problèmes de la névrose, ce dont je rendrai compte dans les pages qui suivent de façon préliminaire et abrégée. Cette sorte de communication ne permet pas d’ajouter aux affirmations les preuves nécessaires, mais j’espère pouvoir ultérieurement remplir cette obligation dans une présentation détaillée.

I. L'étiologie « spécifique » de l'hystérie

Breuer et moi-même, dans des publications antérieures, avons déjà exprimé l’opinion que les symptômes de l’hystérie ne peuvent être compris que s’ils sont ramenés à l’action « traumatique » d’expériences vécues, et que ces traumatismes psychiques sont en rapport avec la vie sexuelle. Ce que je voudrais ajouter aujourd’hui, résultat uniforme des treize cas d’hystérie dont j’ai fait l’analyse, concerne d’une part la nature de ces traumatismes sexuels, et d’autre part la période de la vie dans laquelle ils se produisent. Pour causer une hystérie, il ne suffit pas qu’à n’importe quelle période de la vie survienne un événement qui touche de quelque façon la vie sexuelle et devient pathogène par la libération1 et la répression d’un affect pénible. Au contraire, ces traumatismes sexuels doivent appartenir à la première enfance (à l'époque d’avant la puberté) et leur contenu doit consister en une irritation effective des organes génitaux (processus ressemblant au coït).

Cette condition spécifique de l’hystérie — passivité sexuelle en des temps présexuels —, je l’ai trouvée réalisée dans tous les cas d’hystérie que j’ai analysés (parmi lesquels deux hommes). Il suffira de mentionner combien cette présence nécessaire de facteurs étiologiques accidentels diminue l’exigence d’une disposition héréditaire ; d’autre part, ceci nous ouvre une voie pour comprendre la beaucoup plus grande fréquence de l’hystérie dans le sexe féminin, puisque, même dans l’enfance, c’est lui qui attire le plus les attaques sexuelles.

Les objections les plus immédiates contre cette conclusion seraient sans doute que les attaques sexuelles contre de petits enfants sont trop fréquentes pour que leur constatation prenne une valeur étiologique, ou bien que de tels événements doivent précisément rester sans action parce qu’ils arrivent à un individu non développé sexuellement ; on dira encore qu’on doit se garder d’imposer aux malades, par l’examen, ces réminiscences supposées, ou de croire aux romans qu’ils se forgent eux-mêmes. À ces dernières objections, nous opposerons la requête que personne ne forme un jugement trop assuré dans ce domaine obscur, s’il ne s’est pas encore servi de l’unique méthode qui permet de l’éclairer (la psychanalyse, dont le but est rendre conscient ce qui était jusqu’à présent inconscient)2. Quant à la première objection, on s’en débarrassera pour l’essentiel en soulignant que ce ne sont pas les événements eux-mêmes qui ont une action traumatique, mais leur reviviscence sous forme de souvenir, après que l’individu a atteint la maturité sexuelle.

Mes treize cas d’hystérie étaient tous d’une nature sévère, chez tous la maladie durait depuis de nombreuses années, certains avaient subi un traitement hospitalier long et inefficace. Les traumatismes infantiles que l’analyse découvrit dans ces cas sévères, étaient tous à classer parmi les atteintes sexuelles sévères ; parfois il s’agissait de choses véritablement horribles. Parmi les personnes qui s’étaient rendues coupables d’un tel abus aux lourdes conséquences, on trouve avant tout les bonnes d’enfant, gouvernantes et autres domestiques, auxquels on confie les enfants avec trop d’insouciance ; de plus on retrouve avec une fréquence regrettable des personnes chargées de l’instruction de l’enfant ; pourtant, dans sept des treize cas il s’agissait aussi d’attentats commis par des enfants innocents, le plus souvent des frères, qui avaient entretenu des relations sexuelles pendant des années avec leurs sœurs légèrement plus jeunes. L’origine de ceci était presque chaque fois la même, et nous avons pu la retracer avec certitude dans quelques cas individuels : le petit garçon avait subi un abus de la part d’une personne du sexe féminin, ce qui avait éveillé prématurément en lui la libido, et, quelques années plus tard, il répétait dans l’agression sexuelle envers sa sœur exactement les mêmes façons d’agir auxquelles il avait été lui-même soumis.

La masturbation active doit être exclue de la liste des nuisances sexuelles de la première enfance qui sont pathogènes pour l’hystérie. Si on la retrouve si fréquemment de pair avec l’hystérie, cela provient du fait que la masturbation elle-même, beaucoup plus fréquemment qu’on ne pense, est la conséquence de l’abus ou de la séduction.

Il n’est pas du tout rare que les deux partenaires du couple infantile soient plus tard atteints de névroses de défense, le frère d’obsessions et la sœur d’hystérie, ce qui naturellement produit l’apparence d’une disposition névrotique familiale. Mais parfois cette pseudo-hérédité se résout d’une façon surprenante ; dans l’une de mes observations, le frère, la sœur et un cousin un peu plus âgé étaient malades. L’analyse que j’entrepris avec le frère m’apprit qu’il souffrait de reproches selon lesquels il était responsable de la maladie de la sœur ; lui-même avait été séduit par le cousin, et il était bien connu dans la famille que ce dernier avait été la victime de sa bonne d’enfant.

Je ne puis indiquer de façon certaine la limite d’âge supérieure jusqu’à laquelle l’atteinte sexuelle joue un rôle dans l’étiologie de l’hystérie ; je doute pourtant que la passivité sexuelle après la huitième ou dixième année puisse amener un refoulement, si des expériences antérieures n’y ont pas prédisposé. La limite inférieure remonte aussi loin que la mémoire elle-même, donc jusqu’à l’âge tendre de un an et demi ou deux ans ! (deux cas). Dans un certain nombre de mes cas, le traumatisme sexuel (ou la série de traumatismes) a eu lieu dans les troisième et quatrième années. Je n’accorderais pas moi-même foi à ces découvertes extraordinaires si leur totale crédibilité n’était prouvée par le développement de la névrose ultérieure. Dans chaque cas, une somme de symptômes pathologiques, habitudes, phobies, n’est explicable que si l’on se reporte à ces événements infantiles, et la contexture logique des manifestations névrotiques rend impossible d’écarter ces souvenirs surgissant de l’enfance et fidèlement conservés. Assurément, ce serait en vain qu’on voudrait obtenir ces traumatismes infantiles en questionnant un hystérique en dehors de la psychanalyse ; leur trace n’est jamais présente dans le souvenir conscient, mais seulement dans les symptômes de la maladie.

On peut prouver que toutes les expériences et excitations qui, à la période postpubertaire, préparent ou occasionnent le surgissement de l’hystérie, n’agissent qu’en éveillant la trace mnésique de ces traumatismes infantiles, trace qui ne devient pas alors consciente mais conduit à la libération d’affect3 et au refoulement. Ce rôle des traumatismes tardifs s’accorde bien avec le fait qu’ils ne sont pas subordonnés de façon stricte aux traumatismes infantiles, mais peuvent varier en intensité et en nature, depuis le véritable viol jusqu’aux simples approches sexuelles, à la perception d’actes sexuels chez les autres ou à des informations reçues concernant les processus sexuels4.

Comment donc l’effort de personnes, saines jusqu’alors, pour oublier une telle expérience traumatique, peut-il avoir pour résultat d’aboutir véritablement au refoulement visé et d’ouvrir ainsi la porte à la névrose de défense ? C’est ce qui restait inexpliqué dans ma première communication sur les névroses de défense. Cela ne pouvait pas tenir à la nature de l’expérience, puisque d’autres personnes, bien que soumises aux mêmes circonstances, restaient en bonne santé. L’hystérie ne pouvait donc pas être complètement expliquée par l’action du traumatisme ; on devait avouer que la capacité de réaction hystérique était déjà présente avant le trauma.

Cette disposition hystérique indéterminée peut maintenant être remplacée, totalement ou partiellement, par l’action posthume du traumatisme sexuel infantile. Le « refoulement » du souvenir d’une expérience sexuelle pénible survenue à un âge plus mature, ne peut être effectué que par les personnes chez lesquelles cette expérience peut mettre en action la trace mnésique d’un traumatisme infantile5.

Les obsessions, de même, ont pour présupposé la survenue d’une expérience sexuelle (d’une autre nature que dans l’hystérie). L’étiologie des deux psychonévroses de défense et celle des deux névroses simples (neurasthénie et névrose d’angoisse), ont entre elles la relation suivante. Ces deux dernières affections sont l’effet immédiat des nuisances sexuelles elles-mêmes, ainsi que je l’ai exposé dans un article de 1895 sur la névrose d’angoisse ; les deux névroses de défense sont les suites médiates des nuisances sexuelles qui ont exercé leur action avant l’arrivée de la maturité sexuelle, c’est-à-dire les suites des traces mnésiques de ces nuisances. Les causes actuelles qui produisent la neurasthénie et la névrose d’angoisse jouent souvent en même temps le rôle de causes déclenchantes pour les névroses de défense ; d’autre part, les causes spécifiques de la névrose de défense, les traumatismes infantiles, posent en même temps les fondations pour la neurasthénie qui se développera plus tard. Enfin, le cas n’est pas rare non plus où une neurasthénie ou une névrose d’angoisse est maintenue à l’existence seulement par l’action persistante d’un souvenir de traumatismes infantiles, et non pas par des nuisances sexuelles actuelles6.

II. Essence et mécanisme de la névrose obsessionnelle

Dans l'étiologie de la névrose obsessionnelle, les expériences sexuelles de la première enfance ont la même importance que dans l’hystérie, mais ici il ne s’agit plus d’une passivité sexuelle, mais d’agression pratiquée avec plaisir, d’une participation, éprouvée avec plaisir, à des actes sexuels : donc d’une activité sexuelle. Cette différence dans les conditions étiologiques est à relier au fait que la névrose obsessionnelle montre une préférence visible pour le sexe masculin.

Du reste, j’ai trouvé dans tous mes cas de névrose obsessionnelle un substratum de symptômes hystériques, ceux-ci se laissant ramener à une scène de passivité sexuelle qui avait précédé l’action génératrice de plaisir. Je suppose que cette coïncidence est régulière et que l’agression sexuelle précoce présuppose toujours une expérience de séduction. Mais je ne puis encore donner une présentation définitive, précisément en ce qui concerne l’étiologie de la névrose obsessionnelle ; j’ai seulement l’impression que le point décisif pour que survienne, sur la base des traumatismes infantiles, une hystérie ou une névrose obsessionnelle, dépend des relations temporelles dans le développement de la libido.

L’essence de la névrose obsessionnelle peut s’exprimer en une formule simple : les obsessions sont invariablement des reproches transformés, faisant retour hors du refoulement, et se rapportant toujours à une action sexuelle de l'enfance accomplie avec plaisir. Pour éclairer cette proposition, il est nécessaire de décrire le déroulement typique d’une névrose obsessionnelle.

Dans une première période — période de l’immoralité infantile — surviennent les événements qui contiennent le noyau de la névrose ultérieure. Tout d’abord, dans la toute première enfance, les expériences de séduction sexuelle qui rendent plus tard possible le refoulement, puis les actions d’agression sexuelle contre l’autre sexe, qui plus tard apparaîtront comme actions passibles de reproche.

À cette période mettra fin l’apparition de la « maturation » sexuelle — elle-même souvent anticipée. Alors un reproche s’attache au souvenir de ces actions génératrices de plaisir ; la relation avec l’expérience initiale de passivité permet — souvent, seulement après des efforts conscients dont le sujet se souvient — de refouler ce reproche et de le remplacer par un symptôme primaire de défense. Scrupulosité, honte, méfiance de soi-même, sont les symptômes qui ouvrent la troisième période, période de santé apparente mais en fait de défense réussie.

La période suivante, celle de la maladie, est caractérisée par le retour des souvenirs refoulés, donc par l’échec de la défense ; on ne saurait décider si le réveil de ces souvenirs se produit plus souvent par hasard et spontanément que par suite de perturbations sexuelles actuelles et pour ainsi dire comme effet marginal de celles-ci. Les souvenirs ré-activés, et les reproches formés à partir d’eux, n’entrent pourtant jamais dans la conscience sans être modifiés : ce qui devient conscient comme représentations obsédantes et affects obsédants, ce qui remplace pour la vie consciente le souvenir pathogène, ce sont des formations de compromis entre les représentations refoulées et refoulantes.

Afin de décrire d’une façon claire et vraisemblablement adéquate les processus du refoulement, du retour du refoulé et de la formation des représentations pathologiques de compromis, il faudrait se décider à faire des hypothèses très précises sur le substratum du fonctionnement psychique et de la conscience. Tant qu’on veut l’éviter, il faut se contenter des remarques suivantes qui doivent être plutôt comprises en un sens figuré : il existe deux formes de névrose obsessionnelle, selon que seul se force l’accès à la conscience le contenu mnésique de l’action passible de reproche, ou que l’accompagne l'affect de reproche lié à cette action. Le premier cas est celui des obsessions typiques, dans lesquelles le contenu attire sur lui l’attention du malade et où le seul affect perçu est celui d’un déplaisir vague, alors que seul l’affect de reproche conviendrait au contenu de la représentation obsédante. Le contenu de la représentation obsédante est déformé d’une double façon par rapport à celui de l’action compulsive de l’enfance7 : premièrement quelque chose d’actuel est mis à la place du passé, deuxièmement le sexuel se voit substituer un analogue, non sexuel. Ces deux altérations sont l’effet de la tendance au refoulement qui continue toujours à être en vigueur, et que nous attribuons au « moi ». L’influence du souvenir pathogène ré-activé se révèle en ceci que le contenu de la représentation obsédante est encore partiellement identique au refoulé ou bien se déduit de lui par un enchaînement correct des pensées. Si l’on reconstruit, à l’aide de la méthode psychanalytique, la survenue d’une obsession unique, on découvre qu’à partir d’une impression actuelle deux suites différentes de pensées ont été mises en branle ; celle d’entre elles qui est passée par le chemin du souvenir refoulé se révèle être aussi correcte logiquement que l’autre, bien qu’elle soit incapable de conscience et incorrigible. Si les résultats des deux opérations psychiques ne s’accordent pas, on n’en vient pas à une sorte de résolution logique de la contradiction, mais, à côté du résultat de pensée normal, une représentation apparemment absurde entre dans la conscience, comme compromis entre la résistance et le résultat de pensée pathologique. Lorsque les deux suites de pensée arrivent à la même conclusion, elles se renforcent l’une l’autre, si bien qu’un résultat de pensée acquis par des voies normales se conduit, du point de vue psychologique, comme une obsession. Chaque fois que la compulsion névrotique apparaît dans le psychisme, elle provient du refoulement. Les obsessions ont, pour ainsi dire, cours forcé8 dans le psychisme, non pas à cause de leur propre valeur, mais en raison de la source qui est à leur origine ou qui a apporté une contribution à leur valeur.

Une seconde forme de névrose obsessionnelle se produit quand ce n’est pas le contenu mnésique refoulé mais le reproche, également refoulé, qui parvient par force à se faire représenter dans la vie psychique consciente. L’affect de reproche peut, grâce à une addition psychique, se transformer en n’importe quel autre affect de déplaisir ; ceci accompli, plus rien ne s’oppose à ce que l’affect substitutif devienne conscient. Ainsi, le reproche (pour avoir accompli l’action sexuelle dans l’enfance) se transforme avec facilité en honte (si un autre pouvait l’apprendre), en angoisse hypocondriaque (crainte des conséquences corporelles nuisibles de l’action passible de reproche), en angoisse sociale (crainte du châtiment social du méfait), en angoisse religieuse, en délire d'observation9 (crainte de trahir à d’autres l’action commise), en angoisse de tentation (méfiance justifiée dans sa propre force de résistance morale), etc. Par ailleurs, le contenu mnésique de l’action passible de reproche peut être conjointement représenté dans la conscience, ou rester complètement absent ce qui rend très difficile le diagnostic. De nombreux cas, qu’une investigation superficielle considère comme hypocondrie commune (neurasthénique), appartiennent à ce groupe des affects obsédants ; en particulier, la soi-disant « neurasthénie périodique » ou « mélancolie périodique » semble, avec une fréquence insoupçonnée, se ramener à des affects obsédants et à des représentations obsédantes, et cette découverte n’est pas indifférente du point de vue thérapeutique.

À côté de ces symptômes de compromis, qui représentent un retour du refoulé et par conséquence un échec de la résistance qui avait été réussie à l’origine, la névrose obsessionnelle construit toute une série d’autres symptômes d’une provenance toute différente. Le moi, en effet, cherche à se défendre de ces rejetons du souvenir initialement refoulés et crée, dans ce combat défensif, des symptômes qu’on peut réunir sous le nom de « défense secondaire ». Ce sont tous des « mesures de protection », qui ont rendu de bons services dans le combat contre les représentations obsédantes et les affects obsédants. Si ces auxiliaires parviennent véritablement, dans le combat défensif, à refouler à nouveau les symptômes du retour [du refoulé] qui s’étaient imposés au moi, alors la compulsion se transfère aux mesures de protection elles-mêmes, créant une troisième forme de « névrose obsessionnelle », les actions compulsives. Celles-ci ne sont jamais primaires, jamais elles ne contiennent autre chose qu’une défense, jamais une agression ; l’analyse psychique montre que — malgré leur bizarrerie — elles peuvent être chaque fois pleinement expliquées si on les rapporte au souvenir obsédant qu’elles combattent10.

La défense secondaire contre les représentations obsédantes peut s’effectuer par une dérivation forcée sur d’autres pensées, si possible d’un contenu contraire ; de là, dans le cas d’une réussite, la rumination compulsive portant régulièrement sur des choses abstraites et suprasensibles, puisque les représentations refoulées sont toujours en relation avec la sensualité. Ou bien le malade essaie de se rendre maître de chaque idée obsédante particulière par un travail logique et en faisant appel à ses souvenirs conscients ; ceci conduit à la compulsion de pensée et de vérification et à la maladie du doute. L’avantage de la perception sur le souvenir, dans ces vérifications, amène et ensuite contraint le malade à rassembler et conserver tous les objets avec lesquels il est entré en contact. La défense secondaire contre les affects obsédants produit encore un plus grand nombre de mesures de protection, qui sont susceptibles d’être transformées en actions compulsives. On peut les grouper selon leurs tendances : mesures d'expiation (cérémonial pesant, observance des nombres), mesures de précaution (toutes sortes de phobies, superstitions, maniaquerie, augmentation du symptôme primaire de la scrupulosité), mesures de crainte de la trahison (collection de papiers, crainte de la compagnie), mesures pour s'étourdir (dipsomanie). Parmi ces actions et ces impulsions compulsives, ce sont les phobies qui jouent le plus grand rôle comme limitations apportées à l’existence du malade.

Il est des cas où l’on peut observer la façon dont la compulsion se transfère de la représentation ou de l’affect aux mesures de protection ; il en est d’autres où la compulsion oscille périodiquement entre le symptôme de retour et le symptôme de défense secondaire ; mais il est aussi des cas où aucune représentation obsédante n’est formée et où le souvenir refoulé est directement représenté par la mesure de défense apparemment primaire. Ici est atteint d’un bond le stade qui, ailleurs, vient seulement conclure, après le combat défensif, le déroulement de la névrose obsessionnelle. Des cas sévères de cette affection aboutissent à la fixation de cérémonials, à une folie du doute généralisée ou à une existence d’excentrique, conditionnée par des phobies.

Le fait que la représentation obsédante et tout ce qui en dérive ne rencontre aucune croyance de la part du malade, provient sans doute de ce que s’est formé, lors du premier refoulement, le symptôme de défense de la scrupulosité, symptôme qui lui aussi a acquis valeur compulsive. La certitude d’avoir vécu moralement pendant toute la période de la défense réussie, rend impossible d’accorder croyance au reproche qu’implique la représentation obsédante. C’est seulement de façon passagère lors de la survenue d’une nouvelle obsession, et, occasionnellement lors d’états mélancoliques d’épuisement du moi, que les symptômes pathologiques du retour forcent à la croyance. La « compulsion »11 des formations psychiques décrite ici n’a, d’une façon tout à fait générale, rien à voir avec le fait d’accorder croyance et ne doit pas non plus être confondue avec ce qu’on appelle « force » ou « intensité » d’une représentation. Son caractère essentiel est bien plutôt son irréductibilité par l’activité psychique capable de conscience, et ce caractère ne subit aucune modification selon que la représentation à laquelle s’attache la compulsion est plus forte ou plus faible, intensément ou non « éclairée », « investie d’énergie », etc.

La seule cause de ce caractère inattaquable de la représentation obsédante ou de ses dérivés est sa relation avec le souvenir refoulé de la première enfance, car, lorsqu’on est parvenu à rendre celui-ci conscient, ce que les méthodes psychothérapiques semblent déjà pouvoir réaliser, alors la compulsion est réduite elle aussi.

III. Analyse d’un cas de paranoïa chronique12

Depuis assez longtemps je nourris le soupçon que la paranoïa — ou les groupes de cas qui appartiennent à la paranoïa — est une psychose de défense, c’est-à-dire que, comme l’hystérie et les obsessions, elle provient du refoulement de souvenirs pénibles, et que ses symptômes sont déterminés dans leur forme par le contenu du refoulé. Propre à la paranoïa devrait être une voie ou un mécanisme particulier de refoulement, de même que l’hystérie opère le refoulement par la voie de la conversion en innervation corporelle et la névrose obsessionnelle par substitution (déplacement le long de certaines catégories associatives). J’avais observé plusieurs cas qui étaient favorables à cette interprétation, mais n’en avais trouvé aucun qui la confirmât ; mais, il y a quelques mois, grâce à la bonté du Dr J. Breuer, il me fut possible de soumettre à une psychanalyse dans un but thérapeutique le cas d’une femme intelligente, âgée de trente-deux ans, qu’on ne pourra refuser de caractériser comme paranoïa chronique. Si je rapporte dès à présent quelques-uns des éclaircissements tirés de ce travail, c’est que je n’ai pas la perspective de pouvoir étudier la paranoïa autrement que dans des exemples très isolés, et que je suppose qu’un psychiatre mieux placé que moi dans ce domaine pourrait trouver dans ces remarques l’occasion de donner au facteur de la « défense » la place qui lui revient dans la discussion si active concernant la nature et le mécanisme psychique de la paranoïa. En présentant cette observation unique, je n’ai naturellement pas d’autres propos que d’exprimer ceci : ce cas est une psychose de défense, et il pourrait bien y en avoir d’autres encore dans le groupe « paranoïa ».

Mme P. est âgée de trente-deux ans, mariée depuis trois ans, mère d’un enfant de deux ans ; ses parents ne sont pas des nerveux ; mais ses deux frères et sœurs, à ma connaissance, sont également névrotiques. On peut se demander si autrefois, au milieu de sa vingtième année, elle n’a pas été passagèrement déprimée et troublée dans son jugement ; dans les dernières années, elle était en bonne santé et capable, jusqu’à ce que, six mois après la naissance de l’enfant, apparussent les premiers indices de la maladie présente. Elle devint fermée sur elle-même et méfiante, montrant de la répugnance pour les relations avec les frères et sœurs de son mari, et se plaignant de ce que les voisins, dans sa petite ville, se comportaient envers elle autrement qu’avant, de façon malpolie et sans égard. Progressivement, ces plaintes augmentèrent en intensité, sinon en précision : on avait quelque chose contre elle, bien qu’elle ne pût avoir l’idée de ce que ça pouvait être. Mais il n’y avait aucun doute, tout le monde — parents et amis — lui refusait toute considération et faisait tout pour la blesser. Elle se cassait la tête pour savoir d’où cela provenait ; mais elle ne savait pas. Quelque temps après, elle se plaignit de ce qu’on l’observait, on devinait ses pensées, on savait tout ce qui se passait chez elle à la maison. Un après-midi, il lui vint soudainement la pensée qu’on l’observait le soir lorsqu’elle se déshabillait. Désormais, elle employa les mesures de précaution les plus compliquées lorsqu’elle se déshabillait, se glissant au lit dans l’obscurité et se dévêtant seulement sous les couvertures. Comme elle refusait toute relation avec les autres, qu’elle se nourrissait mal et qu’elle était très déprimée, on l’envoya, pendant l’été 1895, dans un établissement d’hydrothérapie. Alors apparurent de nouveaux symptômes tandis que les anciens se renforçaient. Un jour déjà, au début de l’année, alors qu’elle était seule avec sa femme de chambre, elle avait éprouvé une sensation dans le bas-ventre et avait alors pensé que la jeune fille avait à ce moment une pensée inconvenante. Cette sensation devint plus fréquente pendant l’été, presque continuelle, elle ressentait ses organes génitaux « comme on ressent une main lourde ». Alors elle commença à voir des images qui la remplissaient d’horreur, des hallucinations de nudités féminines, en particulier un bas-ventre féminin nu avec sa pilosité ; parfois aussi des organes génitaux masculins. L’image du bas-ventre poilu et la sensation organique dans son propre bas-ventre se produisaient généralement ensemble. Les images devinrent très tourmentantes, car elle les avait régulièrement lorsqu’elle était en compagnie d’une femme, et il s’y ajoutait l’interprétation qu’elle voyait alors cette femme dans une nudité inconvenante, mais qu’au même moment la femme avait d’elle la même image ( !). En même temps que ces hallucinations visuelles — qui disparurent à nouveau pour quelques mois après sa première entrée à la clinique — des voix commencèrent à l’importuner, qu’elle ne reconnaissait pas et ne pouvait s’expliquer. Lorsqu’elle était dans la rue, c’était : voilà Mme P. — elle s’en va. Où va-t-elle ? On commentait chacun de ses mouvements et chacune de ses actions, parfois elle entendait des menaces et des reproches. Tous ces symptômes empiraient lorsqu’elle était en compagnie ou simplement dans la rue ; elle refusait donc de sortir ; elle déclara ensuite qu’elle avait le dégoût de la nourriture et sa santé déclina rapidement.

Voilà ce que j’appris d’elle lorsque pendant l’hiver 1895 elle vint se faire soigner par moi à Vienne. Je l’ai rapporté dans le détail pour communiquer l’impression qu’il s’agit véritablement d’une forme tout à fait fréquente de paranoïa chronique, conclusion que confirmeront encore des détails que je rapporterai sur les symptômes et sur le comportement. Elle me cacha alors les idées délirantes servant à interpréter les hallucinations, ou bien ces idées ne lui étaient véritablement pas encore venues à l’esprit ; son intelligence était intacte ; la seule chose bizarre qui me fut rapportée, c’est qu’elle avait donné de façon répétée des rendez-vous à son frère qui vivait au voisinage, afin de lui faire une confidence, mais qu’elle ne lui avait jamais rien dit. Elle ne parlait jamais de ses hallucinations et finalement très peu aussi des offenses et des persécutions dont elle souffrait.

Ce que j’ai maintenant à rapporter concerne l’étiologie du cas et le mécanisme des hallucinations. Je trouvai l’étiologie lorsque je mis en application, tout comme dans une hystérie, la méthode de Breuer, tout d’abord pour étudier et supprimer les hallucinations. Je partais là de la présupposition qu’il devait y avoir dans cette paranoïa, comme dans les deux autres névroses de défense que je connais, des pensées inconscientes et des souvenirs refoulés qui, de la même façon, peuvent être amenés à la conscience lorsqu’est surmontée une certaine résistance ; la patiente confirma aussitôt cette attente en se comportant dans l’analyse tout à fait à l’exemple d’une hystérique et, son attention étant dirigée par la pression de ma main (cf. les Études sur l’hystérie), en amenant des pensées qu’elle ne se souvenait pas avoir eues, qu’elle ne comprenait pas tout d’abord et qui contredisaient son attente. La présence de représentations inconscientes importantes était ainsi démontrée pour un cas de paranoïa aussi, et je pouvais espérer ramener également la compulsion de la paranoïa au refoulement. La seule particularité était que les données provenant de l’inconscient étaient pour la plupart du temps entendues intérieurement ou hallucinées, tout comme les voix.

Sur l’origine des hallucinations visuelles, ou du moins des images vives, j’appris ce qui suit : l’image du bas-ventre féminin survenait presque toujours en même temps que la sensation organique dans le bas-ventre, mais cette dernière était beaucoup plus constante et très souvent sans l’image.

Les premières images de bas-ventre féminin étaient survenue dans l’établissement hydrothérapique, peu d’heures après que la malade eut vu réellement un certain nombre de femmes dévêtues dans la salle des bains ; elles se révélaient donc être de simples reproductions d’une impression réelle. On pouvait alors supposer que ces impressions n’avaient été répétées que parce qu’elles avaient provoqué un grand intérêt. La patiente déclara qu’elle avait alors eu honte pour ces femmes ; elle-même, aussi loin qu’elle se souvienne, avait honte d’être vue nue. Étant obligé de considérer cette honte comme quelque chose de compulsionnel, j’en conclus, d’après le mécanisme de la défense, qu’en ce point un événement avait dû être refoulé, lors duquel elle n’avait pas eu honte ; je l’invitai alors à laisser émerger les souvenirs qui appartenaient au thème de la honte. Elle me reproduisit rapidement une série de scènes, de l’âge de dix-sept ans jusqu’à celui de huit ans, au cours desquelles elle avait eu honte de sa nudité au bain, devant sa mère, sa sœur, le médecin ; mais la série débouchait sur une scène à l’âge de six ans, dans la chambre des enfants, où elle se dévêtait pour aller se coucher, sans avoir honte devant son frère. Sur mes questions, il vint au jour qu’il y avait eu de nombreuses scènes de ce genre, et que pendant des années les frères et sœurs avait eu l’habitude de se montrer nus les uns aux autres avant d’aller se coucher. Je compris alors ce qu’avait signifié l’idée brusquement survenue qu’on l’observait lorsqu’elle allait se coucher. C’était un fragment intact du vieux souvenir passible de reproche, et elle rattrapait maintenant en honte ce qu’elle avait omis dans son enfance.

Je pensai qu’il s’agissait d’un rapport entre enfants, ce qui est si fréquent aussi dans l’étiologie de l’hystérie, et cette supposition fut renforcée par de nouveaux progrès de l’analyse, qui apportèrent en même temps la résolution de tel et tel de ces détails qui reviennent souvent dans le tableau de la paranoïa. Le début de sa dépression coïncidait avec une querelle entre son mari et son frère, à la suite de laquelle ce dernier ne lui rendit plus visite. Elle avait toujours beaucoup aimé ce frère et il lui manqua alors beaucoup. Mais, en dehors de cela, elle parlait d’un moment de sa maladie où pour la première fois « tout devint clair », c’est-à-dire qu’elle parvint à la conviction que ses suppositions — d’être universellement méprisée et intentionnellement blessée — étaient la vérité. Cette certitude lui vint par la visite d’une belle-sœur, qui, au cours de la conversation, laissa tomber les mots : « Lorsque quelque chose de semblable m’arrive, je le traite par-dessus l’épaule ! » Mme P. prit d’abord cette déclaration sans y voir du mal ; mais une fois que la visiteuse fut partie, il lui vint à l’esprit qu’un reproche à son égard était contenu dans ces mots, comme si elle était habituée à prendre à la légère les choses sérieuses ; et à partir de ce moment elle fut certaine qu’elle était la victime de la médisance universelle. Lorsque je lui demandai pourquoi elle s’était sentie justifiée à rapporter ces paroles à elle-même, elle répondit que le ton sur lequel sa belle-sœur lui avait parlé l’en avait persuadée — bien qu’après coup ; c’est là un détail caractéristique de la paranoïa. Je la forçai alors à se souvenir des propos de la belle-sœur avant la déclaration incriminée, et j’appris que celle-ci avait raconté qu’il y avait eu toutes sortes de difficultés avec les frères dans la maison familiale, ce à quoi s’était ajoutée la sage remarque : « Dans chaque famille il se passe toutes sortes de choses sur lesquelles on jetterait volontiers un voile. Mais quand c’est à moi que quelque chose de ce genre arrive, je le prends légèrement. » Mme P. dut alors reconnaître que c’était à ces phrases avant la dernière déclaration que s’était liée sa dépression. Comme elle avait refoulé les deux phrases qui pouvaient éveiller un souvenir de sa relation à son frère, et n’avait conservé que la dernière phrase insignifiante, elle était obligée de relier à cette dernière son sentiment que sa belle-sœur lui faisait un reproche ; et comme le contenu de cette phrase n’offrait aucun appui pour cela, elle se rejetait du contenu sur le ton avec lequel ces mots avaient été prononcés. Voilà un document vraisemblablement typique pour prouver que les fausses interprétations de la paranoïa reposent sur un refoulement.

C’est de façon surprenante que se résolut aussi sa manière bizarre de fixer à son frère des rendez-vous au cours desquels elle n’avait ensuite rien à dire. Son explication était la suivante : elle pensait qu’il devait comprendre sa peine simplement à recevoir son regard, car il connaissait la cause de cette peine. Comme effectivement ce frère était l’unique personne qui pouvait savoir quelque chose de l’étiologie de sa maladie, il s’ensuit qu’elle avait agi pour un motif qu’elle ne comprenait certes pas elle-même consciemment, mais qui se montrait parfaitement justifié dès qu’on lui mettait par en-dessous un sens venant de l’inconscient. Je réussis alors à l’amener à reproduire les différentes scènes où avait culminé la relation sexuelle avec le frère (à tout le moins de six à dix ans). Pendant ce travail de reproduction, la sensation organique dans le ventre entra dans le dialogue, ce qu’on observe régulièrement dans l’analyse des restes mnésiques hystériques. L’image d’un bas-ventre féminin nu (mais maintenant réduit à des proportions infantiles et sans pilosité) survenait aussi en même temps, ou était absente, selon que la scène en question avait eu lieu à la lumière ou dans l’obscurité. Le dégoût de la nourriture trouvait aussi son explication dans un détail répugnant de ces événements. Après que nous eûmes parcouru la série de ces scènes, les sensations et les images hallucinatoires étaient disparues pour ne pas revenir (du moins jusqu’à aujourd’hui)13.

J’avais donc appris que ces hallucinations n’étaient rien d’autre que des fragments du contenu des expériences infantiles refoulées, des symptômes du retour du refoulé.

Je me mis alors à l’analyse des voix. Ici, il fallait avant tout expliquer qu’elle puisse ressentir si péniblement un contenu aussi indifférent que : « Voilà Mme P. qui s’en va » — « maintenant elle cherche une maison », etc. ; et aussi comment se faisait-il que c’étaient justement des phrases innocentes qui avaient réussi à être marquées par le renforcement hallucinatoire. D’emblée il était clair que ces « voix » ne pouvaient pas être, comme les images et les sensations, des souvenirs reproduits hallucinatoirement, mais qu’elles étaient plutôt des pensées « mises à voix haute »14.

La première fois qu’elle entendit des voix, c’était dans les circonstances suivantes : elle avait lu avec une grande tension d’esprit le beau récit de O. Ludwig, Die Heiterethei, et avait remarqué que pendant la lecture elle était assaillie de pensées qui montaient en elle. Immédiatement après, elle alla se promener sur la route et subitement les voix lui dirent, alors qu’elle passait devant une chaumière : « C’est ainsi qu’était la maison de la Heiterethei ! voilà la source et voici le buisson ! comme elle était heureuse malgré sa pauvreté ! » Alors les voix lui répétèrent des passages entiers qu’elle venait de lire ; mais ce qui restait incompréhensible, c’est pourquoi la maison, le buisson et la source de la Heiterethei, et précisément les passages les plus banaux et insignifiants de l’histoire, s’étaient imposés à son attention avec une force pathologique. Cependant, la solution de l’énigme n’était pas difficile. L’analyse montra que pendant la lecture elle avait eu d’autres pensées aussi et qu’elle avait été excitée par de tout autres passages du livre. Contre ce matériel — analogies entre le couple de l’histoire et elle-même et son mari, souvenirs de détails intimes de sa vie conjugale et de secrets familiaux —, contre tout cela s’était élevée une résistance refoulante ; la raison de cette résistance, c’est que ce matériel était en relation, selon des voies de pensée facilement mises en évidence, avec son aversion pour la sexualité, et qu’il aboutissait ainsi, au bout du compte, à éveiller les anciennes expériences infantiles. À la suite de cette censure exercée par le refoulement, les passages innocents et idylliques qui étaient reliés aux passages proscrits par des relations de contraste et aussi de voisinage, subirent dans la conscience le renforcement leur permettant d’être mises à voix haute15. La première des idées refoulées concernait par exemple la médisance à laquelle l’héroïne, qui vivait seule, était exposée de la part des voisins. La patiente trouva facilement l’analogie avec sa propre personne. Elle aussi vivait dans une petite demeure, elle n’avait de relations avec personne et se croyait méprisée par les voisins. Cette méfiance à l’égard des voisins trouvait son fondement réel dans le fait qu’au début elle avait été obligée de se contenter d’une petite habitation dans laquelle le mur de la chambre à coucher, contre lequel était poussé le lit conjugal du jeune couple, était contigu à une pièce des voisins. Dès le commencement de son mariage, il s’éveilla en elle une grande aversion pour la sexualité — manifestement par un réveil inconscient des rapports enfantins, où ils avaient joué au papa et à la maman ; elle ne cessait d’être préoccupée du fait que les voisins pourraient percevoir des mots et des bruits à travers la cloison, et cette honte se transforma chez elle en suspicion à l’égard des voisins.

Les voix devaient donc leur origine au refoulement de pensées qui, en dernière analyse, avaient véritablement la signification de reproches provoqués par un événement analogue au traumatisme infantile ; elles étaient donc des symptômes du retour du refoulé, mais en même temps des conséquences d’un compromis entre la résistance du moi et la force de ce qui faisait retour, compromis qui dans ce cas avait amené une déformation rendant tout méconnaissable. Dans d’autres circonstances où j’eus l’occasion d’analyser des voix chez Mme P., la déformation était moins grande ; cependant les mots entendus avaient toujours un caractère d’imprécision diplomatique ; l’allusion blessante était la plupart du temps profondément dissimulée, la relation des phrases les unes avec les autres était déguisée par un mode d’expression étrange et des formes de langage inhabituelles : ces caractères sont généralement caractéristiques des hallucinations auditives des paranoïaques, et j’y vois la trace de la déformation par compromis. La parole : « Voilà Mme P. qui s’en va, elle cherche une habitation dans la rue », signifiait par exemple la menace qu’elle ne guérirait jamais ; je lui avais en effet promis qu’après le traitement elle serait en mesure de retourner dans la petite ville où travaillait son mari ; elle avait loué provisoirement pour quelques mois une habitation à Vienne.

Dans quelques circonstances, Mme P. recevait aussi des menaces plus claires, par exemple au sujet de parents de son mari ; mais, là aussi, le style réservé de l’expression contrastait avec le tourment provoqué par ces voix. D’après ce qu’on sait par ailleurs des paranoïaques, je pencherais à admettre qu’il existe une paralysie progressive de la résistance qui affaiblit les reproches, si bien que finalement la défense échoue complètement et que le reproche originaire, l’injure que l’on voulait s’épargner, fait retour sous une forme non modifiée. J’ignore cependant si c’est là l’évolution constante et si la censure des paroles de reproche n’est pas susceptible d’être absente dès le début ou au contraire de persister jusqu’à la fin.

Il ne me reste plus qu’à utiliser ce que nous a appris ce cas de paranoïa pour une comparaison de la paranoïa et de la névrose obsessionnelle. Dans l’une et dans l’autre, il est montré que le refoulement est le noyau du mécanisme psychique, et le refoulé est dans les deux cas une expérience de l’enfance. Dans ce cas de paranoïa aussi, toute compulsion provient du refoulement ; les symptômes de la paranoïa admettent une classification semblable à celle qui s’est révélée justifiée pour la névrose obsessionnelle. Ici aussi, une partie des symptômes naît de la défense primaire : toutes les idées délirantes de méfiance, de suspicion, de persécution par les autres. Dans la névrose obsessionnelle, le reproche initial a été refoulé par formation du symptôme primaire de défense : la méfiance à l'égard de soi-même. De ce fait, le reproche est reconnu comme justifié ; en compensation, l’importance acquise, pendant l’intervalle sain, par la scrupulosité protège le sujet d’avoir à accorder sa croyance au reproche qui fait retour sous forme de représentations obsédantes. Dans la paranoïa, le reproche est refoulé sur une voie qu’on peut désigner comme projection, et le symptôme de défense qui est érigé est celui de la méfiance à l'égard des autres ; la reconnaissance est ainsi refusée au reproche, et, comme par représailles, il n’existe aucune protection contre les reproches qui font retour dans les idées délirantes.

D’autres symptômes de mon cas de paranoïa doivent être considérés comme des symptômes de retour du refoulé et, tout comme ceux de la névrose obsessionnelle, ils portent les traces du compromis qui seul leur permet l’accès dans la conscience. Ainsi par exemple l’idée délirante d’être observée pendant le déshabillage, les hallucinations visuelles et sensitives, les voix. Dans l’idée délirante en question, on retrouve presque sans modification, rendu seulement indéterminé par omission, un contenu mnésique. Le retour du refoulé dans des images visuelles est plus proche du caractère de l’hystérie que de celui de la névrose obsessionnelle, mais l’hystérie répète ses symboles mnésiques sans modification, tandis que l’hallucination mnésique paranoïaque subit une déformation comme celle de la névrose obsessionnelle ; une image moderne analogue vient à la place de l’image refoulée (bas-ventre d’une femme adulte au lieu de celui d’un enfant ; et même, la pilosité particulièrement évidente, parce qu’elle manquait à l’impression originaire). Ce qui est tout à fait particulier à la paranoïa et ne peut plus être éclairé par cette comparaison, c’est le fait que les reproches refoulés font retour sous forme de pensées mises à voix haute ; dans ce processus, les reproches doivent subir une double déformation, une censure qui mène au remplacement par d’autres pensées associées ou à la dissimulation par des modes d’expression indéterminés et la relation à des expériences récentes simplement analogues aux anciennes.

Le troisième groupe de symptômes qu’on trouve dans la névrose obsessionnelle, les symptômes de défense secondaire, ne peut être présent comme tel dans la paranoïa, car aucune défense ne peut agir contre les symptômes du retour, dont nous savons bien qu’ils trouvent croyance. À la place, on trouve dans la paranoïa une autre source de formation de symptômes ; les idées délirantes arrivées à la conscience par compromis (symptômes du retour) posent des exigences au travail de pensée du moi, jusqu’à ce qu’elles puissent être admises sans contradiction. Comme elles sont elles-mêmes incapables d’être modifiées, le moi doit s’adapter à elles, si bien que ce qui correspond aux symptômes de défense secondaire dans la névrose obsessionnelle c’est ici la formation délirante combinatoire, le délire d’interprétation, qui aboutit à l'altération du moi. De ce point de vue, le cas rapporté était incomplet ; il ne présentait pas encore à ce moment les tentatives d’interprétation qui apparurent seulement plus tard. Je ne doute pourtant pas qu’on puisse encore faire état d’un résultat important si l’on applique la psychanalyse même à ce stade de la paranoïa. On pourrait bien constater que la soi-disant faiblesse de mémoire des paranoïaques est, elle aussi, tendancieuse, c’est-à-dire qu’elle repose sur le refoulement et obéit à ses desseins. Ce qui, après-coup, est refoulé et remplacé, ce sont les souvenirs — pas du tout pathogènes — qui sont en contradiction avec l’altération du moi impérieusement exigée par les symptômes du retour.


1 Entbindung : mot à mot : déliaison. (N. d. T.)

2 Je suppose même que les histoires d’attentat, si fréquentes chez les hystériques, sont des fictions compulsives qui proviennent de la trace mnésique du traumatisme infantile.

3 Affektenbindung. (N. d. T.)

4 Dans un article sur la névrose d’angoisse (Neurologisches Zentralblatt, 1895 n° 2), j’ai mentionné que « une première rencontre avec le problème sexuel peut provoquer, chez des jeunes filles en voie de maturation, une névrose d’angoisse ; celle-ci est combinée, de façon presque typique, avec, une hystérie ». Je sais aujourd’hui que l’occasion où surgit cette angoisse virginale ne correspond précisément pas à la première rencontre de la sexualité, mais que chez ces personnes il s’est produit auparavant, dans les années d’enfance, une expérience de passivité sexuelle, dont le souvenir est éveillé lors de la « première rencontre ».

5 Une théorie psychologique du refoulement devrait également rendre compte du fait que seules des représentations à contenu sexuel peuvent être refoulées. Elle pourrait partir des indications suivantes : la représentation à contenu sexuel provoque, on le sait, des processus d’excitation dans les organes génitaux semblables à ceux qui viennent de l’expérience sexuelle elle-même. On peut admettre que cette excitation somatique se transforme en excitation psychique. En règle générale, l’effet correspondant est, lors de l’expérience, beaucoup plus fort que lors de la remémoration. Mais lorsque l’expérience sexuelle arrive à l’époque de l’immaturité sexuelle, et que son souvenir est réveillé pendant ou après l’époque de la maturation, alors le souvenir agit par une excitation incomparablement plus forte que ne l’avait fait, en son temps, l’expérience ; en effet, entre temps, la puberté a immensément augmenté la capacité de réaction de l’appareil sexuel. Or, c’est cette relation inversée entre l’expérience réelle et le souvenir qui semble receler la condition psychologique pour un refoulement. La vie sexuelle — en raison du retard de la maturité pubertaire par rapport aux fonctions psychiques — offre la seule possibilité pour que se produise cette inversion de l’efficacité relative. Les traumatismes infantiles agissent après-coup comme des expériences neuves, mais alors de façon inconsciente. Je remets à une autre fois une discussion psychologique plus approfondie. — J’indiquerai encore que l’époque de la « maturation sexuelle » dont il est ici question ne coïncide pas avec la puberté mais survient avant celle-ci (de la huitième à la dixième année).

6 [Note de 1924.] Ce chapitre est dominé par une erreur que j’ai depuis lors reconnue et corrigée de façon répétée. Je ne savais pas encore distinguer alors les fantasmes des analysés concernant leurs années d’enfance, de souvenirs réels. Ensuite de quoi, j’attribuai au facteur étiologique de la séduction une importance et une généralité qui ne lui conviennent pas. Une fois surmontée cette erreur, notre regard s’ouvrit sur les manifestations spontanées de la sexualité infantile, que j’ai décrites dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, 1905. Cependant, tout ce qui est contenu dans le texte ci-dessus n’est pas à rejeter ; la séduction a conservé une certaine importance pour l’étiologie, et aujourd’hui encore je considère comme valables un certain nombre des développements psychologiques présentés ici.

7 Zwangshandlung : littéralement : « action forcée », tout comme la Zwangsvorsttellung (« obsession » ou « représentation obsédante ») est une « représentation forcée ». (N. d. T.)

8 Zwangskurs : Freud joue ici des nuances du terme Zwang pour comparer la circulation des représentation dans le psychisme à celle d’une monnaie. (N. d. T.)

9 Beachtungsmahn : mot à mot : « délire d’attirer l’attention ». (N. d. T.)

10 Un seul exemple. Un petit garçon de onze ans avait institué obsessionnellement le cérémonial suivant avant de se mettre au lit : il ne s’endormait pas avant d’avoir raconté à sa mère tous les événements de la journée jusqu’au moindre détail ; sur le tapis de la chambre, on ne devait pas voir le soir le moindre petit morceau de papier ou toute autre saleté ; le lit devait être poussé tout contre le mur, trois chaises devant lui, les oreillers disposés d’une façon bien déterminée. Lui~même, pour s’endormir, devait d’abord donner un certain nombre de coups avec ses deux jambes, puis se mettre sur le côté. — Cela s’expliqua ainsi : il était arrivé qu’une servante qui mettait au lit ce joli petit garçon avait profité de l’occasion pour se coucher sur lui et abuser de lui sexuellement. Lorsqu’ultérieurement ce souvenir fut éveillé par une expérience récente, il se manifesta à la conscience par la compulsion au cérémonial ci-dessus, dont le sens était facile à deviner et fut établi point par point par la psychanalyse : les sièges devant le lit et le lit contre le mur — afin que personne ne puisse plus avoir accès au lit ; les oreillers disposés d’une certaine façon — afin qu’ils soient disposés autrement que ce soir-là ; les mouvements des jambes — pour chasser la personne couchée sur lui ; coucher sur le côté — parce que dans cette scène il était couché sur le dos ; la confession détaillée à la mère — parce qu’il lui avait caché cette expérience sexuelle et d’autres, pour obéir à l’interdiction de sa séductrice ; enfin la propreté du sol de la chambre — parce que c’était sur ce point que portait le reproche majeur de sa mère jusqu’à ce jour.

11 « Zwang ». (N. d. T.)

12 [Note de 1924.] Bien plus exactement : Dementia paranoïdes.

13 Lorsqu'une exacerbation vint plus tard supprimer les résultats — d’ailleurs pauvres — du traitement, elle ne revit pas les images choquantes des organes génitaux d’autrui, mais elle eut l’idée que les autres voyaient ses propres organes génitaux, dès qu’ils se trouvaient derrière elle.

[D’après la Standard Edition, une adjonction datée de 1922 ne fut publiée qu’en anglais dans une édition de 1924. En voici la traduction (N. d. T.).]

Le compte rendu fragmentaire de cette analyse, tel qu’on le trouve ci-dessus, fut écrit alors que la patiente était encore en traitement. Très peu après, son état empira au point que le traitement dut être interrompu. Elle fut transférée dans une institution où elle vécut une période d’hallucinations sévères avec tous les signes de la démence précoce. [Le début de cette note, publié en allemand, se rapporte à cette période (N. d. T.).] Cependant, contrairement à ce qu’on craignait, elle guérit et rentra chez elle, elle eut un autre enfant tout à fait sain et fut capable pendant une longue période (douze à quinze ans) d’accomplir toutes ses tâches de façon satisfaisante. Le seul signe de sa psychose antérieure, fût-il rapporté, c’est qu’elle évitait la compagnie de tous ses parents, ceux de sa propre famille et ceux du côté du mari. À la fin de cette période, ses conditions d’existence ayant subi des changements très défavorables, elle retomba malade. Son mari était devenu incapable de travailler et les parents qu’elle avait évités étaient obligés de venir en aide à la famille. Elle fut à nouveau envoyée dans une institution où elle mourut peu après d’une pneumonie.

14 Laut gewordene. (N. d. T.)

15 Das Lautwerden. (N. d. T.)