2.1. La période de latence sexuelle pendant l’enfance et ses interruptions

Quand on se rend compte de la fréquence des mouvements sexuels soi-disant anormaux et exceptionnels chez l’enfant, ainsi que de la découverte de souvenirs d’enfance jusqu’ici inconscients chez les névrosés, on peut fixer l’attitude sexuelle de l’enfant de la manière suivante42.

II paraît certain que l’enfant apporte à sa naissance des germes de mouvements sexuels qui, pendant un certain temps, évoluent, puis subissent une répression progressive, interrompue à son tour par des poussées régulières de développement ou arrêtée par suite des particularités de l’individu. On ne peut rien dire de certain sur la régularité et la périodicité des oscillations de ce développement, mais il semble bien que la vie sexuelle de l’enfant, vers la troisième ou quatrième année, se manifeste déjà sous une forme qui la rend accessible à l’observation43.

2.1.1.1. Les inhibitions sexuelles

C’est pendant la période de latence, totale ou partielle, que se constituent les forces psychiques qui, plus tard, feront obstacle aux pulsions sexuelles et, telles des digues, limiteront et resserreront leur cours (le dégoût, la pudeur, les aspirations morales et esthétiques). Devant l’enfant né dans une société civilisée, on a le sentiment que ces digues sont l’œuvre de l’éducation, et certes l’éducation y contribue. En réalité, cette évolution conditionnée par l’organisme et fixée par l’hérédité peut parfois se produire sans aucune intervention de l’éducation. Celle-ci devra, pour rester dans ses limites, se borner à reconnaître les traces de ce qui est organiquement préformé, à l’approfondir et à l’épurer.

2.1.1.2. Formation réactionnelle et sublimation

De quelle manière se font donc ces constructions capables d’endiguer les tendances sexuelles, et qui décident de la direction que prendra le développement de l’individu ? Elles se constituent vraisemblablement aux dépens des tendances sexuelles de l’enfant qui ont continué d’exister dans la période de latence, mais qui, en totalité ou en partie, ont été détournées de leur usage propre et appliquées à d’autres fins. Les sociologues semblent d’accord pour dire que le processus détournant les forces sexuelles de leur but et les employant à des buts nouveaux, processus auquel on a donné le nom de sublimation, constitue l’un des facteurs les plus importants pour les acquisitions de la civilisation. Nous ajouterons volontiers que le même processus joue un rôle dans le développement individuel et que ses origines remontent à la période de latence sexuelle chez l'enfant44.

Sur la nature du mécanisme de sublimation, on peut émettre une hypothèse. La sexualité, pendant ces années d’enfance, resterait sans emploi — les fonctions de la génération n’existant pas encore —, ce qui est bien le caractère essentiel de la période de latence, d’une part ; d’autre part, la sexualité serait par elle-même perverse, c’est-à-dire partant de zones érogènes et portées par des pulsions qui, en fonction du développement ultérieur de l’individu, ne pourront produire que des sentiments de déplaisir. Ces excitations sexuelles provoquées feraient ainsi entrer en jeu des contre-forces, ou des réactions, qui, pour pouvoir réprimer efficacement ces sensations désagréables, établiraient les digues psychiques qui nous sont connues (dégoût, pudeur, morale)45.

2.1.1.3. Interruptions de la période de latence

Sans vouloir nous illusionner sur la nature hypothétique de nos vues relatives à la période de latence, nous dirons que la transformation de la sexualité infantile, telle que nous l’avons décrite plus haut, représente un des buts de l’éducation, idéal que l’individu n’atteint qu’imparfaitement, et dont souvent il s’écarte considérablement. Il arrive parfois qu’un fragment de la vie sexuelle qui a échappé à la sublimation fasse irruption ; ou encore il subsiste une activité sexuelle à travers toute la durée de la latence, jusqu’à l’épanouissement de la pulsion sexuelle avec la puberté.

Les éducateurs, pour autant qu’ils accordent quelque attention à la sexualité infantile, se comportent tout comme s’ils partageaient nos vues sur la formation, aux dépens de la sexualité, des forces morales défensives, et comme s’ils savaient par ailleurs que l’activité sexuelle rend l’enfant inéducable. En effet, ils poursuivent comme « vices » toutes les manifestations sexuelles de l’enfant, sans pouvoir d’ailleurs grand-chose contre elles. Nous avons toutes les raisons de nous intéresser à ce phénomène que l’éducation redoute, car il nous éclaire sur la forme originelle de la pulsion sexuelle.


42 Ce matériel d’observations est utilisable parce que — comme on était fondé à le croire — les années d’enfance des futurs névrosés ne se distinguent pas de celles des individus restés normaux par la nature des impressions vécues, mais par l’intensité et la précision de ces impressions.

43 On trouverait le parallèle anatomique de cette théorie sur la sexualité infantile dans l’observation originale faite par Bayer (Deutsches Archiv für Klinische Medizin, LXXIII) d’après laquelle l’organe sexuel interne (utérus) du nouveau-né est, en général, plus volumineux que celui d’enfants plus âgés. Cependant, il n’est pas prouvé, comme le prétend Halban, qu’une involution se ferait aussi dans les autres parties de l’appareil génital après la naissance. D’après Halban (Zeitschrift für Geburtshilfe und Gynäkologie, LIII, 1904), ce processus régressif serait achevé quelques semaines après le début de la vie extra-utérine. [Les auteurs qui considèrent la partie interstitielle des glandes génitales comme l’organe de détermination sexuelle ont été amenés, de leur côté, par des recherches anatomiques, à parler de la vie sexuelle de l’enfant et de sa période de latence. J’extrais du livre de Lipschütz sur la glande de la puberté, cité plus haut (voir note n° 13) : « On se rapprochera davantage de la vérité en disant que le développement des attributs sexuels, qui s’accomplit au temps de la puberté, marque le terme d’un processus dont la vitesse s’est accrue à ce moment, mais qui a commencé bien plus tôt, d’après nous, et déjà pendant la vie fœtale... Ce qu’on a appelé jusqu'ici, tout simplement, puberté n'est probablement qu’une seconde phase importante de la puberté qui apparaît vers le milieu de la seconde décennie de l’homme... L’enfance, qui va de la naissance jusqu’au commencement de cette seconde phase importante, pourrait être désignée comme la phase intermédiaire de la puberté. » La concordance relevée dans une critique de Ferenczi (Internationale Zeitschrijt für Psychoanalyse, VI, 1920) entre les constatations anatomiques et l’observation psychologique est infirmée par le fait que le premier point culminant du développement des organes sexuels se place au commencement de la période embryonnaire, tandis que la première éclosion de la vie sexuelle de l’enfant apparaît entre la troisième et la quatrième année. Le moment de la formation anatomique et celui du développement psychique ne doivent évidemment pas coïncider exactement. Des recherches à cet égard ont été faites sur les glandes génitales de l’homme. Comme, d’autre part, on ne peut pas constater chez les animaux une période de latence dans le sens psychologique, il serait fort important de savoir si les constatations anatomiques, sur lesquelles les auteurs se fondent pour établir qu’il y a deux points culminants dans le développement sexuel, peuvent aussi être faites pour d’autres espèces supérieures du règne animal| (ajouté en 1920).

44 J’emprunte l’expression « période de latence sexuelle » à W. Fliess.

45 [Dans le cas cité ici, la sublimation des pulsions sexuelles se fait par formation réactionnelle. En général, cependant, il est permis de distinguer la sublimation et la formation réactionnelle comme deux processus différents. Des sublimations peuvent aussi se produire par d'autres mécanismes plus simples] (ajouté en 1915).