5. Les états de dépendance du moi

Si aucun des titres que nous donnons à nos chapitres ne correspond tout à fait au contenu de ceux-ci et si nous sommes obligés, pour étudier de nouveaux rapports, de reprendre des considérations dont le développement pouvait sembler épuisé, il faut en voir la cause dans l'extrême complexité du sujet que nous traitons.

C'est ainsi que nous avons dit à plusieurs reprises que le Moi est formé en grande partie d'identifications, lesquelles proviennent de fixations érotiques détournées du Ça, que les premières de ces identifications se comportent toujours dans le Moi comme une instance particulière, en s'opposant au Moi en qualité de Sur-Moi, et que le Moi lui-même, à mesure qu'il gagne en force et en cohésion, devient plus tard capable de résister davantage aux influences exercées par ces identifications. Le Sur-Moi doit la place qu'il occupe dans le Moi, ou, si l'on veut, l'attitude qu'il observe à l'égard du Moi, à un facteur qui présente une double importance et doit, par conséquent, être apprécié à un double point de vue : en premier lieu, il représente la première identification qui s'est produite, alors que le Moi était encore faible ; en deuxième lieu, il est l'héritier du complexe d’œdipe et, comme tel, il a introduit dans le Moi les objets les plus appréciés. Dans une certaine mesure, il est aux modifications ultérieures du Moi ce que la phase sexuelle primaire de l'enfance est à la vie sexuelle qui suit la puberté. Tout en restant accessible à toutes les influences ultérieures, il n'en garde pas moins toute la vie durant le caractère qu'il doit à ses origines remontant au complexe, c'est-à-dire le pouvoir de s'opposer au Moi et de le dominer. Il représente la trace durable de la faiblesse et de la dépendance anciennes du Moi et manifeste sa prédominance, alors même que celui-ci a déjà atteint sa pleine maturité. De même que l'enfant se trouve contraint d'obéir à ses parents, le Moi se soumet à l'impératif catégorique du Sur-Moi.

Mais le fait qu'il provient des premières fixations du Ça, c'est-à-dire du complexe d’œdipe, présente pour le Sur-Moi une signification encore plus grande. C'est, ainsi que nous l'avons déjà montré, grâce à ce fait qu'il se trouve mis en rapport avec les acquisitions phylogéniques du Ça et constitue la réincarnation de tous les anciens Moi qui ont laissé leur trace et leur dépôt dans le Ça. À la faveur de cette circonstance, le Sur-Moi reste toujours en contact étroit avec le Ça et peut représenter celui-ci auprès du Moi. Il plonge profondément dans le Ça et est, de ce fait, beaucoup plus éloigné de la conscience que le Moi 22.

Pour bien comprendre ces rapports, nous n'avons qu'à nous rappeler cer­tains faits cliniques connus depuis longtemps, mais attendant encore leur élaboration théorique.

Certaines personnes se comportent, au cours du travail analytique, d'une façon tout à fait singulière. Quand on leur donne de l'espoir et qu'on leur montre qu'on est satisfait de la marche du traitement, ils paraissent mécontents et leur état subjectif s'aggrave régulièrement. On voit d'abord dans ce fait une manifestation de leur esprit de contradiction et le désir de montrer leur supériorité sur le médecin. Mais on ne tarde pas à constater qu'il s'agit d'un phéno­mène beaucoup plus profond. On s'aperçoit non seulement que ces personnes sont incapables de louange et de reconnaissance, mais aussi qu'elles réagissent aux progrès du traitement d'une manière opposée à celle à laquelle on pourrait s'attendre en toute logique. Tout progrès partiel qui devrait avoir, et a effecti­vement chez d'autres pour conséquence une amélioration ou une disparition passagère des symptômes, se traduit chez elles par une aggravation momen­tanée de leur mal, et leur état, au lieu de s'améliorer, s'aggrave au cours du traitement. Elles présentent ce qu'on appelle la réaction théra­peutique négative.

Il est hors de doute que, chez ces personnes, quelque chose s'oppose à leur rétablissement, dont l'approche est redouté comme un danger. On dit que, chez elles, prédomine, non la volonté de guérir, mais le besoin d'être malade. Lorsqu'on analyse cette résistance par les moyens habituels, lorsqu'on en dissocie l'attitude de provocation à l'égard du médecin et la fixation à telles ou telles formes d'aggravation morbide, on constate que ce qui subsiste constitue l'obstacle le plus puissant au rétablissement, plus puissant que ceux représen­tés par le narcissisme réfractaire, par l'attitude négative à l'égard du médecin et par le désir du malade d'obtenir une aggravation de son état.

On constate notamment qu'il s'agit d'un facteur pour ainsi dire « moral », d'un sentiment de culpabilité qui trouve sa satisfaction dans la maladie et ne veut pas renoncer au châtiment représenté par la souffrance. Constatation peu consolante, mais devant laquelle il faut s'incliner. Pour le malade cependant ce sentiment de culpabilité reste muet, il ne lui dit pas qu'il est coupable ; et lui-même se sent, non coupable, mais malade. Ce sentiment se manifeste seu­le­ment sous la forme d'une résistance, difficile à vaincre, au rétablisse­ment. Il est non moins difficile de convaincre le malade que telle est la véritable raison de sa résistance ; il s'en tiendra plutôt à l'explication qui se présente plus naturellement à son esprit, à savoir que le traitement analytique n'est pas celui dont il puisse attendre la guérison 23.

La description que nous venons de donner s'applique aux cas les plus extrêmes, mais probablement aussi, dans une mesure plus atténuée, à beau­coup de névroses, peut-être à toutes les névroses graves. On peut même se demander si ce n'est pas ce facteur, c'est-à-dire la manière dont se comporte le Moi idéal, qui joue un rôle décisif dans la gravité plus ou moins grande d'une affection névrotique. Aussi croyons-nous devoir ajouter quelques remarques au sujet de la manifestation du sentiment de culpabilité dans des circonstances diverses.

Le sentiment de culpabilité normal, conscient (scrupules de conscience) n'offre à l'interprétation aucune difficulté ; il repose sur l'état de tension qui existe entre le Moi et le Moi idéal, il est l'expression d'une condamnation du Moi par son instance critique. Les sentiments d'infériorité qu'éprouvent les névrotiques se prêtent assez bien à cette explication. Dans deux affections qui nous sont bien familières, le sentiment d'infériorité est intensément conscient ; le Moi idéal fait alors preuve d'une rigueur particulière et sévit contre le Moi d'une façon souvent cruelle. En dehors de ce trait commun, les deux affections auxquelles nous faisons allusion, la névrose obsessionnelle et la mélancolie, présentent des différences, à leur tour significatives, quant au mode de com­portement du Moi idéal.

Dans la névrose obsessionnelle (ou, du moins, dans certaines de ses for­mes), le sentiment de culpabilité affecte un caractère aigu, mais ne réussit pas à se justifier aux yeux du Moi. Aussi le Moi du malade se dresse-t-il contre ce sentiment, contre l'accusation de culpabilité dont il est accablé par le Moi idéal et demande au médecin de le soutenir, de l'appuyer dans la lutte contre ce sentiment. Il serait absurde de lui céder sur ce point, car ce serait là tenter de vains efforts. L'analyse montre que le Sur-Moi subit des influences qui restent inconnues au Moi. On réussit effectivement à découvrir les impulsions refoulées qui alimentent le sentiment de culpabilité. Le Sur-Moi se montre mieux renseigné que ne l'est le Moi et le Ça inconscient.

Dans la mélancolie, on a l'impression encore plus nette que le Sur-Moi a attiré la conscience de son côté. Mais cette fois le Moi n'élève plus aucune protestation, il se reconnaît coupable et se soumet au châtiment. Nous com­prenons cette différence d'attitude à l'égard du sentiment de culpabilité qui existe entre la névrose obsessionnelle et la mélancolie. Dans la première, il s'agit de tendances choquantes qui sont restées en dehors du Moi ; dans la mélancolie, au contraire, le Moi s'est assimilé par identification l'objet contre lequel est dirigée la colère du Sur-Moi.

Sans doute, le fait que le sentiment de culpabilité affecte dans ces deux maladies névrotiques une intensité si extraordinaire, n'est pas de ceux qui peuvent se passer d'explication ; mais le principal problème qui se pose à pro­pos de cette situation se trouve ailleurs. Nous nous en occuperons, après avoir passé en revue les autres cas dans lesquels le sentiment de culpabilité reste inconscient.

Ces cas sont représentés principalement par l'hystérie et par les états du type hystérique. Le mécanisme à la faveur duquel le sentiment de culpabilité y reste inconscient est facile à découvrir. Le Moi hystérique se défend contre la perception pénible dont il est menacé par son Sur-Moi critique, de la même manière dont il se défend généralement contre une intolérable fixation à un objet : par un acte de refoulement. C'est donc le Moi qui est la cause de l'état inconscient du sentiment de culpabilité. Nous savons par ailleurs que le Moi effectue la plupart des refoulements pour le compte du Sur-Moi et à ses lieu et place ; mais, cette fois, il se sert de la même arme contre son maître sévère. On sait que dans la névrose obsessionnelle les formations réactives jouent un rôle prédominant ; ici le Moi ne réussit qu'à maintenir à distance les matériaux auxquels se rapporte le sentiment de culpabilité.

On peut aller plus loin et hasarder l'hypothèse qu'à l'état normal le senti­ment de culpabilité doit rester en grande partie inconscient, ce qu'on appelle les scrupules de conscience se rattachant intimement au complexe d’œdipe qui fait partie de l'inconscient. S'il se trouvait quelqu'un pour émettre ce paradoxe que l'homme normal n'est pas seulement plus immoral qu'il le croit, mais aussi plus moral qu'il ne s'en doute, la psychanalyse, dont les données servent de base à la première partie de cette proposition, n'aurait aucune objection à élever contre la seconde 24.

Ce fut une surprise de constater que lorsqu'il a atteint un certain degré d'intensité, ce sentiment de culpabilité inconscient pouvait faire d'un homme un criminel. La chose est pourtant certaine. On trouve chez beaucoup de criminels jeunes, un puissant sentiment de culpabilité, antérieur, et non consé­cutif au crime ; un sentiment qui a été le mobile du crime, comme si le sujet avait trouvé un soulagement à rattacher ce sentiment inconscient à quelque chose de réel et d'actuel.

Dans toutes ces occasions se manifestent l'indépendance du Sur-Moi par rapport au Moi et les liens intimes qui le rattachent au Ça inconscient. Or, étant donné le rôle que nous avons assigné aux traces verbales inconscientes qui existent dans le Moi, on peut se demander si le Sur-Moi, lorsqu'il est inconscient, ne se compose pas de ces traces verbales ou de quelque chose d'analogue. Notre réponse à cette question sera modeste et réservée : nous dirons notamment que si le Sur-Moi ne peut renier ses origines acoustiques, que s'il est vrai qu'il forme une partie du Moi et que ces représentations ver­bales (notions, abstractions) sont plutôt de nature à le rendre accessible à la conscience, il est également vrai que l'énergie de fixation inhérente à ces contenus du Sur-Moi provient, non des perceptions auditives, de l'enseigne­ment ou de la lecture, mais de sources ayant leur siège dans le Ça.

La question dont nous avons dit plus haut que nous en différions la dis­cussion, est la suivante : comment se fait-il que le Sur-Moi se manifeste principalement comme un sentiment de culpabilité (ou, plutôt, comme une instance critique, le sentiment de culpabilité étant la forme sous laquelle le Moi perçoit cette critique) et qu'il fasse preuve en même temps d'une sévérité si dure et impitoyable à l'égard du Moi ? En ce qui concerne tout d'abord la mélancolie, nous trouvons que le Sur-Moi, très puissant, qui a attiré la conscience de son côté, sévit contre le Moi avec une violence inouïe, comme s'il avait accaparé tout le sadisme dont dispose l'individu. Étant donnée notre manière de concevoir le sadisme, nous dirions que l'élément destructif s'est déposé dans le Sur-Moi et dirigé contre le Moi. Ce qui désormais domine dans le Sur-Moi, c'est une sorte de culture pure de l'instinct de mort qui réussit sou­vent à pousser le Moi à la mort, lorsque celui-ci n'a pas eu la précaution de se réfugier au préalable dans la manie.

Non moins pénibles et torturants sont les reproches de la conscience dans certaines formes de la névrose obsessionnelle, mais ici la situation est moins apparente. Il est à noter que, contrairement à ce qui se passe dans la mélan­colie, le malade atteint de névrose obsessionnelle ne franchit jamais le pas qui le sépare du suicide, on dirait même qu'il est immunisé contre le danger de suicide, en tout cas, il est mieux protégé contre ce danger que l'hystérique. Nous nous rendons fort bien compte que ce qui assure la sécurité du Moi, c'est le maintien, la conservation de l'objet. Dans la névrose obsessionnelle, c'est la régression vers l'organisation prégénitale qui rend possible la transformation des impulsions amoureuses en impulsions agressives contre l'objet. L'instinct de destruction ayant ainsi recouvré sa liberté, veut anéantir l'objet ou semble tout au moins avoir cette intention. Le Moi n'a pas adopté ces tendances, il y résiste par toutes sortes de formations réactionnelles et de mesures de précau­tion, si bien qu'elles restent dans le Ça. Mais le Sur-Moi se comporte comme si c'était le Moi qui était responsable de ces tendances, et le sérieux avec lequel il cherche à réaliser ses desseins de destruction, montre bien qu'il s'agit, non d'une apparence provoquée par la régression, mais d'une substitution réelle et véritable de la haine à l'amour. Impuissant des deux côtés, le Moi se défend en vain entre les suggestions du Ça meurtrier et contre les reproches de la conscience qui punit. Il ne réussit à empêcher que les actions les plus grossières de l'un et de l'autre, et il aboutit seulement soit à se torturer lui-même sans fin, soit à torturer systématiquement l'objet, lorsque la chose est possible.

Les dangereux instincts de mort de l'individu subissent des sorts divers : tantôt ils sont rendus inoffensifs grâce à leur mélange avec des éléments érotiques, tantôt ils sont déviés vers le dehors sous une forme agressive, mais pour la plus grande partie ils poursuivent certainement en toute liberté leur travail intérieur. Comment se fait-il donc que dans la mélancolie le Sur-Moi puisse devenir une sorte de réservoir dans lequel viennent s'accumuler les instincts de mort ?

En se plaçant au point de vue de la restriction des instincts, de la moralité, on peut dire : le Ça est tout à fait amoral, le Moi s'efforce d'être moral, le Sur-Moi peut devenir hypermoral et, en même temps, aussi cruel que le Ça. C'est un fait remarquable que moins l'homme devient agressif par rapport à l'extérieur, plus il devient sévère, c'est-à-dire agressif dans son Moi idéal. D'après la logique courante, c'est le contraire qui devrait se produire ; elle voit dans l'exigence du Moi idéal une raison justifiant plutôt le renoncement à l'agression. Le fait reste cependant tel que nous l'avons énoncé : plus un hom­me maîtrise son agressivité, plus son idéal devient agressif contre son Moi. On dirait un déplacement, une orientation vers le Moi. Déjà la morale cou­rante normale porte le caractère d'un code plein de sévères restrictions, de cruelles prohibitions. C'est d'ailleurs de là que vient la conception de l'être supérieur, impitoyable dans les châtiments qu'il inflige.

Il m'est impossible de tenter une explication de tous ces faits, sans intro­duire une nouvelle hypothèse. Le Sur-Moi, on le sait, est né à la faveur d'une identification avec le prototype paternel. Toute identification de ce genre sup­pose une désexualisation, voire une sublimation. Or, il semble qu'une pareille transformation doive être accompagnée d'une dissociation des instincts. Après la sublimation, les éléments érotiques ne sont plus assez forts pour immo­biliser tous les éléments destructifs qui se manifestent alors par une tendance à l'agression et à la destruction. D'une façon générale, si l'idéal se présente sous les traits durs et cruels de l'impérieux tu dois, c'est à cette dissociation qu'il le doit.

Encore quelques mots au sujet de la névrose obsessionnelle. Ici les conditions sont tout à fait différentes. La dissociation des instincts, qui aboutit à la mise en liberté de l'amour de l'agression, n'est pas effectuée par le Moi, mais résulte d'une régression qui s'est opérée dans le Ça. Mais ce processus, après avoir débuté dans le Ça, s'est propagé au Sur-Moi qui, désormais, accentue sa sévérité à l'égard du Moi innocent. Dans les deux cas cependant, le Moi qui a réussi, à la faveur de l'identification, à se rendre maître de la libido, en sera puni par le Sur-Moi qui dirigera contre lui l'agressivité devenue libre à la suite de sa séparation d'avec la libido, à laquelle elle était associée précédemment.

Nos idées concernant le Moi commencent à s'éclaircir et ses différents rapports commencent à nous apparaître avec plus de netteté. Nous connais­sons maintenant le Moi dans toute sa force et avec toutes ses faiblesses. Il est chargé de fonctions importantes ; grâce à ses rapports avec le monde de la perception, il règle la succession des processus psychiques dans le temps et les soumet à l'épreuve de la réalité. En faisant intervenir les processus intellec­tuels, il obtient un ajournement des décharges motrices et contrôle les avenues qui conduisent à la motilité. Cette dernière fonction est cependant plus formelle qu'effective, le Moi jouant à l'égard de l'action le rôle d'un monarque constitutionnel dont la sanction est requise pour qu'une loi puisse entrer en vigueur, mais qui hésite et réfléchit beaucoup, avant d'opposer son veto à un vote du Parlement. Le Moi s'enrichit à la suite de toutes les expé­riences qu'il reçoit du dehors ; mais le Ça constitue son autre mode extérieur, qu'il cherche à soumettre à son pouvoir. Il soustrait au Ça le plus possible de sa libido, transforme les objets de fixation libidineuse du Ça en autant d'avatars du Moi. Avec l'aide du Sur-Moi, il puise, d'une façon qui reste pour nous encore obs­cure, dans les expériences préhistoriques accumulées dans le Ça.

Le contenu du Ça peut pénétrer dans le Moi, en suivant deux voies diffé­rentes. La première voie est directe, la seconde passe par le Moi idéal, l'une et l'autre déterminant d'une manière décisive la nature de certaines acti­vités psychiques. L'évolution du Moi va de la perception instinctive à la domi­nation des instincts, de l'obéissance aux instincts à l'inhibition des instincts. Or, le Moi idéal, qui constitue en partie une formation réactionnelle contre les pro­cessus instinctifs du Ça, contribue puissamment à cette évolution. La psychanalyse est un procédé qui facilite au Moi la conquête progressive du Ça.

Mais, d'autre part, le même Moi nous apparaît comme une pauvre créature soumise à une triple servitude et vivant, de ce fait, sous la menace d'un triple danger : le monde extérieur, la libido du Ça et la sévérité du Sur-Moi. Trois variétés d'angoisse correspondent à ces trois dangers, car l'angoisse est l'ex­pression d'un recul devant un danger. Situé entre le Ça et le monde extérieur, le Moi  cherche à les concilier, en rendant le Ça adaptable au monde et, grâce à ses actions musculaires, en adaptant le monde aux exigences du Ça. Il se comporte, à proprement parler, comme le médecin au cours du traite­ment psychanalytique : il s'offre lui-même, avec son expérience du monde exté­rieur, aux aspirations libidineuses du Ça, et cherche à diriger sur lui toute la libido de celui-ci. Il n'est pas seulement l'auxiliaire du Ça : il est aussi son esclave soumis qui cherche à gagner l'amour de son maître. Il s'efforce, autant que possible, à rester en bonne entente avec le soi, en illus­trant les comman­de­ments inconscients de celui-ci par ses propres rationalisations conscientes, en donnant l'illusion que le Ça se conforme aux avertis­sements de la réalité, alors même que celui-ci persiste dans sa rigidité et dans son refus de se plier aux exigences de la vie réelle, en amortissant les conflits qui surgissent entre le Ça d'une part, la réalité et le Sur-Moi, d'autre part. Étant donnée la situation inter­médiaire qu'il occupe entre le Ça et la réalité, il ne succombe que trop souvent à la tentation de se montrer servile, oppor­tuniste, faux, à l'exemple de l'hom­me d'État qui, tout en sachant à quoi s'en tenir dans certaines circons­tances, n'en fait pas moins un accroc à ses idées, uniquement pour conserver la faveur de l'opinion publique.

En présence des deux variétés d'instincts, le Moi ne se comporte pas d'une façon impartiale. Par son travail d'identification et de sublimation, il aide les instincts de mort, qui s'agitent dans le Ça, à vaincre la libido, tout en courant le danger de voir ces instincts se diriger contre lui-même et amener sa destruction. Aussi a-t-il été obligé lui-même de se charger de libido et, devenu ainsi à son tour représentant d’Éros, il veut vivre et être aimé.

Son travail de sublimation ayant cependant pour conséquence une disso­ciation des instincts, avec mise en liberté des instincts d'agression dans le Sur-Moi, il s'expose, dans sa lutte contre la libido, au danger de devenir lui-même objet d'agression et de succomber. Dans les souffrances que le Moi éprouve du fait de l'agressivité du Sur-Moi, souffrances qui peuvent souvent aboutir à la mort, nous avons le pendant du cas des protistes périssant sous l'action délétère des produits de désassimilation qu'ils ont eux-mêmes créés. Dans la morale qui s'exprime dans le Sur-Moi, nous voyons l'analogue, au point de vue économique, des ces produits de désassimilation des protistes.

Parmi les dépendances du Moi, celle dans laquelle il se trouve par rapport au Sur-Moi nous paraît la plus intéressante.

Le Moi peut être considéré comme un véritable réservoir d'angoisse. Menacé par trois dangers, il développe en lui le réflexe de la fuite, à la faveur duquel il retire son attachement érotique à la perception grosse de menaces ou au processus qui, s'accomplissant dans le Ça, présente à ses yeux le même caractère, pour l'exprimer sous la forme de l'angoisse. Cette réaction primitive cède plus tard la place à des fixations de défense (mécanisme des phobies). Il est difficile de dire exactement ce que le Moi peut avoir à craindre du danger extérieur ou du danger en rapport avec la libido du Ça ; ou plutôt nous savons qu'il craint d'être asservi ou anéanti, mais l'analyse ne nous apprend rien sur ce point. Le Moi suit tout simplement l'avertissement qui lui vient du principe du plaisir. Nous pouvons dire, en revanche, d'une façon précise, ce qui  se cache derrière l'angoisse que le Moi éprouve devant le Sur-Moi, c'est-à-dire derrière l'angoisse provoquée par les scrupules de conscience. L'être supérieur, qui est devenu l'idéal du Moi, représentait autrefois la menace de castration, et il est probable que cette angoisse de castration constitue le noyau autour duquel s'est déposée plus tard l'angoisse, en rapport avec les scrupules de con­scien­ce : on peut même aller jusqu'à dire que les scrupules de conscience angois­sants représentent une forme plus avancée de l'angoisse de castration.

La proposition absolue : « toute angoisse est, à proprement parler, une angoisse de mort » ne signifie pas grand chose et est, en tout cas, difficile à justifier. Il me semble beaucoup plus correct de faire une distinction entre l'angoisse de mort, d'une part, l'angoisse libidinale névrotique, d'autre part. L'angoisse de mort pose à la psychanalyse un problème difficile, car la mort est une notion abstraite, d'un contenu négatif, dont la correspondance incon­sciente est encore à trouver. Le mécanisme de l'angoisse de mort pourrait être uniquement celui-ci : le Moi se décharge dans une mesure considérable de la libido narcissique, autrement dit il se sacrifie lui-même, comme dans les autres accès d'angoisse il renonce à l'objet. Je pense que l'angoisse de mort se déroule entre le Moi et le Sur-moi.

Nous savons que l'angoisse de mort se produit dans deux circonstances qui sont d'ailleurs celles qui favorisent toute angoisse, de quelque nature qu'elle soit : en tant que réaction à un danger extérieur et en tant que processus interne, comme c'est le cas, par exemple, dans la mélancolie. Une fois de plus, l'occurrence névrotique nous aidera ainsi à comprendre les cas réels.

L'angoisse de mort qui accompagne la mélancolie ne se prête qu'à une seule explication : le Moi se sacrifie, parce qu'il se sent haï et persécuté, au lieu d'être aimé, par le Sur-Moi. C'est ainsi que, pour le Moi, vivre équivaut à être aimé par le Sur-Moi qui, ici encore, représente le Ça. Le Sur-Moi remplit la même fonction de protection et de salut que le père, la providence ou, plus tard, le sort. Mais la même attitude s'impose au Moi, lorsqu'il se trouve dans un danger réel particulièrement grave, auquel il ne croit pas pouvoir parer par ses propres moyens. Il se voit alors abandonné par toutes les puissances pro­tectrices et se laisse mourir. Situation analogue à celle qui peut-être consi­dérée comme la source du premier état d'angoisse qu'éprouve l'enfant à la suite de sa séparation nostalgique d'avec la mère, comme formant la raison profonde de la nostalgie angoissante de la période infantile.

Ces considérations sont de nature à nous faire apparaître l'angoisse de mort, ainsi que l'angoisse provoquée par des scrupules de conscience, comme des produits d'élaboration de l'angoisse de castration. Et étant donné le rôle très important que le sentiment de culpabilité joue dans les névroses, il est permis de penser que, dans les cas graves, l'angoisse névrotique commune se trouve renforcée par l'angoisse ayant sa source dans la région qui s'étend entre le Moi et le Sur-Moi (angoisse de mort, angoisse provoquée par des scrupules de conscience, angoisse de castration).

Le Ça, auquel nous revenons après un long détour, ne dispose d'aucun moyen lui permettant de témoigner au Moi amour ou haine. Il est incapable de dire ce qu'il désire, de manifester une volonté cohérente et suivie. Il représente l'arène de la lutte qui met aux prises Éros et l'instinct de mort, et nous savons déjà quels sont les moyens dont, dans cette lutte, les instincts adverses se servent les uns à l'égard des autres. Nous pourrions décrire cette situation en disant que le Ça se trouve sous l'empire des instincts de mort, muets, mais puissants, qui demandent la paix pour eux-mêmes et voudraient, s'inspirant du principe du plaisir, imposer le calme au trouble-paix que représente Éros, mais nous craignons, en présentant les choses sous cet aspect, de sous-estimer le rôle de ce dernier.


22 On peut dire qu'à l'instar du mannequin anatomique, le Moi psychanalytique ou métapsychologique se tient la tête en bas.

23 Il n'est pas facile à l'analyste de lutter contre l'obstacle représenté par le sentiment de culpabilité inconscient. Nous n'avons aucun moyen direct de le combattre ; et quant aux moyens indirects, nous ne disposons que de celui qui consiste à mettre au jour, pro­gressivement, ses raisons inconscientes refoulées et à le transformer ainsi peu à peu en un sentiment de culpabilité conscient. On a une chance particulière de réussir dans les cas où il s'agit d'un sentiment de culpabilité inconscient qui est emprunté, c'est-à-dire qui résulte d'une identification avec une autre personne qui fut jadis l'objet d'une fixation érotique. Le sentiment de culpabilité, ainsi emprunté, constitue souvent le seul reste, difficilement reconnaissable, des rapports amoureux abandonnés. L'analogie avec ce qui se passe dans la mélancolie est ici évidente. Lorsqu'on réussit à découvrir, sous le senti­ment de culpabilité inconscient, cette ancienne fixation érotique, la tâche thérapeutique se trouve souvent résolue d'une façon brillante ; dans le cas contraire, le résultat des efforts thérapeutiques reste très incertain. Il dépend, en premier lieu, de l'intensité du sentiment de culpabilité, à laquelle la thérapeutique est souvent incapable d'opposer une force du même ordre de grandeur. Il dépend peut-être aussi de la personne de l'analyste, c'est à-dire du fait de savoir si cette personne est telle que le malade puisse la mettre à la place de son Moi idéal ; ce qui, dans l'affirmative, implique de la part du médecin la tentation d'assumer le rôle de prophète, de sauveur d'âmes. Or, comme les règles de l'analyse s'opposent rigoureusement à une pareille utilisation de la personnalité du médecin, nous devons avouer loyalement qu'il y a là un obstacle de plus à l'action de l'analyse dont le but consiste, non à rendre les réactions morbides impossibles, mais à donner au Moi la liberté de se décider dans un sens ou dans un autre.

24 Cette proposition n'est d'ailleurs paradoxale qu'en apparence ; elle énonce seulement qu'aussi bien dans le bien que dans le mal l'homme peut beaucoup plus qu'il ne croit, autrement dit qu'il dépasse ce que son Moi sait à ce sujet grâce à ses perceptions con­scientes.