2009-04-16T11:32:02.640000000P2DT5H9M45S26LibreOffice/5.0.5.2$Linux_X86_64 LibreOffice_project/00m0$Build-22015-08-16T18:07:53Traduit de l’allemand par ANNE BERMAN
puf CINQUIÈME ÉDITION (67), 1ère éd 49
1938 (posthume 1940)PsychanalyseAbrégé de psychanalyse
548640
0
49267
23999
true
false
false
true
true
true
true
0
true
false
false
false
false
false
false
false
false
false
false
false
false
false
true
false
true
true
false
false
false
false
false
true
false
false
false
false
false
false
true
439311
false
true
true
false
true
true
false
true
0
false
false
high-resolution
false
false
true
true
true
true
true
false
false
false
false
false
439311
false
1
true
false
false
0
false
false
false
false
false
Chapitre VIII. L'appareil psychique et le monde extérieur
45
46
0
Sigmund Freud
Abrégé de psychanalyse
Table des matières
Table des matières
Avant-propos3
Avertissement3
Première partie. De la nature du psychisme4
Chapitre I. L'appareil psychique5
Chapitre II. Théorie des pulsions9
Chapitre III. Le développement de la fonction sexuelle14
Chapitre IV. Les qualités psychiques20
Chapitre V. À propos de l'interprétation du rêve30
Deuxième partie. Le travail pratique38
Chapitre VI. De la technique psychanalytique39
Chapitre VII. Un exemple de travail psychanalytique52
Troisième partie. Les progrès théoriques66
Chapitre VIII. L'appareil psychique et le monde extérieur67
Chapitre IX. Le monde intérieur79
Avant-propos
Le but de ce court travail est de rassembler les doctrines de la psychanalyse afin d'en donner un exposé, d'une façon pour ainsi dire dogmatique, et sous une forme aussi concise et aussi précise que possible. Ce faisant nous n'avons nullement cherché à gagner la confiance ni à forcer la conviction.
Les enseignements de la psychanalyse résultent d'un nombre incalculable d'observations et d'expériences et quiconque n'a pas réalisé, soit sur lui-même soit sur autrui, ces observations, ne saurait porter sur elles de jugement indépendant.
Avertissement
L'Abrégé de Psychanalyse, commencé en juillet 1935, est resté inachevé. L'auteur n'a pas été au-delà de la Troisième Partie et nous ignorons quels furent ses projets relativement à la suite de ce travail. À l'inverse des autres chapitres, le troisième fut écrit en style abrégé et il fallut rétablir un grand nombre de phrases. Le titre de la Première Partie a été emprunté à une version ultérieure (octobre 1938).
Première partie. De la nature du psychisme
Chapitre I. L'appareil psychique
La psychanalyse suppose un postulat fondamental qu'il appartient à la philosophie de discuter mais dont les résultats justifient la valeur. De ce que nous appelons psychisme (ou vie psychique) deux choses nous sont connues : d'abord son organe somatique, le lieu de son action, le cerveau (ou le système nerveux), et ensuite nos actes conscients dont nous avons une connaissance directe et que nulle description ne saurait nous faire mieux connaître. Tout ce qui se trouve entre ces deux points extrêmes nous demeure inconnu et, s'il y avait entre eux quelque connexion, elle ne nous fournirait guère qu'une localisation précise des processus conscients sans nous permettre de les comprendre.
Nos deux hypothèses concernent ces limites ou ces débuts de notre connaissance. La première a trait à la localisation. Nous admettons que la vie psychique est la fonction d'un appareil auquel nous attribuons une étendue spatiale et que nous supposons formé de plusieurs parties. Nous nous le figurons ainsi comme une sorte de télescope, de microscope ou quelque chose de ce genre. La construction et l'achèvement d'une conception de ce genre sont une nouveauté scientifique, en dépit des tentatives du même genre qui ont déjà été faites.
C'est l'étude de l'évolution des individus qui nous a permis de connaître cet appareil psychique. Nous donnons à la plus ancienne de ces provinces ou instances psychiques le nom de ça ; son contenu comprend tout ce que l'être apporte en naissant, tout ce qui a été constitutionnellement déterminé, donc avant tout les pulsions émanées de l'organisation somatique et qui trouvent dans le ça, sous des formes qui nous restent inconnues, un premier mode d'expression psychique1
Cette partie la plus ancienne de l'appareil psychique reste, tout au long de la vie, la plus importante. C'est par son étude qu'a commencé la recherche psychanalytique..
Sous l'influence du monde extérieur réel qui nous environne, une fraction du ça subit une évolution particulière. À partir de la couche corticale originelle pourvue d'organes aptes à percevoir les excitations ainsi qu'à se protéger contre elles, une organisation spéciale s'établit qui, dès lors, va servir d'intermédiaire entre le ça et l'extérieur. C'est à cette fraction de notre psychisme que nous donnons le nom de moi.
Caractères principaux du moi. — Par suite des relations déjà établies entre la perception sensorielle et les actions musculaires, le moi dispose du contrôle des mouvements volontaires. Il assure l'auto-conservation et, pour ce qui concerne l'extérieur, remplit sa tâche en apprenant à connaître les excitations, en accumulant (dans la mémoire) les expériences qu'elles lui fournissent, en évitant les excitations trop fortes (par la fuite), en s'accommodant des excitations modérées (par l'adaptation), enfin en arrivant à modifier, de façon appropriée et à son avantage, le monde extérieur (activité). Au-dedans, il mène une action contre le ça en acquérant la maîtrise des exigences pulsionnelles et en décidant si celles-ci peuvent être satisfaites ou s'il convient de différer cette satisfaction jusqu'à un moment plus favorable ou encore s'il faut les étouffer tout à fait. Dans son activité le moi est guidé par la prise en considération des tensions provoquées par les excitations du dedans ou du dehors.
Un accroissement de tension provoque généralement du déplaisir, sa diminution engendre du plaisir. Toutefois le déplaisir ou le plaisir ne dépendent probablement pas du degré absolu des tensions mais plutôt du rythme des variations de ces dernières. Le moi tend vers le plaisir et cherche à éviter le déplaisir. À toute augmentation attendue, prévue, de déplaisir correspond un signal d'angoisse et ce qui déclenche ce signal, du dehors ou du dedans, s'appelle danger. De temps en temps, le moi, brisant les liens qui l'unissent au monde extérieur, se retire dans le sommeil où il modifie notablement son organisation. L'état de sommeil permet de constater que ce mode d'organisation consiste en une certaine répartition particulière de l'énergie psychique.
Durant la longue période d'enfance qu'il traverse et pendant laquelle il dépend de ses parents, l'individu en cours d'évolution voit se former, comme par une sorte de précipité, dans son moi une instance particulière par laquelle se prolonge l'influence parentale. Cette instance, c'est le surmoi. Dans la mesure où le surmoi se détache du moi ou s'oppose à lui, il constitue une troisième puissance dont le moi est obligé de tenir compte.
Est considéré comme correct tout comportement du moi qui satisfait à la fois les exigences du ça, du surmoi et de la réalité, ce qui se produit quand le moi réussit à concilier ces diverses exigences. Toujours et partout, les particularités des relations entre moi et surmoi deviennent compréhensibles si on les ramène aux relations de l'enfant avec ses parents. Ce n'est évidemment pas la seule personnalité des parents qui agit sur l'enfant, mais transmises par eux, l'influence des traditions familiales, raciales et nationales, ainsi que les exigences du milieu social immédiat qu'ils représentent. Le surmoi d'un sujet, au cours de son évolution, se modèle aussi sur les successeurs et sur les substituts des parents, par exemple sur certains éducateurs, certains personnages qui représentent au sein de la société des idéaux respectés. On voit qu'en dépit de leur différence foncière, le ça et le surmoi ont un point commun, tous deux, en effet, représentant le rôle du passé, le ça, celui de l'hérédité, le surmoi, celui qu'il a emprunté à autrui, tandis que le moi, lui, est surtout déterminé par ce qu'il a lui-même vécu, c'est-à-dire par l'accidentel, l'actuel.
Ce schéma général d'un appareil psychique est valable aussi pour les animaux supérieurs qui ont avec l'homme une ressemblance psychique. Il convient d'admettre l'existence d'un surmoi partout où, comme chez l'homme, l'être a dû subir, dans son enfance, une assez longue dépendance. La distinction du moi d'avec le ça est un fait indéniable.
La psychologie animale ne s'est point encore appliquée à l'intéressante étude qui lui reste ici offerte.
Chapitre II. Théorie des pulsions
La puissance du ça traduit le but véritable de la vie organique de l'individu et tend à satisfaire des besoins innés de celui-ci. Le ça néglige la conservation de la vie comme la protection contre les dangers. Ces dernières tâches incombant au moi qui doit également découvrir le moyen le plus favorable et le moins périlleux d'obtenir une satisfaction, tout en tenant compte des exigences du monde extérieur. Quant au surmoi, bien qu'il représente d'autres besoins encore, sa tâche essentielle consiste toujours à refréner les satisfactions.
Nous donnons aux forces qui agissent à l'arrière-plan des besoins impérieux du ça et qui représentent dans le psychisme les exigences d'ordre somatique, le nom de pulsions. Bien que constituant la cause ultime de toute activité, elles sont, par nature, conservatrices. En effet, tout état auquel un être est un jour parvenu tend à se réinstaurer dès qu'il a été abandonné. On peut ainsi distinguer une multitude de pulsions et c'est d'ailleurs ce que l'on fait généralement. Il importe de savoir si ces nombreuses pulsions ne pourraient pas se ramener à quelques pulsions fondamentales. Nous avons appris que les pulsions peuvent changer de but (par déplacement) et aussi qu'elles sont capables de se substituer les unes aux autres, l'énergie de l'une pouvant se transférer à une autre. Ce dernier phénomène reste encore imparfaitement expliqué. Après de longues hésitations, de longues tergiversations, nous avons résolu de n'admettre l'existence que de deux instincts fondamentaux : Éros et instinct de destruction (les instincts, opposés l'un à l'autre, de conservation de soi et de conservation de l'espèce, ainsi que ceux, également contraires, d'amour de soi et d'amour objectal, entrent encore dans le cadre de l'Éros). Le but de l'Éros est d'établir des unités toujours plus grandes afin de les conserver : en un mot, un but de liaison. Le but de l'autre instinct, au contraire, est de briser tous les rapports, donc de détruire toute chose. Il nous est permis de penser de l'instinct de destruction que son but final est de ramener ce qui vit à l'état inorganique et c'est pourquoi nous l'appelons instinct de mort. Si nous admettons que l'être vivant n'est apparu qu'après la matière inanimée et qu'il en est issu, nous devons en conclure que l'instinct de mort se conforme à la formule donnée plus haut et suivant laquelle tout, instinct tend à restaurer un état antérieur. Pour l'Éros, l'instinct d'amour, nous n'émettons pas la même formule, ce qui équivaudrait à postuler que la substance vivante, ayant d'abord constitué une unité, s'est plus tard morcelée et tend à se réunir à nouveau2
Certains poètes ont imaginé de semblables fables, mais rien, dans l'histoire de la matière vivante, ne confirme leurs imaginations..
Dans les fonctions biologiques, les deux instincts fondamentaux sont antagonistes ou combinés. C'est ainsi que l'action de manger implique la destruction d'un objet, suivie d'une assimilation de ce dernier. Quant à l'acte sexuel, c'est une agression qui tend à réaliser l'union la plus étroite. Cet accord et cet antagonisme des deux instincts fondamentaux confèrent justement aux phénomènes de la vie toute la diversité qui lui est propre. Par-delà le domaine de la vie organique, l'analogie de nos deux instincts fondamentaux aboutit à la paire contrastée : l'attraction et la répulsion, qui domine dans le monde inorganique3
Le philosophe Empédocle d'Agrigente avait déjà adopté cette façon de considérer les forces fondamentales ou instincts, opinion contre laquelle tant d'analystes s'insurgent encore. .
Toute modification affectant la proportion des instincts fusionnés a les retentissements les plus évidents. Un excédent d'agressivité sexuelle fait d'un amoureux un meurtrier sadique, une diminution notable de cette même agressivité le rend timide ou impuissant.
Il ne saurait être question de confiner chacun des deux instincts fondamentaux dans une quelconque des régions du psychisme, car on les rencontre nécessairement partout. Voici comment nous nous représentons l'état initial : toute l'énergie disponible de l'Éros, que nous appellerons désormais libido, se trouve dans le moi-ça encore indifférencié et sert à neutraliser les tendances destructrices qui y sont également présentes (pour désigner l'énergie des instincts de destruction nous ne disposons encore d'aucun terme analogue à celui de « libido »). Ensuite, il devient relativement facile d'observer les vicissitudes ultérieures de la libido. En ce qui concerne l'instinct de destruction, cette observation est plus malaisée.
Aussi longtemps que cet instinct agit intérieurement en tant qu'instinct de mort, il reste muet et ne se manifeste à nous qu'au moment où, en tant qu'instinct de destruction, il se tourne vers l'extérieur. Cette diversion semble indispensable à la conservation de l'individu et c'est le système musculaire qui s'y emploie. À l'époque où s'instaure le surmoi, des accumulations considérables de l'instinct d'agression se trouvent fixées à l'intérieur du moi et y agissent à la façon d'auto-destructeur. C'est là l'un des dangers qui menacent la salubrité du psychisme et auxquels l'homme s'expose quand il s'engage dans la voie de la civilisation. Refréner son agressivité, en effet, est en général malsain et pathogène. On observe souvent la transformation d'une agressivité entravée en autodestruction chez un sujet qui retourne son agression contre lui-même, par exemple en s'arrachant les cheveux dans un accès de colère ou en se labourant la figure avec ses poings. Cet individu aurait certainement préféré infliger ce traitement à autrui. Une fraction d'auto-destruction demeure en tous les cas à l'intérieur de l'individu jusqu'au moment où elle réussit enfin à le tuer, pas avant, peut-être, que sa libido soit entièrement épuisée ou désavantageusement fixée. Il nous est ainsi permis de supposer que l'individu meurt de ses conflits internes, tandis que l'espèce, au contraire, succombe après une lutte malheureuse contre le monde extérieur, lorsque ce dernier se modifie de telle façon que les adaptations acquises ne suffisent plus.
Il est difficile de décrire le comportement de la libido dans le ça et dans le surmoi. Tout ce que nous savons concerne le moi où s'accumule, dès le début, toute la part disponible de libido. C'est à cet état de choses que nous donnons le nom de narcissisme primaire absolu. Il persiste jusqu'au moment où le moi commence à investir libidinalement ses représentations objectales, à transformer en libido objectale la libido narcissique. Durant toute la vie, le moi demeure le grand réservoir d'où les investissements libidinaux partent vers les objets et où aussi ils sont ramenés, à la manière d'une masse protoplasmique qui pousse ou retire ses pseudopodes. C'est seulement dans la plénitude des états amoureux que la majeure partie de la libido se trouve transférée à l'objet et que ce dernier prend, dans une certaine mesure, la place du moi. Un autre caractère important de la libido, c'est sa mobilité, c'est-à-dire l'aisance avec laquelle elle passe d'un objet à un autre. Au contraire, on dit qu'il y a fixation de la libido quand elle s'attache, parfois pour toute la vie, à certains objets particuliers.
Il est indéniable que la libido a des sources somatiques, qu'elle se répand dans le moi à partir de divers organes et endroits du corps. C'est ce qui apparaît le plus nettement en cet élément de la libido que, d'après son but pulsionnel, on appelle excitation sexuelle. On donne le nom de zones érogènes aux parties du corps d'où part principalement cette libido, mais, à dire vrai, le corps tout entier constitue une zone érogène. Ce qui nous a surtout permis de connaître l'Éros et, partant, son représentant : la Libido, c'est l'étude de la fonction sexuelle qui, pour le public sinon dans nos théories scientifiques, se confond avec l'Éros. Nous avons pu nous rendre compte de la manière dont la tendance sexuelle, qui joue un tel rôle dans notre vie, se développe peu à peu à partir de plusieurs pulsions partielles qui représentent certaines zones érogènes particulières.
Chapitre III. Le développement de la fonction sexuelle
Suivant l'opinion la plus généralement répandue, la sexualité humaine tend essentiellement à mettre en contact les organes génitaux de deux individus de sexe différent. Les baisers, le fait de regarder, de toucher, le corps du partenaire, sont considérés comme des manifestations accessoires, des actes préliminaires. La tendance sexuelle est censée apparaître à la puberté, c'est-à-dire à l'époque de la maturité sexuelle et être au service de la reproduction. Toutefois certains faits, bien connus, n'entrent pas dans le cadre étroit d'une telle conception :
1° Chose étrange, certaines personnes n'éprouvent d'attirance que pour des individus du même sexe qu'elles et pour les organes génitaux de ceux-ci.
2° Fait également étrange, le plaisir ressenti par certains individus tout en conservant un caractère totalement sexuel n'émane pas des zones génitales ou bien en néglige l'utilisation normale. Ces gens sont appelés des pervers.
3° Enfin il est évident que certains enfants, considérés à cause de cela comme des dégénérés, s'intéressent très tôt à leurs organes génitaux, où l'on observe des indices d'excitation.
On s'imagine le tapage que suscita la découverte de ces trois faits méconnus. La psychanalyse, en les mettant en relief, allait contredire les idées populaires, d'où une violente opposition. Voici les principaux résultats obtenus :
a) La vie sexuelle ne commence pas à la puberté, mais se manifeste clairement très tôt après la naissance.
b) Il convient de bien différencier les concepts de sexuel et de génital. Le mot sexuel a un sens bien plus étendu et embrasse nombre d'activités sans rapports avec les organes génitaux.
c) La vie sexuelle comprend la fonction qui permet d'obtenir du plaisir à partir de diverses zones du corps ; cette fonction doit ultérieurement être mise au service de la reproduction. Toutefois les deux fonctions ne coïncident pas toujours totalement.
La première assertion, la plus inattendue de toutes, est aussi celle qui mérite de susciter le plus grand intérêt. Si l'on a dénié à certaines activités corporelles d'enfants très jeunes le qualificatif de sexuelles, ce ne peut être que par l'effet d'un vieux préjugé. Ces activités sont liées à des phénomènes psychiques que nous retrouvons, plus tard, dans la vie amoureuse des adultes comme, par exemple, la fixation à un objet particulier, la jalousie, etc. On constate également que ces phénomènes de la prime enfance évoluent suivant certaines règles, s'intensifient de façon constante jusque vers la fin de la 5ème année, époque où ils culminent pour ensuite cesser pendant un certain temps. À ce moment, l'évolution s'arrête et il y a oubli et rétrogradation de bien des choses. Après cette période dite de latence, la sexualité réapparaît à la puberté, nous pourrions dire qu'elle refleurit. Nous nous trouvons donc en présence d'une instauration diphasée de la vie sexuelle, phénomène qui n'est observable que chez l'homme et dont le rôle dans le devenir de ce dernier doit être considérable4
On a émis l'hypothèse que l'homme descendait d'un mammifère dont la maturité sexuelle se produisait à l'âge de 5 ans. Quelque grand événement extérieur aurait troublé l'évolution en droite ligne de l'espèce et interrompu le développement de la sexualité. D'autres différences entre la vie sexuelle des animaux et celle de l'homme auraient la même origine, par exemple la suppression de l'influence saisonnière sur la libido et l'utilisation du rôle de la menstruation dans les rapports sexuels.. Les événements de cette période précoce de la sexualité sont tous, à de rares exceptions près, soumis à l'amnésie infantile, ce qui ne doit pas nous laisser indifférents. C'est en effet la constatation de cette amnésie qui nous a permis de nous faire une idée de l'étiologie des névroses et d'établir notre technique de traitement analytique. Par ailleurs, l'étude des processus évolutifs au cours de l'enfance nous a aussi apporté des preuves à l'appui d'autres conclusions.
Le premier organe qui se manifeste en tant que zone érogène et qui pose une revendication libidinale au psychisme, est, dès la naissance, la bouche. Toute l'activité psychique se concentre d'abord sur la satisfaction des besoins de cette zone. C'est évidemment, en premier lieu, le besoin de conservation qui satisfait l'alimentation. toutefois gardons-nous de confondre physiologie et psychologie. Très tôt, l'enfant, en suçotant obstinément, montre qu'il éprouve, ce faisant, une satisfaction. Cette dernière, bien que tirant son origine de l'alimentation, en reste cependant indépendante. Puisque le besoin de suçoter tend à engendrer du plaisir, il peut et doit être qualifié de sexuel.
Dès cette phase orale et l'apparition des premières dents, certaines pulsions sadiques surgissent isolément. Elles sont bien plus marquées dans la deuxième phase, celle que nous appelons sadique-anale parce qu'alors la satisfaction est recherchée dans l'agression et dans la fonction excrémentielle. Si nous nous arrogeons le droit d'inclure les tendances agressives dans la libido, c'est parce que nous pensons que le sadisme est une combinaison de pulsions purement libidinales avec des tendances purement destructives, combinaison qui dès lors persistera à jamais5
Il faut se demander si la satisfaction de réactions pulsionnelles purement destructives peut provoquer du plaisir, s'il y a destruction sans éléments libidinaux. La satisfaction des résidus de l'instinct de mort restés dans le moi ne semble pas produire de plaisir bien que le masochisme représente une combinaison tout à fait analogue au sadisme..
La troisième phase que nous qualifions de phallique prélude à l'état final de la vie et ressemble déjà beaucoup à celui-ci. Notons que seuls les organes génitaux mâles (le phallus) jouent alors un rôle. Les organes génitaux féminins restent longtemps encore ignorés ; l'enfant lorsqu'il cherche à comprendre les phénomènes sexuels adopte la vénérable théorie du cloaque qui, au point de vue génétique, trouve sa justification6
On a fréquemment prétendu que les excitations vaginales pouvaient survenir de très bonne heure. Il ne s'agit vraisemblablement en ce cas que d'excitations clitoridiennes, c'est-à-dire d'excitations d'un organe analogue au pénis, ce qui ne nous enlève pas le droit de qualifier cette phase de phallique..
C'est avec et pendant la phase phallique que la sexualité infantile atteint son point culminant et se rapproche de son déclin. Garçon et fille vont dès lors connaître un destin différent. Tous deux ont commencé par mettre leur activité intellectuelle au service de l'investigation sexuelle, tous deux ont adopté l'hypothèse de l'universalité du pénis. Mais maintenant les voies suivies par les deux sexes vont diverger. Le petit garçon entre dans la phase œdipienne et se met à manipuler son pénis tout en se livrant à des fantasmes relatifs à une quelconque activité sexuelle à l'égard de sa mère. Puis, sous l'effet de deux chocs simultanés : la menace de castration et la constatation du manque de pénis de la femme, le petit garçon subit le plus grand traumatisme de sa vie auquel succède, par suite, avec toutes ses conséquences, la période de latence. La petite fille, après de vaines tentatives pour imiter le garçon, s'aperçoit de son manque de phallus ou plutôt de l'infériorité de son clitoris, ce qui a sur la formation de son caractère des retentissements durables ; cette première déception dans la rivalité la fait souvent se détourner tout à fait de la vie sexuelle.
Il serait faux de croire ces trois phases bien délimitées car elles peuvent se poursuivre parallèlement, se chevaucher ou coïncider. Dans les phases précoces, les diverses pulsions partielles agissent indépendamment en vue d'un gain en plaisir. C'est au cours de la phase phallique que les autres tendances vont subir la primauté des organes génitaux et que la recherche générale du plaisir s'intégrera dans la fonction sexuelle. L'organisation ne se parachève qu'à la puberté, dans une quatrième phase : la phase génitale. Voici comment se passent alors les choses : 1° Maints investissements anciens de la libido persistent ; 2° D'autres s'intègrent dans la fonction sexuelle pour constituer les actes auxiliaires ou préparatoires dont la satisfaction produit ce qu'on appelle le plaisir préliminaire ; 3° D'autres tendances se trouvent éliminées, soit par répression totale (refoulement), soit par modification de leur rôle dans le moi. Elles forment certains traits de caractère ou subissent une sublimation avec déplacements de but.
Ce processus ne se réalise pas toujours sans dommages et les inhibitions qui gênent son cours se manifestent sous la forme des multiples troubles de la vie sexuelle. La libido demeure alors fixée aux états qui caractérisent les phases plus précoces du développement et l'on voit se produire les déviations du but normal qu'on appelle perversions. L'homosexualité manifeste offre un exemple de ces troubles de l'évolution. L'analyse montre qu'il existe partout et toujours un lien objectal homosexuel, seulement, dans la plupart des cas, cette homosexualité demeure latente. Les processus qui aboutissent à l'instauration d'un état normal ne sont jamais totalement réalisés ni totalement absents. Ils n'ont en général qu'un caractère partiel, de sorte que l'issue dépend de rapports quantitatifs. On voit combien cet état de choses est complexe. Ainsi l'organisation génitale s'établit bien mais se voit privée de toutes les fractions de la libido qui n'y ont pas subi d'évolution et demeurent fixées aux objets et aux buts prégénitaux. Cet affaiblissement se traduit, dans les cas d'insatisfaction génitale ou de difficultés réelles, par une tendance de la libido à revenir aux investissements anciens prégénitaux, c'est-à-dire à régresser.
En étudiant les fonctions sexuelles, une première et préalable conviction ou plus exactement un premier soupçon s'est imposé à notre esprit à propos de deux points dont l'importance, dans tout ce domaine, apparaît considérable. Premièrement, les phénomènes normaux ou anormaux observés (ce qui constitue la phénoménologie), exigent d'être décrits aux points de vue dynamique et économique (dans le cas qui nous occupe nous devons chercher à connaître la répartition quantitative de la libido). Ensuite, l'étiologie des troubles que nous étudions se découvre dans l'histoire du développement de l'individu, c'est-à-dire dans l'enfance de celui-ci.
Chapitre IV. Les qualités psychiques
Nous venons de décrire la structure de l'appareil psychique, les énergies ou les forces qui agissent en lui. En utilisant un exemple frappant, nous avons vu comment ces énergies et principalement la libido s'organisent en une fonction physiologique qui a pour but la conservation de l'espèce. Toutefois, rien de tout cela n'avait un caractère spécifiquement psychique, sauf naturellement un fait d'expérience : l'appareil et les énergies en question sont à la base même des fonctions dites psychiques. Mais alors examinons maintenant ce qui ne caractérise vraiment, suivant une opinion très répandue, que le phénomène psychique, ce qui en fait quelque chose d'unique.
Le point de départ de notre étude nous est fourni par un fait sans équivalent qui ne se peut ni expliquer ni décrire : la conscience. Cependant lorsqu'on parle de conscience, chacun sait immédiatement, par expérience, de quoi il s'agit7
Une tendance extrémiste, telle, par exemple, celle du behaviourisme née en Amérique, pense pouvoir établir une psychologie qui ne tienne pas compte de ce fait fondamental !. Bien des gens, appartenant ou non aux milieux scientifiques, se contentent de croire que le conscient constitue à lui seul tout le psychisme et, dans ce cas, la psychologie n'a plus d'autre tâche qu'à distinguer, au sein de la phénoménologie psychique, les perceptions, les sentiments, les processus intellectuels et les actes volontaires. Et pourtant tout le monde s'accorde à penser que les processus conscients ne forment pas une chaîne continue et parfaite, de sorte qu'il faudrait bien admettre l'existence de processus physiques ou somatiques accompagnant les phénomènes psychiques, et plus complets que les séries de ces derniers, puisque certains comportent des processus conscients parallèles et d'autres non. Il semble ainsi naturel d'insister en psychologie sur ces processus somatiques, de voir en eux ce qui est proprement psychique et d'essayer de juger autrement les processus conscients. La plupart des philosophes et bien d'autres avec eux s'insurgent contre cette idée et déclarent que postuler l'existence d'un psychisme inconscient est une absurdité.
Et c'est pourtant là ce que doit faire la psychanalyse et c'est cela qui constitue sa seconde hypothèse fondamentale. Elle soutient que les processus concomitants d'ordre soi-disant somatique constituent justement le psychisme et ne se préoccupe pas tout d'abord de la qualité de conscience. Elle n'est d'ailleurs pas seule à émettre cette opinion. Certains penseurs, Th. Lipps, par exemple, ont soutenu le même point de vue dans les mêmes termes et la conception généralement admise de ce qui est psychique ne satisfaisant pas l'esprit, il s'ensuivit que l'idée d'un inconscient s'imposa toujours davantage à la psychologie, mais de façon si imprécise et si vague qu'elle ne put influencer la science8
Dans les papiers posthumes de l'auteur se trouve une autre version datant d'octobre 1938 dont nous reproduisons ici certains passages : « ... Et voici, chose étrange, que tous ou presque tous s'accordent à trouver à tout ce qui est psychique un caractère commun, un caractère qui traduit son essence même. C'est le caractère unique, indescriptible et qui n'a d'ailleurs pas besoin d'être décrit, de la conscience (Bewusstheit). Tout ce qui est conscient est psychique et, inversement, tout ce qui est psychique est conscient. Comment nier une pareille évidence ! Toutefois reconnaissons que cette manière de voir n'a guère éclairé l'essence du psychisme car l'investigation scientifique, ici, se trouve devant un mur. Elle ne découvre aucune voie qui puisse la mener au-delà. Par ailleurs, en identifiant psychisme et conscient, on arrive, conséquence désagréable, à détacher de l'ensemble des phénomènes universels les processus psychiques, ce qui fait de ceux-ci quelque chose de tout à fait à part. L'idée était inacceptable. Comment méconnaître, en effet, que les phénomènes psychiques dépendent à un haut degré des phénomènes somatiques et qu'inversement, ils agissent aussi très fortement sur eux ? Si jamais l'esprit humain se trouva dans une impasse, ce fut bien à cette occasion. Pour trouver un détour, les philosophes furent contraints d'admettre au moins l'existence de processus organiques parallèles aux processus psychiques et dépendant de ceux-ci d'une façon difficilement explicable. Ces processus permettent les échanges entre « l'âme et le corps » et insèrent à nouveau le phénomène psychique dans l'ensemble de la vie. Mais cette explication n'est guère satisfaisante.
« La psychanalyse sortit de ces difficultés en niant énergiquement l'assimilation du psychique au conscient. Non, la conscience ne constitue pas l'essence du psychisme, elle n'en est qu'une qualité et une qualité inconstante, bien plus souvent absente que présente. L'élément psychique en soi, quelle que soit, par ailleurs, sa nature, demeure inconscient et est probablement semblable à tous les autres phénomènes naturels que nous connaissons...« À notre avis, la question des rapports de la conscience avec le psychisme est maintenant résolue : la conscience n'est qu'une qualité (qu'une propriété), inconstante d'ailleurs, du psychisme. Mais il nous reste encore à réfuter une objection : malgré les faits dont nous venons de parler, certains prétendent qu'il ne convient pas de renoncer à l'idée de l'identité entre psychique et conscient car les processus psychiques dits inconscients ne seraient que des processus organiques parallèles aux processus psychiques et admis depuis longtemps. De ce fait le problème que nous voulons résoudre ne porterait plus que sur une vaine question de définition. Répondons qu'il serait déraisonnable et inopportun de détruire l'unicité de la vie psychique au seul profit d'une définition, alors que nous constatons que la conscience ne nous livre que des séries de manifestations incomplètes, pleines de lacunes. Est-ce seulement par l'effet du hasard que l'on n'est parvenu à donner du psychisme une théorie d'ensemble cohérente qu'après en avoir modifié la définition ?
« Gardons-nous d'ailleurs de croire que c'est la psychanalyse qui a innové cette théorie du psychisme. Un philosophe allemand, Theodor Lipps, a soutenu avec force l'idée que l'inconscience caractérisait le phénomène psychique. Le concept de l'inconscient frappait depuis longtemps aux portes de la psychologie et la philosophie comme la littérature flirtaient avec lui, mais la science ne savait comment l'utiliser. La psychanalyse a fait sienne cette idée, l'a sérieusement considérée et l'a emplie d'un nouveau contenu. Les recherches psychanalytiques ont retrouvé certains caractères jusque-là insoupçonnés du psychisme inconscient et découvert quelques-unes des lois qui le régissent. Nous ne voulons pas dire par là que la qualité de conscience ait perdu de sa valeur à nos yeux. Elle reste la seule lumière qui brille pour nous et nous guide dans les ténèbres de la vie psychique. Par suite de la nature particulière de notre connaissance, notre tâche scientifique dans le domaine de la psychologie consistera à traduire les processus inconscients en processus conscients pour combler ainsi les lacunes de notre perception consciente. ».
Peut-être serait-on tenté de ne voir dans ce désaccord entre la psychanalyse et la philosophie qu'une simple question de définition : à quelle série de phénomènes faut-il réserver le qualificatif de « psychiques » ? De fait cette question a pris la plus grande importance. Tandis que la psychologie du conscient ne pouvait jamais sortir de ces séries lacunaires et qui dépendaient évidemment d'autre chose, le concept d'après lequel l'élément psychique est en soi inconscient a permis de faire de la psychologie une branche, semblable à toutes les autres, des sciences naturelles. Les phénomènes étudiés par la psychologie sont en eux-mêmes aussi inconnaissables que ceux des autres sciences, de la chimie ou de la physique, par exemple, mais il est possible d'établir les lois qui les régissent et d'en observer sur une grande échelle et sans lacunes les relations réciproques et les interdépendances. C'est là ce qu'on appelle acquérir la « compréhension » de cette catégorie de phénomènes naturels ; il y faut une création d'hypothèses et de concepts nouveaux ; toutefois ces derniers ne doivent pas être considérés comme des preuves de l'embarras où nous nous trouverions plongés mais comme un enrichissement de nos connaissances. Il convient de les regarder sous le même angle que les hypothèses de travail habituellement utilisées dans d'autres sciences naturelles et de leur attribuer la même valeur approximative. C'est d'expériences accumulées et sélectionnées que ces hypothèses attendent leurs modifications et leurs justifications ainsi qu'une détermination plus précise. Comment être surpris si les concepts fondamentaux de la nouvelle science (pulsion, énergie nerveuse, etc.) et ses principes mêmes restent aussi longtemps indéterminés que ceux des sciences plus anciennes (force, masse, attraction, etc.) ?
Toute science repose sur des observations et des expériences que nous transmet notre appareil psychique, mais comme c'est justement cet appareil que nous étudions, l'analogie cesse ici. Nos observations se pratiquent à l'aide du même appareil de perception et nous nous servons précisément des solutions de continuité dans les séries de processus psychiques. Nous comblons, en effet, les vides par des déductions plausibles et le traduisons en matériel conscient. En agissant de la sorte nous ajoutons, pour ainsi dire, aux phénomènes psychiques inconscients, une série complémentaire de faits conscients. La certitude relative de notre science du psychisme repose sur la puissance convaincante de nos déductions. Quiconque cherche à approfondir cette question doit trouver que notre technique tient bon devant toute critique.
Au cours de notre travail, notre attention se trouve attirée vers certaines distinctions qui constituent ce que nous appelons les qualités psychiques. Il n'est pas besoin d'expliquer ici ce que nous appelons le conscient et qui est le conscient même des philosophes et celui du grand public. Tout le reste du psychisme est, d'après nous, l'inconscient. Nous sommes bientôt amenés à faire dans cet inconscient une importante discrimination. Maints processus, en effet, deviennent facilement conscients, puis cessent de l'être pour ensuite le redevenir sans difficulté. Ils peuvent, comme on dit, revenir à la mémoire, être reproduits. N'oublions pas que l'état de conscience est des plus fugitifs, ce qui est conscient ne le demeure qu'un instant. Si nos perceptions ne confirment pas ce fait, il n'y faut voir qu'une contradiction apparente due au fait que les excitations peuvent persister un certain temps de telle sorte que la perception s'en peut répéter. Cet état de choses s'éclaire quand nous examinons la perception consciente de nos processus cogitatifs. Ceux-ci, tout en étant susceptibles de durer peuvent, tout aussi bien, cesser en un instant. De cette partie d'inconscient, qui tantôt reste inconsciente, tantôt devient consciente, nous dirons qu'elle est « capable de devenir consciente » et nous lui donnerons de préférence le nom de préconscient. L'expérience montre qu'il n'y a guère de processus psychique, si complexe soit-il, qui ne puisse à l'occasion rester préconscient, bien qu'en général il cherche à s'introduire, comme nous disons, dans le conscient.
D'autres processus ou contenus psychiques accèdent plus difficilement à la conscience, mais doivent être déduits, découverts et trouver leur traduction consciente. C'est à eux que nous avons réservé le nom d'inconscient proprement dit. Nous attribuons donc aux processus psychiques trois qualités : ils peuvent être soit conscients, soit préconscients, soit inconscients La distinction qu'on peut établir entre les trois classes de contenus auxquelles appartiennent ces qualités n'est ni absolue, ni permanente. Ce qui est préconscient peut, comme nous l'avons vu, devenir conscient, sans que nous y soyons pour rien. Grâce à nos efforts, l'inconscient peut être rendu conscient et, dans ce cas, nous avons souvent l'impression de devoir surmonter de très fortes résistances. Lorsque c'est sur autrui que nous faisons cette tentative, nous devons nous rappeler qu'il ne suffit pas de combler les lacunes de ses perceptions et qu'en lui offrant une reconstitution nous ne réussissons pas forcément à rendre conscients les matériaux inconscients en jeu. Ce contenu, en effet, se trouve doublement fixé dans son psychisme, d'abord dans la reconstruction consciente qu'il s'est vu offrir et ensuite sous la forme primitive inconsciente. Par des efforts soutenus, nous parvenons généralement à transformer le contenu inconscient en contenu conscient, après quoi les deux fixations finissent par coïncider. L'intensité de nos efforts nous permet de mesurer la résistance qui s'oppose à la prise de conscience et varie dans chaque cas. Le résultat difficilement acquis au cours d'un traitement analytique peut également se produire spontanément, tel contenu généralement inconscient se mue parfois en contenu préconscient puis peut devenir conscient, ce qui, dans les états psychotiques se produit sur une vaste échelle. Nous en déduisons que le maintien de certaines résistances internes est l'une des conditions de l'état normal. En règle générale, la levée des résistances et le retour du contenu inconscient qui en résulte s'effectuent régulièrement dans le sommeil, rendant ainsi possible la production des rêves. Inversement, il arrive qu'un contenu préconscient reste un temps inaccessible, certaines résistances s'opposant, comme c'est le cas dans l'oubli momentané, à ce qu'il devienne conscient ; une pensée préconsciente peut aussi revenir provisoirement à l'état inconscient, ce qui semble être la condition du mot d'esprit. Nous verrons que cette sorte de retour à l'état inconscient de contenus (ou de processus) préconscients joue un rôle important dans la genèse des troubles névrotiques.
Ainsi présentée sous une forme généralisée et simplifiée, la théorie des trois qualités du psychisme semble plutôt devoir embrouiller considérablement qu'éclairer les choses. N'oublions pas cependant qu'il ne s'agit pas d'une théorie proprement dite mais d'un premier compte rendu de faits observés, qui cherche non pas à expliquer ces faits mais à les serrer d'aussi près que possible. Les complexités ainsi révélées mettent en relief toutes les difficultés auxquelles se heurtent nos recherches. Tout nous porte à croire cependant que la connaissance des rapports qui s'établissent entre les qualités du psychisme et les provinces ou instances de l'appareil psychique dont nous postulons l'existence nous permettra de mieux comprendre les choses, encore que ces rapports soient loin d'être simples.
La prise de conscience dépend avant tout des perceptions reçues de l'extérieur par nos organes sensoriels. Au point de vue topographique, ce phénomène se passe donc dans la couche corticale la plus externe du moi. Certes, certains renseignements conscients nous viennent aussi de l'intérieur du corps, les sentiments, qui exercent même sur notre vie psychique une influence bien plus impérieuse que les perceptions externes. Enfin, en diverses circonstances, les organes sensoriels fournissent, en plus de leurs perceptions spécifiques, des sentiments, des sensations douloureuses. Ces impressions, comme nous les appelons pour les distinguer des perceptions conscientes, émanent aussi de nos organes terminaux. Or, nous considérons ces derniers comme les prolongements des ramifications de la couche corticale, ce qui nous permet de maintenir le point de vue exposé plus haut II suffit de dire que, pour les organes terminaux, récepteurs des sensations et des sentiments, c'est le corps lui-même qui remplace le monde extérieur.
Comme tout paraîtrait simple si l'on pouvait situer les processus conscients à la périphérie du moi et tout le reste inconscient dans le moi ! Peut-être les choses se présentent-elles ainsi chez les animaux ; chez l'homme, elles se compliquent du fait que des processus internes dans le moi peuvent aussi devenir conscients. C'est le langage qui permet d'établir un contact étroit entre les contenus du moi et les restes mnémoniques des perceptions visuelle et surtout auditives. Dès lors la périphérie perceptrice de la couche corticale peut être excitée, à partir de l'intérieur, sur une bien plus grande échelle ; certains processus internes, tels que des courants de représentations et des processus cogitatif, peuvent devenir conscients et un dispositif spécial, chargé de distinguer entre les deux possibilités, s'établit. C'est à lui qu'incombe ce qu'on appelle épreuve de réalité. L'équation perception-réalité (monde extérieur) est périmée. Les erreurs qui, désormais, se produisent facilement, et qui ne manquent jamais de se produire dans le rêve, s'appellent hallucinations.
L'intérieur du moi, qui comprend avant tout les processus cogitatifs, possède la qualité de préconscience. Cette dernière caractérise le moi et lui revient exclusivement. Il ne serait pourtant pas juste de poser le lien avec les traces mnémoniques de la parole comme condition de l'état préconscient, celui-ci est bien plutôt indépendant d'une telle condition, bien que le fait qu'un processus soit conditionné par la parole permette de conclure à coup sûr que ce processus est de nature préconsciente. L'état préconscient, caractérisé d'un côté par son accession à la conscience, d'un autre côté par sa liaison avec les traces verbales, est bien quelque chose de particulier, dont la nature n'est pas épuisée par ces deux caractères. Ce qui le prouve, c'est que de grands fragments du moi et surtout du surmoi, auquel on ne saurait contester un caractère de préconscience, restent en général inconscients, phénoménologiquement parlant. Nous ignorons pour quelle raison il en est ainsi et nous nous efforcerons plus tard d'aborder le problème de la véritable nature du préconscient.
L'inconscient est la seule qualité dominant à l'intérieur du ça. Le ça et l'inconscient sont aussi étroitement liés que le moi et le préconscient et le lien est même encore plus exclusif. Un coup d'œil rétrospectif sur l'histoire d'un individu et de son appareil psychique permet d'établir dans le ça une importante distinction. À l'origine, tout était çà. Le moi s'est développé à partir du ça sous l'influence persistante du monde extérieur. Durant ce lent développement, certains contenus du ça passèrent à l'état préconscient, s'intégrant ainsi dans le moi. D'autres demeurèrent inchangés dans le ça en en constituant le noyau difficile d'accès. Mais durant ce développement, le moi jeune et faible a repoussé dans l'inconscient et supprimé certains contenus qu'il avait déjà intégrés et s'est comporté de la même façon à l'égard de nombre d'impressions nouvelles qu'il aurait pu recueillir, de sorte que ces dernières, rejetées, n'ont pu laisser de traces que dans le ça. C'est à cette partie du ça que nous donnons, du fait de son origine, le nom de refoulé. Nous ne sommes pas toujours en mesure de délimiter nettement les deux catégories dans ce contenu du ça, ce qui d'ailleurs importe peu. Contentons-nous de dire que le ça comporte des contenus innés et des faits acquis au cours de l'évolution du moi.
Ainsi nous admettons une division topographique de l'appareil psychique en moi et en ça, division à laquelle correspondent les qualités de conscient et d'inconscient. Nous pensons aussi que ces qualités ne sont qu'un indice et non l'essentiel de la différence. Quelle est donc alors la nature véritable de l'état qui se traduit dans le ça par sa qualité d'inconscient et dans le moi par sa qualité de préconscient et en quoi consiste cette distinction ?
Nous avouons n'en rien savoir et les profondes ténèbres de notre ignorance sont à peine éclairées par une faible lueur. C'est ici que nous approchons de l'énigme véritable, non encore résolue, que présentent les phénomènes psychiques. D'après les données d'autres sciences naturelles, nous admettons qu'une certaine énergie entre en jeu dans la vie psychique, mais toutes les indications qui nous permettraient de comparer cette énergie à d'autres font défaut. Il semble que l'énergie nerveuse ou psychique existe sous deux formes, l'une facilement mobile et l'autre, au contraire, liée. Nous parlons d'investissements et de surinvestissements des contenus psychiques et nous allons même jusqu'à supposer que tout « surinvestissement » détermine une sorte de synthèse de divers processus au cours de laquelle l'énergie libre se transforme en énergie liée. Notre savoir s'arrête là, mais nous soutenons fermement que la différence entre l'état inconscient et l'état préconscient tient, lui aussi, à de semblables relations dynamiques, ce qui expliquerait pourquoi, spontanément ou grâce à nos efforts, un état peut se muer en l'autre.
En dépit de toutes ces incertitudes la science analytique a établi un fait nouveau. Elle a montré que les processus qui se jouent dans l'inconscient ou le ça obéissent à d'autres lois que ceux qui se déroulent dans le moi préconscient. Nous appelons l'ensemble de ces lois processus primaire, par opposition au processus secondaire qui régit les phénomènes du préconscient, du moi. Ainsi l'étude des qualités psychiques n'aura finalement pas été tout à fait infructueuse.
Chapitre V. À propos de l'interprétation du rêve
Une étude des états normaux, stables, dans lesquels les frontières du moi sont bien assurées, contre le ça, par des résistances (contre-investissements) et demeurent immuables et où le surmoi ne saurait être différencié du moi parce que tous deux s'accordent harmonieusement, cette étude, dis-je, ne nous apprendrait pas grand-chose. Seuls peuvent nous faire avancer les états de conflit et de rébellion qui se produisent quand le contenu du ça inconscient a quelque chance de pénétrer dans le moi et jusqu'au conscient et où le moi cherche à se prémunir contre cette intrusion. C'est en pareil cas seulement que nous pouvons faire les observations qui confirment ou rectifient nos vues sur les deux partenaires. Or, cette possibilité nous est justement offerte par le sommeil nocturne et l'activité psychique qui s'y manifeste sous la forme de rêves est notre meilleur objet d'études. En outre, lorsque nous étudions le rêve, nous n'encourons pas le reproche que l'on nous adresse si souvent, de n'étudier que la vie psychique normale que d'après les données fournies par les cas pathologiques. En effet, le rêve, si différentes que soient ses productions de celles de l'état de veille, est, dans la vie mentale des êtres normaux, un phénomène banal. Chacun sait que le rêve peut être confus, inintelligible, voire absurde, que ses contenus vont, parfois, à l'encontre de toute notre notion de la réalité et que nous nous y comportons comme des malades mentaux, du fait même que, tant que nous rêvons, nous attribuons aux contenus du rêve une réalité objective.
Nous arrivons à comprendre (à interpréter) le rêve, en admettant que les souvenirs qu'il nous laisse après notre réveil ne révèlent pas son processus véritable mais seulement une façade derrière laquelle se dissimule le fait réel. Nous distinguons ainsi dans le rêve un contenu manifeste et des pensées latentes. Le processus grâce auquel ces dernières se transforment en contenu manifeste s'appelle élaboration du rêve. L'étude de cette élaboration nous offre un excellent exemple de la façon dont le matériel inconscient du ça, originel et refoulé, s'impose au moi, devient préconscient, puis, par suite de la révolte du moi, subit les modifications que nous avons appelées déformation du rêve. Il n'existe aucun caractère du rêve qui ne se puisse expliquer de cette façon.
Il convient de noter tout d'abord que la formation d'un rêve est provoquée de deux façons différentes. Ou bien un émoi instinctuel (un désir inconscient), en général réprimé, trouve, pendant le sommeil, assez de force pour s'imposer au moi ou bien une tendance, chassée à l'état de veille, une série de pensées préconscientes avec tous les conflits qu'elle traîne à sa suite, subissent, pendant le sommeil, un certain renforcement, du fait d'un élément inconscient. Ainsi, certains rêves émanent du ça et d'autres du moi. Le mécanisme de leur formation est identique dans les deux cas, de même que la condition dynamique indispensable. En interrompant provisoirement ses fonctions et en permettant le retour à un état antérieur, le moi montre qu'il tire vraiment son origine du ça. Tout cela se produit régulièrement du fait que le moi rompt ses attaches avec le monde extérieur et retire des organes sensoriels ses investissements. Nous sommes donc en droit de soutenir qu'un instinct, qui pousse l'être à revenir à la vie intra-utérine, se crée à la naissance, un instinct de sommeil. Le sommeil, en effet, est un retour au sein maternel. Comme le moi éveillé régit la motilité, cette fonction se trouve paralysée pendant le sommeil et ainsi une bonne partie des inhibitions imposées au ça inconscient deviennent superflues. Le retrait ou la diminution de ces contre-investissements accordent alors au ça une certaine liberté désormais inoffensive. Les preuves du rôle que joue le ça inconscient dans la formation du rêve sont nombreuses et convaincantes, a) La mémoire du rêve embrasse bien plus de choses dans le rêve qu'à l'état de veille. Le rêve ramène certains souvenirs oubliés du rêveur et qui, à l'état de veille, restaient inaccessibles à celui-ci. b) Le rêve fait un usage illimité du langage symbolique dont la signification reste, pour la plus grande part, ignorée du dormeur. Mais notre expérience nous permet d'en établir le sens. Ce langage symbolique tire vraisemblablement son origine de phases antérieures de l'évolution du langage.
c) La mémoire reproduit très souvent dans le rêve certaines impressions de la première enfance du dormeur et nous pouvons affirmer, sans crainte d'erreur, non seulement qu'elles avaient été oubliées, mais aussi qu'elles étaient, du fait du refoulement, devenues inconscientes. C'est justement pourquoi quand nous essayons de reconstituer l'enfance du rêveur, comme nous le faisons au cours d'un traitement psychanalytique, nous ne pouvons, pour la plupart du temps, nous passer du rêve, d) Le rêve fait, en outre, surgir des matériaux qui n'appartiennent ni à la vie adulte ni à l'enfance du rêveur. Il faut donc considérer ces matériaux-là comme faisant partie de l'héritage archaïque, résultat de l'expérience des aïeux, que l'enfant apporte en naissant, avant même d'avoir commencé à vivre. Dans les légendes les plus anciennes de l'humanité, ainsi que dans certaines coutumes survivantes, nous découvrons des éléments qui correspondent à ce matériel phylogénétique. C'est ainsi que le rêve offre une source de renseignements appréciables sur la préhistoire humaine.
Mais ce qui confère au rêve son inestimable valeur, c'est le fait que le matériel inconscient en pénétrant dans le moi y apporte ses méthodes de travail, c'est-à-dire que les pensées préconscientes qui l'expriment sont traitées, au cours de l'élaboration du rêve, comme si elles étaient des éléments inconscients du ça. Dans l'autre procédé de formation du rêve, les pensées préconscientes, après avoir été renforcées par quelque émoi instinctuel inconscient, se trouvent réduites à l'état inconscient. C'est par cette voie seulement que nous découvrons quelles lois régissent les processus inconscients et en quoi elles diffèrent des règles connues de la pensée éveillée. L'élaboration du rêve consiste donc essentiellement en un remaniement inconscient de pensées préconscientes. Empruntons une comparaison à l'histoire : les conquérants qui envahissent un pays ne se soucient guère des lois qui y sont déjà établies, mais agissent suivant leurs propres lois. Mais il est certain que l'élaboration du rêve aboutit à un compromis. L'organisation du moi ne se trouve pas entièrement paralysée et l'on reconnaît son influence dans la déformation subie par le contenu inconscient et dans les tentatives, souvent vaines, faites pour donner à ce contenu une forme que le moi puisse accepter (élaboration secondaire). Disons, pour poursuivre notre comparaison, qu'il faut voir là une manifestation de la résistance persistante du vaincu.
Les lois qui régissent le cours des processus dans l'inconscient et qui se trouvent ainsi mises en lumière sont assez remarquables et suffisent à expliquer la plus grande partie de ce qui paraît étrange dans les rêves. Ce qui frappe tout d'abord c'est une tendance à condenser, c'est-à-dire à former de nouvelles unités en reliant les éléments qui, à l'état de veille, resteraient certainement séparés. En conséquence, il advient fréquemment qu'un élément unique du rêve manifeste représente une quantité de pensées latentes de ce rêve, comme s'il faisait allusion à toutes à la fois et le rêve manifeste est extrêmement abrégé par rapport aux données si abondantes dont il est issu. Une autre particularité de l'élaboration du rêve, apparentée du reste un peu à la précédente, est le déplacement facile des intensités psychiques (des investissements) d'un élément à un autre. C'est ainsi que souvent, dans le rêve manifeste, tel élément qui nous semble, de par sa clarté, avoir une grande importance s'avère accessoire dans les pensées de ce rêve, tandis qu'inversement, certains éléments essentiels des pensées du rêve ne sont qu'effleurés par de légères allusions dans le rêve manifeste. D'ailleurs, en général, l'existence des plus insignifiants points communs entre deux éléments permet à l'élaboration du rêve de remplacer l'un par l'autre dans toute la série des opérations. On conçoit aisément combien ces mécanismes de condensation et de déplacement rendent difficiles l'interprétation du rêve et la découverte des relations entre le rêve manifeste et les pensées oniriques latentes. De ces deux tendances à la condensation et au déplacement, notre théorie infère qu'au sein du ça inconscient l'énergie est librement mobile et que le ça tient par-dessus tout à se décharger de quantités d'excitations9
Ce cas rappelle celui du sous-officier qui, obligé d'obéir sans murmurer aux ordres de son supérieur, passe ensuite sa colère sur le dos de quelque innocent subordonné.. Ces deux particularités nous permettent de définir le caractère du processus primaire attribué au ça.
L'étude de l'élaboration du rêve nous a appris bien d'autres particularités aussi remarquables qu'importantes sur les processus qui se déroulent dans l'inconscient, mais nous n'en pouvons donner ici qu'un aperçu. Les règles de la pensée logique ne jouent pas à l'intérieur de l'inconscient et l'on peut appeler ce dernier le royaume de l'illogisme. On y trouve rassemblées des tendances à buts opposés sans que nul besoin de les harmoniser se fasse sentir. Elles n'ont parfois aucune influence réciproque ou, si cette influence existe, aucune décision n'intervient et un compromis absurde s'établit puisque renfermant des éléments incompatibles. De même certaines antinomies ne sont nullement maintenues séparées, mais bien traitées comme des identités, de telle sorte que, dans le rêve manifeste, tout élément peut représenter aussi son contraire. Certains linguistes ont reconnu qu'il en allait de même dans les langues les plus anciennes et que des paires contrastées telles que fort-faible, clair-obscur, haut-bas, s'exprimaient primitivement par la même racine, cela jusqu'au moment où deux modifications différentes du mot primitif vinrent disjoindre les deux significations. Dans une langue aussi évoluée que le latin, on retrouve des reliquats de ces mots à double sens primitif, par exemple dans altus (« élevé » et « profond ») et sacer (« sacré » et « réprouvé »).
Devant les complexités et l'ambiguïté des relations entre le rêve manifeste et le contenu latent dissimulé à l'arrière-plan, nous sommes naturellement amenés à nous demander de quelle manière il devient possible de déduire l'un de l'autre et s'il ne faut compter, pour ce faire, que sur une heureuse divination aidée peut-être par la traduction des symboles qui apparaissent dans le rêve manifeste. Disons que, dans la plupart des cas, cette interprétation est possible, mais seulement avec le secours des associations que le rêveur lui-même ajoute aux éléments du contenu manifeste. Tout autre procédé est arbitraire et n'offre aucun résultat certain. Les associations du rêveur permettent d'obtenir les chaînons intermédiaires qui s'insèrent dans la chaîne et nous pouvons alors reconstituer cette chaîne, rétablir le contenu du rêve, puis interpréter ce dernier. Comment s'étonner si ce travail d'interprétation, qui va à l'inverse de l'élaboration du rêve, ne nous donne pas chaque fois pleine et entière certitude ?
Il nous reste encore à expliquer le phénomène, du point de vue dynamique. Pour quelle raison le moi endormi se charge-t-il de l'élaboration du rêve ? Fort heureusement ce problème n'offre pas de difficulté. Grâce au concours de l'inconscient, tout rêve en voie de formation exige du moi soit la satisfaction d'une pulsion s'il découle du ça, soit la liquidation d'un conflit, la levée d'un doute, la réalisation d'un projet, s'il émane d'un résidu d'activité préconsciente de l'état de veille. Le moi endormi, poussé par le désir de maintenir le sommeil, tend à supprimer la gêne que provoque en lui cette exigence. Il y réussit par une apparente soumission, par une réalisation de désir, anodine dans les conditions données, qui supprime ladite exigence. L'élaboration du rêve a pour mission essentielle de remplacer une exigence par une réalisation de désir. Peut-être n'est-il pas inutile de le démontrer à l'aide de trois exemples simples : un rêve de faim, un rêve de commodité et un rêve de besoin sexuel. Par exemple un besoin de manger tenaille un dormeur qui rêve alors, tout en continuant à dormir, d'un succulent repas. Il pouvait évidemment choisir entre se réveiller pour manger ou continuer à dormir, mais opte pour le second terme de l'alternative et satisfait oniriquement sa faim, tout au moins pendant un certain temps. Si la faim persiste, il sera cependant contraint de se réveiller. Autre cas : le dormeur est obligé de se rendre, à une heure déterminée, à la clinique, mais il continue à dormir et rêve qu'il s'y trouve déjà, mais en tant que patient. Or, les malades n'ont pas besoin de quitter leur lit. Ou encore, pendant la nuit, le dormeur ressent le désir de posséder un objet sexuel interdit : la femme d'un de ses amis. Il rêve de rapports sexuels non point avec cette personne, mais avec une autre qui porte le même prénom et qui lui est indifférente. Il peut aussi arriver que, du fait de sa révolte intérieure, la maîtresse du rêve reste anonyme.
Évidemment tous les cas ne sont pas aussi simples. Dans les rêves qui émanent de restes diurnes non liquidés et qui, dans le sommeil, n'ont subi qu'un renforcement venu de l'inconscient, il est particulièrement malaisé de déceler la force pulsionnelle inconsciente et de mettre en lumière la réalisation d'un désir, néanmoins on est en droit d'admettre que cette réalisation existe toujours. En faisant état de tant de rêves à contenu nettement pénible, qui peuvent même aboutir à un réveil angoissé, sans compter ceux, très fréquents, qui sont dénués de teinte affective, bien des gens nient la thèse que le rêve soit une réalisation de désir. Mais l'objection du rêve d'angoisse ne tient pas devant l'analyse. N'oublions pas que le rêve est toujours le résultat d'un conflit, une espèce de compromis. Ce qui constitue pour le ça inconscient un motif de satisfaction peut, de ce fait même, devenir pour le moi un motif d'angoisse.
Suivant le mode d'élaboration du rêve, c'est tantôt l'inconscient qui s'impose, tantôt le moi qui résiste avec le plus d'énergie. Les rêves d'angoisse sont généralement ceux dont le contenu a subi la plus faible déformation. Lorsque l'inconscient devient trop exigeant et que, de ce fait, le moi endormi n'est plus en mesure de s'en défendre par les moyens dont il dispose, ce moi renonce au désir de dormir et revient à l'état de veille. Nos observations nous permettent d'affirmer que tout rêve constitue une tentative de préserver le sommeil de ce qui le trouble, et cela par le moyen d'une réalisation de désir. Le rêve est donc le gardien du sommeil. Cette tentative, plus ou moins couronnée de succès, peut aussi quelquefois échouer et c'est alors que le dormeur se réveille, comme si c'était le rêve lui-même qui avait interrompu son sommeil. Comparons ce processus à la manière d'agir d'un brave veilleur de nuit, chargé de protéger le sommeil des habitants de son bourg, et qui se trouve parfois contraint de donner l'alarme et de réveiller les citadins endormis.
En conclusion, nous allons montrer pour quelle raison nous nous sommes si longuement appesantis sur le problème de l'interprétation des rêves. L'expérience montre que les mécanismes inconscients décelés par l'étude de l'élaboration du rêve et qui nous ont expliqué la formation de ce dernier, nous aident aussi à comprendre la mystérieuse formation des symptômes, de ces symptômes qui, dans les névroses et les psychoses, éveillent tout notre intérêt. Une semblable concordance ne peut manquer de susciter en nous de grands espoirs.
Deuxième partie. Le travail pratique
Chapitre VI. De la technique psychanalytique
Ainsi le rêve est une psychose, avec toutes les extravagances, toutes les formations délirantes, toutes les erreurs sensorielles inhérentes à celle-ci, une psychose de courte durée, il est vrai, inoffensive et même utile, acceptée par le sujet qui peut, à son gré, y mettre un point final, mais cependant une psychose qui nous enseigne qu'une modification, même aussi poussée, de la vie psychique peut disparaître et faire place à un fonctionnement normal. Pouvons-nous dès lors, sans trop de hardiesse, espérer agir sur les maladies spontanées et si redoutables du psychisme et les guérir ? Certains faits nous permettent de le supposer.
Nous postulons que le moi se voit obligé de satisfaire tout à la fois les exigences de la réalité, celles du ça et du surmoi, tout en préservant sa propre organisation et en affirmant son autonomie. Seul un affaiblissement relatif ou total du moi peut l'empêcher de réaliser ses tâches et conditionne par là les états morbides. C'est sans doute pour contenir les exigences pulsionnelles du ça que le moi doit soutenir la lutte la plus âpre et il y dépense en contre-investissements de grandes quantités d'énergie. Mais les exigences du surmoi peuvent, elles aussi, devenir si fortes, si cruelles, que le moi se trouve comme paralysé devant ses autres tâches. Nous soupçonnons que, dans ces conflits économiques, le ça et le surmoi ont souvent partie liée contre le moi accablé qui, pour se maintenir en son état normal, cherche à s'accrocher à la réalité. Si les deux autres instances deviennent trop puissantes, elles réussissent à désorganiser et à modifier le moi, de telle sorte que ses relations avec la réalité s'en trouvent gênées, voire abolies. Nous avons pu constater, en étudiant le rêve, que lorsque le moi se détache de la réalité du monde extérieur, il glisse, sous l'emprise du monde intérieur, dans la psychose.
C'est sur cette manière de considérer les choses que nous établissons notre plan de traitement. Le moi est affaibli par un conflit interne et il convient de lui porter secours. Tout se passe comme dans certaines guerres civiles où c'est un allié du dehors qui emporte la décision. Le médecin analyste et le moi affaibli du malade doivent, en s'appuyant sur le monde réel, se liguer contre les ennemis : les exigences pulsionnelles du ça et les exigences morales du surmoi. Un pacte est conclu. Le moi malade du patient nous promet une franchise totale, c'est-à-dire la libre disposition de tout ce que son autoperception lui livre. De notre côté, nous lui assurons la plus stricte discrétion et mettons à son service notre expérience dans l'interprétation du matériel influencée par l'inconscient. Notre savoir compense son ignorance et permet au moi de récupérer et de gouverner les domaines perdus de son psychisme. C'est ce pacte qui constitue toute la situation analytique.
Mais ce pas une fois franchi, une première déception, un premier rappel à la modestie, nous attendent. Pour que le moi devienne, au cours du travail en commun, un allié précieux, il faut que malgré toutes les pressions qu'exercent sur lui les puissances ennemies, il ait conservé une certaine dose de cohérence, quelque compréhension des exigences de la réalité. Or, c'est là justement ce que le moi du psychosé n'est plus capable de nous donner car il ne saurait être fidèle à notre pacte. À peine, en effet, peut-il y souscrire. Très vite, il nous aura relégués, nous et l'aide que nous lui apportons, dans ces parties du monde extérieur qui, pour lui, ne signifient plus rien. Nous constatons alors qu'il faut renoncer à essayer sur les psychosés notre méthode thérapeutique. Peut-être ce renoncement sera-t-il définitif, peut-être aussi n'est-il que provisoire et ne durera-t-il que jusqu'au moment où nous aurons découvert, pour ce genre de malades, une méthode plus satisfaisante.
Cependant il existe une autre catégorie de malades psychiques, en apparence très proches des psychosés, je veux parler de l'immense foule des névrosés gravement atteints. Les causes aussi bien que les mécanismes pathogéniques de leur maladie doivent être identiques ou tout au moins très semblables à ceux des psychosés. Mais leur moi, malgré tout, s'est révélé plus résistant, moins désorganisé. En dépit de leurs troubles et des dommages qui en résultent, un grand nombre de ces malades restent encore dans la vie réelle et se montrent parfois disposés à accepter notre aide. C'est leur cas qui doit nous intéresser et nous verrons jusqu'à quel point et par quelles voies nous pourrons les « guérir ».
Voici donc conclu notre pacte avec les névrosés : sincérité totale contre discrétion absolue. Notre rôle ne sera-t-il pas celui d'un confesseur mondain ? Non, car la différence est considérable. Nous ne demandons pas seulement au patient de dire ce qu'il sait, ce qu'il dissimule à autrui, mais aussi ce qu'il ne sait pas. C'est pourquoi nous lui expliquons plus en détail ce que nous entendons par sincérité. Nous l'obligeons à obéir à la règle fondamentale analytique qui doit désormais régir son comportement à notre égard. Le patient est obligé de nous révéler non seulement ce qu'il raconte intentionnellement et de bon gré, ce qui le soulage comme une confession, mais encore tout ce que lui livre son introspection, tout ce qui lui vient à l'esprit même si cela lui est désagréable à dire, même si cela lui semble inutile, voire saugrenu. Si, après ces injonctions, le malade réussit à supprimer son autocritique, il nous livre une quantité de matériel, de pensées, d'idées, de souvenirs, qui subissent déjà l'influence de l'inconscient et sont souvent des rejetons directs de ce dernier. Nous sommes alors en mesure de deviner le matériel refoulé du patient, de le lui communiquer et de permettre à son moi de connaître mieux l'inconscient.
Gardons-nous bien cependant de croire que le rôle du moi se borne à être passivement obéissant, à nous apporter le matériel demandé et à admettre les interprétations que nous lui en donnons. Bien d'autres faits se produisent encore, dont quelques-uns sont prévisibles tandis que d'autres ne laissent pas de nous surprendre. Chose très étrange, le patient ne se contente pas de considérer son analyste sous le jour de la réalité, de le regarder comme un soutien et un conseiller, rémunéré de sa peine, qui se contenterait volontiers du rôle dévolu à un guide montagnard pendant une difficile ascension. Non, l'analysé considère son analyste comme le retour, la réincarnation, d'un personnage important de son passé infantile, et c'est pourquoi il lui voue des sentiments et manifeste des réactions certainement destinés au modèle primitif. L'on se rend bientôt compte de l'importance insoupçonnée de ce facteur du transfert qui, d'une part, offre un secours irremplaçable et, d'autre part, peut aussi constituer une source de périls graves. Ce transfert est ambivalent et comporte à la fois des attitudes tendres, positives et hostiles, négatives, à l'égard de l'analyste qui est généralement mis par le patient à la place de l'un de ses parents, soit le père, soit la mère. Tant que le transfert reste positif, il nous rend les plus grands services, en modifiant toute la situation analytique, en reléguant au second plan le but rationnel de ne plus souffrir et de recouvrer la santé. Ce dessein cède la place à celui de complaire à l'analyste et d'obtenir son approbation et sa tendresse. Le transfert devient ainsi la véritable force motrice de la participation du patient au travail analytique ; sous cette influence, le moi faible se renforce et le patient accomplit certains actes qui, sans cela, eussent été impossibles. Ses symptômes disparaissent et il semble guérir rien que par amour pour son analyste. Mais ce dernier doit humblement s'avouer à lui-même qu'il a entrepris là une lourde tâche sans soupçonner de quel extraordinaire pouvoir il allait disposer.
La situation de transfert offre encore deux autres avantages. Si le patient substitue l'analyste à son père (ou à sa mère), il lui confère en même temps le pouvoir que son surmoi exerce sur son moi, puisque ce sont justement ses parents qui ont été, comme nous savons, l'origine de ce surmoi. Le nouveau surmoi a donc la possibilité de procéder à une post-éducation du névrosé et peut rectifier certaines erreurs dont les parents furent responsables dans l'éducation qu'ils donnèrent. C'est d'ailleurs sur ce point qu'il convient de ne pas mésuser de l'influence qu'on a prise. Si tenté que puisse être l'analyste de devenir l'éducateur, le modèle et l'idéal de ses patients, quelque envie qu'il ait de les façonner à son image, il lui faut se rappeler que tel n'est pas le but qu'il cherche à atteindre dans l'analyse et même qu'il commet une faute en se laissant aller à ce penchant. En agissant de la sorte, il ne ferait que répéter l'erreur des parents dont l'influence a étouffé l'indépendance de l'enfant et que remplacer l'ancienne sujétion par une nouvelle. L'analyste, lorsqu'il s'efforce d'améliorer, d'éduquer son patient, doit toujours respecter la personnalité de celui-ci. Le degré d'influence dont il pourra légitimement se servir doit être déterminé par le degré d'inhibition dans le développement actuel du patient. Certains névrosés sont demeurés à tel point infantiles qu'il convient, même dans l'analyse, de ne les traiter que comme des enfants.
Un autre avantage offert par le transfert est d'inciter le malade à faire se dérouler nettement sous nos yeux un important fragment de son histoire. Sans le transfert, il ne nous aurait probablement fourni que des renseignements insuffisants. Tout se passe comme s'il agissait devant nous, au lieu de seulement nous renseigner.
Passons maintenant à l'autre aspect de la situation. Comme le transfert reproduit l'attitude qu'avait eue le patient à l'égard de ses parents, il lui emprunte également son ambivalence. Il n'est guère possible d'éviter, qu'un jour ou l'autre, l'attitude positive à l'égard de l'analyste se transforme en une attitude négative et hostile, ce qui constitue aussi généralement une répétition du passé. La soumission de l'enfant à son père (s'il s'agit de ce dernier), la recherche de sa faveur, ont leurs racines dans le désir érotique dont ce père était l'objet. Un beau jour, le même désir s'impose aussi dans le transfert, exige d'être satisfait, mais ne peut, dans la situation analytique, aboutir qu'à une frustration. Il ne doit y avoir aucun rapport sexuel réel entre les patients et l'analyste, et des satisfactions plus délicates, telles que les témoignages de préférence, une certaine intimité, ne doivent être que très parcimonieusement accordées. Le dédain de l'analyste fournit ainsi l'occasion d'un retournement du transfert. Les choses durent vraisemblablement se passer de la même manière dans l'enfance du patient.
Les résultats thérapeutiques obtenus grâce à l'emprise du transfert positif ne seraient-ils pas dus à la suggestion ? On pourrait se le demander. Dans le cas où le transfert négatif a le dessus, les résultats obtenus sont balayés comme fétus de paille au vent. On constate alors avec effroi que l'on a travaillé et peiné pour rien. Ce qu'on a pu même considérer comme un gain intellectuel durable pour le patient, sa compréhension de la psychanalyse, sa confiance dans l'efficacité de ce traitement, ont disparu soudain. Le patient se comporte à la façon d'un enfant, dénué de jugement personnel, qui croit aveuglément tout ce que lui raconte quelqu'un qu'il aime et refuse d'ajouter foi aux dires des étrangers. Manifestement, le danger de ces états de transfert tient à ce que le patient en méconnaît la nature véritable et les prend pour des faits nouveaux réels alors qu'ils ne sont que des reflets du passé. Si le ou la malade ressent le puissant désir érotique qui se dissimule derrière le transfert positif, il se croit passionnément épris ; si le transfert s'inverse, le sujet se sent offensé, délaissé, il hait l'analyste comme un ennemi et est tout prêt à abandonner son analyse. Dans ces deux cas extrêmes, il oublie le pacte auquel il a souscrit au début du traitement et devient incapable de poursuivre le travail en commun. La tâche de l'analyste est alors d'arracher chaque fois le patient à sa dangereuse illusion, de lui montrer sans cesse que ce qu'il prend pour une réalité nouvelle n'est qu'un reflet du passé. Pour empêcher son malade de tomber dans un état dont aucun raisonnement probant n'arriverait à le faire sortir, l'analyste veille à ce que ni les sentiments amoureux ni les sentiments hostiles n'atteignent un degré excessif. Il y parvient en mettant de bonne heure le patient en garde contre ces éventualités et en n'en laissant pas passer inaperçus les premiers indices. Le soin avec lequel on veille au maniement du transfert est un sûr garant de succès. Lorsqu'on réussit, comme il arrive généralement, à éclairer les patients sur la nature véritable des phénomènes de transfert, on enlève aux résistances une arme puissante, on transforme les dangers en gains. En effet, ce que le patient a vécu sous la forme d'un transfert, jamais plus il ne l'oublie et cela comporte pour lui une force plus convaincante que tout ce qu'il a acquis par d'autres moyens.
Il n'est nullement souhaitable que le patient, en dehors du transfert, agisse au lieu de se souvenir. L'idéal, à notre point de vue, est qu'il se comporte aussi normalement que possible en dehors du traitement et qu'il ne manifeste de réactions anormales que dans le transfert.
C'est en apprenant au moi à se mieux connaître que nous parvenons à le fortifier. Nous savons que ce n'est là cependant qu'un premier pas. Se mal connaître, c'est pour le moi perdre de sa force et de son influence, c'est là le signe le plus tangible du fait qu'il est rétréci, entravé par les exigences du ça et du surmoi. C'est pourquoi nous commençons nous-mêmes par nous livrer à un travail intellectuel en invitant le patient à y participer. Nous savons bien que ce premier genre d'activité a pour but de nous frayer la voie vers une autre tâche plus ardue dont il convient, même durant le travail préliminaire, de ne pas oublier le côté dynamique. Le matériel de notre travail nous vient de diverses sources : des dires du patient, de ses associations libres, de ses manifestations de transfert, de l'interprétation de ses rêves et enfin de ses actes manqués. Tout cela nous aide à reconstituer ses expériences passées, ce qu'il a oublié aussi bien que ce qui se passe actuellement en lui sans qu'il le comprenne. Cependant en agissant de la sorte nous ne devons jamais confondre ce que nous savons, nous, avec ce qu'il sait, lui. Évitons de lui faire immédiatement part de ce que nous croyons très tôt avoir deviné. Réfléchissons longuement avant de décider du moment où il conviendra de lui faire connaître nos déductions, attendons l'instant propice qui n'est pas toujours facile à déterminer. En règle générale, nous attendons, pour lui communiquer notre reconstitution, nos explications, que le patient soit lui-même si prêt de les saisir qu'il ne lui reste plus qu'un pas à faire pour effectuer cette décisive synthèse. Si nous procédions autrement, si nous lui jetions à la tête, avant qu'il y ait été préparé, nos interprétations, celles-ci resteraient inefficaces ou provoqueraient une violente explosion de résistance qui gênerait ou même compromettrait la continuation du travail. Mais, si nous prenons toutes les précautions nécessaires, nous constatons souvent que le patient confirme immédiatement nos déductions et se souvient lui-même du phénomène intérieur ou extérieur oublié. Plus la reconstitution concorde avec les détails du fait oublié, plus il est facile au patient de nous donner son assentiment. En l'occurrence, notre savoir est devenu le sien.
En parlant de la résistance nous arrivons à la deuxième partie, plus importante encore, de notre tâche. Nous savons déjà que le moi se défend contre la pénétration d'éléments indésirables venus du ça inconscient et refoulé à l'aide de contre-investissements dont l'intégrité assure le fonctionnement normal. Plus le moi se sent accablé, plus il se cramponne, comme saisi d'effroi, à ces contre-investissements et cela dans le but de défendre tout ce qui lui reste encore contre d'autres irruptions. Ces tendances défensives toutefois ne s'accordent pas avec le but du traitement. Ce que nous désirons, au contraire, c'est voir le moi, encouragé par nous, sûr de notre aide, tenter une attaque pour reconquérir ce qu'il a perdu. Pour nous, l'intensité de ces contre-investissements se traduit par des résistances qui s'opposent à nos efforts. Le moi s'effraye de tentatives qui lui semblent dangereuses et menacent de provoquer du déplaisir. Afin d'éviter qu'il ne se dérobe, il faut continuellement l'encourager et le rassurer. Assez incorrectement du reste, nous appelons cette résistance, qui persiste pendant tout le traitement et se renouvelle chaque fois que nous passons à une nouvelle phase du travail, résistance du refoulement. Nous verrons que cette résistance n'est pas la seule que nous ayons à affronter. Notons que, dans cette situation, les alliances sont, dans une certaine mesure, inversées, car le moi résiste à nos suggestions, tandis que l'inconscient, notre adversaire habituel, accourt à notre aide parce que, dans sa poussée ascendante, il aspire naturellement à franchir les barrières qui lui font obstacle pour pénétrer dans le moi jusque dans la conscience. Si nous avons gain de cause en incitant le moi à vaincre ses résistances, la lutte qui s'engage se poursuit sous notre direction et avec notre appui. L'issue importe peu : ou bien le moi, après un nouvel examen, admet une exigence pulsionnelle auparavant repoussée ou bien il la rejette de nouveau et cette fois définitivement. Dans les deux cas, en effet, un danger permanent a été écarté, le champ du moi s'est élargi et un coûteux gaspillage d'énergie est devenu superflu.
Vaincre les résistances, c'est de toutes les parties de l'analyse celle qui nous prend le plus de temps et nous donne la plus grande peine. Mais l'effort fourni porte ses fruits en provoquant dans le moi une modification favorable qui persistera toute la vie quel que soit, par ailleurs, le sort du transfert. En même temps nous nous sommes efforcés de supprimer la modification du moi provoquée par l'inconscient. En effet, chaque fois que nous avons constaté, dans le moi, la présence de dérivés de l'inconscient, nous avons décelé leur origine illégitime et incité le moi à les rejeter. Rappelons-nous que l'une des conditions essentielles de notre pacte d'assistance était que l'intrusion d'éléments inconscients dans le moi ne fût pas exagérée.
À mesure que se poursuit notre travail et que s'approfondit notre connaissance du psychisme des névrosés, nous constatons toujours plus nettement que deux autres sources de résistance, deux facteurs nouveaux méritent toute notre attention ; tous deux, totalement ignorés du malade, n'ont pu être pris en considération au moment de la conclusion de notre pacte ; ils n'émanent pas non plus du moi du patient. On peut les réunir sous le terme de « besoin d'être malade » ou « besoin de souffrir », mais bien qu'apparentés, leur origine est différente. Le premier de ces deux facteurs est le sentiment de culpabilité ou la conscience d'être coupable, ainsi qu'on l'appelle en négligeant le fait que le malade ne le ressent ni ne le connaît. Ce sentiment est évidemment dû à la résistance opposée par un surmoi devenu particulièrement dur et cruel. Si le patient doit ne pas guérir, continuer à être malade, c'est parce qu'il ne mérite pas mieux. Cette résistance, tout en ne gênant pas notre travail intellectuel, le rend inefficace ; si elle nous permet souvent de supprimer telle ou telle forme de la névrose, elle se montre aussitôt prête à la remplacer par une autre, éventuellement par quelque maladie organique. Ce sentiment de culpabilité explique aussi comment certains névrosés, atteints de troubles graves, peuvent guérir ou voir leur état s'améliorer du fait de malheurs réels. C'est qu'en réalité une seule chose importe : être malheureux — et cela de n'importe quelle façon. La muette résignation avec laquelle de pareils sujets supportent un destin parfois cruel est très surprenante, mais aussi très révélatrice. Pour combattre cette résistance, nous nous bornons à la rendre consciente et essayons de détruire progressivement le surmoi hostile.
Il est moins facile de démontrer l'existence d'une autre résistance en face de laquelle nous sommes particulièrement désarmés. On trouve parmi les névrosés certains individus chez qui, à en juger par toutes leurs réactions, l'instinct de conservation a subi un véritable retournement. Ils semblent n'avoir d'autre dessein que de se nuire à eux-mêmes et de se détruire. Peut-être les gens qui finissent par se suicider appartiennent-ils à cette catégorie. Nous pensons que, chez eux, des désintrications de pulsions très poussées ont dû se produire et provoquer la libération de quantités excessives de l'instinct de destruction tourné vers le dedans. Ces sortes de patients ne tolèrent pas l'idée d'une possible guérison par notre traitement et tous les moyens leur sont bons pour contrecarrer nos efforts. Confessons toutefois que nous ne sommes pas encore parvenus à parfaitement expliquer ce cas.
Jetons, une fois encore, un coup d'œil sur la situation que nous avons créée en tentant de secourir un moi névrotique. Il s'agit d'un moi. incapable d'assumer les tâches que lui impose le monde extérieur, y compris la société humaine. Toutes ses expériences passées lui échappent ainsi qu'une grande partie de son trésor en souvenirs. Son activité est inhibée par les sévères interdictions du surmoi, son énergie s'épuise en vains efforts de défense contre les exigences du ça, en outre les incessantes irruptions de ce dernier ont nui à son organisation. Incapable, par suite, de réaliser une véritable synthèse, il est morcelé, déchiré par des tendances contradictoires, par des conflits non liquidés, par des doutes non levés. Au début, nous permettons à ce moi affaibli de notre patient de participer au travail purement intellectuel d'interprétation, ce qui comble provisoirement les lacunes de son avoir psychique, nous nous faisons transférer l'autorité du surmoi ; nous incitons le moi à lutter contre chacune des exigences du ça et à vaincre les résistances qui surgissent alors. En même temps nous remettons de l'ordre dans le moi en y dépistant les contenus et les impulsions émanées de l'inconscient que nous soumettons à la critique en les ramenant à leur origine. C'est en assumant diverses fonctions, en devenant pour le patient une autorité et un substitut de ses parents, un maître et un éducateur que nous pouvons lui être utile. Le mieux que nous puissions faire pour lui est, dans notre rôle d'analyste, de ramener à un niveau normal les processus psychiques de son moi, de transformer ce qui est devenu inconscient, ce qui a été refoulé, en préconscient, pour le rendre ainsi au moi. Du côté du patient, certains facteurs rationnels jouent en notre faveur : le besoin de guérir issu de ses souffrances, l'intérêt intellectuel que nous parvenons à susciter chez lui pour les théories et les découvertes de la psychanalyse, mais, par-dessus tout cependant, le transfert positif à notre égard. D'autres facteurs toutefois agissent contre nous : le transfert négatif, la résistance qu'oppose le moi au défoulement, c'est-à-dire le déplaisir provoqué par le dur travail imposé, le sentiment de culpabilité issu des relations du moi avec le surmoi, enfin le besoin d'être malade causé par de profondes modifications de l'économie instinctuelle. Ce sont ces deux derniers facteurs qui nous permettent de juger de la gravité ou de la bénignité d'un cas. En dehors de tous ces facteurs, d'autres encore, en petit nombres favorables ou défavorables, méritent d'être mentionnés. Une certaine inertie psychique, un manque de mobilité de la libido qui refuse d'abandonner ses fixations, nous sont nuisibles ; la capacité de sublimation des instincts, dont dispose le sujet, joue un grand rôle ainsi que sa faculté de s'élever au-dessus de la vie pulsionnelle grossière et aussi la relative puissance de ses fonctions intellectuelles.
Nous sommes ainsi amenés à conclure que le résultat final de la lutte engagée dépend de rapports quantitatifs, de la somme d'énergie que nous mobilisons chez le patient à notre profit par rapport à la quantité d'énergie dont disposent les forces qui agissent contre nous. N'en soyons pas déçus, sachons, au contraire, le comprendre. Une fois de plus, Dieu combat ici aux côtés du plus fort. Avouons-le, notre victoire n'est pas toujours certaine, mais nous savons du moins, en général, pourquoi nous n'avons pas gagné. Quiconque ne veut considérer nos recherches que sous l'angle de la thérapeutique nous méprisera peut-être après un tel aveu et se détournera de nous. En ce qui nous concerne, cette thérapeutique ne nous intéresse ici que dans la mesure où elle se sert de méthodes psychologiques, pas autrement, pour le moment. L'avenir nous apprendra peut-être à agir directement, à l'aide de certaines substances chimiques, sur les quantités d'énergie et leur répartition dans l'appareil psychique. Peut-être découvrirons-nous d'autres possibilités thérapeutiques encore insoupçonnées. Pour le moment néanmoins nous ne disposons que de la technique psychanalytique, c'est pourquoi, en dépit de toutes ses limitations, il convient de ne point la mépriser.
Chapitre VII. Un exemple de travail psychanalytique
Nous nous sommes formé une idée générale de l'appareil psychique, des éléments, des organes et des instances qui le composent, des forces qui agissent en lui, des fonctions confiées à ses diverses parties. Les névroses et les psychoses sont les états dans lesquels se manifestent les troubles fonctionnels de cet appareil. Si nous avons pris comme objets d'étude les névroses c'est parce qu'elles seules paraissent accessibles à nos méthodes d'intervention psychologique. Tout en nous efforçant d'agir sur les névroses, nous récoltons certaines observations qui nous font comprendre leur origine et leur mode d'apparition.
Indiquons tout d'abord un de nos résultats principaux. À l'inverse des maladies infectieuses, par exemple, les névroses n'ont pas de causes spécifiques. Il serait vain d'y rechercher des facteurs pathogènes. Elles se relient à l'état dit normal par des séries de transitions et, d'autre part, il n'est guère d'état dit normal où l'on ne puisse déceler quelque trace de trait névrotique. Les névrosés ont à peu près les mêmes prédispositions que les autres hommes, subissent les mêmes épreuves et se trouvent placés devant les mêmes problèmes. Pourquoi alors leur existence est-elle plus pénible, plus difficile, et pourquoi souffrent-ils davantage de sentiments désagréables, d'angoisse, de chagrin ?
La réponse n'est pas difficile à trouver. Ils sont affectés de discordances quantitatives responsables de leurs inadaptations et de leurs souffrances névrotiques. La cause déterminante de toutes les formes du psychisme humain doit être recherchée dans l'action réciproque des prédispositions héréditaires et des événements accidentels. Ainsi tel instinct déterminé peut être constitutionnellement trop puissant ou trop faible, telle faculté peut être arrêtée dans son évolution normale ou insuffisamment développée ; d'autre part, les impressions, les événements extérieurs agissent sur les individus, avec plus ou moins de force et ce que supporte l'un peut ne pas être enduré par l'autre. Ce sont ces différences quantitatives qui déterminent la diversité des résultats.
Nous découvrons bien vite que cette explication est insuffisante. Elle est trop générale et veut trop expliquer. L'étiologie indiquée vaut pour tous les cas de souffrance, de détresse et d'impuissance psychiques, toutefois ces états ne sauraient tous être qualifiés de névrotiques. Les névroses se distinguent par certains caractères spécifiques et constituent des misères d'un genre particulier. C'est pourquoi nous pensons leur trouver des causes spécifiques ou encore nous supposons que, devant certaines tâches qui lui sont imposées, le psychisme échoue avec une facilité particulière ; ainsi le caractère spécial, si souvent étrange, des phénomènes névrotiques pourrait bien découler de ce fait, ce qui ne nous oblige nullement à rétracter nos précédentes affirmations. S'il se confirme que les névroses ne diffèrent par rien d'essentiel de l'état normal, leur étude promet d'apporter à la connaissance même de cet état normal de précieux renseignements. Nous découvrirons peut-être alors les « points faibles » d'une organisation normale.
L'hypothèse que nous venons d'émettre se trouve confirmée. L'expérience psychanalytique montre que l'on se trouve toujours en face d'une exigence instinctuelle non surmontée ou mal surmontée et aussi qu'une certaine époque de la vie est exclusivement ou principalement propice à l'éclosion d'une névrose. Ces deux facteurs : la nature de la pulsion et l'époque de la vie, doivent être étudiés séparément bien que leur action soit souvent étroitement liée.
En ce qui concerne la période de la vie, nous pouvons nous prononcer avec assez d'assurance. Il semble que les névroses ne s'acquièrent qu'au cours de la prime enfance (jusqu'à l'âge de 6 ans), bien que leurs symptômes puissent être bien plus tardifs. La névrose infantile se manifeste quelquefois pendant un temps assez court ou peut même passer inaperçue. La névrose ultérieure a, en tout cas, son point de départ dans l'enfance. (Il est possible que ce qu'on appelle névroses traumatiques, déclenchées par une frayeur trop intense ou des chocs somatiques graves tels que collisions de trains, avalanches, etc., constituent une exception, toutefois leurs relations avec le facteur infantile ont jusqu'ici échappé à nos investigations.) Nous comprenons facilement pourquoi les névroses naissent de préférence durant la première enfance. Elles sont, nous le savons, des affections du moi, il n'est donc pas surprenant que le moi, tant qu'il demeure faible, inachevé, incapable de résistance, n'arrive pas à venir à bout de problèmes dont il pourrait plus tard trouver en se jouant la solution. (Les exigences pulsionnelles du dedans comme les excitations du dehors agissent alors à la façon de traumatismes, surtout si elles rencontrent certaines prédispositions.) Le moi trop faible, impuissant, cherche à se défendre en tentant de fuir (refoulements), moyens qui s'avéreront ultérieurement inefficaces et qui opposeront à tout développement éventuel un obstacle permanent. Le dommage que subit le moi du fait de ses premières épreuves nous paraît disproportionné à celles-ci, mais que l'on songe seulement, par analogie, à la différence des effets produits par une piqûre (comme l'a montré Roux), suivant qu'elle est pratiquée dans un amas de cellules germinatives en voie de segmentation ou dans l'animal achevé sorti de ces cellules. Les incidents traumatisants ne sont épargnés à nul être humain et personne n'échappe aux refoulements que provoquent ces traumatismes. Peut-être ces périlleuses réactions du moi sont-elles indispensables à l'individu pour lui permettre d'atteindre un autre but, propre à la même période de vie. En peu d'années, le petit être primitif doit se transformer en être humain civilisé et avoir traversé, dans un temps invraisemblablement court, une immense partie de l'évolution culturelle humaine. Ce phénomène est rendu possible par des prédispositions héréditaires, mais ne se réalise presque jamais sans le concours de l'éducation et de l'influence parentale. Éducateurs et parents en tant que précurseurs du surmoi restreignent, au moyen d'interdictions et de punitions, l'activité du moi et favorisent ou même imposent l'instauration des refoulements. Il convient donc de ne pas oublier non plus, parmi les causes déterminantes des névroses, l'influence de la civilisation. Le barbare, il faut bien l'avouer, n'a pas de peine à se bien porter, tandis que pour les civilisés, c'est là une lourde tâche. Le désir de posséder un moi fort, non inhibé, semble naturel, mais, ainsi que nous l'enseigne l'époque où nous vivons, cette aspiration est essentiellement contraire à la civilisation. Or, les exigences de celle-ci se traduisent par l'éducation familiale ; n'oublions pas d'insérer ce caractère biologique de l'espèce humaine — sa dépendance infantile de longue durée — dans l'étiologie des névroses.
En ce qui concerne l'autre point : le facteur pulsionnel spécifique, nous découvrons ici un intéressant désaccord entre la théorie et l'expérience. Théoriquement, en effet, rien n'empêche de penser que toute exigence pulsionnelle, quelle qu'elle soit, doit occasionner les mêmes refoulements et leurs conséquences ; mais nous constatons invariablement, dans la mesure où nous pouvons en juger, que les excitations qui jouent ce rôle pathogène émanent de pulsions partielles de la sexualité. Les symptômes névrotiques constituent toujours soit des satisfactions substituées à quelque pulsion sexuelle, soit des mesures pour entraver celles-ci, soit encore, et c'est le cas le plus général, un compromis entre les deux, analogue à ceux qui se produisent dans l'inconscient, suivant ses lois propres, entre des contrastes. Nous ne pouvons encore remédier à la lacune qui subsiste dans nos théories et la décision est rendue plus difficile du fait que la plupart des tendances sexuelles ne sont pas purement érotiques, mais proviennent d'un alliage de pulsions érotiques et de pulsions destructives. Cependant, il est hors de doute que les pulsions qui se manifestent physiologiquement comme étant d'ordre sexuel jouent, dans la causation des névroses, un rôle d'une importance inattendue. Ce rôle est-il exclusif ? Nous ne saurions nous prononcer encore. Il faut se rappeler qu'au cours du développement de la civilisation, aucune fonction n'a été aussi énergiquement et aussi considérablement réprimée que justement la fonction sexuelle. La théorie doit se contenter de quelques indices propres à déceler une connexion plus étroite, ainsi, nous le constatons, la première période d'enfance, au cours de laquelle le moi commence à se différencier du ça, est aussi l'époque de la première floraison sexuelle à laquelle la période de latence met un terme. Or, ce n'est certainement pas par hasard que cette époque précoce, si importante, tombe plus tard sous le coup de l'amnésie infantile. Enfin des modifications biologiques de la vie sexuelle, par exemple, l'établissement diphasé de la fonction, la disparition du caractère périodique de l'excitabilité sexuelle et la modification qu'a subie le rapport entre la menstruation féminine et l'excitabilité du mâle, toutes ces innovations dans la sexualité ont sûrement une grande importance en ce qui concerne l'évolution de l'animal vers l'homme. C'est à la science future qu'il incombera de grouper les données encore isolées pour en tirer des vues nouvelles. Ici la lacune ne se trouve pas dans la psychologie, mais bien dans la biologie. Nous n'avons peut-être pas tort de dire que le point faible de l'organisation du moi gît dans son comportement à l'égard de la fonction sexuelle, comme si l'opposition biologique entre conservation de soi et conservation de l'espèce avait trouvé là son expression psychologique.
On a dit de l'enfant qu'il était psychologiquement le père de l'adulte et que les événements de ses premières années avaient, sur toute son existence, des retentissements d'une importance primordiale. L'expérience analytique confirme cette assertion. C'est pour cette raison que la découverte éventuelle d'un événement capital survenu dans l'enfance suscite en nous tant d'intérêt. Notre attention doit être attirée d'abord par les répercussions de certaines influences qui, si elles ne s'exercent pas sur tous les enfants, sont malgré tout assez fréquentes : tentatives de viol perpétrées par des adultes, séduction par d'autres enfants un peu plus âgés (frères ou sœurs), et, chose à laquelle on ne s'attendrait pas, impression produite par l'observation auditive ou visuelle de rapports sexuels entre des adultes (entre les parents), cela à une époque de la vie où de semblables scènes sont censées n'éveiller ni intérêt, ni compréhension et ne pas se graver dans la mémoire. Il est facile d'observer combien la réceptivité sexuelle de l'enfant est éveillée par de pareils faits et comment alors ses propres pulsions sexuelles peuvent être canalisées dans des voies dont elles ne pourront plus sortir. Comme ces impressions sont soumises au refoulement soit immédiatement, soit dès qu'elles resurgissent sous la forme de souvenirs, elles fournissent une condition propice à l'éclosion d'une compulsion névrotique qui, plus tard, empêchera le moi pour toujours de contrôler la fonction sexuelle et le poussera probablement à se détourner de cette dernière. Cette dernière réaction engendre une névrose, mais si elle ne se produit pas, il peut y avoir développement de perversions, voire bouleversement total de la fonction elle-même qui est d'une importance capitale tant pour la reproduction que pour toute la conduite de la vie.
Si instructifs que puissent être de pareils cas, c'est une autre situation qui excite plus encore notre intérêt, une situation que tout enfant est appelé à vivre et qui résulte inévitablement de sa longue dépendance et de sa vie chez ses parents, je veux parler du complexe d'Œdipe, ainsi nommé parce que son contenu essentiel se retrouve dans la légende grecque du roi Œdipe dont le récit, fait par un grand dramaturge, est heureusement parvenu jusqu'à nous. Le héros grec tue son père et épouse sa mère. Certes, il agit sans le savoir puisqu'il ignore qu'il s'agit de ses parents, mais c'est là une déviation facilement compréhensible et même inévitable du thème analytique.
Donnons maintenant deux descriptions distinctes du développement des garçons et des filles (de l'homme et de la femme) car c'est maintenant que, pour la première fois, la différence des sexes trouve son expression psychologique. Nous nous trouvons en face d'une grande énigme, d'un problème posé par un fait biologique, celui de l'existence de deux sexes. Là finissent nos connaissances et, ce fait, nous n'arrivons pas à le ramener à autre chose. La psychanalyse n'a en rien contribué à résoudre ce problème qui est sans doute tout entier d'ordre biologique. Nous ne découvrons dans le psychisme que des reflets de cette grande opposition et nos explications se heurtent à une difficulté dont nous soupçonnions depuis longtemps le motif : en effet, l'individu ne réagit pas seulement conformément à son propre sexe mais est toujours accessible, dans une certaine mesure, aux réactions du sexe opposé, de même que son corps, à côté d'organes sexuels bien développés possède aussi des rudiments rabougris — et souvent sans emploi — de l'autre sexe. Pour distinguer, du point de vue psychique, ce qui est mâle de ce qui est féminin, nous nous servons d'une équivalence évidemment insatisfaisante, empirique et conventionnelle. Nous appelons mâle tout ce qui est fort et actif, féminin tout ce qui est faible et passif. Le fait de la bisexualité psychologique pèse sur nos recherches et rend difficile toute description.
Le sein nourricier de sa mère est pour l'enfant le premier objet érotique, l'amour s'appuie sur la satisfaction du besoin de nourriture. Au début, l'enfant ne différencie certainement pas le sein qui lui est offert de son propre corps. C'est parce qu'il s'aperçoit que ce sein lui manque souvent que l'enfant le situe au dehors et le considère dès lors comme un objet, un objet chargé d'une partie de l'investissement narcissique primitif et qui se complète par la suite en devenant la personne maternelle. Celle-ci ne se contente pas de nourrir, elle soigne l'enfant et éveille ainsi en lui maintes autres sensations physiques agréables ou désagréables. Grâce aux soins qu'elle lui prodigue, elle devient sa première séductrice. Par ces deux sortes de relations, la mère acquiert une importance unique, incomparable, inaltérable et permanente et devient pour les deux sexes l'objet du premier et du plus puissant des amours, prototype de toutes les relations amoureuses ultérieures. Le fondement phylogénétique prédomine à tel point sur les facteurs personnels, accidentels, qu'il importe peu que l'enfant ait réellement tété sa mère ou qu'il ait été nourri au biberon sans connaître jamais les tendres soins maternels. Le développement est semblable dans les deux cas. Il se peut même que la nostalgie, dans le second cas, n'en soit ultérieurement que plus forte. Si longtemps que l'enfant ait tété le sein de sa mère, il restera toujours convaincu, après le sevrage, d'avoir tété trop peu et pendant un temps trop court.
Cet avant-propos n'est pas superflu et va nous permettre de comprendre l'intensité du complexe d'Œdipe. Quand le garçon (vers 2, 3 ans) entre dans la phase phallique de son évolution libidinale, quand il apprend à connaître et qu'il ressent les sensations voluptueuses fournies par son organe sexuel, quand il apprend à se les procurer lui-même, à son gré, par excitation manuelle, il devient alors amoureux de sa mère et souhaite la posséder physiquement de la manière que ses observations d'ordre sexuel et son intuition lui ont permis de deviner. Il cherche à la séduire en exhibant son pénis dont la possession le remplit de fierté. En un mot, sa virilité tôt éveillée l'incite à vouloir remplacer auprès d'elle son père qui, jusqu'à ce moment, avait été un modèle envié à cause de son évidente force physique et de son prestige. Maintenant l'enfant considère son père comme un rival qu'il voudrait évincer. Si le petit garçon a quelquefois partagé le lit de sa mère pendant une absence de son père, il s'en voit banni dès le retour de celui-ci, d'où satisfaction au départ et amère déception au retour. Tel est le complexe d'Œdipe que la légende grecque a emprunté au monde fantasmatique infantile pour le transposer en prétendue réalité. Dans nos civilisations actuelles, une fin terrible invariablement est réservée à ce complexe.
La mère comprend très bien que l'excitation sexuelle de son petit garçon se rapporte à elle-même. Un beau jour, elle se dit qu'il ne faut pas laisser les choses aller ainsi et croit bien faire en lui interdisant les pratiques masturbatoires. L'interdiction a peu d'effet et n'entraîne tout au plus qu'une modification du procédé d'auto-satisfaction. Finalement, la mère adopte les grands moyens. Elle menace l'enfant de lui enlever l'objet du délit et, généralement, pour rendre sa menace plus terrifiante, plus croyable, elle déclare laisser au père le soin de l'exécuter et annonce qu'elle va tout raconter à ce dernier, qui ensuite se chargera, dit-elle, de couper le pénis. Chose étrange, cette menace ne devient opérante que si une autre condition se trouve remplie auparavant ou plus tard. En effet, l'enfant ne croit pas la possibilité d'une punition semblable, mais si, au moment de la menace, il se souvient d'avoir déjà vu des organes génitaux féminins, ou encore si, un peu plus tard, il lui arrive d'apercevoir ce sexe auquel manque l'objet apprécié entre tous, il prend alors au sérieux la menace, et, sous l'effet du complexe de castration, subit le plus fort traumatisme de sa jeune existence10
La castration se retrouve jusque dans la légende d'Œdipe. Ce héros, en effet, se crève les yeux pour se punir de son crime, acte qui, comme le prouvent les rêves, constitue un substitut symbolique de la castration. Il est possible que l'extraordinaire terreur provoquée par cette menace soit, en partie, due à une trace mnémonique phylogénétique, souvenir de l'époque préhistorique où le père jaloux enlevait réellement à son fils ses organes génitaux quand il le considérait comme un rival auprès d'une femme. Une très ancienne coutume, la circoncision, autre substitut symbolique de la castration, ne peut être considérée que comme l'indice d'une soumission à la volonté paternelle (voir les rites de la puberté chez les primitifs). Les faits dont nous venons de parler n'ont pas encore été étudiés chez les peuples et dans les civilisations où la masturbation infantile n'est pas réprimée..
Les effets de la menace de castration sont multiples, incalculables et influencent toutes les relations du petit garçon avec ses père et mère et plus tard ses rapports avec les hommes et les femmes en général. La plupart du temps, la virilité de l'enfant cède sous ce premier choc. Afin de sauver son membre viril, il renonce plus ou moins complètement à la possession de sa mère ; souvent sa sexualité est par suite de cette interdiction, à tout jamais compromise. S'il possède en lui une forte composante féminine, comme nous disons, cet élément gagne en puissance du fait de la virilité menacée. Il adopte, en face de son père, une attitude passive, analogue à celle qu'il prête à sa mère. La menace a pu le faire renoncer à la masturbation, mais non aux fantasmes qui accompagnaient celle-ci. Bien au contraire, l'activité fantasmatique, seule forme de satisfaction sexuelle qui lui reste, s'exerce plus qu'auparavant et, dans ces fantasmes, tout en s'identifiant toujours à son père, il s'identifie, peut-être davantage encore, à sa mère. Les dérivés et les produits de transformation de ces fantasmes masturbatoires précoces s'assurent l'accès de son moi ultérieur et contribuent à la formation de son caractère. Non seulement sa féminité se trouve encouragée, mais encore sa peur et sa haine du père vont en augmentant considérablement. La virilité du petit garçon fait repli, pour ainsi dire, et il adopte une attitude de révolte à l'égard du père. Cette attitude dicte, ultérieurement, de façon compulsionnelle, son comportement dans la société. Souvent le jeune garçon conserve alors des traces de sa fixation érotique à sa mère, fixation qui se manifeste par une excessive dépendance à l'égard de celle-ci et par une attitude soumise devant la femme en général. N'osant plus aimer sa mère, il ne veut pas non plus risquer de n'être plus aimé d'elle, car elle pourrait alors le dénoncer à son père et le livrer à la castration. Tout ce processus, avec ses conditions et ses conséquences, dont notre exposé ne présente qu'un petit nombre, subit un refoulement des plus énergiques. Comme le permettent les lois qui régissent le ça inconscient, tous les émois pulsionnels, toutes les réactions contradictoires alors activés, sont retenus dans l'inconscient, toujours prêts à troubler, après la puberté, l'évolution ultérieure du moi. Lorsque le phénomène somatique de la maturation sexuelle vient ranimer les anciennes fixations libidinales en apparence abandonnées, la sexualité se révèle entravée, morcelée, désagrégée en pulsions contradictoires.
Certes, la menace de castration n'a pas toujours d'aussi redoutables effets sur la sexualité naissante du petit garçon. Une fois de plus, l'étendue des dommages causés, comme celle des dommages évités, dépend de rapports quantitatifs. Quoi qu'il en soit, cet ensemble de faits doit être considéré comme l'événement capital de l'enfance et soulève le plus important des problèmes de la période précoce, tout en constituant la source la plus abondante des imperfections futures. Il n'en tombe pas moins dans l'oubli et quand, au cours d'une analyse, l'on tente de le reconstituer, l'adulte fait montre à son égard du plus grand scepticisme. Il se défend alors au point d'éluder toute allusion à ce sujet et, par un étrange aveuglement intellectuel, méconnaît les preuves les plus évidentes du fait en question. Il soutient, par exemple, que la légende d'Œdipe n'a réellement aucun rapport avec l'histoire reconstituée par l'analyse, que le cas est bien différent puisque Œdipe ignorait qu'il avait tué son père et épousé sa mère. Notre patient oublie qu'une semblable déformation était inévitable pour donner au sujet sa forme poétique, que d'ailleurs aucun élément étranger n'a été ajouté à la légende et que l'on n'y peut voir qu'un adroit agencement de facteurs déjà présents dans le thème. L'ignorance d'Œdipe n'est qu'une juste peinture de l'inconscience où sombre, chez l'adulte, l'ensemble de l'événement. La sentence contraignante de l'oracle qui doit ou devrait innocenter le héros est une récognition de l'implacabilité du destin qui condamne tous les fils à subir le complexe d'Œdipe. D'autres adeptes de la psychanalyse firent bientôt observer que l'énigme posée par un autre personnage de drame, Hamlet, l'indécis héros de Shakespeare, peut, elle aussi, être facilement résolue lorsqu'on la ramène au complexe d'Œdipe. Le jeune prince, en effet, ne se résout pas à châtier sur la personne d'un autre ce qui correspond à ses propres désirs œdipiens. L'incompréhension générale du monde littéraire à l'égard de ce drame montre combien l'ensemble des humains tient à ses refoulements infantiles11
Le nom de Shakespeare n'est très probablement qu'un pseudonyme derrière lequel se dissimulait un grand inconnu. Un homme considéré comme l'auteur des œuvres de Shakespeare : Edward de Vere, earl of Oxford, avait, dans son enfance, perdu un père aimé et admiré et s'était entièrement détaché de sa mère qui convola en secondes noces peu après qu'elle fût devenue veuve..
Et cependant, plus d'un siècle avant l'apparition de la psychanalyse, le philosophe français Diderot avait montré l'importance du complexe d'Œdipe en exprimant de la façon suivante ce qui différencie les époques primitives des époques civilisées : « Si le petit sauvage », écrit-il, « était abandonné à lui-même, qu'il conservât toute son imbécillité et qu'il réunît au peu de raison de l'enfant au berceau la violence des passions de l'homme de trente ans, il tordrait le cou à son père et coucherait avec sa mère ». Je me permets de penser que si la psychanalyse n'avait à son actif que la seule découverte du complexe d'Œdipe refoulé, cela suffirait à la faire ranger parmi les précieuses acquisitions nouvelles du genre humain.
Les effets du complexe de castration sont, chez la fille, plus uniformes mais non moins profonds. La petite fille, cela va de soi, n'a pas à redouter de perdre son pénis, mais elle réagit au fait de n'en pas posséder. Dès le début, elle jalouse le garçon et l'on peut dire que toute son évolution s'effectue sous le signe de cette envie du pénis. Elle s'efforce d'abord vainement de copier les garçons, puis, avec plus de succès, tente de trouver une compensation et ses efforts peuvent aboutir à lui faire adopter une attitude féminine normale. Quand, au cours de la phase phallique, elle cherche, comme le petit garçon, à se procurer des sensations voluptueuses en excitant ses organes génitaux, elle ne parvient pas toujours à obtenir une satisfaction suffisante et étend alors à toute sa personne le sentiment d'infériorité qu'a suscité chez elle la possession d'un pénis rabougri. En règle générale, cherchant à fuir tout ce qui lui rappelle la supériorité de son frère ou de ses camarades masculins, elle ne tarde pas à renoncer aux pratiques masturbatoires et se détourne alors tout à fait de la sexualité.
Si la petite fille persiste à vouloir devenir un garçon, elle sera plus tard, dans les cas extrêmes, une homosexuelle manifeste ou, en tout cas, présentera des traits marqués de caractère viril, choisira une carrière masculine, etc. Dans l'autre cas, elle se détache d'une mère autrefois aimée, ne lui pardonnant pas, par suite de l'envie du pénis, de l'avoir mise au monde si mal armée. Dans son ressentiment, elle se détourne de sa mère et adopte un autre objet d'amour : son père. Lorsqu'on perd un être aimé, la réaction la plus naturelle est de s'identifier à lui, de le remplacer, si l'on peut dire, du dedans. C'est ce mécanisme qu'utilise alors la fillette. Elle peut remplacer l'attachement par une identification, se met à la place de sa mère comme elle l'a toujours fait dans ses jeux et, voulant la remplacer auprès de son père, se met à haïr celle qu'elle avait jusqu'alors aimée, cela pour deux motifs : par jalousie et par rancune à cause du pénis dont elle a été privée. Ses nouvelles relations avec son père peuvent s'établir d'abord sur l'envie de disposer du pénis de celui-ci, mais le point culminant s'en trouve dans un autre désir : celui de recevoir de lui le cadeau d'un enfant. Ce désir de l'enfant a remplacé l'envie du pénis ou du moins en dérive.
Il est intéressant d'observer combien les relations entre le complexe d'Œdipe et le complexe de castration sont différentes, voire opposées, chez les filles et les garçons. En effet, la menace de castration, comme nous l'avons pu voir, met fin chez le garçon, au complexe d'Œdipe. La fille, au contraire, est poussée dans ce complexe quand elle s'aperçoit qu'elle ne possède pas de pénis. Il y a peu d'inconvénients à ce qu'une femme persiste dans une attitude œdipienne féminine (attitude à laquelle on a proposé de donner le nom de complexe d'Électre). En pareil cas, elle aspirera à trouver dans un futur époux les qualités de son père et sera disposée à se soumettre à son autorité. Son désir de posséder un pénis, désir, en fait, inassouvissable, peut se satisfaire si elle réussit à transformer son amour de l'organe en amour de l'homme possesseur de ce dernier, cela de la même façon qu'elle transféra jadis l'amour inspiré par le sein de sa mère à toute la personne de celle-ci.
Quand nous demandons à n'importe quel analyste de nous dire quelle structure psychique se montre chez ses patients le plus rebelle à son influence, il ne manque pas de répondre que c'est chez la femme le désir du pénis, et, chez l'homme, une attitude féminine à l'égard de son propre sexe, attitude dont la condition nécessaire serait la perte du pénis.
Troisième partie. Les progrès théoriques
Chapitre VIII. L'appareil psychique et le monde extérieur
Nous sommes arrivés à toutes les vues et hypothèses générales exposées dans notre premier chapitre grâce au lent et minutieux travail dont nous avons donné un exemple dans la deuxième partie de cet ouvrage.
Cédons maintenant à la tentation de jeter un coup d'œil sur les progrès que ce travail nous a permis de réaliser et examinons quelles voies nouvelles s'ouvrent désormais devant nous. Une chose peut nous surprendre, c'est d'avoir été aussi souvent contraints de nous aventurer au-delà des limites de la psychologie. Les phénomènes que nous avons étudiés ne sont pas uniquement d'ordre psychologique, ils ont également un aspect organique et biologique, d'où il s'ensuit que, dans nos efforts pour édifier la psychanalyse, nous avons aussi réalisé d'importantes découvertes en biologie tout en nous voyant obligés d'émettre quelques hypothèses relatives à cette dernière science.
Toutefois, ne quittons pas, pour le moment, le domaine de la psychologie. Nous avons reconnu qu'il était impossible d'établir scientifiquement une ligne de démarcation entre les états normaux et anormaux. Ainsi toute distinction, en dépit de son importance pratique, ne peut avoir qu'une valeur conventionnelle. Nous avons été amenés à nous faire une idée du psychisme normal par l'étude de ses troubles, ce qui n'eût pas été possible si ces états morbides — névroses ou psychoses — eussent eu des causes spécifiques agissant à la manière de corps étrangers.
L'étude du trouble passager qui survient pendant le sommeil, trouble inoffensif et dont le rôle est même utile, nous a donné la clef des maladies psychiques permanentes et dangereuses. Nous affirmons que la psychologie du conscient n'était pas plus capable d'éclairer le fonctionnement normal de l'esprit que d'expliquer le rêve. Les seuls renseignements dont elle disposait, ceux de l'auto-perception consciente, se sont partout révélés incapables de nous faire comprendre la multiplicité et la complexité des phénomènes psychiques, impuissants aussi à découvrir la connexion de ceux-ci et, par suite, à trouver les causes déterminantes des phénomènes morbides.
En admettant l'existence d'un appareil psychique à étendue spatiale, bien adapté à son rôle, développé par les nécessités de l'existence et qui ne produit les phénomènes de la conscience qu'en un point particulier et dans certaines conditions, nous avons été en mesure d'établir la psychologie sur des bases analogues à celles de toute autre science, de la physique, par exemple. Dans notre domaine scientifique, comme dans tous les autres, il s'agit de découvrir derrière les propriétés (les qualités) directement perçues des objets, quelque chose d'autre qui dépende moins de la réceptivité de nos organes sensoriels et qui se rapproche davantage de ce qu'on suppose être l'état de choses réel. Certes, nous n'espérons pas atteindre ce dernier puisque nous sommes évidemment obligés de traduire toutes nos déductions dans le langage même de nos perceptions, désavantage dont il nous est à jamais interdit de nous libérer. Mais c'est là justement que se trouvent la nature et la limitation de notre science. Tout se passe comme si, parlant de sciences physiques, nous disions : « En supposant que notre vue soit assez perçante, nous découvririons qu'un corps en apparence solide est constitué de particules de telle ou telle forme, de telle ou telle dimension, situées, par rapport les unes aux autres, de telle ou telle façon. » C'est ainsi que nous cherchons à augmenter le plus possible, par des moyens artificiels, le rendement de nos organes sensoriels ; toutefois, il convient de se dire que tous ces efforts ne modifient en rien le résultat final. La réalité demeurera à jamais « inconnaissable ». Ce que le travail scientifique tire des perceptions sensorielles primaires, c'est la découverte de connexions et d'interdépendances présentes dans le monde extérieur et qui peuvent, d'une façon quelconque, se reproduire ou se refléter dans le monde intérieur de notre pensée. Cette connaissance nous permet de « comprendre » certains phénomènes du monde extérieur, de les prévoir et parfois de les modifier. C'est de la même façon que nous procédons en psychanalyse. Nous avons pu découvrir certains procédés techniques qui nous permettent de combler les lacunes qui subsistent dans les phénomènes de notre conscience et nous utilisons ces méthodes techniques comme les physiciens se servent de l'expérimentation. Nous inférons ainsi une quantité de processus en eux-mêmes « inconnaissables ». Nous insérons ensuite ceux-ci parmi les processus dont nous sommes conscients. Quand, par exemple, nous déclarons : « Ici s'est inséré un souvenir inconscient », c'est qu'il s'est produit quelque chose que nous ne concevons pas mais qui, s'il était parvenu jusqu'à notre conscient, ne se pourrait décrire que de telle ou telle façon.
Certes, le droit de tirer de pareilles conclusions, de pratiquer de semblables interpolations, de postuler leur exactitude, reste, en chaque cas particulier, soumis à la critique. Avouons-le, il est souvent très difficile d'aboutir à une décision, ce qui d'ailleurs se traduit par de nombreux désaccords entre les psychanalystes. C'est la nouveauté du problème qui en est, en partie, responsable, c'est-à-dire le manque d'entraînement. Toutefois, il n'est que juste d'en accuser aussi un facteur particulier inhérent à cette matière ; en psychologie, en effet, il n'est pas toujours question, comme en physique, de matières qui n'éveillent qu'un froid intérêt scientifique. Il ne convient pas de s'étonner outre mesure de voir, par exemple, une analyste femme, insuffisamment convaincue de l'intensité de son désir du pénis, sous-estimer l'importance de ce facteur chez ses patientes. Cependant ces sources d'erreur issues d'une équation personnelle n'ont, tout compte fait, que peu d'importance. Lorsqu'on ouvre quelque vieux précis de microscopie, on est stupéfait de voir quelles exigences étaient imposées aux personnes qui se servaient du microscope à l'époque où il s'agissait encore d'une technique nouvelle. Aujourd'hui, il n'est plus question de tout cela.
Nous n'entreprendrons pas de donner ici un tableau complet de l'appareil psychique et de ses fonctions. Si d'ailleurs nous le tentions, nous serions gênés par le fait que la psychanalyse n'a pas encore eu le temps d'étudier avec une égale attention chacune de ces fonctions. Contentons-nous donc d'une récapitulation détaillée de ce que nous avons dit dans notre première partie.
Donc le noyau de notre être est constitué par le ténébreux ça qui ne communique pas directement avec le monde extérieur et que nous n'arrivons à connaître que par l'entremise d'une autre instance psychique. Les pulsions organiques agissent à l'intérieur du ça et résultent elles-mêmes de la fusion en proportions variables de deux forces primitives : l'Éros et la Destruction. Ces pulsions se différencient les unes des autres par leurs relations avec les organes ou les systèmes d'organes. Leur seul but est de se satisfaire au moyen de modifications de ces organes, modifications qu'elles obtiennent grâce à l'aide d'objets extérieurs. Toutefois une satisfaction immédiate et inconsidérée comme celles qu'exige le ça risquerait souvent de provoquer de dangereux conflits avec l'extérieur et d'entraîner la destruction du sujet. Le ça ne se soucie nullement d'assurer le lendemain et ignore l'angoisse. Il serait peut-être plus correct de dire que, capable d'engendrer les éléments sensoriels de l'angoisse, il ne peut s'en servir. Les processus qui intéressent ces présumés éléments psychiques dans le ça ou qui se déroulent entre eux (processus primaire) diffèrent beaucoup de ceux que la perception consciente nous a rendus familiers au cours de notre vie intellectuelle et affective. En outre, les restrictions critiques de la logique n'influencent nullement ce qui se passe dans le ça ; la logique, en effet, rejette une partie de ces processus, les jugeant nuls, et tend même à les supprimer.
Le ça, retranché du monde extérieur, a son propre univers de perception. Il ressent avec une extraordinaire acuité certaines modifications à l'intérieur de lui-même, en particulier les variations de tensions des émois pulsionnels, variations qui deviennent conscientes en tant qu'impressions de la série plaisir-déplaisir. Certes, il est malaisé de déterminer par quelles voies et à l'aide de quels organes sensoriels terminaux ces perceptions se produisent, mais une chose semble certaine : les auto-perceptions, impressions cénesthésiques et impressions de plaisir-déplaisir, régissent despotiquement les phénomènes à l'intérieur du ça. Le ça obéit à l'inexorable principe de plaisir, mais n'est pas seul à agir de la sorte. L'activité des autres instances psychiques réussit, semble-t-il, à modifier mais non à supprimer le principe de plaisir et une question d'une importance théorique capitale n'a pas encore été résolue : quand et comment ce principe peut-il être surmonté ? En considérant qu'il exige la diminution et peut-être même finalement la disparition des tensions provoquées par les besoins instinctuels (c'est-à-dire le Nirvana), nous abordons la question, non encore élucidée, des relations entre le principe de plaisir et les deux forces primitives, l'Éros et l'instinct de mort.
L'autre instance psychique, le moi, nous semble plus connaissable et nous pensons nous y reconnaître nous-mêmes avec plus de facilité. Elle s'est développée à partir de la couche corticale du ça qui, aménagée pour recevoir et rejeter les excitations, se trouve en contact direct avec l'extérieur (la réalité). Prenant son point de départ dans la perception consciente, le moi soumet à son influence des domaines toujours plus vastes, des couches toujours plus profondes du ça, et, en persistant avec ténacité à dépendre du monde extérieur, il porte la marque indélébile de son origine, une sorte de « Made in Germany », pour ainsi dire. Au point de vue psychologique, sa fonction est d'élever les processus du ça à un niveau dynamique plus élevé (peut-être en transformant de l'énergie libre, mobile, en énergie liée, comme dans l'état préconscient) ; le rôle constructif du moi consiste à intercaler entre l'exigence instinctuelle et l'acte propre à satisfaire cette dernière, une activité intellectuelle qui, une fois bien considérés l'état de choses présent et les expériences passées, s'efforce, au moyen d'essais expérimentaux, de peser les conséquences de la ligne de conduite envisagée. C'est ainsi que le moi parvient à décider si l'entreprise projetée peut aboutir à une satisfaction, s'il convient de la remettre à plus tard ou si l'exigence instinctuelle ne doit pas être purement et simplement étouffée parce que trop dangereuse (principe de réalité). De même que le ça n'obéit qu'à l'appât du plaisir, le moi est dominé par le souci de la sécurité. Sa mission est la conservation de soi que le ça semble négliger. Le moi se sert des sensations d'angoisse comme d'un signal d'alarme qui lui annonce tout danger menaçant son intégrité. Comme les traces mnémoniques, surtout du fait de leur association avec les résidus verbaux, peuvent devenir tout aussi conscientes que les perceptions, un danger de confusion capable d'aboutir à une méconnaissance de la réalité subsiste ici. Le moi s'en prémunit en instituant l'épreuve de réalité qui se trouve parfois interrompue dans les rêves, suivant les conditions du sommeil. Dans ses efforts pour se maintenir au milieu de forces mécaniques, le moi se voit menacé de dangers qui, bien qu'émanant surtout de la réalité extérieure, viennent d'ailleurs encore. Son propre ça constitue lui-même une source de périls semblables et cela pour deux motifs différents. En premier lieu, de trop excessives forces instinctuelles, comme de trop puissantes « excitations » extérieures, sont capables de nuire au moi. Il est vrai qu'elles ne peuvent l'anéantir, mais elles risquent de détruire son organisation dynamique particulière et le ramener à n'être plus qu'une fraction du ça. En second lieu, l'expérience a pu enseigner au moi que la satisfaction d'une exigence instinctuelle, non insupportable en soi, pourrait cependant susciter une réaction dangereuse du monde extérieur, de sorte que c'est alors l'exigence instinctuelle même qui se mue en danger. C'est donc sur deux fronts que le moi doit lutter, il lui faut défendre son existence à la fois contre un monde extérieur qui menace de le détruire et contre un monde intérieur bien trop exigeant. Il utilise contre ses deux adversaires la même méthode de défense, mais celle-ci s'avère particulièrement inefficace contre l'ennemi du dedans. Par suite de son identité primitive, de son intimité avec l'adversaire, il a les plus grandes difficultés à échapper aux dangers intérieurs et même lorsque ces derniers peuvent, pendant un certain temps, être tenus en échec, ils n'en restent pas moins menaçants.
Nous avons vu comment le moi encore faible et inachevé de la première enfance se trouve durablement endommagé par l'effort qu'il a réalisé pour échapper aux dangers inhérents à cette époque de la vie. La protection des parents écarte de l'enfant les périls extérieurs, mais cette sécurité, il la paye en crainte de perdre l'amour de ces parents, perte d'amour qui le livrerait sans défense à tous les dangers du dehors. Ce facteur exerce une influence décisive sur l'issue du conflit au moment où le garçon entre dans la situation œdipienne. La menace de castration qui pèse sur son narcissisme, renforcée encore à partir de sources primitives, prend possession de lui. L'action conjointe des deux influences, celle du danger réel immédiat et celle du danger à fondement phylogénétique conservé dans la mémoire, incite l'enfant à adopter des mesures de défense (refoulements). Cette défense, quoique provisoirement efficace, se révèle psychologiquement inadéquate au moment où une réactivation de la sexualité vient renforcer les exigences instinctuelles antérieurement éliminées. Du point de vue biologique, nous dirons que le moi se heurte aux excitations de la première période de sexualité, à une époque où son immaturité ne peut le mener qu'à un échec. Le fait que le développement du moi se laisse distancer par le développement libidinal est, à nos yeux, la condition essentielle des névroses. Comment alors n'en pas déduire que les névroses pourraient être évitées si l'on épargnait au moi infantile cette épreuve, c'est-à-dire si on laissait s'épanouir librement la sexualité de l'enfant, comme c'est le cas chez bien des peuples primitifs. Il se peut que l'étiologie des troubles névrotiques soit plus compliquée que nous ne le disons ici ; si tel est le cas, du moins avons-nous fait ressortir une partie essentielle du complexe étiologique. N'oublions pas non plus les influences phylogénétiques qui, présentes quelque part dans le ça, sous une forme que nous ne connaissons pas encore, agissent plus fortement dans la prime enfance qu'à toute autre époque, sur le moi. D'autre part, nous pressentons qu'un aussi précoce essai d'endigage de l'instinct sexuel et une telle partialité du jeune moi en faveur du monde extérieur par rapport au monde intérieur, partialité qui découle d'ailleurs de l'interdiction imposée à la sexualité infantile, doivent forcément se répercuter sur le développement culturel ultérieur des individus. Les exigences instinctuelles auxquelles les satisfactions directes sont refusées, se voyant contraintes de s'engager dans d'autres voies où elles trouvent des satisfactions substitutives, peuvent, ce faisant, être désexualisées et relâcher les liens qui les rattachent aux buts instinctuels primitifs. Concluons-en qu'une grande partie de notre trésor de civilisation, si hautement prisé, s'est constituée au détriment de la sexualité et par l'effet d'une limitation des pulsions sexuelles.
Nous avons inlassablement répété que le moi doit son origine, aussi bien que ses plus importants caractères acquis, à ses relations avec le monde extérieur. Nous sommes donc prêts à admettre que les états pathologiques du moi, ceux où il se rapproche à nouveau le plus du ça, se fondent sur la cessation ou le relâchement des rapports extérieurs. Un fait le confirme : l'expérience clinique montre qu'il y a, au déclenchement d'une psychose, deux motifs déterminants : ou bien la réalité est devenue intolérable, ou bien les pulsions ont subi un énorme renforcement, ce qui, étant donné les exigences rivalisantes du ça et de l'extérieur, doit avoir sur le moi des effets analogues. Le problème de la psychose serait simple et clair si le moi se détachait totalement de la réalité, mais c'est là une chose qui se produit rarement, peut-être même jamais. Même quand il s'agit d'états aussi éloignés de la réalité du monde extérieur que les états hallucinatoires confusionnels (Amentia), les malades, une fois guéris, déclarent que dans un recoin de leur esprit, suivant leur expression, une personne normale s'était tenue cachée, laissant se dérouler devant elle, comme un observateur désintéressé, toute la fantasmagorie morbide. Avons-nous le droit de penser que les choses se passent toujours ainsi ? Je ne sais, mais j'ai sur d'autres psychoses moins tapageuses des renseignements analogues.
Je me rappelle un cas de paranoïa chronique, au cours de laquelle, après chaque accès de jalousie, un rêve fournissait à l'analyste un exposé correct, nullement entaché de délire, de l'incident. Un intéressant contraste était ainsi mis en lumière, car tandis que les rêves du névrosé nous révèlent habituellement une jalousie dont il n'a pas conscience à l'état de veille, voici que, chez un psychosé, le délire de l'état de veille est corrigé par un rêve. Nous pouvons probablement admettre que ce qui se passe dans tous les états semblables consiste en un clivage psychique. Au lieu d'une unique attitude psychique, il y en a deux ; l'une, la normale, tient compte de la réalité alors que l'autre, sous l'influence des pulsions, détache le moi de cette dernière. Les deux attitudes coexistent, mais l'issue dépend de leurs puissances relatives. Les conditions nécessaires à l'apparition d'une psychose sont présentes quand l'attitude anormale prévaut. Le rapport vient-il à s'inverser, alors survient la guérison apparente de la psychopathie. En réalité, les idées délirantes n'ont fait que réintégrer l'inconscient. D'ailleurs de nombreuses observations nous permettent d'affirmer que le délire préexistait bien longtemps avant de se manifester.
Nous disons donc que dans toute psychose existe un clivage dans le moi et si nous tenons tant à ce postulat, c'est qu'il se trouve confirmé dans d'autres états plus proches des névroses et finalement dans ces dernières aussi. Je m'en suis d'abord moi-même convaincu en ce qui concerne les cas de fétichisme. Cette anomalie, qu'on peut ranger parmi les perversions, se fonde, on le sait, sur le fait que le patient — il s'agit presque toujours d'un homme — se refuse à croire au manque de pénis de la femme, ce manque lui étant très pénible parce qu'il prouve la possibilité de sa propre castration. C'est pourquoi il refuse d'admettre, en dépit de ce que sa propre perception sensorielle lui a permis de constater, que la femme soit dépourvue de pénis et il s'accroche à la conviction opposée. Mais la perception bien que niée n'en a pas moins agi et le sujet, malgré tout, n'ose prétendre qu'il a vraiment vu un pénis. Que va-t-il faire alors ? Il choisit quelque chose d'autre, une partie du corps, un objet, auquel il attribue le rôle de ce pénis dont il ne peut se passer. En général il s'agit d'une chose que le fétichiste a vue au moment où il regardait les organes génitaux féminins ou d'un objet susceptible de remplacer symboliquement le pénis. Il serait toutefois inexact de considérer comme un clivage du moi le processus qui accompagne le choix d'un fétiche. Il s'agit là d'un compromis établi à l'aide d'un déplacement analogue à ceux que le rêve nous a rendus familiers. Mais nos observations ne s'arrêtent pas là. Le sujet s'est créé un fétiche afin de détruire toute preuve d'une possibilité de castration et pour échapper ainsi à la peur de cette castration. Si, comme d'autres créatures vivantes, la femme possède un pénis, il n'y a plus lieu de craindre que votre propre pénis vous soit enlevé. Cependant, on trouve chez certains fétichistes une peur de castration semblable à celle des non-fétichistes et qui engendre chez eux des réactions analogues. C'est pourquoi leur comportement révèle deux opinions contradictoires. D'une part, en effet, on les voit nier la perception qui leur a montré le défaut de pénis chez la femme, d'autre part, ils reconnaissent ce manque dont ils tirent de justes conséquences. Ces deux attitudes persistent tout au long de la vie sans s'influencer mutuellement. N'est-ce pas là ce que l'on peut qualifier de clivage du moi ? Cet état de choses nous permet également de comprendre pourquoi le fétichisme n'est si souvent que partiellement développé. Il ne détermine pas entièrement le choix objectal mais autorise, dans une plus ou moins large mesure, un comportement sexuel normal, parfois même son rôle reste modeste et peut n'être qu'esquissé. Le fétichiste ne réussit jamais parfaitement à détacher son moi de la réalité extérieure.
Gardons-nous de penser que le fétichisme constitue un cas exceptionnel de clivage du moi, mais il nous offre une excellente occasion d'étudier ce phénomène. Revenons au fait que le moi infantile, sous l'emprise du monde réel, se débarrasse par le procédé du refoulement des exigences pulsionnelles réprouvées. Ajoutons maintenant que le moi, durant la même période de vie, se voit souvent obligé de lutter contre certaines prétentions du monde extérieur, qui lui sont pénibles, et se sert, en pareille occasion, du procédé de la négation pour supprimer les perceptions qui lui révèlent ces exigences. De semblables négations se produisent fréquemment, et pas uniquement chez les fétichistes. Partout où nous sommes en mesure de les étudier, elles apparaissent comme des demi-mesures, comme des tentatives imparfaites pour détacher le moi de la réalité. Le rejet est toujours doublé d'une acceptation ; deux attitudes opposées, indépendantes l'une de l'autre, s'instaurent, ce qui aboutit à un clivage du moi et ici encore l'issue doit dépendre de celle des deux qui disposera de la plus grande intensité.
Les faits de clivage du moi, tels que nous venons de les décrire, ne sont ni aussi nouveaux, ni aussi étranges qu'ils pourraient d'abord paraître. Le fait qu'une personne puisse adopter, par rapport à un comportement donné, deux attitudes psychiques différentes, opposées, et indépendantes l'une de l'autre, est justement ce qui caractérise les névroses, mais il convient de dire, qu'en pareil cas, l'une des attitudes est le fait du moi tandis que l'attitude opposée, celle qui est refoulée, émane du ça. La différence entre les deux cas est essentiellement d'ordre topographique ou structural et il n'est pas toujours facile de décider à laquelle des deux éventualités on a affaire dans chaque cas particulier. Toutefois, elles ont un caractère commun important : en effet, que le moi, pour se défendre de quelque danger, nie une partie du monde extérieur ou qu'il veuille repousser une exigence pulsionnelle de l'intérieur, sa réussite, en dépit de tous ses efforts défensifs, n'est jamais totale, absolue. Deux attitudes contradictoires se manifestent toujours et toutes deux, aussi bien la plus faible, celle qui a subi l'échec, que l'autre, aboutissent à la création de complications psychiques. Ajoutons finalement que nos perceptions conscientes ne nous permettent de connaître qu'une bien faible partie de tous ces processus.
Chapitre IX. Le monde intérieur
La seule façon pour nous de donner une idée d'un ensemble complexe de phénomènes simultanés est de les décrire isolément et successivement. Il en résulte que nos exposés pêchent par leur unilatérale simplification et ont besoin d'être complétés, remaniés, c'est-à-dire rectifiés.
Le moi donc s'interpose entre le ça et le monde extérieur, satisfait les exigences du premier, recueille les perceptions du second, pour les utiliser sous la forme de souvenirs, enfin, soucieux de sa propre conservation, il se voit contraint de se prémunir contre les excessives revendications qui l'assaillent de deux côtés différents. Dans toutes ses décisions, il obéit aux injonctions d'un principe de plaisir modifié. Mais cette manière de se représenter le moi ne vaut que jusqu'à la fin de la première enfance (jusqu'à 5 ans environ). À cette époque un important changement s'est effectué : une fraction du monde extérieur a été abandonnée, tout au moins partiellement, en tant qu'objet et, (au moyen de l'identification), s'est trouvée intégrée dans le moi, ce qui signifie qu'elle fait désormais partie du monde intérieur. Cette nouvelle instance psychique continue à assumer les fonctions autrefois réservées à certaines personnes du monde extérieur ; elle surveille le moi, lui donne des ordres, le dirige et le menace de châtiment, exactement comme les parents dont elle a pris la place. Nous appelons cette instance le surmoi et la ressentons, dans son rôle de justicier, comme notre conscience. Chose remarquable, le surmoi fait preuve souvent d'une sévérité qui dépasse celle des parents véritables. C'est ainsi qu'il ne se borne pas à juger le moi sur ses actes, mais aussi et tout autant sur ses pensées et sur ses intentions non mises à exécution et dont il semble avoir connaissance. Rappelons-nous que le héros de la légende d'Œdipe se sent responsable de ses actes et se châtie lui-même, bien que le destin inéluctable annoncé par l'oracle eût dû, à ses propres yeux comme aux nôtres, l'innocenter. En fait, le surmoi est l'héritier du complexe d'Œdipe et ne s'instaure qu'après la liquidation de ce dernier. Son excessive rigueur n'est pas à l'image d'un modèle réel, mais correspond à l'intensité de la lutte défensive menée contre les tentations du complexe d'Œdipe. Philosophes et croyants pressentent ce fait lorsqu'ils affirment que l'éducation ne saurait inculquer aux hommes le sens moral, ni la vie en société le leur faire acquérir, parce qu'il émane d'une source plus haute.
Tant que le moi vit en bonne intelligence avec le surmoi, la différenciation entre leurs manifestations respectives reste malaisée, mais toute tension, toute mésentente, sont nettement perçues. Les tourments que cause le remords correspondent exactement à la peur de l'enfant devant la menace d'une éventuelle perte d'amour, menace remplacée par l'instance morale. Par ailleurs, quand le moi a pu résister à la tentation de commettre une action réprouvée par le surmoi, son amour-propre s'en trouve flatté et sa fierté s'accroît, comme s'il avait réalisé quelque gain précieux. C'est ainsi que le surmoi, bien que devenu fraction du monde intérieur, continue cependant à assumer devant le moi le rôle du monde extérieur. Pour l'individu, le surmoi représente à tout jamais l'influence de son enfance, les soins et l'éducation qu'il a reçus, sa dépendance à l'égard de ses parents, ajoutons que cette enfance, pour bien des gens, se prolonge notablement par la vie en famille. Ce ne sont pas seulement les qualités personnelles des parents qui entrent en ligne de compte, mais tout ce qui a pu produire sur eux quelque effet déterminant, leurs goûts, les exigences du milieu social, les caractères et les traditions de leur race. Ceux qui aiment les généralisations et les distinctions subtiles diront que le monde extérieur où l'individu se meut, après sa séparation d'avec ses parents, représente la puissance du présent, que son ça, avec ses tendances héréditaires, représente le passé organique et que son surmoi, nouveau venu, figure avant tout le passé de civilisation que l'enfant, au cours de ses courtes années d'enfance, est, pour ainsi dire, obligé de revivre. Il est rare que de semblables généralisations soient exactes dans tous les cas. Une partie des conquêtes de la civilisation a certainement laissé des traces dans le ça même, où une grande partie des apports du surmoi trouve un écho ; un grand nombre d'événements vécus par l'enfant auront plus de retentissement dans le cas où ils répètent des événements phylogénétiques très anciens. « Ce que tes aïeux t'ont laissé en héritage, si tu le veux posséder, gagne-le12
Gœthe : Faust, Première Partie :
Was Du ererbt von Deinen Vätern hast,
Erwirb es, um es zu besitzen.. » C'est ainsi que le surmoi s'assure une place intermédiaire entre le ça et le monde extérieur. Il réunit en lui les influences du présent et du passé. Dans l'instauration du surmoi, on peut voir, semble-t-il, un exemple de la façon dont le présent se mue en passé.