Chapitre Premier. Le moi : objet de l’observation

Définition de la psychanalyse

À certaines périodes du développement de la science psychanalytique, l’étude théorique du moi de l’individu connut une évidente impopularité. Beaucoup d’analystes en étaient venus à penser que la valeur scientifique et thérapeutique de l’analyste se mesurait à la profondeur des couches psychiques où il pénétrait. Quiconque reportait son intérêt des couches psychiques profondes aux superficielles, quiconque passait de l’étude du ça à celle du moi courait le risque de se voir accusé d’apostasie envers la psychanalyse. Le nom de psychanalyse devait, pensait-on, être réservé à la partie des découvertes nouvelles qui concernait la vie psychique inconsciente, c’est-à-dire à l’étude des émois instinctuels refoulés, des affects et des fantasmes. Certains problèmes tels que l’adaptation de l’enfant ou de l’adulte au monde extérieur, certains concepts de valeur comme ceux de la santé et de la maladie, de la vertu ou du vice, ne devaient nullement intéresser la psychanalyse. Il ne lui fallait se préoccuper uniquement que des fantasmes infantiles attardés jusque dans l’âge adulte, des plaisirs imaginaires et des punitions redoutées qui sanctionnaient ces derniers.

Peut-être cette façon de considérer la psychanalyse, assez courante dans la littérature psychanalytique, se fonde-t-elle sur le langage usuel qui, dès les débuts, a utilisé indifféremment pour désigner notre science soit le terme de psychanalyse, soit celui de psychologie des profondeurs (ou abyssale). Il ne convient pas de s’en étonner puisque la première théorie basée sur les découvertes de psychanalyse était avant tout une psychologie de l’inconscient ou, comme nous disons actuellement, du ça. Toutefois lorsqu’on applique cette façon de voir à la thérapeutique psychanalytique, on ne tarde pas à en constater le caractère erroné. Le traitement analytique a de tout temps eu pour objet le moi et ses troubles, l’étude du ça et de ses modes d’action ne constituant qu’un moyen d’atteindre le but thérapeutique. Ce but reste invariablement le même : supprimer les troubles et rétablir l’intégrité du moi.

Depuis la publication de deux ouvrages de Freud : Psychologie des foules et analyse du moi et Au-delà du principe de plaisir qui ont marqué un changement d’orientation, l’anathème de « non orthodoxe » a cessé de peser sur l’étude du moi et les recherches s’appliquant aux instances de ce dernier suscitent maintenant un intérêt majeur. Voici comment nous définirons le programme actuel de la psychanalyse qui ne se limite certainement plus à la seule psychologie abyssale. Nous disons généralement que l’analyse a pour but d’acquérir une connaissance aussi approfondie que possible des trois instances dont l’ensemble constitue, d’après nous, la personnalité psychique, d’étudier leurs rapports mutuels ainsi que leurs relations avec le monde extérieur. Nous apprendrons à connaître les fonctions, les contenus, l’expansion du moi et sa dépendance vis-à-vis du monde extérieur, du ça et du surmoi. En ce qui concerne le ça, nous aurons à décrire ses contenus, c’est-à-dire les pulsions, et à suivre leurs transformations.

Le ça, le moi et le surmoi dans l’autoperception

Nul n’ignore que les trois instances ne sont pas du tout au même degré accessibles à l’observation. Pour étudier le ça, appelé autrefois système inconscient, nous ne pouvons nous adresser qu’à ceux de ses rejetons qui pénètrent dans les systèmes préconscient et conscient. Tant que règne dans le ça un état de calme et de satisfaction, c’est-à-dire tant qu’un émoi instinctuel à la recherche d’un plaisir n’essaie pas de surgir dans le moi en y provoquant des sentiments de tension et de déplaisir, nous n’avons aucune possibilité de voir ce qui s’y passe. Théoriquement, tout au moins, le ça n’est pas en toutes circonstances accessible à l’observation.

Il en est tout autrement, cela va sans dire, de l’instance appelée surmoi. Les contenus du surmoi sont en majeure partie conscients et peuvent ainsi être directement saisis par la perception psychique intérieure. Toutefois la représentation du surmoi nous échappe partout où le moi et le surmoi sont en bons termes. Nous disons alors que le moi et le surmoi coïncident, c’est-à-dire que le surmoi ne peut être à ces moments-là isolément perçu ni par le sujet lui-même ni par l’observateur du dehors. Le surmoi ne devient perceptible que lorsqu’il se montre hostile au moi ou tout au moins qu’il adopte à l’égard de ce dernier une attitude critique, par exemple quand un sentiment de culpabilité surgit dans le moi du fait de cette critique.

Le moi en tant qu’observateur

Tout cela nous amène à conclure que le moi est vraiment le domaine auquel doit toujours s’appliquer notre attention et qu’il constitue, pour ainsi dire, le milieu au travers duquel nous tentons de nous faire une image des deux autres instances.

Le moi, quand il entretient avec le ça des relations de bon voisinage, remplit à merveille vis-à-vis de lui, un rôle d’observateur. Les divers émois pulsionnels qui ne cessent d’émaner du ça pénètrent dans le moi ; là, ils s’assurent un accès dans l’appareil moteur, qui leur permettra d’aboutir à la satisfaction. Dans les cas favorables, le moi s’accommode de l’intrus, lui permet de disposer de ses propres forces et se contente de percevoir ; il ressent – la poussée de l’émoi instinctuel, l’accroissement de tension avec le sentiment pénible concomitant, puis la fin de la tension lors de la satisfaction. En observant tout ce processus, on obtient un tableau clair et exact de l’émoi instinctuel en question ainsi que de sa charge libidinale et de son but. Un moi d’accord avec l’émoi instinctuel ne pourrait nullement s’insérer dans ce tableau.

Malheureusement le passage d’une instance à l’autre des émois instinctuels entraîne toutes sortes de possibilités de conflits et, de ce fait même, gêne l’observation du ça. Pour parvenir à se satisfaire, les pulsions du ça sont contraintes de traverser les domaines du moi où elles se trouvent dans une atmosphère étrangère. En effet, dans le ça prédomine ce que l’on appelle le « processus primaire » ; aucune synthèse n’y relie les représentations, les affects y sont mouvants, les contrastes, loin de se gêner mutuellement, coïncident parfois et des condensations s’y produisent. Le principe souverain qui régit ici tous les processus est celui du plaisir à conquérir. Dans le moi, au contraire, toutes les associations d’idées se soumettent aux règles rigoureuses de ce que nous nommons le « processus secondaire ». Les émois instinctuels eux-mêmes ne peuvent plus tendre, sans autre forme de procès, vers un gain en plaisir ; ils se voient contraints de tenir compte des exigences de la réalité et, plus encore, de se conformer aux lois éthiques et morales. C’est du surmoi qu’émanent ces lois qui tendent à déterminer le comportement du moi. C’est ainsi que les émois instinctuels risquent de déplaire à des instances qui leur sont essentiellement étrangères et s’exposent à être critiquées, rejetées, ainsi qu’à subir des modifications de tout genre. Ainsi prennent fin de paisibles relations de voisinage. Les pulsions, avec la ténacité et l’énergie qui leur sont propres, persistent à poursuivre leurs buts et, dans l’espoir de surprendre et de maîtriser le moi, entreprennent dans son domaine d’hostiles incursions, tandis que le moi devenu méfiant, se livre à une contre-offensive et envahit les territoires du ça. Il tend à paralyser définitivement les pulsions en adoptant des mesures de défense propres à assurer sa protection.

Le tableau de tous ces phénomènes que nous transmet le moi, grâce à ses facultés d’observation, est bien plus confus, mais en même temps fort instructif. Il nous permet de saisir d’emblée deux instances psychiques en action. Ce que nous voyons alors n’est plus une pulsion du ça intacte, sans déformation, mais bel et bien une pulsion modifiée du fait des mesures de protection adoptées par le moi. L’observateur analyste est alors obligé de décomposer par une sorte de compromis l’image qui s’offre à lui, de la réduire en ses composantes : le ça, le moi et éventuellement le surmoi.

Poussées du ça et poussées du moi considérées comme objets d’observation

Une chose nous frappe cependant : aux yeux de l’observateur les poussées venues des deux directions ont une valeur différente. Tous les actes défensifs du moi contre le ça s’effectuent sans tapage, invisiblement. Nous devons nous contenter d’en faire ultérieurement la reconstitution, jamais nous ne les observons au moment même où ils se produisent. C’est ce qui arrive, par exemple, dans le cas d’un refoulement réussi. Le moi ignore totalement ce refoulement et ne le perçoit que plus tard, en constatant que quelque chose lui manque. Expliquons-nous : en essayant de juger objectivement un analysé, nous observons que certaines pulsions du ça dont nous escomptions l’apparition dans le moi, en vue d’une satisfaction, font défaut. Dans les cas où ces pulsions ne réapparaissent plus, nous devons admettre que l’accès du moi leur a à jamais été interdit, ce qui signifie qu’elles ont été refoulées. Toutefois rien de tout cela ne nous éclaire vraiment sur le processus, proprement dit, du refoulement.

On en peut dire autant de la formation réactionnelle réussie, l’une des mesures défensives capitales qu’adopte de façon permanente le moi contre le ça. C’est au cours du développement de l’enfant qu’apparaît, à un moment donné, cette formation et cela de façon assez brutale. Il n’est pas toujours certain que toute l’attention du moi ait jamais auparavant convergé sur l’émoi instinctuel contraire auquel se substitue cette formation réactionnelle. Le moi reste en général ignorant du rejet de cet émoi aussi bien que de l’ensemble du conflit qui a abouti à l’établissement d’une nouvelle attitude. Les observateurs analystes seraient aisément tentés de la prendre pour un développement spontané du moi si certaines manifestations de teinte obsessionnelle trop apparente ne révélaient à la fois son caractère réactionnel et le vieux conflit qu’elle dissimule. Quoi qu’il en soit, rien encore, dans l’observation de ces mesures défensives, ne peut permettre ici à l’analyste de deviner quel conflit a abouti à leur établissement.

Nous remarquerons que toutes nos connaissances nous ont été fournies par l’étude des poussées venues d’une direction opposée, c’est-à-dire des poussées du ça vers le moi. Si le refoulement réussi nous semble à tel point obscur, le mouvement en sens contraire, c’est-à-dire le retour du refoulé tel que nous l’observons dans les névroses, nous semble, lui, parfaitement clair.

Ici nous suivons pas à pas la lutte engagée entre l’émoi instinctuel et la défense du moi. De même, c’est la désagrégation des formations réactionnelles qui permet le mieux d’étudier la manière dont ces dernières se sont produites. Du fait de la poussée du ça, l’investissement libidinal, jusque-là masqué par la formation réactionnelle, se trouve renforcé. C’est ce qui permet alors à l’émoi instinctuel de se frayer un chemin jusqu’au conscient. Pendant un certain temps pulsion et formation réactionnelles sont, toutes deux à la fois, perceptibles dans le moi. Une autre fonction du moi – sa tendance à la synthèse – fait que cet état, extrêmement favorable à l’observation analytique, ne persiste que quelques instants. Un nouveau conflit s’engage entre les rejetons du ça et l’activité du moi, ^ conflit qui doit aboutir soit à la victoire de l’une des parties intéressées, soit à la formation d’un compromis entre les deux.

Si, grâce au renforcement de son investissement, c’est le moi qui est victorieux, l’attaque du ça cesse et un état de quiétude psychique défavorable à toute observation s’instaure à nouveau.