2009-04-16T11:32:02.64PT2H56M38S21LibreOffice/5.1.2.2$Windows_X86_64 LibreOffice_project/d3bf12ecb743fc0d20e0be0c58ca359301eb705f2016-06-10T12:05:24.785000000PsychanalyseNature et fonction du phantasme1934 traduction française 1966
développements de la psychanalyse PUF 1966
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Introduction
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Susan Sutherland Isaacs
Nature et fonction du phantasme
Table des matières
Table des matières
Introduction3
I. – Méthodes d’étude9
A) Méthodes d’observation9
B) La méthode de la psychanalyse21
La situation de transfert24
La vie psychique avant l’age de deux ans25
II. – La nature et la fonction du phantasme27
Usages courants du terme « phantasme »27
Le phantasme comme contenu primaire des processus psychiques inconscients30
L’hallucination et l’introjection primaire34
Difficultés du premier développement provenant des phantasmes36
Les phantasmes et les mots38
Les phantasmes et l’expérience sensorielle41
La relation des premiers phantasmes avec le processus primaire50
Pulsion, phantasme et mécanisme52
Phantasme, mémoire, images et réalité65
Résumé73
Introduction
Une revue générale des contributions à la théorie psychanalytique montrerait que le terme « phantasme » a été utilisé dans des sens variables par des auteurs et à des moments divers. Ses usages courants se sont considérablement élargis depuis ses premières significations.
Une grande partie de cet élargissement est restée implicite jusqu’à présent. Le moment est venu de considérer la signification et la définition de ce terme de façon plus explicite.1
Comme on l’a souvent fait remarquer, les définitions exactes, aussi indispensables qu’elles soient, ne sont possibles que dans les phases évoluées d’une science. Elles ne peuvent être établies dans ses étapes initiales. « Il convient, entend-on dire souvent, qu’une science soit fondée sur des concepts fondamentaux clairs et bien définis. En réalité, aucune science, même parmi les plus exactes, ne débute par de semblables définitions. L’activité scientifique, à son véritable début, consiste bien plutôt à décrire des phénomènes qu’ensuite elle groupera, classera et rangera dans certains ensembles. Mais déjà, alors qu’il n’est question que de description, l’on ne peut éviter d’appliquer au matériel certaines idées abstraites prises quelque part, non certes tirées uniquement de la nouvelle expérience. Ces idées, concepts fondamentaux de la science, s’avèrent encore plus indispensables lorsqu’on continue à travailler la même matière. Elles comportent nécessairement au début un certain degré d’incertitude et il ne saurait être question de délimiter nettement leur contenu. Tant qu’elles se trouvent en cet état, on parvient à s’entendre sur leur signification en recourant, de façon répétée, au matériel expérimental dont elles paraissent tirées, alors que ce matériel leur est en réalité soumis. Elles ont donc, à proprement parler, le caractère de conventions ; tout dépend de ce que leur choix n’a pas été arbitraire, mais qu’elles ont été désignées du fait de leurs importants rapports avec les matières empiriques dont on peut postuler l’existence avant même de l’avoir reconnue et prouvée. Seule une étude plus approfondie de l’ensemble des phénomènes considérés permettra d’en mieux saisir les concepts scientifiques fondamentaux et de les modifier progressivement afin de les rendre utilisables sur une vaste échelle, les débarrassant par là entièrement de contradictions. Il sera temps alors de les enfermer dans des définitions. Le progrès de la connaissance n’admet pas non plus aucune rigidité de ces définitions. Ainsi que le montre brillamment l’exemple de la physique, le contenu des « concepts fondamentaux » fixés en définitions se modifie aussi continuellement » (Freud, Les pulsions et leurs destins, trad. Marie Bonaparte, et Anne Bermann, pp. 25-26).
Quand la signification d’un terme technique s’étend ainsi, soit de façon délibérée, soit insensiblement, ce n’est généralement pas sans raison, c’est parce que les faits et les formulations théoriques dont ils ont besoin l’exigent. Ce sont les relations entre les faits qui doivent être regardées de plus près et clarifiées dans notre pensée. Ce chapitre est surtout destiné à définir le terme « phantasme », c’est-à-dire à décrire les séries de faits que l’usage du terme nous aide à identifier, à organiser et à relier à d’autres séries de faits intéressants. La plus grande partie de ce qui va suivre portera sur cette étude plus précise des relations entre divers processus psychiques.
À mesure que progressait le travail de la psychanalyse, et en particulier l’analyse d’enfants en bas âge, et à mesure que se développait notre connaissance de la première vie psychique, les relations que nous sommes arrivés à discerner entre les tout premiers processus psychiques et les types de fonctionnement psychique ultérieurs et plus spécialisés ordinairement appelés « phantasmes » ont amené beaucoup d’entre nous à étendre la connotation du terme « phantasme » dans le sens qui va être développé maintenant. (Une tendance à élargir la signification du terme apparaît déjà dans de nombreux écrits de Freud, dans les passages où il examine le concept de phantasme inconscient)2
Au cours de la discussion de cet article à la Société britannique de Psychanalyse, en 1943, le Dr Ernest Jones a fait, au sujet de l’extension du sens du terme « phantasme » le commentaire suivant : « Je me rappelle une situation semblable, il y a des années, à propos du terme « sexualité ». Les critiques se plaignaient de ce que Freud changeait la signification de ce terme, et Freud lui-même a semblé une ou deux fois accepter cette manière de présenter les choses, mais j’ai toujours protesté du contraire : il n’a pas changé la signification du mot lui-même, il n’a fait qu’étendre le concept et, en lui donnant un contenu plus plein, le rendre plus compréhensif. Ce processus semblerait inévitable dans le travail psychanalytique, puisque beaucoup de concepts, par exemple celui de conscience, qui n’étaient connus antérieurement que dans leur sens conscient, doivent être élargis quand nous y ajoutons leur signification inconsciente. ».
On va montrer que certains phénomènes psychiques qui ont été décrits en général par de nombreux auteurs, et d’ordinaire sans rapport avec le terme « phantasme », impliquent en fait l’activité de phantasmes inconscients. En reliant ces phénomènes avec les phantasmes inconscients auxquels ils se rapportent, nous pouvons mieux comprendre leur relation avec les autres processus psychiques, et mieux apprécier leur fonction et leur pleine importance dans la vie psychique.
Ce chapitre n’a pas pour but essentiel d’établir les contenus particuliers du phantasme. Il traitera de la nature et de la fonction du phantasme comme un tout, et de sa place dans la vie psychique. Les exemples réels de phantasmes seront utilisés à titre d’illustration, mais on ne veut pas dire qu’ils épuisent le domaine du phantasme, et ils ne sont pas choisis systématiquement. Il est vrai que les preuves mêmes qui établissent l’existence des phantasmes même aux tout premiers âges nous donnent certaines indications sur leur caractère spécifique ; mais l’acceptation du fait général de l’activité des phantasmes depuis le début de la vie et de la place du phantasme dans la vie psychique comme un tout n’implique automatiquement l’acceptation d’aucun contenu phantasmatique particulier à aucun âge donné. La relation du contenu avec l’âge peut apparaître dans une certaine mesure dans les chapitres suivants, auxquels ce chapitre tente d’ouvrir la voie par des considérations générales.
Comprendre la nature du phantasme et sa fonction dans la vie psychique implique l’étude des premières phases du développement psychique, c’est-à-dire celles qui se produisent pendant les trois premières années de la vie. On exprime souvent du scepticisme au sujet de la possibilité de la compréhension même du psychisme des premières années – en tant qu’elle dépasse la simple observation du développement successif du comportement. En fait, nous sommes très loin de nous fonder sur la simple imagination ou sur une conjecture aveugle, même en ce qui concerne la première année. Quand tous les faits observables du comportement sont considérés à la lumière de la connaissance analytique obtenue des adultes et des enfants au-dessus de deux ans, et sont mis en relation avec les principes analytiques, nous arrivons à de nombreuses hypothèses douées d’un degré élevé de probabilité et à quelques certitudes concernant les premiers processus psychiques.
Nos idées sur le phantasme dans ces premières années sont fondées presque entièrement sur la déduction, mais d’autre part cela est vrai aussi pour les phantasmes à n’importe quel âge. Les phantasmes inconscients sont toujours déduits, jamais observés comme tels, et la technique analytique dans son ensemble est fondée en grande partie sur des connaissances déduites. Comme on l’a souvent fait remarquer au sujet des patients adultes aussi, ils ne nous manifestent pas directement leurs phantasmes inconscients, pas plus que leurs résistances préconscientes. Nous pouvons observer souvent de façon très directe des émotions et des attitudes dont le patient lui-même n’a pas conscience ; ces faits observés, et beaucoup d’autres (comme ceux qui sont cités plus loin, pp. 96-99) nous rendent possible et nécessaire de déduire que telles et telles résistances ou tels et tels phantasmes sont en train d’opérer. Ceci est vrai pour l’enfant en bas âge comme pour l’adulte.
Les données sur lesquelles on s’appuie sont de trois sortes principales et les conclusions qu’on avancera sont fondées sur la convergence de ces lignes de preuve.
a) Des considérations sur les relations entre certains faits et certaines théories établis, dont un grand nombre, bien que très familiers à la pensée psychanalytique, ont été traités jusqu’à présent de façon relativement isolée. Quand on les considère dans tout leur sens, ces relations impliquent les postulats qui vont être énoncés et, grâce à ces postulats, elles s’intègrent mieux et se comprennent de façon plus adéquate ;
b) Les preuves cliniques obtenues par les analystes à partir de l’analyse effective d’adultes et d’enfants de tous âges ;
c) Des données d’observation (observations non analytiques et études expérimentales) du bébé et du jeune enfant obtenues par les diverses méthodes dont dispose la science du développement de l’enfant.
I. – Méthodes d’étude
A) Méthodes d’observation
Avant de considérer notre thèse essentielle, il peut être utile de faire une brève revue de certains principes méthodologiques fondamentaux qui nous fournissent la matière de nos conclusions sur la nature et la fonction du phantasme et qui sont illustrés à la fois dans les études cliniques (psychanalytiques) et dans un grand nombre des recherches récentes les plus fructueuses sur le développement de la conduite.
De multiples techniques pour l’étude des aspects particuliers du développement de l’enfant ont été mises au point ces dernières années. C’est un fait remarquable, que les recherches fondées sur l’observation du développement de la personnalité et des relations sociales, et en particulier celles qui essayent de comprendre les motivations et les processus psychiques généraux, tendent à tenir compte de plus en plus de certains principes méthodologiques, qu’on va maintenant examiner. Ces principes rapprochent ces recherches des études cliniques, et constituent ainsi un lien valable entre les méthodes d’observation et la technique analytique. Ils sont : a) De prêter attention aux détails ; b) D’observer le contexte ; c) D’étudier la continuité génétique.
a) Toutes les contributions sérieuses à la psychologie de l’enfant dans les dernières années pourraient être citées comme exemples de la conscience croissante de la nécessité de prêter attention aux détails précis de la conduite de l’enfant, quel que soit le domaine de recherche : les émotions, les attitudes sociales, les habiletés intellectuelles, motrices ou manuelles, la perception et le langage. Les recherches de Gesell, Shirley, Bayley et beaucoup d’autres sur le premier développement psychique illustrent ce principe. Les études expérimentales et l’observation du développement social, ou les recherches sur la conduite du bébé faites par D. W. Winnicott et M. P. Middlemore3
J’inclus dans cette note de chapitre toutes mes références à la littérature sur le développement psychique primitif, aux études et observations sur le comportement du bébé, etc., en même temps que des commentaires sur une partie de ces références, et quelques remarques sur certains exemples de comportements d’enfants que j’ai observés ou qui m’ont été rapportés.
A. Gesell : 1) Infancy and Human Growth (La première enfance et la croissance humaine), Macmillan, 1928 ; 2) Biographies of Child Development (Biographies du développement enfantin), Hamish Hamilton, 1939 ; 3) The First Five Years of Life, (Les cinq premières années de la vie), Methuen, 1940.
M. Shiri.ey, The First Two Years (Les deux premières années), vol. I, II et III, University of Minnesota Press, 1933. (Étude du développement de vingt-cinq enfants normaux.)
N. Bayley, The Californian Infant Scale of Motor Development (Échelle du développement moteur des bébés californiens), University of California Press, 1936.
D. W. Winnicott, The Observation of Infants in a Set Situation (L’observation des bébés dans une situation de groupe), I. J. Ps.-A., XXII, 1941, pp. 229-49.
Merell P. Middlemore, The Nursing Couple (Le couple mère-nourrisson), Hamish Hamilton, 1941.
Florence Goodenough, Anger in Young Children (La colère chez les jeunes enfants), University of Minnesota Press, 1931. Goodenough a formé ses observateurs à noter non seulement la fréquence et la distribution temporelle des colères, mais aussi le contexte des situations sociales et émotionnelles et des conditions physiologiques où elles se produisent. De cette façon, elle était susceptible d’élucider, dans une mesure qui n’avait pas été atteinte jusque-là, la nature des situations qui donnaient naissance aux colères des jeunes enfants.
C. W. Valentine, The Innate Bases of Fear (Les bases innées de la peur), Journal of Genetic Psychology, vol. XXXVII. En répétant le travail de Watson au sujet des peurs innées, Valentine a fait porter son attention sur la situation totale dans laquelle l’enfant était mis, aussi bien que sur la nature précise des stimuli appliqués. Il est arrivé à la conclusion que le milieu immédiat est toujours un facteur très important dans le déterminisme de la réponse particulière de l’enfant à un stimulus particulier. C’est une situation totale qui affecte l’enfant, et non un simple stimulus. La présence ou l’absence de la mère, par exemple, produit une différence radicale dans la réponse réelle de l’enfant.
M. M. Lewis, Infant Speech (La parole chez le bébé), Kegan Paul, 1936. Lewis n’a pas seulement dressé un compte rendu phonétique complet du développement du langage chez un bébé depuis sa naissance, mais il a aussi noté les situations sociales et émotionnelles dans lesquelles apparaissent chaque son nouveau, chaque forme nouvelle, nous permettant ainsi d’inférer certaines des sources émotionnelles qui amènent au développement du langage.
Lois Barclay Murphy a fait un apport considérable à la solution du problème du développement social, dans une série d’études minutieuses de la personnalité de jeunes enfants et de leurs relations sociales : Social Behavior and Child Personnality (Conduite sociale et personnalité enfantine), Columbia University Press, 1937, p. 191. Elle a montré qu’il est inutile d’essayer soit une évaluation de la personnalité comme tout, soit celle d’un trait en particulier, comme la sympathie, sans tenir compte constamment du contexte du comportement étudié. Le comportement social des jeunes enfants et leurs caractéristiques personnelles varient selon le contexte social spécifique. Par exemple, un petit garçon se montre excité et agressif quand un autre petit garçon déterminé est présent, mais non quand il est absent. Le travail de Murphy nous donne beaucoup d’aperçus sur les sentiments et les motifs qui entrent dans le développement des traits de personnalité de l’enfant. Elle résume ainsi son étude du « comportement de sympathie » chez de jeunes enfants jouant en groupe : « … Le comportement qui constitue ce trait dépend de la relation fonctionnelle de l’enfant avec chaque situation, et quand des changements de statuts permettent une autre interprétation de la situation dans laquelle l’enfant se trouve, il se produit un changement de comportement. Une bonne part des variations dans le comportement d’un enfant que nous avons examinées sont liées à la sécurité de l’enfant en tant qu’elle est affectée par les relations de compétition avec les autres enfants, la désapprobation de la part des adultes, la culpabilité et l’auto-accusation provoquées par un mal fait à un autre enfant… » Elle met ainsi l’accent sur le fait que le comportement de sympathie (en tant qu’un aspect de la personnalité) ne peut être compris séparé des variations du contexte dans lequel il se manifeste.
Un exemple de la valeur de l’observation du contexte du comportement m’a été rapporté par une directrice d’école maternelle (Mlle D. E. May). Celle-ci a observé que, dans beaucoup de cas où un enfant de deux ans était laissé pour la première fois à l’école maternelle et se sentait seul et anxieux à cause de la séparation d’avec sa mère et du monde étranger qui l’entourait, le jouet qui le réconfortait le plus vite était « la boîte à lettres », une boîte dans laquelle il pouvait laisser tomber, par des trous ménagés à cet effet dans le couvercle, un certain nombre de petits cubes. On enlevait alors le couvercle et on pouvait retrouver les objets à l’intérieur. L’enfant semblait ainsi pouvoir surmonter son sentiment de perte de sa mère au moyen de ce jeu, dans lequel il perdait et retrouvait les objets à sa propre guise – jeu du même type que celui que Freud a décrit.
Un autre exemple pris dans la même école maternelle est celui d’un petit garçon de deux ans et quatre mois, qui était terrifié et complètement désemparé à son second jour d’école. Il se tenait près de l’observatrice, tenant sa main, sanglotant au début, et demandait de temps en temps : « Maman vient ?, Maman vient ? » Une tour de petits cubes était placée sur une chaise à côté de lui. D’abord il fit comme si ces cubes n’existaient pas, mais quand un autre enfant plaça sa boîte de cubes près de là, il emporta vivement jusqu’à sa boîte tous ses cubes sauf deux. Il plaça les deux cubes restants, un petit cube et un plus grand de forme triangulaire, sur la chaise, en contact l’un avec l’autre, dans une position semblable à celle qu’avaient lui-même et l’observatrice qui était assise à son côté. Il revint alors et reprit la main de l’adulte. Il put alors cesser de pleurer, et parut beaucoup plus calme. Quand un autre enfant survint et remua les cubes, il alla les rechercher et les remit dans leur position, approchant de la main le petit cube du grand d’une façon gentille et avec satisfaction puis il reprit la main de l’observatrice et regarda tranquillement les autres enfants autour de lui.
Nous voyons encore ici un enfant qui se rassure et surmonte ses sentiments de perte et de terreur par un acte symbolique accompli avec deux objets matériels. Il montrait que s’il lui était permis de mettre deux objets (les deux cubes) tout près l’un de l’autre, comme il voulait être tout près de sa mère, il réussissait à contrôler sa détresse et se sentait content et confiant avec un autre adulte, parce qu’il croyait qu’il pouvait retrouver sa mère.
Ces exemples illustrent le fait qu’un certain degré de compréhension des sentiments et des phantasmes de l’enfant peut être acquis au moyen de l’observation dans la vie ordinaire, à condition que nous tenions compte des détails et du contexte social et émotionnel des données particulières.
Hazlitt, dans son chapitre sur « La rétention, la continuité, la reconnaissance et la mémoire », dans The Psychology of Infancy (La psychologie de la première enfance), p. 78, dit : « Le jeu favori du « coucou, le voilà ! », dont l’enfant peut jouir véritablement dès à peu près le troisième mois prouve la continuité et la capacité de retenir du psychisme d’un enfant très petit. Si des impressions s’évanouissaient immédiatement et si la vie consciente de l’enfant était faite d’une quantité de moments totalement sans connexion, ce jeu ne pourrait avoir pour lui aucun charme. Mais il est bien évident qu’à un moment donné, il est conscient du changement dans son expérience et nous pouvons le voir chercher du regard ce qui vient d’avoir été présent et a disparu. »
L’orientation générale de Hazlitt sur ce problème suit l’idée que la mémoire explicite naît de la première reconnaissance, c’est-à-dire de « tout processus de perception qui produit un sentiment de familiarité ». Elle continue : « En parlant de la réaction de succion d’un enfant d’un mois au son de la voix humaine, nous n’avons pas supposé que l’enfant reconnaît la voix, qu’il y a une expérience consciente correspondant à l’idée « les voix sont là de nouveau ». Il peut y avoir ou non une telle expérience… Mais cependant, à mesure que les semaines s’écoulent, il se produit d’innombrables exemples de reconnaissance, dans lesquels l’expression et le comportement général de l’enfant font un tableau si semblable à celui qui accompagne l’expérience consciente de la reconnaissance aux stades ultérieurs, qu’on peut difficilement se retenir de déduire que l’enfant est en train de reconnaître au sens strict du terme. Les comptes rendus rapportent l’exemple d’enfants à partir de huit semaines qui semblent désemparés à la vue de figures étrangères, et rassurés à la vue de figures familières. »
Hazlitt adopte aussi l’idée que le jugement lui-même est présent depuis un moment très précoce, par exemple, dans les réponses adaptatives de l’enfant aux troisième et quatrième mois. Hazlitt ne doute pas que les toutes premières réponses du bébé présentent les qualités rudimentaires à partir desquelles se développent la mémoire, l’imagination, la pensée, etc. Elle dit : « Un autre argument en faveur de l’idée que j’adopte ici – que le jugement est présent depuis un moment très primitif – est que l’expression de surprise en face de stimuli qui ne sont pas surprenants de par leur intensité, mais par quelque changement dans leur apparence habituelle, est très commune vers six mois et se présente occasionnellement bien avant cet âge. »
Cette loi de continuité génétique se manifeste dans un autre domaine important : celui des relations logiques. Les études expérimentales de Hazlitt (Children's Thinking (La pensée de l’enfant), 1930) et d’autres, ont montré que l’enfant peut comprendre certaines relations logiques (comme l’identité, l’exception, la généralisation, etc.), et agir à partir d’elles, bien avant de pouvoir les exprimer par des mots. Il peut les comprendre en termes simples et concrets avant de pouvoir les apprécier sous une forme plus abstraite. Par exemple il peut agir selon les mots « tous – mais pas… » avant de pouvoir comprendre le mot « excepté » ; ensuite, il peut comprendre le mot « excepté », et agir en conséquence, avant de pouvoir utiliser le mot lui-même.
M. M. Lewis, The Biginning of Référencé to Past and Future in a Child’s Speech (Le début de la référence au passé et à l’avenir dans le langage d’un enfant),
B. J. Ed. Psy., VII, 1937, et The Beginning and Early Functions of Questions in a Child’s Speech (Le début et les premières fonctions des questions dans le langage d’un enfant), B. J. Ed. Psy., VIII, 1938.
Baldwin, Canons of Genetic Logic (Canons de la logique génétique), Thought and Things, or Genetic Logic (La pensée et les choses, ou la logique génétique)., l’illustrent aussi. Le travail de Middlemore sur la conduite des bébés dans la situation d’allaitement, par exemple, montre la variété et la complexité que prennent même les toutes premières réponses des bébés quand elles sont notées et comparées en détail, et la façon extrêmement profonde dont les expériences de l’enfant, par exemple la manière de le prendre dans les bras et de lui donner la tétée, influencent les phases suivantes de ses sentiments et de ses phantasmes, et ses processus psychiques en général.
La plupart des progrès dans la technique d’observation et d’expérience ont été réalisés pour faciliter l’observation précise et l’annotation des détails de la conduite. Nous reviendrons ensuite sur la grande importance de ce principe dans le travail psychanalytique et sur la manière dont il nous aide à discerner le contenu des premiers phantasmes.
b) Le principe de remarquer et d’annoter le contexte des données observées est de la plus grande importance, qu’il s’agisse du cas d’un exemple ou d’un type particulier de conduite sociale, d’exemples particuliers de jeu, de questions posées par l’enfant, d’étapes dans le développement du langage – quelles que puissent être les données. On entend par « contexte », non seulement les exemples antérieurs et ultérieurs de la sorte de conduite considérée, mais le milieu immédiat de la conduite étudiée, dans ses dimensions sociales et émotionnelles. En ce qui concerne le phantasme, par exemple, nous devons noter le moment où l’enfant dit ceci ou cela, joue à tel jeu ou à tel autre, accomplit tel ou tel rituel, domine (ou perd) telle ou telle habileté, exige ou refuse une gratification particulière, montre des signes d’angoisse, de détresse, de triomphe, de joie, d’affection ou d’autres émotions ; quelles sont les personnes présentes – ou absentes – à ce moment-là ; quelle est son attitude émotionnelle générale ou son sentiment immédiat à l’égard de ces adultes ou de ces compagnons de jeu ; quelles pertes, quelles tensions, quelles satisfactions ont été ressenties récemment ou sont attendues à ce moment, etc.
L’importance de ce principe d’étudier le contexte psychologique des données particulières de la vie psychique a été reconnue de plus en plus par ceux qui étudient la conduite de l’enfant, quel que soit le processus psychique ou la fonction de comportement qui se trouve objet d’étude. On pourrait en donner beaucoup d’exemples : l’étude des crises de colère, par Florence Goodenough ; celle des fondements innés de la peur, par C. W. Valentine ; celle du développement du langage dans l’enfance, par M. M. Lewis ; celle du développement de la sympathie chez les jeunes enfants, par L. B. Murphy4
Op. cit.
Le travail de Murphy, en particulier, a montré que ce principe est tout à fait indispensable dans l’étude des relations sociales, et qu’il se révèle à l’usage comme beaucoup plus fructueux que n’importe quelle manière purement quantitative ou statistique de traiter des types de conduite ou des traits de personnalité sans référence au contexte.
Un des exemples frappants de la façon dont l’attention prêtée aux détails précis dans leur contexte global peut révéler la signification d’un fragment de conduite dans la vie psychique intérieure d’un enfant est l’observation par Freud du jeu d’un petit garçon de dix-huit mois. Ce petit garçon était un enfant normal, de développement intellectuel moyen et dont la conduite était, en général, satisfaisante. Freud écrit : « Il ne dérangeait pas ses parents la nuit, obéissait consciencieusement à l’interdiction de toucher à certains objets ou d’entrer dans certaines pièces et, surtout, il ne pleurait jamais pendant les absences de sa mère, absences qui duraient parfois des heures, bien qu’il lui fût très attaché, parce qu’elle l’a non seulement nourri au sein, mais l’a élevé et soigné seule, sans aucune aide étrangère. Cet excellent enfant avait cependant l’ennuyeuse habitude d’envoyer tous les petits objets qui lui tombaient sous la main dans le coin d’une pièce, sous un lit, etc., et ce n’était pas un travail facile que de rechercher ensuite et de réunir tout cet attirail du jeu. En jetant loin de lui les objets, il prononçait, avec un air d’intérêt et de satisfaction, le son prolongé o-o-o-o qui, d’après les jugements concordants de la mère et de l’observateur, n’était nullement une interjection, mais signifiait le mot « fort » (loin). Je me suis finalement aperçu que c’était là un jeu et que l’enfant n’utilisait ses jouets que pour « les jeter au loin ». Un jour je fis une observation qui confirma ma manière de voir. L’enfant avait une bobine de bois, entourée d’une ficelle. Pas une seule fois l’idée ne lui était venue de traîner cette bobine derrière lui, c’est-à-dire de jouer avec elle à la voiture ; mais tout en maintenant le fil, il lançait la bobine avec beaucoup d’adresse par-dessus le bord de son lit entouré d’un rideau, où elle disparaissait. Il prononçait alors son invariable o-o-o-o, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois pas un joyeux « Da ! » (« Voilà ! »). Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le premier acte lequel était répété inlassablement, bien qu’il fût évident que c’est le deuxième acte qui procurait à l’enfant le plus de plaisir.
« L’interprétation du jeu fut alors facile. Le grand effort que l’enfant s’imposait avait la signification d’un renoncement à un penchant (à la satisfaction d’un penchant) et lui permettait de supporter sans protestation le départ et l’absence de la mère. L’enfant se dédommageait pour ainsi dire de ce départ et de cette absence, en reproduisant, avec les objets qu’il avait sous la main, la scène de la disparition et de la réapparition »5
Au-delà du principe du plaisir (1920), trad. Jankélévitch, p. 14..
Plus loin, Freud note un autre détail de la conduite de l’enfant : « Un jour, la mère rentrant à la maison après une absence de plusieurs heures, fut saluée par l’exclamation : « Bébé o-o-o-o » qui, tout d’abord, parut inintelligible. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que pendant cette longue absence de la mère l’enfant avait trouvé le moyen de se faire disparaître lui-même. Ayant aperçu son image dans une grande glace qui touchait presque le parquet, il s’était accroupi, ce qui faisait disparaître l’image. »
L’observation de ce détail des sons par lesquels le petit garçon fêtait le retour de sa mère a attiré l’attention sur le chaînon ultérieur. En faisant apparaître et disparaître sa propre image dans le miroir, l’enfant donnait la preuve de son succès dans le contrôle par le jeu de ses sentiments de perte et se consolait de l’absence de sa mère.
Freud a aussi compris l’influence sur le jeu du petit garçon avec sa bobine de bois d’autres faits plus lointains, dont beaucoup d’observateurs n’auraient pas pensé qu’ils eussent quelque rapport avec lui : la relation générale de l’enfant avec sa mère, son affection et son obéissance, son pouvoir de s’abstenir de la gêner et de lui permettre de s’absenter pendant des heures sans grogner ni protester. Freud est arrivé ainsi à comprendre une bonne partie de la signification du jeu de l’enfant dans sa vie sociale et émotionnelle, et à conclure que l’enfant, lorsqu’il éprouvait du plaisir à jeter loin de lui des objets matériels et à les récupérer, jouissait de la satisfaction phantasmatique de contrôler les allées et venues de sa mère. Grâce à cela, il pouvait tolérer qu’elle le laissât en réalité, et rester affectueux et obéissant.
Le principe d’observation du contexte comme celui de prêter attention aux détails est un élément essentiel de la technique de la psychanalyse, chez les adultes aussi bien que chez les enfants.
c) Le troisième principe fondamental, qui a sa valeur aussi bien dans les études fondées sur l’observation que dans les études analytiques, est le principe de continuité génétique6
Cf. chap. II, p. 38..
L’expérience a déjà prouvé qu’à travers chaque aspect du développement psychique (aussi bien que physique), qu’il s’agisse de la posture, de l’habileté locomotrice ou manuelle, de la perception, de l’imagination, du langage ou de la logique primitive, toute phase donnée se développe par degrés à partir des phases précédentes d’une façon qui peut être connue à la fois dans sa ligne générale et dans ses détails spécifiques. Cette vérité générale établie sert de guide et d’indicateur pour les observations ultérieures. Toute étude des étapes du développement (comme celles de Gesell et Shirley) repose sur ce principe.
Cela ne signifie pas que le développement progresse tout au long d’un même pas. Il y a des crises de croissance déterminées, des intégrations qui, par leur nature, apportent des transformations radicales dans l’expérience et dans les conquêtes ultérieures. Apprendre à marcher, par exemple, est l’une de ces crises, mais, aussi dramatique qu’elle puisse être par les changements qu’elle introduit dans le monde de l’enfant, la marche effective n’est que la phase finale d’une longue série de coordinations en développement. Apprendre à parler est une autre de ces crises ; mais elle est aussi préparée, préfigurée dans tous ses détails avant que le langage soit acquis. Cela est si vrai que la définition du parler est une affaire purement conventionnelle. D’ordinaire on entend par là l’usage de deux mots, règle arbitraire utile à des fins de comparaison, mais non destinée à masquer le cours continu du développement. Le développement du langage commence, on l’a souvent montré, avec les sons produits par l’enfant quand il a faim ou quand il mange pendant les toutes premières semaines de sa vie ; et, d’un autre côté, les transformations qui se produisent après que la maîtrise des premiers mots ait été obtenue sont aussi continues et aussi variées et complexes que celles qui se produisent avant ce moment.
Un aspect du développement du langage, qui a une importance spéciale pour les problèmes qui nous occupent, est le fait que la compréhension des mots précède de beaucoup leur usage. La période de temps effectif où l’enfant montre qu’il comprend une grande partie de ce qu’on dit, à lui ou en sa présence, sans qu’il soit encore arrivé au moment d’utiliser lui-même aucun mot, varie beaucoup d’un enfant à l’autre. Chez quelques enfants très intelligents, l’intervalle entre la compréhension et l’usage des mots peut atteindre une année. Ce retard de l’usage sur la compréhension s’observe en général pendant toute l’enfance. De même, bien d’autres processus intellectuels s’expriment par les actes longtemps avant de pouvoir être formulés en mots.7
Voir note 3.
Des exemples d’une pensée rudimentaire qui surgit dans l’action et dans la parole à partir de la seconde année sont donnés dans les études de M. M. Lewis sur le développement de la parole. Les études expérimentales de Hazlitt et d’autres sur le développement de la pensée logique, montrent le même principe à l’œuvre dans les années ultérieures.8
Idem.
Ce fait général de la continuité génétique, et son illustration particulière dans le développement du langage, ont une incidence spéciale sur une question importante : les phantasmes sont-ils actifs chez l’enfant au moment où les pulsions correspondantes dominent pour la première fois sa conduite et son expérience, ou semblent-ils seulement le devenir de façon rétrospective lorsqu’il peut formuler son expérience ? Les faits suggèrent clairement que les phantasmes entrent en action côte à côte avec les pulsions dont ils surgissent9
Cette question est liée avec le problème de la régression qui est examiné au chapitre V..
La continuité génétique caractérise ainsi chaque aspect du développement à tous les âges. Il n’y a aucune raison de douter que cela reste vrai du phantasme aussi bien que de la conduite manifeste et de la pensée logique. N’est-ce pas vraiment une des plus grandes conquêtes de la psychanalyse que d’avoir montré que le développement de la vie pulsionnelle, par exemple, avait une continuité qu’on n’avait jamais comprise avant les travaux de Freud ? L’essence de la théorie de Freud sur la sexualité réside juste dans ce fait : la continuité détaillée du développement.
Il est probable qu’aucun psychanalyste ne mettrait le principe abstrait en question, mais on ne comprend pas toujours qu’il est beaucoup plus que cela. Le principe admis de continuité génétique est un instrument concret de connaissance. Il nous enjoint de n’accepter aucun fait particulier de conduite ou processus psychique comme sui generis, tout fait, ou surgissant brusquement, mais de les considérer comme des échelons dans une série en développement. Nous essayons de les faire remonter à travers leurs stades antérieurs et plus rudimentaires jusqu’à leurs formes les plus embryonnaires ; de même, nous sommes obligés de considérer les faits comme des manifestations d’un processus de croissance qui doit être suivi jusqu’à ses formes ultérieures et plus développées. Il n’est pas seulement nécessaire d’étudier le gland pour comprendre le chêne, mais aussi de connaître le chêne pour comprendre le gland.10
Voir note 3.
B) La méthode de la psychanalyse
Ces trois moyens de découvrir des preuves au sujet de la nature des processus psychiques à partir de l’observation de la conduite – noter le contexte, observer les détails et considérer toute donnée particulière comme partie d’un processus de développement – sont des aspects essentiels de la méthode psychanalytique et y reçoivent une pleine illustration. Ils sont véritablement son essence vitale. Ils servent à élucider la nature et la fonction du phantasme, et également d’autres phénomènes psychiques.
L’observation du détail et celle du contexte sont liées si intimement dans le travail analytique, qu’on peut les traiter rapidement et ensemble. Avec des patients adultes aussi bien qu’avec des enfants, l’analyste non seulement écoute tous les détails du contenu réel des remarques et des associations du patient, en y comprenant ce qui n’est pas dit aussi bien que ce qui l’est, mais il note aussi où l’accent est mis et s’il semble mis de façon appropriée. La répétition de ce qui a déjà été dit ou remarqué, dans son contexte immédiat affectif et associatif ; les changements qui se produisent dans le récit que fait le patient des événements de sa vie antérieure et dans le portrait qu’il trace des personnes de son entourage à mesure que le travail progresse ; les changements d’un moment à un autre dans sa façon de se référer aux situations et aux personnes (y compris dans les noms qu’il leur donne), tout sert à indiquer le caractère et l’activité des phantasmes qui opèrent dans son psychisme. Il en va de même de ses particularités de langage, ou de ses phrases, de ses façons de décrire, de ses métaphores et de son style verbal en général. D’autres données nous sont fournies par la façon dont le patient sélectionne les aspects d’un épisode global, et par ses dénis (par exemple, de choses qu’il a dites antérieurement, d’états d’esprit qui seraient appropriés au contenu de ce qu’il est en train de dire, d’objets réels vus dans le cabinet d’analyse, ou d’incidents qui s’y passent, de faits de sa propre vie qu’on peut déduire avec certitude du reste du contenu déjà connu de sa vie ou de son histoire familiale, ou de faits connus par le patient au sujet de l’analyste, ou d’événements du domaine public – comme la guerre ou les bombardements). L’analyste note les gestes et la conduite du patient quand il entre dans le cabinet d’analyse et quand il en sort, quand il salue l’analyste ou se sépare de lui, ou pendant qu’il est sur le divan ; y compris tous les détails des gestes ou du ton de voix, son rythme d’élocution, et ses variations, sa routine idiosyncrasique ou ses changements particuliers dans son mode d’expression, les changements d’humeur, tout signe d’affect ou de déni de l’affect, dans sa nature et son intensité particulières et dans son contexte associatif précis. Tout cela, et de nombreuses autres sortes de détails de ce genre, pris comme contexte des rêves et des associations du patient, nous aide à révéler ses phantasmes inconscients (entre autres faits psychiques). La situation particulière de la vie intérieure du patient au moment considéré s’éclaire peu à peu et la relation de son problème immédiat avec des situations antérieures et des situations réelles de son histoire devient graduellement intelligible.
Le troisième principe, celui de continuité génétique, est inhérent à l’approche globale et au travail analytique pris dans chacun de ses instants.
La découverte par Freud des phases successives du développement libidinal et de la continuité des diverses manifestations des désirs sexuels depuis l’enfance jusqu’à la maturité n’a pas seulement été confirmée par l’analyse de chaque patient, mais, comme c’est le cas pour toute généralisation valable de faits observés, s’est révélée comme un instrument sûr pour étendre la compréhension à des données nouvelles.
L’observation dans le domaine analytique du développement du phantasme et de l’interaction continue et progressive entre la réalité psychique et la connaissance du monde extérieur est tout à fait en accord avec les données et les généralisations au sujet du développement auxquelles on arrive dans d’autres domaines, tels que les aptitudes corporelles, les perceptions, le langage et la pensée logique. Dans le développement du phantasme comme dans les faits de conduite extérieure, nous devons considérer chaque manifestation à un moment donné et dans une situation donnée comme un membre d’une série en développement dont les débuts rudimentaires doivent être recherchés dans le passé et dont les formes ultérieures, plus évoluées, peuvent être suivies dans l’avenir. La conscience de la manière dont le contenu et la forme du phantasme à tout moment donné sont liés aux phases successives du développement pulsionnel et de la croissance du moi, est toujours présente à l’esprit de l’analyste. Rendre cette conscience accessible (dans ses détails concrets) au patient est une partie intégrante du travail analytique.
Ce fut en prêtant attention aux détails et au contexte de l’expression verbale et de l’attitude du patient, aussi bien que de ses rêves et de ses associations que Freud a découvert à la fois les tendances pulsionnelles fondamentales de la vie psychique et les divers processus – qu’on appelle mécanismes psychiques – grâce auxquels les pulsions et les sentiments sont contrôlés et exprimés, l’équilibre intérieur maintenu, et l’adaptation au monde extérieur obtenue. Ces « mécanismes » sont de types très variés et beaucoup d’entre eux ont été l’objet d’une étude serrée. À l’avis des auteurs de ce livre, tous ces mécanismes divers sont liés intimement à des sortes particulières de phantasmes, et nous pénétrerons ensuite le caractère de cette relation.
Les découvertes de Freud ont été faites presque entièrement à partir de l’analyse d’adultes, à laquelle s’ajoutaient certaines observations d’enfants. Mélanie Klein, dans son travail analytique direct avec des enfants à partir de deux ans, a développé plus pleinement les ressources de la technique analytique en utilisant le jeu des enfants avec des objets matériels, leur jeu et leurs attitudes corporelles à l’égard de l’analyste, aussi bien que leur expression verbale de ce qu’ils sont en train de faire ou de sentir, ou des événements de leur vie extérieure. Le jeu imaginatif et le jeu de manipulation des jeunes enfants illustrent les divers processus psychiques (et, par conséquent, nous le verrons, les phantasmes) qui ont été découverts d’abord par Freud dans la vie onirique des adultes et dans leurs symptômes névrotiques. Dans la relation de l’enfant avec l’analyste, tout comme chez l’adulte, les phantasmes qui prennent naissance dans les situations les plus primitives de la vie sont répétés et exprimés en actes de la manière la plus claire et la plus dramatique, avec une grande richesse de détails vivants.
La situation de transfert
C’est tout spécialement dans la relation émotionnelle du patient avec l’analyste que l’étude du contexte, des détails et de la continuité du développement révèle son utilité pour la compréhension du phantasme. On n’ignore pas que Freud a découvert très tôt que les patients répètent à l’égard de leur analyste des situations, des sentiments et des pulsions, et des processus psychiques en général qu’ils ont vécus antérieurement dans leurs relations avec des personnes dans leur vie extérieure et dans leur histoire personnelle. Ce transfert sur l’analyste de désirs primitifs, de pulsions agressives, de craintes et d’autres émotions est confirmé par chaque analyste.
La personnalité, les attitudes, les intentions, et même les caractéristiques extérieures et le sexe de l’analyste, tels qu’ils sont vus et sentis dans le psychisme du patient se transforment de jour en jour (et même de moment en moment) selon les transformations de la vie intérieure du patient (que celles-ci soient produites par les commentaires de l’analyste ou par des événements extérieurs). C’est-à-dire que la relation du patient avec son analyste est presque entièrement une relation fondée sur le phantasme inconscient. Non seulement le phénomène de « transfert » pris comme un tout est la preuve de l’existence et de l’activité du phantasme dans toute personne en analyse, enfant ou adulte, malade ou en bonne santé, mais si on les observe en détail, ces changements nous permettent aussi de déchiffrer le caractère particulier des phantasmes qui agissent dans les situations particulières et leur influence sur les autres processus psychiques. Le « transfert » est arrivé à être l’instrument essentiel pour apprendre ce qui se passe dans le psychisme du patient, aussi bien que pour découvrir ou reconstruire son histoire primitive. La découverte des phantasmes de transfert et l’établissement de leurs relations avec les expériences primitives et les situations actuelles constituent l’instrument essentiel de la cure.
La répétition des situations primitives et leur expression par les actes dans le transfert nous ramènent bien avant les premiers souvenirs conscients ; le patient (enfant ou adulte) nous montre souvent, avec les détails les plus vivants et les plus dramatiques, les sentiments, les pulsions et les attitudes propres non seulement à des situations de l’enfance, mais aussi à celles des tout premiers mois de la vie du bébé. Dans ses phantasmes à l’égard de l’analyste, le patient est revenu à ses premiers jours, et suivre ces phantasmes dans leur contexte et les comprendre en détail c’est acquérir une connaissance solide de ce qui s’est réellement passé en lui quand il était bébé.
La vie psychique avant l’age de deux ans
Pour comprendre le phantasme et les autres processus psychiques chez les enfants à partir de deux ans, nous n’avons pas seulement toutes les données fournies par l’observation du comportement dans la vie ordinaire, mais aussi toutes les ressources de la méthode analytique utilisée directement.
Lorsque nous considérons les enfants au-dessous de deux ans, nous apportons à l’étude de leurs réponses aux stimuli, de leurs activités spontanées, de leurs signes d’affect, de leurs jeux avec les personnes et avec les objets matériels et de tous les multiples aspects de leur conduite certains instruments de compréhension éprouvés. Nous disposons d’abord de ces principes d’observation que nous avons déjà énoncés – la valeur de l’observation du contexte, de la notation des détails précis et de la compréhension des données observées à chaque moment comme membres de séries qu’on peut remonter vers le passé jusqu’à leurs débuts rudimentaires et suivre vers l’avenir jusqu’à leurs formes plus évoluées. Ensuite nous disposons de l’insight que permet l’expérience analytique directe des processus psychiques qui s’expriment si clairement dans des types de conduite similaires (en continuité avec ces formes plus primitives) chez des enfants de plus de deux ans, et nous disposons surtout des preuves fournies par la répétition de situations, d’émotions, d’attitudes et de phantasmes dans le « transfert » au cours des analyses d’enfants plus âgés et d’adultes.
L’usage de ces instruments nous permet de formuler certaines hypothèses sur les phases les plus primitives du phantasme, de l’apprentissage, et du développement psychique en général, qui peuvent prétendre à un haut degré de probabilité. Il y a des lacunes dans notre compréhension, et, étant donné la nature du problème, elles peuvent être longues à éliminer. Nos déductions ne sont pas non plus aussi certaines que celles qui concernent le développement ultérieur. Mais beaucoup de choses ont été définitivement éclaircies et d’autres bien plus nombreuses n’attendent que de nouvelles observations détaillées, ou l’établissement plus patient de corrélations entre les faits observables, pour fournir un haut degré de compréhension.
II. – La nature et la fonction du phantasme
Revenons maintenant à notre thèse principale. Comme on l’a dit, c’est à partir de la convergence de ces diverses lignes de preuve que la signification actuelle du concept de phantasme doit être considérée. L’examen de toutes ces sortes de faits et de théories appelle une révision des usages du terme.
Usages courants du terme « phantasme »
Chez les auteurs psychanalytiques, ce terme a parfois désigné (d’accord avec le langage courant) les « phantasmes » conscients, du type des rêves diurnes. Mais les découvertes de Freud l’ont très tôt amené à reconnaître l’existence de phantasmes inconscients. Cette acception du mot est indispensable. Les traducteurs de Freud en anglais ont adopté une orthographe spéciale du mot « phantasme », avec ph, pour différencier la signification psychanalytique du terme, c’est-à-dire les phantasmes surtout ou entièrement inconscients, du mot populaire fantasy (« fantaisie » ou « phantasme ») qui désigne des rêves diurnes conscients, des fictions, etc. Le terme psychanalytique de « phantasme » désigne essentiellement un contenu psychique inconscient, qui peut ou non devenir conscient.
Cette signification du mot a pris une importance croissante, surtout à la suite des recherches de Mélanie Klein sur les premiers stades du développement.
En outre, le mot « phantasme » a été souvent utilisé pour établir une opposition avec la « réalité », ce dernier mot étant pris comme équivalent de « faits extérieurs », « matériels » ou « objectifs ». Mais lorsqu’on appelle ainsi la réalité extérieure : réalité « objective », on a recours à une hypothèse implicite qui dénie à la réalité psychique sa propre objectivité comme fait psychique. Certains analystes tendent à opposer le « phantasme » à la « réalité » d’une façon qui sous-estime l’importance dynamique du phantasme. Il est aussi d’usage de penser au « phantasme » comme à quelque chose de « purement » ou « seulement » imaginé, à quelque chose d’irréel en contraste avec ce qui est effectif, ce qui arrive à quelqu’un. Cette sorte d’attitude tend à déprécier la réalité psychique et l’importance des processus psychiques comme tels11
Cf. Freud : « Il est une caractéristique étonnante des processus inconscients (refoulés) à laquelle l’investigateur s’accoutume seulement par l’exercice d’un grand contrôle de soi ; cette caractéristique est la conséquence de la négligence complète, de la part de l’investigateur, de la vérification par la réalité ; la réalité pensée est mise sur un pied d’égalité avec la réalité extérieure ; les désirs, avec leur accomplissement ou les événements… On ne doit jamais cependant se laisser aller à l’erreur d’appliquer les normes de la réalité aux créations refoulées du psychisme. Ceci pourrait avoir pour résultat la sous-estimation de l’importance des phantasmes dans la formation des symptômes sur la base qu’ils ne sont pas des réalités ; ou de faire dériver un sentiment de culpabilité névrotique d’une autre source, parce qu’il n’existe pas de preuve qu’un crime ait été commis effectivement. » Remarques sur les deux principes du fonctionnement psychique (1911)..
La psychanalyse a montré que le fait d’être ou non « purement » ou « seulement » imaginé n’est pas le critère le plus important dans la compréhension du psychisme humain. Savoir à quel moment et dans quelles conditions la « réalité psychique » est en harmonie avec la réalité extérieure est un aspect particulier du problème de la compréhension de la vie psychique dans sa totalité ; c’est, il est vrai, un aspect important, mais un aspect « seulement ». Nous examinerons ce point plus en détail par la suite.
La découverte par Freud d’une réalité psychique dynamique a marqué le début d’une ère nouvelle de la compréhension psychologique.
Il a montré que le monde intérieur du psychisme a une réalité vivante et continue qui lui est propre, avec ses lois et ses caractéristiques dynamiques propres, différentes de celles du monde extérieur. Pour comprendre le rêve et le rêveur, son histoire psychologique, ses symptômes névrotiques ou ses intérêts normaux et son caractère, nous devons renoncer à notre préjugé en faveur de la réalité extérieure et de notre orientation consciente vers elle, à cette sous-estimation de la réalité intérieure qui est l’attitude du moi de nos jours dans la vie civilisée ordinaire12
« Pour bien comprendre la vie psychique, il est indispensable d’accorder moins d’importance à la conscience… », Freud, La science des rêves, trad. Jankélévitch, pp. 599-600..
Un autre point d’une grande importance dans notre thèse générale est que le phantasme inconscient est pleinement actif dans le psychisme normal, au même titre que dans le psychisme névrosé. On semble parfois supposer que la réalité psychique (c’est-à-dire le phantasme inconscient) n’a une importance extrême que chez le « névrosé » alors que chez les personnes « normales » son importance se réduit jusqu’à disparaître. Cette opinion n’est pas conforme aux faits tels qu’on peut les voir dans le comportement quotidien des personnes normales ou les observations au moyen du travail psychanalytique, particulièrement dans le transfert. La différence entre le normal et l’anormal réside dans la façon dont les phantasmes inconscients sont administrés, dans les processus psychiques particuliers au moyen desquels ils sont élaborés et modifiés ; et dans le degré de gratification directe ou indirecte dans le monde réel, dans le degré d’adaptation à ce monde que permettent ces mécanismes.
Le phantasme comme contenu primaire des processus psychiques inconscients
Jusqu’à présent, nous étions sur un terrain familier. Mais si nous mettons certaines données cliniques récentes en relation plus étroite avec certaines formules de Freud, nous ferons un progrès très net dans la compréhension de la fonction du phantasme.
L’étude des conclusions qui se dégagent de l’analyse de jeunes enfants conduit à l’idée que les phantasmes sont le contenu primaire des processus psychiques inconscients. Freud n’a pas formulé son opinion sur ce point en termes de phantasmes, mais on peut voir que cette formulation est dans la ligne essentielle de ses découvertes.
Freud dit que : « Il ne peut y avoir de fait conscient sans préparation inconsciente… »13
Loc. cit., p. 600.. Tous les processus psychiques ont leur origine dans l’inconscient et ne deviennent conscients que dans des conditions déterminées. Ils surgissent soit directement des nécessités pulsionnelles, soit comme réponse à des stimuli extérieurs qui agissent sur des motions pulsionnelles. « Nous nous le représentons (le ça) débouchant d’un côté dans le somatique et y recueillant les besoins pulsionnels qui trouvent en lui leur expression psychique »14
Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), trad. A. Berman, Nouvelle Revue française, p. 103. (les italiques sont de nous).
Selon l’opinion des auteurs de ce livre cette « expression psychique » de la pulsion est le phantasme inconscient. Le phantasme est (avant tout) le corollaire mental, le représentant psychique de la pulsion. Il n’y a pas de pulsion, pas de besoin ni de réaction pulsionnelle qui ne soient vécus comme phantasme inconscient.
Au début de ses recherches, Freud s’occupait surtout des désirs libidinaux, et cette « expression psychique des besoins pulsionnels » se rapportait surtout aux buts libidinaux. Ses études ultérieures, et celles d’un grand nombre d’autres chercheurs nous ont amenés à y inclure aussi les pulsions destructrices.
Les premiers processus psychiques, les représentants psychiques des pulsions libidinales et destructrices, doivent être considérés comme le tout premier début des phantasmes. Mais au cours du développement psychique du bébé, le phantasme devient très tôt un moyen de défense contre l’angoisse, un moyen d’inhiber et de contrôler les besoins pulsionnels, et aussi une expression des désirs de réparation. On a toujours mis l’accent sur la relation entre le phantasme et la satisfaction des désirs, mais notre expérience nous a montré que la plupart des phantasmes (comme les symptômes) servent aussi à bien d’autres fins qu’à la satisfaction des désirs : par exemple au déni, à la réassurance, au contrôle omnipotent, à la réparation, etc. Il est vrai, bien entendu, que, dans un sens plus large, tous ces processus psychiques qui visent à diminuer la tension pulsionnelle, l’angoisse et la culpabilité, servent aussi le but de satisfaire les désirs ; mais il est utile de discriminer les modalités spécifiques de ces différents processus et leurs buts particuliers.
Toutes les pulsions, tous les sentiments, tous les modes de défense sont vécus dans des phantasmes qui leur confèrent une vie psychique, et révèlent leur direction et leur intention.
Un phantasme représente le contenu particulier des besoins ou sentiments (par exemple : des désirs, des craintes, des angoisses, des sentiments de triomphe, de l’amour ou de la haine) qui dominent le psychisme à un moment donné. Dans les premières époques de la vie, il y a une multiplicité de phantasmes inconscients qui revêtent des formes spécifiques en accord avec l’investissement de régions corporelles déterminées. En outre, ils s’éveillent ou sont abandonnés selon l’éveil, l’abandon ou les modulations des motions pulsionnelles primaires qu’ils expriment. Le monde des phantasmes présente les mêmes transformations protéiformes et caléidoscopiques que le contenu d’un rêve. Ces transformations se produisent en partie comme réactions à des stimulations extérieures, et en partie comme résultats de l’interaction des motions pulsionnelles primaires elles-mêmes.
Il pourrait être utile de citer ici quelques exemples de phantasmes spécifiques, sans examiner cependant l’époque particulière où se présentent ces phantasmes ni les relations temporelles entre ces exemples concrets.
Pour essayer de citer ces exemples de phantasmes spécifiques, nous sommes naturellement obligés de les traduire en mots ; nous ne pouvons ni les décrire ni les examiner sans cela. Mais nous nous éloignons alors de leur nature originaire et nous introduisons nécessairement un élément étranger qui appartient à des phases ultérieures du développement et au psychisme préconscient. (Nous examinerons plus loin et avec plus de détails la relation des phantasmes et de leur expression verbale.)
À partir des principes d’observation et d’interprétation que nous avons déjà décrits et qui sont solidement établis par le travail psychanalytique, nous pouvons conclure que, lorsque l’enfant manifeste son désir du sein de sa mère, il vit ce désir comme un phantasme spécifique : « Je veux sucer le mamelon. » Si ce désir est très intense (peut-être à cause de l’angoisse), il est bien possible qu’il sente : « Je veux la manger tout entière. » Il peut sentir, pour écarter le sentiment de l’avoir perdu, ou pour en obtenir du plaisir : « Je veux l’avoir à l’intérieur de moi. » S’il l’aime, il peut avoir le phantasme suivant : « Je veux caresser son visage, la flatter de la main, me blottir contre elle. » D’autres fois, s’il est frustré ou contrarié, ses pulsions peuvent être de nature agressive ; il peut les ressentir, par exemple, comme : « Je veux mordre le sein, je veux déchirer ma mère, la mettre en pièces. » Ou bien, si par exemple, des pulsions urétrales prédominent, il peut sentir : « Je veux l’inonder et la brûler. » Si son angoisse est éveillée par ces désirs agressifs, il peut avoir le phantasme : « Je vais moi-même être coupé ou mordu par ma mère » ; et quand son angoisse porte sur son objet interne, le sein qu’il a mangé et mis à l’intérieur de lui-même, il peut vouloir l’expulser et il peut sentir : « Je veux la rejeter hors de moi. » Lorsqu’il sent qu’il l’a perdue et lorsqu’il a du chagrin, il a l’impression, comme le décrit Freud, que « sa mère est partie pour toujours ». Il peut sentir : « Je veux la ramener, je veux l’avoir maintenant », et essayer de surmonter son sentiment de perte, son chagrin et son désarroi grâce aux phantasmes qui s’expriment dans les satisfactions auto-érotiques comme sucer son pouce ou jouer avec ses organes génitaux : « Si je suce mon pouce, je sens qu’elle est revenue, comme une partie de moi-même qui m’appartient et me donne du plaisir. » Si, après avoir attaqué sa mère dans ses phantasmes, après l’avoir blessée et endommagée, ses désirs libidinaux prennent le dessus, il peut sentir qu’il veut réparer sa mère, et il aura le phantasme suivant : « Je veux rassembler ses morceaux » ; « Je veux la rendre meilleure » ; « Je veux la nourrir comme elle m’a nourri », etc.
Ces phantasmes n’apparaissent et ne disparaissent pas seulement selon les changements dans les nécessités instinctuelles qui sont stimulés par les circonstances extérieures, mais ils coexistent aussi, les uns à côté des autres dans le psychisme, aussi contradictoires qu’ils soient. Tout comme dans un rêve, des désirs exclusifs les uns des autres peuvent exister et s’exprimer ensemble.
Ce n’est pas tout : ces premiers processus psychiques ont un caractère omnipotent. Sous l’influence de sa tension pulsionnelle, l’enfant très jeune ne sent pas seulement « Je veux », mais son phantasme implique aussi « Je fais » ceci ou cela à ma mère ; « Je l’ai à l’intérieur de moi » si je le veux. Le désir et la pulsion, qu’ils soient amour ou haine, libidinaux ou destructifs tendent à être perçus comme en train de s’assouvir réellement, avec un objet extérieur ou avec un objet intérieur. Cela se produit en partie à cause du caractère irrésistible de ses désirs et de ses sentiments. Dans les premiers temps, ses propres désirs et ses propres pulsions remplissent complètement son monde au moment où il les sent. Ce n’est que peu à peu qu’il apprend à distinguer le désir de sa réalisation effective, les faits extérieurs de ses sentiments à leur égard. La mesure de la différenciation dépend en partie du degré de développement atteint au moment considéré, et en partie de l’intensité momentanée du désir ou de l’émotion. Ce caractère omnipotent des désirs et des sentiments primitifs concorde avec les idées de Freud sur la satisfaction hallucinatoire chez le bébé.
L’hallucination et l’introjection primaire
Freud a été amené (par son étude des processus inconscients dans le psychisme des adultes) à affirmer qu’au début de la vie psychique : « … Tout ce qu’on pensait ou désirait était simplement imaginé de façon hallucinatoire, de la même façon que les pensées que nous rêvons chaque nuit. » C’est ce qu’il appelle « la tentative de l’enfant de se satisfaire par l’hallucination »15
Remarques sur les deux principes du fonctionnement psychique (1911)..
Quelles sont donc les hallucinations du bébé ? Nous pouvons supposer, puisque c’est la pulsion orale qui s’éveille la première, qu’elles portent d’abord sur le mamelon, puis sur le sein, puis sur la mère comme personne complète. Nous supposons aussi qu’il hallucine le mamelon ou le sein pour en tirer du plaisir. Comme on peut le voir par son comportement (mouvements de succion, suçotement de la lèvre, puis, peu après, du doigt, etc.), l’hallucination ne se limite pas à une simple image, mais l’entraîne vers tous les détails de son action sur l’objet qu’il désire et qu’il imagine (dans ses phantasmes) avoir obtenu. Il semble probable que l’hallucination joue plus librement dans des moments de moindre tension pulsionnelle, peut-être au moment où le bébé se réveille à demi et commence à sentir la faim, mais continue à être tranquille. À mesure que la tension augmente, la faim et le désir de sucer le sein se renforcent, et l’hallucination doit disparaître. La douleur de la frustration éveille chez le bébé un désir encore plus fort, celui de prendre le sein tout entier et de l’établir à l’intérieur de lui-même comme source de satisfaction ; ce qui le comble à nouveau pour un temps, de façon omnipotente, en pensée ou par l’hallucination. Nous devons supposer que l’incorporation du sein est liée aux toutes premières formes de la vie des phantasmes. Cette hallucination du sein internalisé gratificateur peut cependant succomber aussi, lorsque la frustration continue et que la faim n’est pas apaisée : la tension pulsionnelle devient alors trop forte pour pouvoir être déniée. La colère et des sentiments et phantasmes violemment agressifs dominent alors le psychisme, et exigent une adaptation.
Voyons maintenant ce que dit Freud au sujet de cette situation.
Il développe sa pensée : « Le moi n’a pas besoin du monde extérieur en tant qu’il est auto-érotique, mais… il ne peut s’empêcher, pendant un certain temps, de ressentir désagréablement les excitations pulsionnelles internes. Sous la maîtrise du principe de plaisir, une évolution ultérieure se réalise alors en lui. Il s’incorpore les objets offerts pour autant qu’ils constituent des sources de plaisir, les introjecte (suivant l’expression de Ferenczi) et rejette, d’autre part, ce qui, au-dedans de lui-même, devient cause de déplaisir (voir plus loin le mécanisme de la projection) »16
Les pulsions et leurs destins (1915), traduction Marie Bonaparte et Anne Berman, p. 58..
Bien que Freud n’emploie pas le terme « phantasme inconscient » en décrivant l’introjection, il est évident que sa pensée est en accord avec notre hypothèse de l’existence de phantasmes inconscients dans la phase la plus primitive de la vie.
Difficultés du premier développement provenant des phantasmes
Bien des difficultés courantes de l’enfant (par exemple : difficultés d’alimentation ou d’excrétion, phobie des inconnus, angoisse lorsqu’on le laisse seul, etc.), peuvent s’intégrer parfaitement avec des thèses analytiques bien établies, et peuvent être mieux comprises dans leur signification, si on les considère comme des manifestations des phantasmes primitifs.
Freud a étudié quelques-unes de ces difficultés. Par exemple, il mentionne : « … la situation du nourrisson qui, au lieu de sa mère, aperçoit une personne étrangère » ; et, après avoir parlé de l’angoisse de l’enfant, il ajoute : « … la physionomie et la réaction par les larmes font supposer qu’il ressent de la douleur pareillement… Quand il n’a pas vu sa mère une fois il se comporte comme s’il ne devait jamais la revoir »17
Inhibition, symptôme et angoisse (1926), trad. Jury et Fraenkel, p. 108.. Freud a aussi mentionné l’« incapacité qu’a l’enfant d’accepter les faits… ».
Freud, de toute évidence, ne pense pas ici à une « douleur » physique, mais à une douleur psychique ; et la douleur psychique a un contenu, une signification ; elle implique un phantasme. Dans la perspective que nous présentons, « il se comporte comme s’il ne devait jamais la revoir » signifie qu’il a le phantasme d’avoir détruit sa mère par sa haine et son avidité et de l’avoir complètement perdue. Sa conscience de l’absence de la mère est profondément influencée par ses sentiments à son égard – son impatience et son incapacité de tolérer les frustrations, sa haine et les angoisses qu’elle engendre. Son « incapacité d’accepter les faits » est cette même « interprétation subjective » de la perception de l’absence de la mère qui, comme le dit Joan Rivière18
Chap. II, p. 39., est caractéristique du phantasme.
À un autre endroit, lorsqu’il traite des frustrations orales, Freud dit : « Nous sommes plutôt enclins à croire que l’enfant garde de son premier aliment une faim inapaisable et qu’il ne se console jamais de la perte du sein maternel…19
Il est aussi probable que la crainte de l’empoisonnement est liée au sevrage. Le poison est un aliment qui rend malade. Peut-être en outre l’enfant attribue-t-il ses premières maladies à la privation dont nous venons de parler »20
Nouvelles conférences sur la psychanalyse, trad. Berman, N.R.F., p. 167..
Comment l’enfant pourrait-il « attribuer ses premières maladies à cette privation » si, au moment où il l’a subie, il ne l’avait vécue dans son psychisme, retenue, et s’il ne s’en souvenait ensuite inconsciemment ? Au moment où il vit la frustration, il ne s’agit pas simplement d’un événement corporel, mais aussi d’un processus psychique, d’un phantasme – le phantasme qu’une mère mauvaise lui inflige la douleur de la perte. Freud admet que la peur de l’empoisonnement est probablement liée au sevrage. Il n’examine pas plus avant cette relation, mais celle-ci implique l’existence du phantasme d’un sein empoisonné, tel que l’ont mis en lumière les recherches de Mélanie Klein.
En outre, quand Freud parle des sentiments de la petite fille à l’égard de sa mère, il mentionne « la crainte qu’a l’enfant d’être tuée par la mère »21
La féminité (1931). Ces mentions que fait parfois Freud de l’existence de phantasmes chez les enfants très jeunes, et que nous citons ci-dessus, sont des exemples de la façon dont l’insight intuitif de son génie, qui manquait nécessairement de preuve scientifique et restait inexplicable à l’époque, s’est trouvé confirmé et a été rendu intelligible grâce aux recherches de certains de ses continuateurs, en particulier Mélanie Klein, et par les observations du comportement..
Mais parler d’une « crainte d’être tuée par la mère » c’est évidemment décrire le phantasme enfantin d’une mère meurtrière. Dans notre travail analytique, nous constatons que le phantasme de la mère « meurtrière » recouvre celui de la mère attaquée par les intentions meurtrières de l’enfant. Le phantasme de la mère vindicative peut parfois arriver jusqu’à l’expression verbale consciente à une époque ultérieure, comme dans le cas du petit garçon cité par le Dr Ernest Jones, qui dit en voyant le mamelon de sa mère qui allaitait un petit frère : « C’est avec cela que tu me mordais. » Comme on peut le confirmer par l’analyse du transfert chez tous les patients, ce qui se passait dans ce cas était que l’enfant projetait ses propres désirs oraux agressifs sur l’objet de ses désirs, le sein de sa mère. Dans le phantasme qui accompagne la projection, la mère (ou son sein) va le mordre comme il désirait le lui faire.
Les phantasmes et les mots
Nous devons maintenant examiner brièvement les rapports entre les phantasmes et les mots.
Les phantasmes primaires, représentant des pulsions les plus primitives de possession ou d’agression s’expriment et s’administrent au moyen de processus psychiques très éloignés des mots et de la pensée relationnelle consciente. Ils sont régis par la logique de l’émotion. Plus tard, et dans certaines conditions (parfois dans le jeu spontané des enfants, parfois seulement dans l’analyse), ils deviennent susceptibles d’expression verbale.
Il y a une quantité de preuves de l’existence de phantasmes dans le psychisme bien avant l’apparition du langage, et du fait que, même chez l’adulte, ils continuent à agir à côté des mots et indépendamment d’eux. Les significations, comme les sentiments, sont beaucoup plus anciennes que le langage, aussi bien dans l’histoire de l’espèce que dans celle de l’enfance.
Dans l’enfance et dans la vie adulte, nous vivons et nous sentons, nous avons des phantasmes et nous agissons bien au-delà de ce que signifient nos mots. Certains de nos rêves, par exemple, nous montrent quels mondes de drame nous pouvons vivre, rien qu’en termes visuels. Nous savons par l’étude du dessin, de la peinture, de la sculpture et de tout le monde de l’art, quelle richesse de signification implicite peut être contenue dans une forme, dans une couleur, dans une ligne, un mouvement, une masse, une composition de formes ou de couleurs, ou dans une mélodie et une harmonie en musique. Dans la vie sociale aussi, nous savons par notre réponse immédiate et intuitive à l’expression faciale des autres personnes, au ton de leur voix, à leurs gestes22
« Si une femme porte un toast à la santé d’un homme par un simple regard, et s’il le lui rend de la même façon, l’absence de noms et de verbes équivaut-elle à une absence de conversation ? », Samuel Butler., etc., tout ce que nous pouvons capter directement, sans l’intermédiaire des mots, et combien de significations sont impliquées dans ce que nous percevons, parfois sans prononcer un seul mot, ou en dépit des mots que nous prononçons. Ces choses perçues, imaginées, senties, sont la trame de l’expérience. Les mots sont un moyen de rapporter l’expérience, réelle ou imaginaire, mais ne lui sont pas identiques, et ne la remplacent pas. Les mots peuvent évoquer des sentiments, des images et des actes, et signaler des situations ; ils le peuvent parce qu’ils sont les signes de l’expérience et non pour être en eux-mêmes sa matière essentielle.
Freud a exprimé très clairement, en plus d’un passage, son opinion selon laquelle les mots appartiennent seulement au psychisme conscient et non au domaine des sentiments et des phantasmes inconscients. Il a dit, par exemple, que c’est dans les objets et les personnes réels que nous investissons notre amour et notre intérêt, et non dans leurs noms.23
« Le système I.C.S. renferme les investissements objectaux des choses, les premiers et véritables investissements des objets ; le système P.C.S. prend naissance du fait que la représentation objectale est surinvestie en vertu de sa liaison avec la représentation verbale qui lui correspond. Ce sont, supposons-nous, de pareils surinvestissements qui instituent une organisation psychique plus élevée et permettent le remplacement du processus primaire par le processus secondaire, celui qui régit le P.C.S. » (L’inconscient (1915), trad. M. Bonaparte et A. Berman, p. 156).
À propos de la mémoire visuelle, il écrit : « … elle se rapproche davantage des processus inconscients que la pensée verbale et est plus ancienne que celle-ci, tant au point de vue phylogénétique qu’ontogénique »24
Le moi et le ça (1923), trad. Jankélévitch, p. 175..
Peut-être la preuve la plus convaincante de l’activité des phantasmes indépendamment des mots se trouve-t-elle dans les symptômes de conversion hystériques25
Le Dr Sylvia Payne a mis l’accent sur cette relation au cours de la discussion de cet article à la Société britannique de Psychanalyse, en 1943.. Dans ces symptômes névrotiques bien connus, les malades reviennent à un langage primitif et pré-verbal, et utilisent des sensations, des postures, des gestes et des processus viscéraux pour exprimer des émotions et des désirs ou des croyances inconscients, c’est-à-dire des phantasmes. Le caractère psychogène de ces symptômes corporels, découvert d’abord par Freud, suivi par Ferenczi, a été confirmé par tous les analystes, et leur élucidation est un lieu commun dans le travail avec de nombreux types de patients. Chaque détail du symptôme arrive à prendre sa signification spécifique, c’est-à-dire à exprimer un phantasme spécifique ; et les multiples changements d’intensité, de forme, de localisation corporelle reflètent les changements qui se produisent dans le phantasme en réponse à des événements extérieurs ou à des poussées internes.
Nous ne sommes cependant pas réduits à nous fonder sur des considérations générales, pour convaincantes qu’elles soient, sur les adultes ou les enfants déjà grands, mais nous pouvons parfois obtenir d’un enfant très jeune la preuve qu’un phantasme particulier peut dominer son psychisme bien avant que son contenu puisse être exprimé par des mots.
Par exemple : une petite fille d’un an et huit mois, assez en retard du point de vue langage, voit un soulier de sa mère dont la semelle s’était décousue et bâillait. L’enfant est horrifiée et hurle de terreur. Pendant à peu près une semaine, elle se contracte et elle hurle dès qu’elle voit sa mère avec des souliers : elle ne lui permet de porter qu’une paire de pantoufles de couleur voyante. La mère cesse de porter la paire de souliers particulièrement déplaisante pendant plusieurs mois. L’enfant oublie progressivement sa terreur, et permet à sa mère de porter n’importe quels souliers. À deux ans et onze mois, cependant (quinze mois plus tard), elle demande tout à coup à sa mère, d’un ton effrayé : « Où sont les souliers cassés de maman ? » La mère, craignant une autre crise de hurlements, s’empresse de lui dire qu’elle les avait jetés, et l’enfant ajoute : « Ils auraient bien pu me manger. »
L’enfant avait vu le soulier à la semelle qui bâillait comme une bouche menaçante, et avait réagi en conséquence à un an et huit mois, bien que le phantasme n’ait pu être formulé verbalement que plus d’un an après. Nous avons donc ici la preuve la plus claire possible qu’un phantasme peut être senti, et senti comme réel, bien avant de pouvoir être exprimé par des mots.
Les phantasmes et l’expérience sensorielle
Les mots sont donc un développement tardif de nos moyens d’exprimer le monde intérieur des phantasmes. Au moment où un enfant peut utiliser des mots – même des mots primitifs comme le « Bébé o-o-o-oh » – sa vie psychique a déjà traversé une histoire longue et complexe.
La première réalisation phantasmatique des désirs, la première « hallucination », est liée à la sensation. Des sensations agréables (plaisir organique) doivent exister très tôt si le bébé est destiné à survivre. Par exemple, si, pour une raison ou pour une autre la première pulsion à téter ne conduit pas à une satisfaction et à un plaisir, une angoisse aiguë s’éveille chez le bébé. La pulsion à téter elle-même peut tendre à s’inhiber ou à être moins bien coordonnée qu’elle ne le devrait. Dans des cas extrêmes, il peut y avoir une inhibition complète de l’alimentation, dans des cas moins marqués, du dépérissement et du retard dans le développement. Si par contre, grâce à une unité de rythme naturel entre la mère et l’enfant, ou à l’habileté de la première à résoudre les difficultés qui peuvent se présenter, le bébé est capable de recevoir satisfaction et plaisir au sein, il s’établit une bonne coordination dans la tétée et une attitude favorable à l’égard du processus de l’allaitement, qui se poursuivent ensuite automatiquement et entretiennent la vie et la santé26
M. P. Middlemore, The Nursing Couple (1941).. Des changements de contact et de température, l’irruption des sons et des stimulations lumineuses, etc., sont manifestement sentis comme pénibles. Les stimuli internes de la faim et du désir de contact avec le corps de la mère sont pénibles eux aussi. Mais les sensations de chaleur, le contact désiré, la satisfaction dans la tétée, l’absence de stimuli extérieurs, etc., amènent avec eux l’expérience effective de la sensation de plaisir. Au début, tout le poids du désir et du phantasme porte sur la sensation et sur l’affect. Le bébé affamé, ou impatient, ou en détresse, sent réellement dans sa bouche, dans ses lèvres, dans ses viscères, des sensations qui signifient pour lui qu’on lui fait certaines choses ou que lui-même fait ce qu’il est en train de désirer ou de craindre. Il sent la même chose que s’il était en train d’agir – par exemple de toucher, de téter ou de mordre le sein qui est réellement hors d’atteinte. Ou bien il sent douloureusement qu’on le prive du sein par la violence, ou que le sein lui-même est en train de le mordre ; et ceci probablement sans images visuelles ou plastiques au début.
M. P. Middlemore27
Loc. cit., pp. 189-90. apporte un matériel intéressant à ce sujet. C’est l’analyse d’une petite fille de deux ans et neuf mois qui était en traitement pour de graves difficultés d’alimentation. Dans ses jeux, aussi bien à la maison que pendant son analyse, elle mordait continuellement. « Entre autres choses, elle prétendait être un chien méchant, un crocodile, un lion, une paire de ciseaux qui pouvait couper des tasses, une machine à hacher ou une machine à broyer le ciment. » Ses phantasmes inconscients et ses jeux d’imagination conscients étaient donc d’une nature intensément destructrice. Dans la réalité, elle avait refusé depuis sa naissance de prendre le sein, et sa mère avait dû abandonner toute tentative de l’allaiter à cause du manque total d’intérêt ou d’acceptation du bébé. Quand elle commença l’analyse, elle mangeait très peu et jamais de bon gré. Elle n’avait donc jamais eu l’expérience d’« attaquer », réellement le sein, pas même en le tétant ; elle était réduite à mordre comme les animaux dont elle jouait les attaques et la férocité. Middlemore pense que les sensations corporelles (les souffrances de la faim) qui affectaient l’enfant étaient à l’origine de ses phantasmes féroces de mordre et d’être mordue28
Le Dr W. C. M. Scott a dit, dans la Discussion à la Société britannique de Psychanalyse en 1943, que la façon qu’ont les adultes de considérer le corps et le psychisme comme deux sortes d’expérience séparées ne peut certainement pas être tenue pour vraie dans le monde de l’enfant. Il est plus facile pour les adultes d’observer une tétée réelle que de se rappeler ou de comprendre ce que peut être l’expérience de la tétée pour le bébé, pour lequel il n’existe aucune dichotomie entre le corps et le psychisme, mais une expérience unique et indifférenciée de la tétée et du phantasme de téter. Même ces aspects de l’expérience psychologique que nous distinguons ensuite comme « sensation », « sentiment », etc., ne peuvent être distingués ni séparés dans les premiers jours. Les sensations et les sentiments comme tels surgissent pendant le développement qui part de l’expérience globale primitive, qui implique la tétée – la perception sensorielle – le phantasme. Cette expérience totale se différencie progressivement et donne les divers aspects de l’expérience : les mouvements corporels, les sensations, les imaginations, les connaissances, etc.
Nous savons que, selon Freud, « le moi est d’abord et avant tout un moi corporel » (Le moi et le ça (1923), p. 179). Comme le Dr Scott l’a dit, nous aurions besoin d’en savoir beaucoup plus sur la signification du « corps » pour le phantasme inconscient, et de tenir compte des diverses recherches de la neurologie et de la psychologie générale sur le « schéma corporel ». Dans cette perspective, le schéma corporel ou « phantasme du corps » joue un grand rôle dans de nombreuses névroses et dans toutes les psychoses, particulièrement dans toutes les formes d’hypocondrie..29
« Une petite fille de deux ans neuf mois était en traitement pour des difficultés d’alimentation. Elle mangeait très peu – et jamais sans l’insistance de ses parents – mais dans ses jeux et ses phantasmes, pendant l’analyse et chez elle, elle mordait continuellement. Entre autres choses, elle prétendait être un chien méchant, un crocodile, un lion, une paire de ciseaux qui pouvait couper les tasses, une machine à hacher ou une machine à broyer le ciment. L’histoire de son allaitement était très particulière. Elle avait été sevrée pendant sa première quinzaine parce qu’elle ne manifestait aucun intérêt envers le sein et ne voulait pas manger. Elle s’endormait en tétant et rejetait constamment le mamelon, sans protestation violente, mais en détournant tranquillement la tête. La difficulté d’allaitement semblait résider uniquement dans l’enfant, car la mère produisait, au début, une bonne quantité de lait ; en outre, elle avait allaité avec succès un aîné, et voulait allaiter aussi cette enfant. Comme je n’ai pas observé les tentatives d’allaitement, je ne puis dire si l’inertie était véritable ou si, comme je le présume, il s’agissait d’une irritabilité masquée. Ce qui était clair, c’était que le bébé ne voulait pas téter, et qu’en plus les difficultés qui commencèrent au sein continuèrent opiniâtrement avec toutes les sortes d’alimentation, avec le biberon, la cuillère et la tasse. Au moment où elle commença son traitement, elle n’avait jamais mis une cuillerée d’aliments dans sa propre bouche. Mais le bizarre était que, bien qu’elle n’eût jamais vraiment tété – et, encore moins, « attaqué » – le sein, elle nourrit des phantasmes de morsure très cruels. Quel était donc leur fondement physique, si ce n’étaient les sentiments qui la perturbaient quand elle avait faim ? » (M. P. Middlemore, The Nursing Couple (Le couple mère-nourrisson), pp. 189-190, Hamish Hamilton, 1941).
Les tout premiers phantasmes surgissent donc des pulsions corporelles et sont entremêlés avec les sensations corporelles et les affects. Ils expriment tout d’abord une réalité interne et subjective, bien qu’ils soient liés dès le début à une expérience effective, pour limitée et immédiate qu’elle soit, de la réalité objective.
Les premières expériences corporelles commencent à édifier les premiers souvenirs, et les réalités extérieures se tissent progressivement dans la trame du phantasme. Très vite, les phantasmes de l’enfant sont susceptibles de dessiner des images plastiques aussi bien que des sensations – des images visuelles, kinesthésiques, tactiles, gustatives, olfactives, etc. Ces images plastiques et ces représentations dramatiques du phantasme sont élaborées progressivement avec les perceptions organisées qui proviennent du monde extérieur.
Les phantasmes, cependant, ne naissent pas de la connaissance organisée du monde extérieur ; leur source est interne, dans les motions pulsionnelles. Par exemple, les inhibitions de l’alimentation qui apparaissent parfois chez des enfants très jeunes, et beaucoup plus souvent chez les enfants après le sevrage et au cours de la seconde année se révèlent (en dernière analyse) comme provenant des angoisses liées aux premiers désirs oraux avec leur amour et leur haine voraces : la peur de détruire (en le mordant et le mettant en pièces, en le dévorant) l’objet même de l’amour, le sein, d’une telle valeur et tant désiré30
Le but de l’amour oral est « l’incorporation » ou la « dévoration », « modalité de l’amour compatible avec la suppression de l’existence particulière de l’objet ». Freud, Les pulsions et leurs destins (1915), traduction Marie Bonaparte et Anne Berman, p. 64..
On a parfois pensé que les phantasmes inconscients comme celui de « mettre en pièces en mordant » ne surgissent pas dans le psychisme de l’enfant avant qu’il ait acquis la connaissance consciente que mettre une personne en pièces signifierait la tuer. Cette opinion passe à côté du problème. Elle néglige le fait que cette connaissance est inhérente aux motions corporelles comme véhicules de la pulsion, au but de la pulsion, à l’excitation de l’organe, c’est-à-dire, dans le cas présent, de la bouche.
Le phantasme que ses pulsions passionnées vont détruire le sein n’implique pas que le bébé ait vu réellement des objets mangés et détruits et soit arrivé ensuite à la conclusion qu’il pouvait provoquer le même résultat. Ce but, cette relation avec l’objet, sont inhérents au caractère et à la direction de la pulsion elle-même et aux affects qui lui sont liés.
Pour prendre un autre exemple : les difficultés des enfants dans le contrôle urinaire sont très courantes. L’énurésie persistante est un symptôme courant même après la première moitié des années d’enfance. Dans l’analyse des enfants et des adultes, on se rend compte que ces difficultés surgissent de phantasmes particulièrement puissants sur l’effet destructeur de l’urine et sur les dangers liés à l’acte de la miction. (Ces phantasmes se trouvent aussi chez les personnes normales, mais, pour des raisons particulières, ils sont devenus spécialement actifs chez les enfants énurétiques.) La difficulté de l’enfant à contrôler son urine est liée à des phantasmes sur sa grande puissance pour faire le mal. Ces angoisses surgissent à leur tour des pulsions destructrices. C’est tout d’abord parce qu’il veut que son urine soit très nocive qu’il arrive à croire qu’elle l’est et pas essentiellement parce que sa mère se fâche quand il mouille son lit, et certainement pas pour avoir jamais observé que son urine est aussi nocive qu’il le croit dans ses phantasmes. Ce n’est pas non plus parce qu’il a conscience du fait que les gens peuvent être noyés ou brûlés dans la réalité extérieure.
La situation remonte à la première enfance. Dans le phantasme : « Je veux noyer et brûler ma mère avec mon urine », nous avons une expression de la fureur agressive du bébé, de son désir d’attaquer et d’anéantir sa mère avec son urine, en partie parce qu’elle le frustre. Il désire l’inonder d’urine, la consumer par sa colère. La « brûlure » exprime à la fois ses propres sensations corporelles et l’intensité de sa fureur. L’« inondation », aussi, exprime le sentiment de sa haine intense et de son omnipotence quand il mouille les genoux de sa mère. Le bébé sent : « Je dois anéantir ma mère mauvaise. » Il surmonte son désemparement grâce au phantasme omnipotent : « Je peux et je veux la faire disparaître » – par tous les moyens dont il dispose31
Très souvent d’autres activités comme de saisir, de toucher, de regarder, etc., sont elles aussi perçues comme horriblement nocives. ; et quand le sadisme urinaire est à son apogée, ce qu’il sent comme moyen possible est de l’inonder et de la brûler avec son urine. Bien sûr, l’« inondation » et la « brûlure » se réfèrent aussi à la façon dont lui-même est submergé, inondé par sa colère désespérée, et brûlé par elle. Le monde tout entier est plein de sa colère, et il doit être lui-même détruit par elle s’il ne peut lui donner libre cours contre sa mère, la décharger contre elle au moyen de son urine. La pression de l’eau qui sort du robinet, le grondement du feu, la rivière qui coule ou la tempête sur la mer, quand ils sont vus ou connus comme réalités extérieures, se lient dans son psychisme avec ces expériences corporelles primitives, ces finalités pulsionnelles et ces phantasmes. Ce n’est que lorsqu’on lui donne les noms de ces choses qu’il peut parfois exprimer ces phantasmes avec des mots.
Il en va de même pour les sentiments du bébé au sujet de ses excréments comme choses bonnes qu’il veut donner à sa mère. Dans certains états d’humeur, à certains moments, il sent son urine et ses matières fécales comme des choses que sa mère désire, et leur don comme un moyen d’exprimer son amour et sa gratitude envers elle. Ces phantasmes sur les matières fécales et l’urine comme choses bénéfiques sont certainement renforcés par le fait que la mère est contente quand il les donne au moment et à l’endroit appropriés ; mais l’observation du plaisir de la mère n’est pas l’origine primitive de son sentiment qu’elles sont bonnes. La source de ce sentiment réside dans son désir de les donner comme bonnes – par exemple, de nourrir sa mère comme elle l’a nourri, de lui faire plaisir en faisant ce qu’elle veut ; et dans son sentiment de la bonté de ses organes et de la totalité de son corps, lorsqu’il aime sa mère et sent qu’elle est bonne pour lui. Son urine et ses matières fécales sont donc les instruments de son pouvoir d’aimer, comme peuvent l’être aussi sa voix ou son sourire. Comme le bébé dispose de très peu de ressources pour exprimer l’amour ou la haine, il doit utiliser toutes ses activités corporelles et tous ses produits comme des moyens d’exprimer ses émotions et ses désirs profonds et incontrôlables. Son urine et ses matières fécales peuvent être bonnes ou mauvaises dans ses phantasmes, selon ses intentions au moment de l’évacuation et selon la façon (incluant à une période plus évoluée les conditions de moment et de lieu) dont il les produit.
Ces sentiments et ces craintes au sujet des produits du corps propre se lient à ce qu’on appelle les « théories sexuelles infantiles ». Freud a, le premier, attiré l’attention sur le fait – amplement confirmé depuis par l’observation – que les jeunes enfants construisent, consciemment aussi bien qu’inconsciemment, leurs propres théories spontanées sur l’origine des bébés et sur la nature des relations sexuelles entre les parents. Ils les fondent sur leurs propres capacités corporelles et pensent, par exemple, que les bébés sont faits avec de la nourriture, et que la relation sexuelle des parents consiste à recevoir ou à donner quelque chose à manger. Le père met l’aliment bon à l’intérieur de la mère, il l’alimente avec son organe génital parce qu’elle l’a alimenté avec ses seins, et elle a ensuite le bébé à l’intérieur d’elle-même. Ou bien les bébés sont faits avec des matières fécales. Le père met des matières fécales à l’intérieur de la mère, et, dans la mesure où le bébé est aimant et où il tolère l’amour de ses parents l’un pour l’autre, il peut sentir que ce processus est bon et donne à la mère une vie nouvelle à l’intérieur d’elle-même. D’autres fois, quand il se sent plein de haine et de jalousie, il ne peut supporter les rapports de ses parents, et il désire que son père mette des matières fécales mauvaises à l’intérieur de sa mère – des substances dangereuses et explosives qui la détruiront de l’intérieur. Ou encore il désire que son père urine à l’intérieur de sa mère pour lui faire mal. Ces théories sexuelles infantiles ne sont évidemment pas tirées de l’observation des événements extérieurs. L’enfant n’a jamais observé que les bébés soient faits d’aliments ou de matières fécales, et il n’a jamais vu son père uriner à l’intérieur de sa mère. Les notions sur les rapports sexuels de ses parents dérivent de ses propres pulsions corporelles, sous la pression de sentiments intenses. Ses phantasmes expriment ses désirs et ses passions, et utilisent ses pulsions, ses sensations et ses processus corporels comme moyens de s’exprimer.32
Scupin rapporte un exemple (de son propre petit garçon, de onze mois et demi), qui illustre comment le bébé interprète une réalité observée en termes de phantasmes qui proviennent de sa propre vie pulsionnelle primaire. « Une fois où nous (ses parents) étions en train de faire semblant de nous battre, il se mit subitement à hurler. Pour voir si c’était le bruit que nous faisions qui l’avait effrayé, nous répétâmes la scène en silence ; l’enfant regarda son père avec horreur, puis tendit les bras vers sa mère avec élan et se blottit affectueusement contre elle. Cela donnait l’impression que le petit garçon croyait que sa mère était blessée, et que son hurlement n’était que l’expression d’une peur par sympathie » (cité par W. Stern, Psychology of Early Childhood (Psychologie de la première enfance), p. 138).
L’exemple d’un enfant dans sa seconde année réconforté par la preuve oculaire que ses parents n’étaient pas en train de se battre a été noté par un de mes collègues. Son petit garçon souffrait de fréquentes crises d’angoisse, dont on ne pouvait comprendre la cause, et qui ne pouvaient être calmées par aucun de ses deux parents. Leurs caresses et leurs paroles d’apaisement n’adoucissaient pas son angoisse. Mais ils découvrirent, d’abord par hasard, que, lorsqu’il était dans cet état d’humeur, s’ils s’embrassaient entre eux (pas s’ils embrassaient l’enfant) en sa présence, son angoisse s’apaisait immédiatement. On doit en déduire que l’angoisse était liée à sa peur que ses parents se battent, et à ses phantasmes sur leurs rapports sexuels comme destructeurs pour tous deux. L’angoisse s’apaisait et l’enfant était rassuré par la démonstration visible qu’ils pouvaient s’aimer et être tendres l’un pour l’autre en sa présence.
Ces contenus spécifiques des premiers phantasmes – et bien d’autres – aussi bien que la façon dont ils sont vécus par l’enfant et que leurs modes d’expression sont en accord avec son développement corporel et sa capacité de sentir et de connaître à un âge donné. Ils font partie de son développement et ils s’étendent et s’élaborent parallèlement à ses fonctions corporelles et psychiques, et ils influencent son moi au cours de sa lente maturation, comme ils sont influencés par lui.
La relation des premiers phantasmes avec le processus primaire
Les phantasmes les plus primitifs et rudimentaires, qui sont liés à l’expérience sensorielle et sont des interprétations affectives des sensations corporelles, sont naturellement caractérisés par les qualités que Freud a décrites comme appartenant au « processus primaire » : manque de coordination des pulsions, manque du sens du temps, de la contradiction et de la négation. En outre, il n’y a pas à ce niveau de discrimination de la réalité externe. L’expérience est régie par le principe du « tout ou rien », et l’absence de satisfaction est sentie comme une attaque positive. La perte d’objet, l’insatisfaction ou la privation sont vécues sur le plan de la sensation comme des expériences positivement pénibles.
Le sentiment d’« être pleins de vide » nous est familier à tous. Le vide est positif, sur le plan de la sensation, tout comme l’obscurité est une chose réelle, et non la simple absence de lumière, en dépit de tout ce que nous en savons. L’obscurité tombe, comme un rideau ou un drap. Quand la lumière vient, elle écarte l’obscurité, etc.
Ainsi, quand nous disons (avec raison) que le bébé sent que sa mère, lorsqu’elle n’éloigne pas une source de douleur, est une mère « mauvaise », nous ne voulons pas dire par là qu’il a une notion claire du fait négatif que sa mère n’éloigne pas la source de douleur. Cela serait une conclusion ultérieure. La douleur elle-même est positive, la mère « mauvaise » est une expérience positive, que l’on ne distingue pas, au début, de la douleur. Quand le bébé, vers les six mois, s’assied et voit que sa mère, comme objet extérieur, ne vient pas quand il a besoin d’elle, il peut alors établir le lien entre ce qu’il voit, c’est-à-dire qu’elle ne vient pas, et la douleur ou l’insatisfaction qu’il ressent33
Ceci n’est qu’une description extrêmement simplifiée d’un processus très complexe, qui est traité plus complètement par Paula Heimann et Mélanie Klein dans les chapitres ultérieurs..
Quand le bébé rejette sa mère et se comporte « comme s’il ne devait plus jamais la revoir », cela ne veut pas dire qu’il a alors une notion discriminée du temps, mais que la douleur de la perte est une expérience absolue douée de la qualité d’un « jamais » sans recours – jusqu’à ce que le développement psychique et l’expérience du temps comme réalité externe lentement construite, permettent la discrimination des perceptions et des images.
On ne doit cependant pas supposer que le « processus primaire » régit la totalité de la vie psychique de l’enfant pendant aucune période assignable du développement. On pourrait concevoir qu’il occupe l’essentiel du champ pendant les tout premiers jours, mais nous ne devons pas mésestimer les premières adaptations du bébé à son milieu extérieur, et le fait qu’il a l’expérience de la gratification et de la frustration depuis sa naissance. Les transformations progressives des réponses du bébé pendant les toutes premières semaines et ensuite montrent que dès le second mois il y a un degré considérable d’intégration dans la perception et dans le comportement, avec des signes de mémoire et de prévision.
À partir de ce moment, le bébé passe de plus en plus de temps dans des jeux d’expérimentation, qui sont à la fois des tentatives de s’adapter à la réalité et des moyens d’exprimer activement des phantasmes (la mise en action d’un désir et une défense contre la douleur et l’angoisse).
Le « processus primaire » n’est en fait qu’un concept-limite. Comme l’a dit Freud : « Autant que nous puissions le savoir, un appareil psychique qui n’aurait que le processus primaire n’existe pas et n’est par conséquent qu’une fiction théorique. »34
Freud écrit, avec plus de détails : « En nommant l’un des processus psychiques primaire, je ne songeais pas seulement à sa place et à son efficacité, mais aux rapports dans le temps. Sans doute, nous ne connaissons pas d’appareil psychique qui ne présente que des processus primaires, et à ce point de vue là c’est une fiction théorique. Mais il est de fait que les processus primaires sont donnés dès le début, alors que les processus secondaires se forment peu à peu au cours de la vie, entravent les processus primaires, les recouvrent, et n’établissent peut-être sur eux leur entière domination qu’à notre maturité. Cette apparition tardive des processus secondaires fait que le fond même de notre être constitué par des désirs inconscients reste à l’abri des atteintes et des prohibitions du préconscient, dont le rôle est restreint une fois pour toutes à indiquer aux désirs venus de l’inconscient les voies qui les mèneront le mieux à leur but… » (La science des rêves, trad. Jankélévitch, p. 592). Il parle ensuite de « l’arrivée tardive » des processus secondaires, ce qui semble à première vue quelque peu contradictoire. La contradiction se résout si nous comprenons que « l’arrivée tardive » se réfère moins à l’éveil des processus secondaires, à leurs débuts rudimentaires, qu’à leur plein développement. Cette conception serait mieux en accord avec ce que nous pouvons voir du développement effectif du bébé sur le plan de l’adaptation à la réalité, du contrôle et de l’intégration.
Pulsion, phantasme et mécanisme
Nous devons considérer maintenant un autre aspect important de notre problème : la relation entre les pulsions, les phantasmes et les mécanismes. Bien des difficultés et des confusions à ce sujet se sont présentées dans les discussions ; l’un des buts de ce paragraphe est d’éclaircir les relations entre ces différents concepts.
Par exemple, la distinction entre le phantasme d’incorporation et le mécanisme d’introjection n’a jamais été clairement observée. Ainsi dans les discussions sur les phantasmes oraux spécifiques de dévorer ou, en d’autres termes, d’incorporer un objet concret, nous trouvons souvent l’expression : « l’objet introjecté ». Ou bien on parle souvent du « sein introjecté », en confondant un phantasme corporel concret avec un processus psychique général. C’est particulièrement au sujet des mécanismes d’introjection et de projection que ces difficultés semblent s’être présentées, quoique le problème de la relation entre les pulsions, les phantasmes et les mécanismes puisse être considéré d’une façon plus générale au sujet de chaque type de mécanisme psychique.
Considérons en particulier l’« introjection » et la « projection » : ce sont des termes abstraits, les noms de certaines méthodes fonctionnelles ou de certains mécanismes fondamentaux de la vie psychique. Ils se réfèrent à des faits comme ceux-ci : des idées, des impressions et des influences sont adoptées par la personne et arrivent à en faire partie intégrante ; ou bien des aspects ou des éléments de la personne sont parfois clivés et attribués à quelque autre personne ou groupe de personnes ou à quelque partie du monde extérieur. Ces processus psychiques courants, qu’on voit clairement aussi bien chez les enfants que chez les adultes, dans la vie sociale ordinaire aussi bien que dans un cabinet de consultation, sont des « mécanismes », c’est-à-dire des types de fonctionnement particuliers de la vie psychique, des moyens d’administrer les tensions et les conflits intérieurs.
Mais ces mécanismes psychiques sont intimement liés à certains phantasmes déterminants. Les phantasmes d’incorporer (dévorer, absorber, etc.) en nous-mêmes les objets aimés et haïs, des personnes ou des parties de personnes, prennent place parmi les phantasmes les plus primitifs et les plus profondément inconscients, de caractère fondamentalement oral puisqu’ils sont les représentants psychiques des pulsions orales. Nous avons déjà décrit quelques-uns de ces phantasmes oraux, par exemple : « Je veux prendre (ma mère, son sein) à l’intérieur de moi-même, et je suis en train de le faire. » On devrait maintenir une distinction claire entre le phantasme spécifique d’incorporer un objet et le mécanisme psychique général de l’introjection. Le second a une extension beaucoup plus vaste que le premier, bien qu’il lui soit très intimement lié. Pour comprendre la relation entre les phantasmes et les mécanismes, nous devons examiner de plus près la relation de chacun d’eux avec la pulsion. À notre avis, le phantasme est le lien actif entre la pulsion et le mécanisme du moi.
La pulsion est conçue comme un processus psychosomatique limite. Elle a une finalité corporelle, dirigée vers des objets extérieurs concrets. Elle a un représentant dans le psychisme, que nous appelons « phantasme ». Les activités humaines dérivent des nécessités pulsionnelles ; c’est seulement à travers le phantasme de ce qui comblerait nos besoins pulsionnels que nous pouvons tenter de les réaliser dans la réalité extérieure.35
Comme l’a dit le Dr Adrian Stephen, au cours de la discussion de cet article à la Société britannique de Psychanalyse en 1943 :
« Pour revenir aux écrits de Freud : tout au début de ses Trois essais sur la théorie de la sexualité, il décrit les pulsions comme douées de buts et d’objets. Le but désigne le comportement que la pulsion nous pousse à accomplir, par exemple un rapport sexuel, et l’objet désigne la personne avec laquelle le rapport doit avoir lieu ; ou encore, manger peut être le but d’une pulsion et l’aliment son objet. Freud, dans ce passage, pensait évidemment aux cas dans lesquels l’objet est un objet concret, mais il aurait certainement admis, comme je crois que nous le faisons tous, que l’objet peut être imaginaire, ou si l’on veut, phantasmatique…
« Naturellement, nous savons tous que les phantasmes sont construits sur la base des souvenirs, souvenirs de satisfactions, de frustrations, etc. À mesure que nous grandissons, que nos pulsions se développent et que notre réserve de souvenirs s’amplifie et devient plus variée, nos phantasmes changent sûrement beaucoup, dans la complexité et la variété de leur contenu ; mais il est difficile de supposer que les motions pulsionnelles, même chez un petit bébé, ne s’accompagnent pas d’une sorte quelconque de phantasme de satisfaction. Supposer cela serait supposer qu’un bébé peut avoir un désir sans rien désirer – et, à mes yeux, désirer quelque chose implique le phantasme de la satisfaction de ce désir…
« Nous savons tous ce qu’est la soif. Dans cet état, nous essayons surtout d’avoir quelque chose à boire, et nous avons probablement des phantasmes conscients et inconscients sur la boisson que nous voulons et sur le moyen de l’obtenir. Nous pouvons alors décrire notre processus psychique de deux façons : nous pouvons dire que nous voulons un verre, ou que nous voulons étancher notre soif. Dans le premier cas, nous décrivons un phantasme à propos de l’objet, dans l’autre, nous décrivons notre but de réduire une tension pulsionnelle. En réalité, bien que nous employions des mots et des concepts différents, les faits que nous essayons de décrire sont les mêmes. Ce que nous voulons n’est pas simplement le verre, et pas simplement étancher notre soif. Ce que nous voulons, c’est le-verre-qui-satisfait-la-soif et notre phantasme est que nous avons le verre. Dire cela n’est certainement pas dénier l’importance du plaisir.
« Le phantasme et la pulsion à obtenir le plaisir ne sont pas deux entités psychiques séparées, quoiqu’il puisse être parfois utile de les séparer conceptuellement ; ce sont deux aspects d’un seul processus psychique… »
Bien qu’ils soient eux-mêmes des phénomènes psychiques, les phantasmes concernent d’abord des buts, des douleurs et des plaisirs corporels, orientés sur quelque type d’objets. Si on le compare avec la réalité extérieure et avec la réalité corporelle, le phantasme, comme les autres activités psychiques, est une fiction, puisqu’il ne peut être touché, saisi, ni vu ; et pourtant il est réel comme expérience subjective. C’est une fonction psychique véritable, qui a des effets réels non seulement dans le monde intérieur du psychisme, mais aussi dans le monde externe du développement corporel et du comportement du sujet, et, à partir de là, dans le psychisme et dans le corps des autres sujets.
Nous avons déjà effleuré plusieurs exemples du destin des phantasmes particuliers, comme, chez les jeunes enfants, des difficultés qui apparaissent dans des troubles de l’alimentation ou de l’excrétion, ou dans des phobies ; on pourrait y ajouter les soi-disant « mauvaises habitudes », les tics, les colères, la méfiance à l’égard de l’autorité, le mensonge et le vol, etc. Nous avons aussi mentionné des symptômes de conversion hystériques chez des personnes de tout âge, comme l’expression du phantasme36
Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), p. 165. « Les symptômes hystériques naissent des phantasmes et non des événements réels. ». On pourrait citer : les troubles alimentaires, les maux de tête, la tendance à s’enrhumer, la dysménorrhée, et bien d’autres altérations psychosomatiques. Mais les caractéristiques corporelles ordinaires, qui ne sont pas des maladies, comme la manière de parler et le ton de la voix, la posture corporelle, la démarche, la façon de serrer la main, l’expression faciale, l’écriture, et tous les maniérismes en général, sont aussi déterminés directement ou indirectement par des phantasmes spécifiques. Ceux-ci sont généralement très complexes ; ils se réfèrent à la fois au monde interne et au monde extérieur et sont liés à l’histoire psychique de l’individu.
La fréquence et l’importance des changements de ces expressions corporelles, temporaires ou permanents, durant le processus analytique, sont remarquables. La réponse corporelle globale du patient au monde physique et aux autres personnes sera différente selon les moments de dépression, ou d’euphorie, de méfiance, d’abandon, de contrôle déterminé de l’angoisse, etc. Ces changements sont parfois tout à fait dramatiques au cours de l’analyse.
Dans la vie extérieure, les gens peuvent passer par des phases où ils laissent tomber les objets, où ils les cassent ou les perdent, où ils trébuchent et tombent, où ils ont tendance aux accidents37
« La tendance à avoir des accidents » est reconnue depuis longtemps par les psychologues de l’industrie. La superstition bien connue selon laquelle, lorsqu’on casse quelque chose : « Jamais deux sans trois », est une excellente confirmation de l’idée que ces tendances proviennent des phantasmes.. Il n’y a qu’à regarder les gens autour de soi dans la vie ordinaire, dans le métro, dans l’autobus, au restaurant ou en famille, pour voir les diversifications infinies des caractéristiques corporelles, par exemple les maniérismes, les particularités et les idiosyncrasies dans le vêtement, la parole, etc., au travers desquels s’expriment les phantasmes dominants et les états émotionnels qui leur sont liés.
Le travail analytique offre l’occasion de comprendre ce que signifient tous ces détails, quelles séries particulières et changeantes de phantasmes agissent dans le psychisme du patient – au sujet de son corps propre et de ses contenus, au sujet d’autres personnes et de sa relation corporelle ou sociale avec elles dans le présent ou dans le passé. Beaucoup de ces caractéristiques corporelles sont modifiées et souvent considérablement altérées après l’analyse des phantasmes qui les sous-tendent.
De même, les expressions sociales les plus manifestes du caractère et de la personnalité montrent l’influence des phantasmes. Par exemple, on découvre toujours dans l’analyse que l’attitude des gens dans des domaines comme celui du temps, de l’argent, de la possession – être toujours en retard ou ponctuel, donner ou recevoir, commander ou être commandé, être toujours « en vedette » ou bien content de rester dans le rang, etc. – est liée à des ensembles spécifiques de phantasmes divers. Le développement de ceux-ci peut être suivi, à travers leurs diverses fonctions de défense contre des situations spécifiques, jusqu’à leurs origines dans les sources pulsionnelles primaires.
Freud a montré un exemple frappant de l’influence des phantasmes dans son étude sur Les êtres d’exception, où il examine un trait de caractère que présente un bon nombre de gens : celui de se considérer ou même de se proclamer comme des êtres d’exception, et de se conduire comme tels – des exceptions par rapport à n’importe quelles exigences de la part des personnes particulières (les membres de la famille du patient, le médecin) ou de la part du monde extérieur en général. Freud cite le Richard III de Shakespeare comme l’exemple le plus décisif de ces cas, et il arrive dans cette étude à pénétrer quelques-uns des phantasmes qui se cachent sous le défi apparemment simple de Richard, provoqué par sa difformité. Freud suggère que le monologue de Richard38
Mais moi qui ne suis pas façonné pour les jeux folâtres,
Ni pour faire les doux yeux à un miroir amoureux ;
Moi qui suis grossièrement taillé et qui n’ai pas la majesté de l’amour
Pour me pavaner devant une nymphe à la coquette démarche,
Moi que la fourbe nature a frustré de belle proportion
Et de belle apparence,
Moi, difformey inachevé, envoyé avant mon heure
Dans ce monde des vivants, tout juste à moitié fait,
Tellement estropié et laid à voir
Que les chiens aboient quand je passe en clochant ;
……………………………………………………………………………………
Aussi, puisque je ne saurais être l’amoureux Jouissant de ces jours de délices,
Je suis résolu à être un scélérat,
Et à honnir les joies frivoles de ce temps.
Shakespeare, Richard III, Acte I ; Œuvres dramatiques, Desclée de Brouwer (Trad. Messiaen). n’est pas du tout un simple défi, mais qu’il signifie un raisonnement inconscient (nous dirions : un phantasme) du type suivant : « La nature m’a fait un tort très lourd en me refusant la beauté physique qui gagne l’amour humain. La vie me doit pour cela une réparation, et je vais l’obtenir. J’ai le droit d’être une exception, de passer outre à ces liens par lesquels les autres se laissent limiter. Je peux faire le mal, puisque j’ai été victime du mal. »
On pourrait citer un exemple pris dans ma propre expérience analytique. C’est celui d’un adolescent qui était venu au traitement à cause de graves difficultés dans sa vie familiale et de collégien – par exemple : des mensonges si évidents qu’il était sûr d’être découvert, un comportement agressif, et un désordre extrême dans sa tenue. En général, la conduite et l’attitude de ce garçon de seize ans étaient en contradiction complète avec les traditions de sa famille ; c’étaient celles d’un proscrit social. Même quand l’analyse eut amené en lui une amélioration suffisante pour lui permettre d’entrer dans l’armée de l’air, peu après la déclaration de guerre, il ne put suivre la carrière normale des personnes de son milieu social. Il eut une conduite brillante dans l’aviation, et gagna une réputation excellente, mais il refusa toujours d’accepter un grade d’officier. Au commencement de l’analyse, il était isolé et misérable et complètement dépourvu d’amis. Ensuite, il devint capable de maintenir des amitiés constantes, et il était très aimé au mess des sous-officiers, mais il était tout à fait incapable de se hausser jusqu’aux traditions sociales de sa famille, dans laquelle il y avait des officiers distingués.
La maladie de ce garçon était, comme toujours, déterminée par des causes complexes appartenant aux circonstances extérieures et aux réactions internes. Il avait une activité phantasmatique riche, mais un phantasme dominait sur tous les autres : que le seul moyen de dominer son agressivité à l’égard de son jeune frère (en dernière analyse, de son père) était de renoncer en leur faveur à toute ambition. Il lui semblait impossible que lui-même et son jeune frère (une personne normale, bien douée, et heureuse) fussent aimés et admirés tous les deux par leur mère et par leur père. En termes corporels, il était impossible à son jeune frère et à lui-même (en dernière analyse, à son père et à lui-même) d’être puissants tous les deux. Cette idée avait surgi dans les profondeurs de son psychisme des phantasmes primitifs d’incorporation de l’organe génital de son père. Il sentait que si lui-même aspirait l’organe génital de son père hors du corps de sa mère, l’avalait et le possédait, l’organe génital bon serait détruit et que son jeune frère ne pourrait pas l’avoir, ne pourrait pas grandir, ne pourrait pas devenir puissant, ni amoureux, ni raisonnable et enfin ne pourrait pas vivre. En choisissant de renoncer à tout pour son jeune frère (pour son père), le garçon modifiait et contrôlait ses pulsions agressives à l’égard de ses parents, et les craintes qu’il avait d’elles.
Chez ce garçon, de nombreux processus internes et de nombreuses circonstances extérieures avaient amené ce phantasme particulier à dominer sa vie : l’idée qu’il y a seulement un objet bon de chaque espèce, un sein bon, une mère bonne, un pénis paternel bon ; et que si une personne possède cet objet idéal, une autre doit souffrir sa perte et devenir ainsi dangereux pour le possesseur. Ce phantasme est très répandu, bien que chez la plupart des gens il soit modifié et compensé au cours du développement, de façon à jouer un rôle beaucoup moins important dans la vie.
De même, Freud découvre que la prétention de Richard III d’être une exception est quelque chose que nous sentons tous, bien que chez la plupart des gens elle se corrige, se modifie, ou elle est recouverte par d’autres. Freud remarque : « Richard est la représentation énormément agrandie de quelque chose que nous pouvons tous découvrir en nous-mêmes. »39
Freud écrit : « … nous sentons maintenant que nous pourrions nous-mêmes être comme Richard, bien plus, que nous sommes déjà un peu comme lui – Richard est une représentation énormément agrandie de quelque chose que nous pouvons tous découvrir en nous-mêmes. Nous pensons tous que nous avons le droit de faire des reproches à la nature et au destin pour nos désavantages congénitaux et infantiles ; nous exigeons tous une réparation pour les premières blessures infligées à notre narcissisme. Pourquoi la nature ne nous a-t-elle pas doués des boucles d’or de Balder, de la force de Siegfried, du front élevé du génie ou du noble profil de l’aristocratie ? Pourquoi sommes-nous nés dans une demeure bourgeoise, et non dans un palais royal ? Nous pourrions avoir en partage beauté et distinction aussi bien que quiconque parmi ceux que nous nous contentons d’envier » (Quelques types de caractère qu’on trouve dans la pratique psychanalytique, 1915). Notre opinion que le phantasme joue un rôle fondamental et constant, non seulement dans les symptômes névrotiques mais aussi dans la personnalité et le caractère normaux, est ainsi d’accord avec les commentaires de Freud.
Pour revenir au problème particulier du phantasme d’incorporation : le processus psychique ou le phantasme inconscient d’incorporer est décrit en termes abstraits comme processus d’introjection. Comme on l’a vu, quel que soit son nom, son effet psychique réel se manifeste. Il ne consiste pas à manger et à avaler de façon corporelle réelle, mais il mène à des altérations réelles dans le moi. Ces « simples » croyances au sujet des objets internes, comme : « J’ai un sein bon à l’intérieur de moi », ou peut-être : « J’ai à l’intérieur de moi un sein déchiqueté qui me torture – je dois le tuer pour m’en débarrasser », et d’autres phantasmes semblables, produisent des effets réels : des émotions profondes, des conduites réelles envers les autres personnes, d’importants changements dans le moi, dans le caractère et dans la personnalité, des symptômes, des inhibitions et des aptitudes.
Cette relation entre ces phantasmes oraux d’incorporation et les tout premiers processus d’introjection a été examinée par Freud dans son essai sur La (dé) négation. Il n’y déclare pas seulement que même les fonctions intellectuelles du jugement et du sens du réel « dérivent de l’interaction des motions pulsionnelles primaires » (les italiques sont de moi), et reposent sur le mécanisme d’introjection (nous y reviendrons bientôt) : il nous montre aussi le rôle joué dans cette dérivation par le phantasme. En se référant à cet aspect du jugement qui affirme ou nie d’une chose une qualité particulière, Freud dit : « Exprimée dans le langage des pulsions les plus anciennes, c’est-à-dire des pulsions orales, l’alternative devient : « Je voudrais prendre ceci en « moi et maintenir cela hors de moi. » C’est-à-dire, cela doit être soit à l’intérieur de moi soit à l’extérieur »40
La (dé)négation (1925).. Le désir ainsi formulé n’est autre qu’un phantasme.
Ce que Freud appelle pittoresquement « le langage de la pulsion orale », il l’appelle autre part « l’expression psychique » d’une pulsion, c’est-à-dire les phantasmes qui sont les représentants psychiques d’un but corporel. Dans cet exemple, Freud nous montre le phantasme qui est l’équivalent psychique d’une pulsion. Mais il formule en même temps l’aspect subjectif du mécanisme d’introjection (ou de projection). Le phantasme est ainsi le lien entre la pulsion du ça et le mécanisme du moi, le moyen de la transformation de l’un en l’autre. « Je veux manger ceci, par conséquent je l’ai mangé », est un phantasme qui représente la pulsion du ça dans la vie psychique –, c’est en même temps l’expérience subjective du mécanisme ou de la fonction d’introjection.
On résout d’ordinaire le problème de la meilleure façon de décrire le processus d’introjection lié au phantasme d’incorporation en disant que ce qu’on introjecte est une image ou une « imago ». C’est sûrement tout à fait correct ; mais c’est une affirmation trop formelle et trop brève au sujet d’un phénomène complexe pour pouvoir rendre justice aux faits. D’abord, elle décrit seulement les processus préconscients, et non les processus inconscients.
Comment arrive-t-on – qu’on soit psychologue ou non – à connaître cette distinction, à savoir que ce qu’on a « pris à l’intérieur de soi », que l’objet interne est une image et non un objet corporel concret ? Par un processus de croissance long et complexe. Ce processus, résumé à grands traits, doit inclure les étapes suivantes, parmi d’autres :
a) Les tout premiers phantasmes sont construits surtout sur les pulsions orales, liées au goût, à l’odorat, au toucher (des lèvres et de la bouche), aux sensations kinesthésiques et viscérales, et à d’autres sensations somatiques. Ces pulsions sont au début plus étroitement liées avec l’expérience de « prendre des choses à l’intérieur » (sucer et avaler) qu’avec quoi que ce soit d’autre. Les éléments visuels sont relativement faibles ;
b) Ces sensations (et images) sont une expérience corporelle, peu capable au début d’être liée à un objet extérieur spatial. (Les éléments kinesthésiques, génitaux et viscéraux ne lui sont pas référés non plus d’ordinaire.) Elles donnent au phantasme une qualité corporelle concrète, une « moi-ité » expérimentée dans le corps. À ce niveau les images peuvent à peine, si elles le peuvent, être distinguées des sensations réelles et des perceptions extérieures. La peau n’est pas encore vécue comme une limite entre la réalité interne et la réalité externe ;
c) L’élément visuel de la perception s’accentue peu à peu, il se fond dans l’expérience tactile et se différencie spatialement. Les premières images visuelles restent de qualité très « éidétique » – probablement jusqu’à l’âge de trois ou quatre ans. Elles sont intensément vivantes, concrètes, et on les confond souvent avec des perceptions. En outre, elles restent longtemps intimement associées à des réponses somatiques : elles sont étroitement liées aux émotions et tendent à l’action immédiate. (Beaucoup de détails mentionnés ici de façon si sommaire ont été bien élaborés par les psychologues) ;
d) Pendant la période du développement où l’élément visuel dans la perception (et dans les images correspondantes) commence à prédominer sur l’élément somatique, à se différencier et à s’intégrer spatialement, rendant ainsi plus claire la distinction entre le monde intérieur et le monde extérieur, les éléments corporels concrets de l’expérience totale de la perception (et du phantasme) souffrent un fort refoulement. Les éléments visuels, référés à l’extérieur, du phantasme, deviennent relativement dés-émotionnalisés, désexualisés, indépendants, pour la conscience, de leurs liens corporels. Ils deviennent des « images » au sens strict, des représentations « dans le psychisme » (mais pas consciemment des incorporations dans le corps) des objets extérieurs reconnus comme tels. On « se rend compte » que les objets sont à l’extérieur du psychisme, mais leurs images sont « dans le psychisme » ;
e) Ces images, cependant, tirent leur pouvoir d’affecter le psychisme du fait qu’elles sont « en lui », c’est-à-dire qu’elles tirent leur influence sur les sentiments, la conduite, le caractère, la personnalité et le psychisme comme un tout de leurs associés refoulés, inconscients et somatiques dans le monde inconscient des désirs et des émotions, qui constituent leur lien avec le ça ; et qui signifient, dans le phantasme inconscient, que les objets auxquels elles se réfèrent sont considérés comme étant à l’intérieur du corps, comme étant incorporés.
Dans la pensée psychanalytique, on parle plus souvent d’« imago » que d’« image ». La distinction entre une imago et une « image » peut se résumer comme suit : a) Imago désigne une image inconsciente ; b) Imago désigne d’ordinaire une personne, ou une partie d’une personne, les objets primitifs, alors que l’« image » peut désigner tout objet ou toute situation, humains ou non ; c) Imago comprend tous les éléments somatiques et émotionnels de la relation du sujet avec la personne imaginée, les liens corporels avec le ça dans le phantasme inconscient, le phantasme d’incorporation qui sous-tend le processus d’introjection – alors que dans l’« image » les éléments somatiques et la plupart des éléments émotionnels sont fortement refoulés.
Si nous prêtons une attention suffisante aux détails de la manière dont les autres mécanismes psychiques opèrent dans le psychisme de nos patients, chaque variété de mécanisme peut être reconnue comme liée à des phantasmes spécifiques ou à des genres de phantasmes. Ils sont toujours vécus comme des phantasmes. Par exemple, le mécanisme de déni s’exprime dans le psychisme du sujet à peu près de la façon suivante : « Si je ne l’admets pas (il s’agit d’un fait pénible) il n’existe pas. » Ou : « Si je ne l’admets pas, personne d’autre ne saura que c’est vrai. » Et en dernier ressort ce raisonnement peut être suivi jusqu’aux pulsions et aux phantasmes corporels, comme : « Si cela ne sort pas de ma bouche, cela montre que ce n’est pas en moi » ; ou : « Je peux empêcher que quiconque sache que c’est en moi. » Ou : « Tout va bien si cela sort de mon anus sous forme de vents ou de matières fécales, mais cela ne doit pas sortir de ma bouche sous forme de mots. » Le mécanisme de scotomisation est vécu à peu près dans les termes suivants : « Ce que je ne vois pas, je n’ai pas besoin de le croire » ; ou : « Ce que je ne vois pas, les autres ne le voient pas non plus, et cela n’existe pas. »
Ou encore, le mécanisme de la confession compulsionnelle (auquel tant de patients ont recours) implique aussi un raisonnement inconscient du type suivant : « Si je le dis, personne ne le dira », ou : « Je peux triompher d’eux en le disant le premier, ou gagner leur amour quand cela ne serait que par l’apparence d’être bien sage »41
Dans l’analyse, on peut souvent discerner une grande part de moquerie, de sentiment de triomphe, de désir de vaincre l’analyste derrière la « bonté » de ces confessions compulsionnelles :
II mit son pouce dans sa bouche
Et en retira un pruneau,
Et dit : « Voyez comme je suis sage. ».
En général on peut dire que les mécanismes du moi dérivent tous en dernière analyse des pulsions et des réactions corporelles innées. « Le moi est une partie différenciée du ça »42
« … il ne faut pas poser entre le moi et le ça une différence trop tranchée, on ne doit pas oublier, en effet, que le moi est une partie du ça ayant subi une différenciation particulière » (Le moi et le ça, trad. Jankélévitch, p. 194).
« … À l’origine le ça englobait tout. Le moi s’est développé à partir du ça sous l’influence persistante du monde extérieur. Durant ce lent développement, certains contenus du ça passèrent à l’état préconscient, s’intégrant ainsi dans le moi » (Abrégé de psychanalyse, trad. Anne Berman, p. 26).
Phantasme, mémoire, images et réalité
En citant ci-dessus l’essai de Freud sur Le déni, nous avons noté son idée que les fonctions intellectuelles de jugement et de sens de la réalité « dérivent de l’interaction des motions pulsionnelles primaires ». Si donc le phantasme est le langage de ces motions pulsionnelles primaires, on peut supposer que le phantasme entre dans le développement le plus primitif du moi dans son rapport avec la réalité, et soutient le sens de la réalité et le développement de la connaissance du monde extérieur.
Nous avons déjà vu que les tout premiers phantasmes sont liés aux sensations et aux affects. Ces sensations, aussi suraccentuées sélectivement qu’elles puissent être sous la pression de l’affect, amènent le psychisme à l’expérience du contact avec la réalité extérieure en même temps qu’elles expriment des pulsions et des désirs43
Cf. chap. II..
Le monde extérieur s’impose à l’attention de l’enfant, d’une façon ou d’une autre, très tôt et continuellement. Les premières expériences psychiques résultent des stimuli massifs et variés de la naissance, et de la première inspiration et expiration de l’air, suivies bientôt par le premier repas. Ces expériences considérables des premières vingt-quatre heures doivent déjà susciter la première activité psychique et fournir du matériel à la fois au phantasme et à la mémoire. Le phantasme et l’épreuve de la réalité sont en fait tous deux présents dès les tout premiers jours44
Une appréciation de ce que les faits extérieurs – par exemple la façon dont il est alimenté et manié tout au début, puis les attitudes émotionnelles et la conduite de ses parents, ou son expérience réelle de perte ou de changement – signifient pour l’enfant du point de vue de ses phantasmes, donne une importance plus grande aux expériences réelles que n’en accorderaient en général ceux qui n’ont pas de compréhension de leur valeur comme phantasmes pour l’enfant. Ces expériences réelles du début de la vie ont un profond effet sur le caractère de ses phantasmes au moment où ils se développent, et par conséquent sur leur issue dernière dans sa personnalité, ses relations sociales, ses dons ou ses inhibitions intellectuelles, ses symptômes névrotiques, etc..
Les perceptions extérieures commencent à influencer les processus psychiques à un certain point (en réalité à partir de la naissance, bien qu’au début elles ne soient pas appréciées comme extérieures). Au début, le psychisme administre la plupart des stimuli extérieurs, comme les stimuli pulsionnels, au moyen des mécanismes d’introjection et de projection. L’observation du bébé pendant les premières semaines montre que, dans la mesure où le monde extérieur ne satisfait pas nos désirs, nous frustre ou nous contrarie, nous le haïssons et nous le repoussons immédiatement. Nous pouvons alors le craindre, le regarder, faire attention à lui de façon à nous en défendre, mais, s’il n’est pas en quelque mesure libidinisé par sa relation avec les satisfactions orales, s’il ne reçoit pas ainsi quelque amour, on ne peut ni jouer avec lui, ni rien en apprendre, ni le comprendre.
Nous arrivons à la même conclusion que Freud : le caractère décevant de la satisfaction hallucinatoire est le premier aiguillon qui nous pousse à nous adapter dans une certaine mesure au réel. On ne calme pas sa faim en hallucinant le sein ni comme objet extérieur ni comme objet interne, quoique l’attente de la satisfaction puisse être rendue plus tolérable par le phantasme. Tôt ou tard, l’hallucination disparaît et un certain degré d’adaptation aux conditions extérieures réelles prend sa place (par exemple : manifester des exigences à l’égard du monde extérieur en pleurant, en faisant des gestes d’appel, en s’agitant, etc., et en adoptant la posture et les mouvements appropriés quand le mamelon se présente). C’est là le début de l’adaptation à la réalité et de l’établissement d’attitudes adéquates et de la perception du monde extérieur. La déception peut être le premier stimulus vers l’acceptation adaptative de la réalité, mais le retard de la satisfaction et l’incertitude impliqués dans l’apprentissage et la pensée complexes sur la réalité extérieure que l’enfant accomplit alors – et pour des fins de plus en plus éloignées – ne peuvent être supportés et maintenus que si ce processus satisfait aussi des nécessités pulsionnelles, exprimées elles aussi dans des phantasmes. L’apprentissage dépend de l’intérêt, et l’intérêt dérive du désir, de la curiosité et de la peur – surtout du désir et de la curiosité.
Sous leurs formes développées, la pensée phantasmatique et la pensée selon la réalité sont des processus psychiques distincts, des façons différentes d’obtenir la satisfaction. Le fait qu’elles aient des caractères distincts quand elles sont pleinement développées n’implique cependant pas nécessairement que la pensée selon la réalité opère de façon tout à fait indépendante du phantasme inconscient. Ce n’est pas seulement qu’elles se « mêlent et s’entrecroisent »45
Comme M. Brierley l’a dit une fois : « La pensée phantasmatique… et la pensée selon la réalité se mêlent et s’entrecroisent constamment dans les patrons de l’activité psychique courante » – chez les adultes aussi bien que chez les enfants.
W. Stern, lui aussi ; a décrit tout au long (quoiqu’au sujet des phantasmes conscients de l’enfant) « cet entremêlement mutuel, intime, du réel et de l’imaginaire » qu’il qualifie de « fait fondamental » (Psychology of early Childhood, p. 277)., leur relation est un peu moins fortuite que cela. À notre avis, la pensée selon la réalité ne peut opérer sans des phantasmes inconscients en accord avec elle et qui la soutiennent46
Cf. chap. IV. ; par exemple, nous continuons à « absorber » des choses avec nos oreilles, à « dévorer » des yeux, à « lire, noter, apprendre et digérer intérieurement » toute notre vie.
Ces métaphores conscientes représentent la réalité psychique inconsciente. C’est un fait bien connu que tout apprentissage primitif est fondé sur les pulsions orales. L’enfant commence par rechercher le sein, par le toucher avec sa bouche, par essayer de le prendre, puis détourne peu à peu ces activités vers d’autres objets, la main et l’œil n’arrivant que lentement à l’indépendance par rapport à la bouche comme moyens d’exploration et de connaissance du monde extérieur.
Pendant toute la première moitié de sa première année, la main du bébé recherche tout ce qu’il voit pour le mettre dans sa bouche, d’abord pour essayer de le manger, puis au moins pour le sucer et le mâcher, puis plus tard pour le percevoir et l’explorer. (Ce n’est que plus tard que sa main et son œil deviennent indépendants de sa bouche.) Cela veut dire que les objets que le bébé touche, manipule, regarde et explore sont investis de libido orale. Il ne pourrait s’intéresser à eux s’il n’en était pas ainsi. S’il était entièrement autoérotique à n’importe quel moment, il ne pourrait jamais apprendre. La tendance pulsionnelle à absorber les choses dans son psychisme par ses yeux et par ses doigts (et aussi ses oreilles), à regarder, à toucher et à explorer, satisfait certains des désirs oraux qui ont été frustrés par son objet originaire. La perception et l’intelligence tirent de cette source de libido leur vie et leur croissance. La main et l’œil conservent une signification orale pendant toute la vie, dans le phantasme inconscient, et souvent, comme nous l’avons vu, dans la métaphore consciente.
Dans ses articles sur L’analyse des bébés et L’importance de la formation des symboles dans le développement du moi, Mélanie Klein a repris l’idée de Ferenczi que l’identification (primaire), qui est le précurseur du symbolisme, « naît de la tentative du bébé de redécouvrir dans chaque objet ses propres organes et leur fonctionnement », et aussi l’idée d’Ernest Jones47
La théorie du symbolisme (1916). que le principe du plaisir rend possible l’assimilation de deux objets séparés, de par un lien d’intérêt affectif. Elle a montré, par un matériel clinique particulièrement clair, comment la fonction symbolique primaire des objets extérieurs permet au phantasme d’être élaboré par le moi, rend possible le développement des sublimations dans le jeu et la manipulation, et établit un pont du monde interne vers l’intérêt pour le monde extérieur et la connaissance des objets et des événements physiques. Le jeu d’un enfant de trois ou quatre mois montre clairement son intérêt plein de plaisir à l’égard de son corps, ses découvertes et ses expériences en ce sens. Dans ce jeu, il manifeste (entre autres mécanismes) ce processus de formation des symboles, lié à ces phantasmes dont nous découvrirons plus tard dans l’analyse qu’ils agissaient à cette époque. Le monde extérieur physique est en fait fortement lïbidinisé grâce au processus de formation des symboles.
Presque chaque heure d’association libre dans le travail analytique nous révèle quelque chose des phantasmes qui ont promu (surtout grâce à la formation des symboles) et maintenu le développement de l’intérêt envers le monde extérieur, le processus d’apprentissage à son sujet, et l’origine du pouvoir de rechercher et d’organiser sa connaissance. C’est un fait bien connu que, d’un certain point de vue, chaque exemple d’intérêt envers la réalité, qu’il soit pratique ou théorique, est aussi une sublimation48
Voir, par exemple, E. F. Sharpe, Similar and Divergent Unconscious Determinants Underlying the Sublimation of Pure Art and Pure Science (1935)..
Cela signifie en retour que, pari passu, un certain degré de « fonction synthétique » s’exerce sur les nécessités pulsionnelles dès le début. L’enfant ne pourrait ni apprendre ni s’adapter au monde extérieur (humain ou non) si quelque sorte et quelque degré de contrôle et d’inhibition, aussi bien que de satisfaction des nécessités pulsionnelles ne se développaient progressivement depuis la naissance.
Si donc les fonctions intellectuelles dérivent de l’interaction des motions pulsionnelles primaires, nous devons, pour comprendre soit le phantasme, soit l’épreuve de la réalité et l’« intelligence », Considérer la vie psychique comme un tout et voir la relation entre ces diverses fonctions pendant le processus total du développement. Les maintenir séparées et dire : « Ceci est perception et connaissance mais cela est quelque chose de tout à fait différent et sans relation, cela est pur phantasme » serait perdre de vue la signification des deux fonctions pour le développement.49
M. Brierlby a écrit aussi :
« … L’existence de phantasmes d’« objet intériorisé » ne contredit pas l’hypothèse des traces mnésiques, puisque les souvenirs et les phantasmes ont une origine commune dans les traces. Toutes les images sont des images mémorielles, des réactivations d’expériences passées. On a dit que, simplifié artificiellement, le concept d’un « objet bon intériorisé » est le concept d’un phantasme inconscient gratifiant le désir de la présence constante de la mère, sous forme de la croyance qu’elle est réellement à l’intérieur de l’enfant. Ce phantasme inconscient aiderait l’enfant à retenir un souvenir conscient de sa mère pendant ses absences temporaires, quoiqu’il puisse être insuffisant pour faire passer une absence trop prolongée. Le souvenir qu’un enfant de deux ans a de sa mère n’est pas un système simple, mais la résultante de deux ans de vie avec elle. Le souvenir conscient est la partie accessible d’un système – mère inconscient et beaucoup plus étendu, qui a ses racines dans la toute première enfance (Notes on Metapsychology as Process Theory (Notes sur la métapsychologie comme théorie du processus), pp. 103-104).
Certains aspects de la connexion entre la pensée et le phantasme ont été examinés dans mon Intellectual Growth in Young Children (La croissance intellectuelle chez les jeunes enfants)50
Pp. 99-106.. À partir de comptes rendus directs de jeux d’imagination spontanés dans un groupe d’enfants entre deux et sept ans, on pouvait montrer les diverses façons qu’avaient ces jeux imaginatifs, surgissant en dernière analyse des phantasmes, des désirs et des angoisses inconscients, de créer des situations pratiques appelant une connaissance du monde extérieur. Ces situations peuvent être alors maintenues pour elles-mêmes, comme problèmes d’apprentissage et de connaissance, et mener ainsi à des découvertes réelles de faits extérieurs ou à un jugement et à un raisonnement verbal. Cela ne se produit pas toujours – le jeu peut être pour un temps purement répétitif ; mais à tout moment une nouvelle ligne de recherche ou un nouveau thème peuvent surgir et un nouveau pas dans la compréhension peut être fait par l’un des enfants qui participent au jeu, ou par tous.
En particulier, l’observation a montré comment le jeu d’imagination spontané crée et entretient les premières formes de pensée selon le « comme si ». Dans ces jeux, l’enfant recrée sélectivement les éléments des situations passées qui peuvent s’incorporer sa nécessité émotionnelle ou intellectuelle présente, et il adapte les détails, à chaque moment, à la situation présente de jeu. Cette capacité d’évoquer le passé dans le jeu imaginatif semble étroitement liée à la croissance du pouvoir d’évoquer le futur dans des hypothèses constructives, et de développer les conséquences des « si ». Le jeu d’imagination de l’enfant n’a pas seulement de l’importance pour les intentions adaptatives et créatrices qui, lorsqu’elles sont pleinement développées, font surgir l’artiste, le romancier et le poète ; il en a aussi pour le sens de la réalité, l’attitude scientifique et la croissance du raisonnement hypothétique.
Résumé
Le sujet de cet article peut maintenant se résumer :
1) Le concept de phantasme s’est progressivement étendu dans la pensée psychanalytique. Il exige maintenant un éclaircissement et une plus grande extension explicite pour pouvoir intégrer tous les faits qu’il désigne.
2) À propos des idées qui ont été développées :
a) Les phantasmes sont le contenu primaire des processus psychiques inconscients ;
b) Les phantasmes inconscients visent d’abord les corps, et représentent les finalités pulsionnelles vers les objets ;
c) Ces phantasmes sont, au premier chef, les représentants psychiques des pulsions libidinales et destructrices ; très tôt dans le développement, ils s’élaborent comme défenses, aussi bien que comme satisfactions de désirs et comme contenus de l’angoisse ;
d) « La satisfaction hallucinatoire des désirs », l’« identification primaire », l’« introjection » et la « projection » postulées par Freud, sont la base de la vie phantasmatique ;
e) Grâce à l’expérience extérieure, les phantasmes s’élaborent et deviennent susceptibles d’expression, mais leur existence ne dépend pas de cette expérience ;
f) Les phantasmes ne dépendent pas des mots, quoiqu’ils puissent dans certaines circonstances s’exprimer au moyen des mots ;
g) Les tout premiers phantasmes sont vécus comme sensations ; plus tard, ils prennent la forme d’images plastiques et de représentations dramatiques ;
h) Les phantasmes ont à la fois des effets psychiques et corporels, par exemple des symptômes de conversion, des qualités corporelles, le caractère et la personnalité, les symptômes névrotiques, les inhibitions et les sublimations ;
i) Les phantasmes inconscients constituent le lien actif entre les pulsions et les mécanismes. Si on l’étudie en détail, chaque sorte de mécanisme du moi peut être comprise comme dérivant de sortes spécifiques de phantasmes, qui, en dernier ressort, ont leur origine dans les motions pulsionnelles. « Le moi est une partie différenciée du ça. » Le terme « mécanisme » est un terme général et abstrait, qui décrit certains processus psychiques qui sont vécus par le sujet comme phantasmes inconscients ;
j) L’adaptation à la réalité et la pensée selon la réalité exigent le soutien de phantasmes inconscients concordants. L’observation de la manière dont la connaissance du monde extérieur se développe nous montre l’apport des phantasmes de l’enfant à cet apprentissage ;
k) Les phantasmes inconscients exercent une influence constante tout au long de la vie, aussi bien sur les personnes normales que sur les névrosés. La différence réside dans le caractère spécifique des phantasmes dominants, dans le désir ou l’angoisse qui leur est associé, et dans leur interaction entre eux-mêmes et avec la réalité extérieure.