Les principes psychologiques de l’analyse des jeunes enfants

[Note, 1947. — Cet article constitue la base du premier chapitre de mon livre sur La Psychanalyse des Enfants (Paris, P.U.F., 1959.)]

Je me propose dans cet article d’étudier en détail les différences entre la vie psychique des jeunes enfants et celle des adultes. Ces différences exigent que nous utilisions une technique adaptée à la pensée des jeunes enfants ; j’essayerai donc de montrer qu’il est une technique analytique du jeu qui répond à cette exigence. Cette technique est fondée sur certains points de vue que j’exposerai ici.

Les enfants, nous le savons, établissent des relations avec le monde extérieur en orientant vers les objets dont ils obtiennent du plaisir la libido, d’abord exclusivement attachée à leur moi. La relation d’un enfant à ces objets, qu’ils soient vivants ou inanimés, est d’abord purement narcissique. C’est pourtant de cette manière-là que les enfants parviennent à établir leurs relations avec la réalité. Je voudrais maintenant illustrer cette relation par un exemple.

Trude, une fillette de trois ans et trois mois, partit en voyage avec sa mère après n’avoir eu qu’une seule séance d’analyse. Six mois plus tard, l’analyse reprit. Ce fut seulement après une très longue période qu’elle parla d’événements survenus dans l’intervalle ; elle y fit allusion à l’occasion d’un rêve qu’elle me raconta. Elle avait rêvé qu’elle était de nouveau en Italie avec sa mère, dans un restaurant familier. La serveuse ne lui donnait pas de sirop de framboise parce qu’il n’y en avait plus. L’interprétation de ce rêve montrait, entre autres choses, que l’enfant souffrait encore de la frustration du sein maternel, éprouvée au moment du sevrage ; elle révélait aussi la jalousie de l’enfant à l’égard de sa petite sœur. En règle générale, Trude me racontait toutes sortes de choses apparemment sans rapport entre elles, et mentionnait souvent certains détails de sa première séance d’analyse, antérieure de six mois ; mais seul, leur rapport avec la frustration subie lui rappelait ses voyages : ils n’avaient aucun autre intérêt pour elle.

Dès l’âge le plus tendre, les enfants apprennent à connaître la réalité par les frustrations qu’elle leur impose. Ils se défendent contre elle en la rejetant. Cependant, le problème fondamental et le critère de toute la capacité ultérieure d’adaptation à la réalité, c’est leur aptitude à supporter les frustrations nées de la situation œdipienne. Même chez de jeunes enfants, un refus exagéré de la réalité (souvent caché sous une apparente « adaptabilité » ou « docilité ») est donc un signe de névrose ; il ne diffère de la fuite devant la réalité des névrosés adultes que par les formes qu’il prend. Par conséquent, un des résultats définitifs de l’analyse doit être, même chez les jeunes enfants, une bonne adaptation à la réalité, qui les rend, en particulier, plus faciles à élever. Autrement dit, ces enfants sont devenus capables de supporter des frustrations réelles.

Nous pouvons observer que les enfants montrent souvent, dès le début de leur seconde année, une préférence marquée pour le parent de sexe opposé, et donnent d’autres signes encore des tendances œdipiennes naissantes. À quel moment les conflits qui en découlent apparaissent-ils, c’est-à-dire, à quel moment l’enfant est-il effectivement dominé par le complexe d’Œdipe ? Ce problème-là est moins clair, car nous ne déduisons l’existence du complexe d’Œdipe que de certains changements survenus dans l’attitude de l’enfant.

L’analyse d’un enfant de deux ans et neuf mois, d’un autre de trois ans et trois mois, et de plusieurs enfants de près de quatre ans, m’a permis conclure que dès leur seconde année, le complexe d’Œdipe avait eu sur eux une action profonde1. Le développement d’une petite patiente me servira d’exemple pour illustrer cette affirmation. Rita préféra sa mère jusqu’au début de sa seconde année ; ensuite, elle manifesta une préférence marquée pour son père. Par exemple, à l’âge de quinze mois, elle exigeait souvent de rester seule avec lui, et assise sur ses genoux, de regarder avec lui des livres. À l’âge de dix-huit mois cependant, son attitude changea de nouveau, et une fois de plus, elle préféra sa mère. Simultanément, elle se mit à avoir des frayeurs nocturnes et peur des animaux. Elle fit preuve d’une fixation de plus en plus forte à sa mère et d’une identification très prononcée à son père. Au début de sa troisième année, elle manifestait une ambivalence croissante, et elle était si difficile à élever qu’à l’âge de trois ans et neuf mois on me l’amena pour que j’entreprenne un traitement analytique. À ce moment-là, elle avait depuis plusieurs mois montré une très forte inhibition à l’égard du jeu, ainsi qu’une incapacité à supporter les frustrations, une excessive sensibilité à la douleur et une tristesse prononcée. Voici les expériences qui avaient été les causes partielles de cette évolution. Jusqu’à l’âge de presque deux ans, Rita avait dormi dans la chambre de ses parents, et les effets de la scène primitive apparaissaient clairement dans son analyse. C’est cependant à l’occasion de la naissance de son petit frère que sa névrose se déclara. Peu après, des difficultés encore plus grandes apparurent et augmentèrent rapidement. Il est incontestable qu’il existe un rapport très étroit entre la névrose et les effets profonds du complexe d’Œdipe vécu à un âge si tendre. Je ne puis dire si ce sont les enfants névrosés que l’action précoce du complexe d’Œdipe affecte d’une manière si profonde, ou si la névrose se déclare lorsque ce complexe s’établit trop tôt. Il est certain néanmoins que de telles expériences aggravent le conflit, et par conséquent, augmentent la névrose, ou la poussent à se déclarer.

Je choisirai maintenant parmi les traits caractéristiques de ce cas ceux que l’analyse de nombreux enfants de tous âges m’a permis de définir comme typiques. C’est dans l’analyse des petits enfants qu’on en a la vision la plus immédiate. À plusieurs reprises, et dans différentes analyses, les accès d’angoisse des très jeunes enfants m’apparurent comme les répétitions d’une frayeur nocturne survenue dans la seconde moitié de la deuxième année et au début de la troisième. Cette frayeur était un effet, en même temps qu’une élaboration névrotique du complexe d’Œdipe. Il existe de très nombreuses élaborations de cette sorte, qui nous conduisent à certaines conclusions définitives sur les effets du complexe d’Œdipe2.

Parmi ces élaborations dont le lien avec la situation œdipienne est évident, il faut citer le fait que les enfants tombent souvent et se cognent, leur sensibilité exagérée, leur incapacité à supporter les frustrations, leurs inhibitions devant le jeu, leur attitude hautement ambivalente à l’égard des fêtes et des cadeaux, et enfin, certaines difficultés d’éducation qui surviennent souvent à un âge très précoce. J’ai constaté que la cause de ces phénomènes fort répandus était un sentiment de culpabilité très intense, dont j’examinerai maintenant de près le développement.

Voici un exemple prouvant que la culpabilité agit avec force jusque dans les frayeurs nocturnes. Trude, à l’âge de quatre ans et trois mois, jouait constamment, pendant les séances d’analyse, à faire comme si c’était la nuit. Nous devions toutes deux aller nous coucher. Elle sortait alors du coin qu’elle appelait sa chambre, se glissait vers moi et me faisait toutes sortes de menaces. Elle allait me couper la gorge, me jeter dans la cour, me brûler vive, ou me donner à l’agent de police. Elle essayait de me ligoter les mains et les pieds, elle soulevait la couverture du divan et disait qu’elle faisait « po-kacki-kucki »3.

Il apparut qu’elle regardait dans le « popo » de sa mère et qu’elle y cherchait les « kackis », qui pour elle représentaient les enfants.

Une autre fois, elle voulut me frapper sur le ventre et déclara qu’elle en sortait les « a-a » (fèces) et qu’elle me rendait pauvre. Elle prit alors les coussins, qu’elle avait plusieurs fois appelés des « enfants », et se cacha dessous dans un coin du divan, où elle s’accroupit avec de véhéments signes de frayeur ; elle se recouvrit, se mit à sucer son pouce et se mouilla. Cette conduite succédait toujours aux attaques dont j’étais la victime ; à l’âge de presque deux ans, elle adoptait la même dans son lit quand elle éprouvait d’intenses frayeurs nocturnes. À ce moment-là, elle avait prit l’habitude d’accourir la nuit dans la chambre à coucher de ses parents, sans pouvoir leur dire ce qu’elle voulait. Elle avait deux ans lorsque sa sœur naquit, et l’analyse parvint à révéler ce qu’elle pensait alors, quelles étaient les causes de son angoisse et pourquoi elle mouillait et salissait son lit. L’analyse réussit aussi à la débarrasser de ces symptômes. À cette époque-là, elle avait déjà voulu dérober ses enfants à sa mère enceinte, elle avait eu envie de la tuer et de prendre sa place dans le coït avec son père. Ces tendances de haine et d’agression étaient la cause de la fixation à sa mère (quand la fillette avait deux ans, cette fixation était devenue particulièrement forte), aussi bien que de son angoisse et de sa culpabilité. Au moment où ces phénomènes se manifestaient si nettement dans l’analyse de Trude, elle trouvait le moyen de se faire mal juste avant la séance, presque chaque fois. Je constatai que les objets contre lesquels elle se cognait (tables, armoires, fourneaux, etc.), représentaient pour elle, selon l’identification infantile primitive, sa mère, ou quelquefois son père, qui la punissait. J’ai constaté en général, surtout chez les très jeunes enfants, que le fait de se plaindre constamment, de tomber et de se cogner, vient du complexe de castration et du sentiment de culpabilité.

Les jeux des enfants nous permettent d’aboutir à certaines conclusions particulières sur cette culpabilité très précoce. Les gens qui approchaient Rita alors qu’elle n’avait que deux ans, étaient frappés par son repentir après chaque faute, si petite fût-elle, et par son hypersensibilité à tout reproche, quel qu’il fût. Par exemple, elle fondit un jour en larmes parce que son père menaçait en plaisantant l’ours d’un livre d’images. La cause de son identification avec l’ours, c’était sa peur d’un blâme venant de son père réel. Son inhibition à l’égard du jeu provenait elle aussi de sa culpabilité. À deux ans et trois mois, elle déclarait souvent, quand elle jouait à la poupée (jeu qui ne l’amusait guère), qu’elle n’en était pas la mère. L’analyse montra qu’elle n'osait pas jouer à être la mère parce que le poupon représentait pour elle, entre autres choses, le petit frère qu’elle avait voulu enlever à sa mère enceinte. Mais ici, l’interdiction opposée au désir de l’enfant n’émanait plus de la mère réelle, mais d’une mère introjectée dont elle jouait devant moi le rôle et qui exerçait sur elle une autorité plus dure et plus cruelle que sa mère réelle ne l’avait jamais fait. À l’âge de deux ans, Rita eut un symptôme obsessionnel consistant en un long rituel de coucher. Le point principal en était qu’il fallait l’enrouler dans ses couvertures de crainte « qu’une souris ou qu’un butty (organe génital) ne vienne par la fenêtre pour lui enlever d’un coup de dents son butty à elle »4. Ses jeux faisaient apparaître d’autres éléments décisifs : il fallait toujours enrouler la poupée comme on l’enroulait elle-même, et une fois, on dut mettre un éléphant à côté du lit de la poupée. L’éléphant devait empêcher celle-ci de se lever ; sinon, elle allait se glisser dans la chambre des parents et leur faire du mal ou leur prendre quelque chose. L’éléphant (une imago paternelle) devait jouer le rôle de l’empêcheur. Le père introjecté avait joué ce rôle en elle depuis le moment où, entre quinze mois et deux ans, elle avait voulu usurper la place de sa mère auprès de son père, voler à sa mère l’enfant qu’elle portait, blesser et châtrer ses parents. Les réactions de rage et d’angoisse qui suivaient la punition de l’« enfant » au cours de ces jeux, montraient que Rita jouait intérieurement les deux rôles : celui des autorités qui jugent et celui de l’enfant puni.

Un des mécanismes fondamentaux et universels du jeu où l’on joue un rôle consiste à séparer les diverses identifications à l’œuvre chez l’enfant, qui tendent à constituer un tout unique. En divisant les rôles, l’enfant parvient à expulser le père et la mère qu’il a, dans l’élaboration du complexe d’Œdipe, absorbés, et dont la sévérité le torture intérieurement. Le résultat de cette expulsion est un sentiment de soulagement, source principale du plaisir que ce jeu procure. Le jeu qui consiste à prendre des rôles semble souvent tout à fait simple et ne paraît représenter que des identifications primaires ; mais ce n’est là qu’une apparence très superficielle. Il est très important dans l’analyse des enfants de pénétrer au delà de cette apparence. Mais cette pénétration ne produit tout son effet thérapeutique que si l’investigation fait apparaître toutes les identifications et toutes les déterminations cachées, et surtout, si l’on parvient jusqu’à la culpabilité.

Dans les cas dont j’ai fait l’analyse, l’effet inhibiteur de la culpabilité était manifeste dès un âge très tendre. Ce que nous rencontrons ici correspond à ce que nous connaissons chez les adultes sous le nom de surmoi. Le fait d’admettre que le complexe d’Œdipe atteint son apogée autour de la quatrième année et de reconnaître que le développement du surmoi est le résultat final du complexe, ne me paraît pas contredire ces observations. Les phénomènes typiques et définis dont nous pouvons reconnaître l’existence, sous leur forme la plus claire et la mieux développée, lorsque le complexe d’Œdipe atteint son apogée, et qui précèdent le déclin de celui-ci, ne sont que l’aboutissement d’une évolution s’étendant sur des années. L’analyse des très jeunes enfants montre que dès l’apparition du complexe d’Œdipe, ils commencent à y réagir, et par conséquent à élaborer un surmoi.

Les effets de ce surmoi infantile sur l’enfant sont analogues à ceux du surmoi sur l’adulte, mais ils pèsent bien plus lourd sur le moi plus faible de l’enfant. L’analyse des enfants nous enseigne que le moi se renforce lorsque la procédure analytique met un frein aux exigences excessives du surmoi. Il est incontestable que le moi des petits enfants diffère de celui des enfants plus âgés ou des adultes. Mais lorsque nous avons libéré le moi du petit enfant de la névrose, il est parfaitement de force à répondre aux exigences de la réalité, moins graves que les exigences rencontrées par les adultes5.

La pensée des jeunes enfants diffère de la pensée des enfants plus âgés ; de la même manière, la réaction à la psychanalyse est différente dans la petite enfance de ce qu’elle est plus tard. Nous sommes souvent surpris de la facilité avec laquelle nos interprétations sont acceptées : quelquefois, les enfants vont jusqu’à exprimer le plaisir considérable qu’elle leur procurent. La raison pour laquelle ce processus est différent par rapport à l’analyse des adultes, c’est qu’à certains niveaux de la pensée, il existe, chez les enfants, une communication beaucoup plus facile entre le conscient et l’inconscient, et qu’il est par conséquent beaucoup plus simple de passer de l’un à l’autre. Cela explique l’effet rapide de nos interprétations. Bien entendu, celles-ci ne sont jamais présentées qu’à partir d’un matériel suffisant. Les enfants, cependant, fournissent fréquemment ce matériel avec une rapidité surprenante et une grande variété. L’effet de l’interprétation est souvent stupéfiant, même lorsque les enfants n’ont pas du tout paru l’accepter. Le jeu interrompu du fait des résistances est repris ; il se modifie, s’épanouit et exprime des couches plus profondes de la pensée ; le contact entre l’enfant et l’analyste est rétabli. Le plaisir du jeu qu’entraîne la présentation d’une interprétation provient aussi du fait que celle-ci rend inutiles les frais du refoulement. Mais bientôt, nous rencontrons une fois de plus des résistances temporaires, et cette fois, les obstacles ne sont plus aplanis de la même manière. Nous devons alors lutter contre des difficultés considérables. C’est le cas, notamment, lorsque nous rencontrons le sentiment de culpabilité.

Dans leur jeu, les enfants représentent symboliquement des fantasmes, des désirs et des expériences. Ils emploient pour cela le langage, le mode d’expression archaïque, phylogénétiquement acquis, avec lequel les rêves nous ont familiarisé. Nous ne pouvons pleinement comprendre ce langage que si nous l’abordons par la méthode mise au point par Freud pour démêler les rêves. Le symbolisme n’en est qu’un aspect ; si nous voulons bien comprendre le jeu des enfants par rapport à leur conduite générale pendant les séances d’analyse, nous devons tenir compte non seulement du symbolisme qui s’y manifeste souvent avec évidence, mais aussi des moyens de représentation et des mécanismes utilisés dans l’élaboration des rêves ; nous devons garder présente à l’esprit la nécessité d’examiner dans son ensemble le nœud que constituent ces phénomènes6.

Si nous employons cette technique, nous constaterons rapidement que les enfants ne produisent pas moins d’associations aux différents traits de leurs jeux que les adultes aux éléments de leurs rêves. Les détails du jeu montrent le chemin à l’observateur attentif ; et entre temps, l’enfant dit toutes sortes de choses auxquelles il faut donner tout leur poids d’associations.

En dehors de ce mode archaïque de représentation, les enfants utilisent un autre mécanisme primitif : ils substituent des actions (précurseurs originels des pensées) aux mots. Chez les enfants, l'action joue un rôle de premier plan.

Dans l’« Histoire d’une Névrose Infantile »7, Freud dit ceci : « En fait, une analyse effectuée sur un enfant névrosé peut paraître plus convaincante, mais elle ne peut être très riche en matériel : il faut prêter à l’enfant trop de mots et de pensées, et même alors, les couches les plus profondes peuvent se révéler impénétrables à la conscience ».

Si nous abordons les enfants avec une technique appropriée à l’analyse des adultes, nous ne parviendrons certainement pas à pénétrer jusqu’aux couches les plus profondes de leur vie psychique. Mais ce sont précisément ces couches-là qui sont importantes du point de vue de la valeur et du succès d’une analyse. Si nous tenons compte cependant des différences psychologiques qui séparent les enfants des adultes, et si nous gardons présent à l’esprit le fait que chez les enfants, l’inconscient se trouve encore à l’œuvre à côté du conscient, que les tendances les plus primitives côtoient chez eux les élaborations les plus compliquées que nous connaissions, telles que le surmoi — c’est-à-dire, si nous comprenons bien le mode d’expression de l’enfant, tous ces points douteux, tous ces facteurs défavorables disparaissent. Nous constatons en effet qu’en ce qui concerne la profondeur et l’étendue de l’analyse, nous pouvons attendre des enfants autant que des adultes. De plus, l’analyse des enfants nous permet de revenir à des expériences et à des fixations qui, dans l’analyse des adultes, ne peuvent être que reconstruites, alors que chez les enfants, elles sont directement représentées8. Prenons par exemple le cas de Ruth qui, lorsqu’elle était nourrisson, avait eu faim pendant un certain temps parce que sa mère avait trop peu de lait. À l’âge de quatre ans et trois mois, quand elle jouait chez moi devant l’évier, elle appelait le robinet d’eau un robinet de lait. Elle déclarait que le lait s’en allait dans les bouches (les trous du tuyau de vidange), mais qu’il y en avait très peu qui coulait. Ce désir oral non satisfait apparaissait dans d’innombrables jeux et dramatisations et se manifestait dans toute son attitude. Par exemple, elle déclarait qu’elle était pauvre, qu’elle n’avait qu’un seul manteau et qu’on lui donnait très peu à manger, ce qui n’avait aucun rapport avec la réalité.

Erna, six ans, était une petite patiente (elle souffrait d’une névrose obsessionnelle) dont la névrose se fondait sur des impressions reçues pendant l’apprentissage de la propreté9. Elle mima pour moi ces impressions dans leurs moindres détails. Une fois, elle mit une petite poupée sur une pierre et la fit déféquer en plaçant autour d’elle d’autres poupées qui devaient l’admirer. Ensuite, elle reprit le même matériel dans un jeu où nous incarnions différents rôles. Elle voulut que je sois un petit bébé qui se salissait, tandis qu’elle était la mère. Le bébé était un enfant choyé, objet de l’admiration générale. Là-dessus, elle eut une réaction de rage, et joua le rôle d’une sévère gouvernante qui battait l’enfant. Erna représentait ainsi devant moi un des premiers traumatismes de sa vie : le grand coup reçu par son narcissisme quand elle imagina que les mesures prises pour la rendre propre signifiaient la perte de l’extrême affection qu’on lui témoignait dans sa petite enfance.

En général, nous n’accorderons jamais assez d’importance, dans l’analyse des enfants, à la pression de la compulsion de répétition sur le fantasme et sur sa traduction par l’action. Naturellement, les petits enfants utilisent beaucoup plus fréquemment le moyen de l’action, mais les enfants plus grands ont eux aussi constamment recours à ce mécanisme primitif, surtout lorsque l’analyse a fait disparaître certains de leurs refoulements. Pour que l’analyse puisse se poursuivre, il est indispensable que les enfants éprouvent le plaisir que ce mécanisme procure, mais ce plaisir doit toujours rester un moyen au service d’une fin. C’est ici que nous touchons du doigt la prééminence du principe de plaisir sur le principe de réalité. Nous ne pouvons pas faire appel au sens de la réalité chez de jeunes patients, comme nous pouvons le faire chez des patients plus âgés.

Si les moyens d’expression des enfants diffèrent de ceux des adultes, la situation analytique est elle aussi tout à fait différente chez les uns et chez les autres. Elle reste cependant, dans les deux cas, essentiellement identique. Les interprétations conséquentes, la réduction progressive des résistances et la remontée du transfert vers des situations plus anciennes, constituent chez les enfants comme chez les adultes la situation analytique telle qu’elle doit être.

J’ai déjà dit que l’analyse des jeunes enfants m’a permis de constater fréquemment l’action rapide des interprétations. Il est frappant de voir que malgré les signes incontestables de cette action — épanouissement du jeu, consolidation du transfert, diminution de l’angoisse, etc. — l’enfant reste longtemps sans élaborer ces interprétations consciemment. J’ai pu prouver, néanmoins, que cette élaboration a lieu plus tard. Il arrive, par exemple, un moment où les enfants commencent à distinguer la mère qui appartient au domaine du « faire semblant » de la mère réelle, le poupon de bois du petit frère vivant. Ils affirment alors avec force qu’ils ne voulaient faire mal qu’au jouet ; le bébé véritable, disent-ils, ils l’aiment, bien sûr. Il faut que des résistances profondes et tenaces soient vaincues pour que les enfants comprennent que leurs agressions s’adressaient aux objets réels. Mais une fois qu’ils l’ont admis, leur adaptation à la réalité s’améliore en général considérablement, même s’ils sont très jeunes. Mon impression est que l’interprétation n’est d’abord assimilée qu’inconsciemment. C’est seulement plus tard que ses rapports avec la réalité pénètrent progressivement la compréhension de l’enfant. Le processus par lequel s’établit la connaissance des faits sexuels est analogue. Longtemps, l’analyse ne met à jour que le matériel des théories sexuelles et des fantasmes de naissance et interprète ce matériel sans aucune « explication ». Ainsi, la compréhension s’établit peu à peu, à mesure que disparaissent les résistances inconscientes qui lui font obstacle.

En conséquence, le premier résultat de la psychanalyse est une amélioration de la relation affective aux parents ; la compréhension consciente ne survient qu’ensuite. Cette compréhension est acceptée sous la pression du surmoi, dont l’analyse modifie les exigences de telle sorte qu’un moi moins opprimé, donc plus fort, puisse le supporter et accéder à ses demandes. Ainsi, l’enfant n’est pas obligé de faire face tout d’un coup à la nécessité d’accepter une nouvelle vision de sa relation à ses parents, ou, d’une manière générale, à l’obligation d’absorber une connaissance qui lui pèse. Mon expérience m’a toujours appris que l’effet de cette connaissance progressivement élaborée est en fait de soulager l’enfant, d’établir une relation fondamentalement plus favorable avec ses parents, et d’augmenter ainsi son pouvoir d’adaptation sociale.

Quand cette amélioration s’est produite, les enfants sont parfaitement capables de remplacer dans une certaine mesure le refoulement par un refus raisonné. En voici la preuve : à un stade plus tardif de l’analyse, les enfants sont assez loin de leurs désirs sadiques anals ou cannibaliques (si puissants encore à un stade antérieur) pour pouvoir adopter quelquefois une attitude critique et humoristique à leur égard. Il m’arrive en effet d’entendre des enfants, fussent-ils très jeunes, faire des plaisanteries sur le fait, par exemple, que peu de temps auparavant, ils voulaient vraiment manger leur maman ou la découper en morceaux. Lorsque cette transformation se produit, la culpabilité se trouve inévitablement diminuée, et en outre, les enfants sont devenus capables de sublimer des désirs complètement refoulés auparavant. Cela se manifeste pratiquement dans la disparition des inhibitions à l’égard du jeu et dans l’avènement de nombreux intérêts et activités.

Résumons-nous : les aspects particuliers et primitifs de la vie psychique des enfants exigent une technique spéciale qui leur soit adaptée, et qui consiste dans l’analyse de leur jeu. Au moyen de cette technique, nous pouvons atteindre les expériences et les fixations les plus profondément refoulées, ce qui nous permet d’exercer une action fondamentale sur le développement de l’enfant.

Il ne s’agit que d’une différence dans la technique, non dans les principes du traitement. Les critères de la méthode psychanalytique proposés par Freud — nécessité d’utiliser comme point de départ le transfert et la résistance, nécessité de tenir compte des tendances infantiles, du refoulement et de ses effets, de l’amnésie, de la compulsion à la répétition, et, enfin, nécessité de mettre au jour la scène primitive, comme il le demande dans l’« Histoire d’une Névrose Infantile » — tous ces critères sont intégralement maintenus dans la technique du jeu, qui conserve tous les principes de la psychanalyse et conduit aux mêmes résultats que la technique classique. Elle est simplement adaptée à la pensée des enfants en ce qui concerne les moyens techniques employés.


1  Une autre conclusion, que je ne puis justifier ici, se rattache étroitement à la première. Un certain nombre d’analyses d’enfants m’ont permis de constater que c’est à la suite du sevrage que la petite fille choisit son père comme objet d’amour. Cette frustration, suivie par l’apprentissage de la propreté (processus qui se présente à l’enfant comme une nouvelle et douloureuse privation d’amour), relâche les liens qui attachent à la mère et mettent en action l’attirance hétérosexuelle ; celle-ci est renforcée par les caresses du père, interprétées à présent comme une séduction. De plus, en tant qu’objet d’amour, le père répond d’abord à la requête d’une satisfaction orale. Dans la communication que j’ai lue devant le Congrès de Salzbourg en avril 1924, j’ai cité des exemples montrant que d’abord, les enfants conçoivent et désirent le coït comme un acte oral. Je pense que l’effet de ces frustrations sur le développement du complexe d’Œdipe chez les garçons est à la fois celui d’une inhibition et celui d’un stimulant. Ces traumatismes agissent d’abord comme une inhibition : c’est à eux que le garçon revient par la suite, chaque fois qu’il essaye d’échapper à sa fixation maternelle, et ce sont eux qui renforcent son attitude œdipienne inversée. Ils proviennent de la mère et frayent la voie au complexe de castration ; j’ai constaté que c’était la raison pour laquelle, dans la couche la plus profonde de leur inconscient, les enfants des deux sexes redoutent surtout leur mère en tant que castrateur. D’autre part cependant, il apparaît que la frustration d’amour anale et orale stimule le développement de la situation œdipienne chez les garçons, car elle les oblige à modifier leur position libidinale et à désirer la mère comme objet d’amour génital.

2 J’ai déjà montré le lien étroit qui unit ces élaborations à l’angoisse, dans le chapitre sur « L’Analyse des jeunes Enfants », où j’ai étudié les rapports de l'angoisse et de l’inhibition.

3 Popo = le derrière. Kacki = les fèces. Kucki, Kucken = regarder.

4 Chez Rita, le complexe de castration se manifestait par un certain nombre de symptômes névrotiques et agissait sur le développement de son caractère. Ses jeux montraient aussi, de la manière la plus claire, sa très forte identification au père et sa crainte d’échouer dans le rôle masculin, angoisse dont le complexe de castration était la source.

5 Les enfants ne peuvent modifier les conditions de leur vie, comme les adultes le font souvent à la fin d’une analyse. Mais un enfant aura reçu une aide importante si l’analyse lui permet de se sentir plus à l’aise dans les conditions données et de mieux se développer. De plus, la disparition d’une névrose chez un enfant réduit souvent les difficultés de son entourage. J’ai prouvé à plusieurs reprises, par exemple, que les réactions de la mère devenaient beaucoup moins névrotiques quand l’analyse entraînait chez l’enfant des changements favorables.

6 Mes analyses montrent chaque fois combien de choses différentes les poupées, par exemple, peuvent signifier dans le jeu. Quelquefois, elles représentent le pénis, quelquefois l’enfant volé à la mère, quelquefois le petit patient lui-même, etc. C’est seulement en examinant les plus menus détails du jeu et leur interprétation, que les enchaînements nous apparaissent et que l’interprétation devient effective. Le matériel que les enfants fournissent pendant une séance d’analyse, où ils passent du jeu avec des jouets à la dramatisation, puis au jeu avec de 1'eau, au découpage ou au dessin ; la manière dont ils jouent ; la raison pour laquelle ils passent d’une activité à l’autre ; les moyens qu’ils choisissent pour leurs représentations — tout cet ensemble de facteurs, qui semble si souvent confus et dépourvu de signification, nous apparaît comme logique et plein de sens, ses sources et les pensées qui le sous-tendent se révèlent à nous, si nous l’interprétons exactement comme un rêve. De plus, les enfants représentent souvent dans leur jeu la même chose que dans un rêve raconté auparavant ; ils expriment souvent leurs associations à un rêve par le jeu succédant au récit qu’ils nous en font ; c’est leur mode d’expression le plus important.

7 Cinq Psychanalyses, Paris, P.U.F., 1966.

8 Au VIIIe Congrès International de Psychanalyse, tenu à Salzbourg en 1924, j’ai montré qu’un des mécanismes fondamentaux du jeu des enfants et de toutes les sublimations ultérieures est celui de la décharge des fantasmes masturbatoires. Ce fait fonde toute l’activité ludique et stimule constamment le jeu (compulsion à la répétition). Les inhibitions à l’égard du jeu et de l’étude proviennent d’un refoulement exagéré de ces fantasmes et, avec eux, de toute l’imagination. Les expériences sexuelles sont associées aux fantasmes masturbatoires et trouvent avec eux représentation et abréaction dans le jeu. Parmi les expériences mimées et jouées, les représentations de la scène primitive ont un rôle essentiel et apparaissent régulièrement au premier plan de l’analyse des jeunes enfants. C’est seulement après une longue période d’analyse, après que la scène primitive et le développement génital ont été partiellement dévoilés, que nous parvenons aux représentations d’expériences et de fantasmes prégénitaux.

9 Cet apprentissage, ressenti par Erna comme coercitif et extrêmement cruel, avait été accompli en fait sans aucune espèce de dureté et si facilement qu’à l’âge d’un an, l’enfant était parfaitement propre. Son ambition, qui s’était développée exceptionnellement tôt, avait été en l’occurrence un stimulant puissant, mais l’avait amenée à considérer toutes les mesures prises pour la rendre propre comme une violence. Cette ambition précoce fut la cause première de sa sensibilité aux reproches et du développement rapide et profond de sa culpabilité. Mais c’est une chose commune que de voir la culpabilité jouer un très grand rôle dès l’apprentissage de la propreté ; nous pouvons reconnaître en elle les premières manifestations du surmoi.