Chapitre XVI – Psychanalyse et morale

Les normes et les valeurs morales font partie de la réalité sociale. En tant que discipline anthropologique, la psychanalyse les rencontre. Dans la cure, le psychanalyste traite des patients aux prises avec des problèmes moraux et la culpabilité névrotique ; la sublimation est considérée comme une des issues heureuses du conflit inconscient. Tout ceci pose la question des rapports de la psychanalyse et de la morale. On lui a reproché d’être amorale, voire immorale, et de ne pas compléter le traitement par une action moralisatrice ; d’autres, il est vrai, lui reprochent de receler une morale occulte. Ces spéculations font écho aux revendications des patients, qui souvent réclament du psychanalyste des punitions ou des récompenses, des blâmes ou des éloges.

L’accusation d’immoralité se rattache à des malentendus. En face de toutes les manifestations du patient, le psychanalyste doit conserver une attitude réceptive, exempte de réprobation ; l’interprétation s’attache à réduire les défenses du Moi et la culpabilité névrotique ; une certaine libération des tendances sexuelles et agressives est un but partiel de la cure. Ainsi se développe parfois le malentendu selon lequel l’analyse devrait affranchir de toute culpabilité et permettre de faire tout ce qu’on veut.

En fait, il y a lieu de distinguer entre la culpabilité névrotique et la culpabilité fondée en réalité. Le dérèglement et la licence expriment l’aliénation du sujet dans un idéal narcissique de toute-puissance. Chez l’homme, ce n’est pas aux pulsions, mais au Moi qu’incombe l’ajustement à la réalité. Dans l’économie de la cure, la licence de la conduite est une résistance par l’action qui détourne le sujet du véritable but, qui est la conquête de la liberté intérieure ; c’est une contrefaçon de la vraie liberté. Et c’est une des conditions dans lesquelles le psychanalyste peut et doit faire jouer la règle d’abstinence ; une telle intervention est thérapeutique, et non moralisatrice.

Il n’en est pas moins vrai qu’un certain système de valeurs est immanent à la cure psychanalytique, comme à toute œuvre humaine, y compris la recherche de la vérité dans la science. La recherche en commun de la vérité est un des ressorts de la cure, et la règle fondamentale institue la sincérité du patient comme sa condition initiale. La cure implique aussi une certaine conception de la santé mentale, l’élimination des contraintes du Ça et du Surmoi, la promotion, avec l’invigoration du Moi, de la raison et du jugement. Par rapport à l’entourage social, tout ceci veut dire que ni le conformisme outré, ni l’exubérance des tendances destructives ne sont normatifs ; on peut supposer que le fonctionnement normal de la personnalité requiert des compromis entre les forces conservatrices et les forces créatrices de la société ; car reconnaître la réalité et s’y ajuster ne veulent pas dire qu’on l’accepte passivement en renonçant à la modifier.

Sans que le psychanalyste se mue en frère prêcheur, une cure psychanalytique est par beaucoup d’aspects une « expérience morale », dont les leçons composent un art de vivre et une sagesse.