3. L’insécurité ontologique

Nous pouvons à présent préciser davantage la nature de notre enquête clinique.

Un homme peut avoir conscience de sa présence dans le monde en tant que personne réelle, vivante, totale et temporellement continue. Comme tel, il lui est possible de vivre dans ce monde et d’y rencontrer d’autres individus – monde et individus qui lui apparaissent également réels et vivants. Un tel homme, fondamentalement, ontologiquement en sécurité, affrontera toutes les circonstances sociales, éthiques, spirituelles, biologiques de la vie avec un ferme sentiment de sa réalité, de son identité et de celles des autres, de la permanence des choses, de la substantialité des processus naturels. Il est souvent malaisé pour une telle personne de s’introduire dans le monde d’un individu qui ne partage pas ces certitudes.

Cette étude concerne les problèmes posés par une absence partielle ou presque complète des assurances que donne une position existentielle que je qualifierai de sécurité ontologique, les angoisses et les dangers qui, selon moi, procèdent uniquement d’une insécurité ontologique initiale, enfin les tentatives de traiter ces angoisses et ces dangers.

Le critique littéraire Lionel Trilling énonçait clairement en 1955 le contraste (que je souhaite moi-même mettre en lumière) entre une position existentielle de sécurité ontologique et une position existentielle d’insécurité ontologique, en comparant le monde de Shakespeare et de Keats d’une part et celui de Kafka d’autre part :

« Chez Keats, la conscience du Mal coexiste avec un sens très fort de son identité personnelle et est, pour cette raison, la moins immédiatement apparente. Pour certains lecteurs contemporains, elle semblera pour la même raison la moins intense. De la même manière, si nous comparons Shakespeare et Kafka, laissant de côté le degré de génie de chacun et les considérant tous deux uniquement comme des interprètes de la souffrance humaine et de l’aliénation cosmique, il peut sembler au lecteur d’aujourd’hui que c’est Kafka qui les exprime le plus intensément et le plus complètement. Ce jugement est peut-être juste, dans la mesure où, pour Kafka, le sens du Mal n’est pas contredit par celui de l’identité personnelle. Le monde de Shakespeare, comme celui de Kafka, est cette cellule de prison dont parle Pascal, d’où chaque jour les détenus sont extraits pour marcher vers la mort. Shakespeare, tout comme Kafka, nous fait ressentir la cruelle irrationalité de la condition humaine, l’histoire contée par un dément, les dieux stupides qui nous torturent non pour nous punir mais par jeuet non moins que Kafka, Shakespeare est révolté par la puanteur de la prison de ce monde, rien non plus ne lui est plus familier que cette imagerie du dégoût. Mais dans la prison de Shakespeare la compagnie est beaucoup plus supportable que dans celle de Kafka ; les capitaines, les rois, les amants et les clowns de Shakespeare sont vivants et intacts avant leur mort. Chez Kafka, longtemps avant l’exécution de la sentence, longtemps même avant l’ouverture du sinistre procès, quelque chose de terrible a été fait à l’accusé. Nous savons ce que c’est : il a été dépouillé de tout ce qui fait un homme, à part son humanité abstraite qui, pas plus que son squelette, ne donne un sens à son existence. Il est sans parents, sans foyer, sans femme ni enfant, sans destin et sans désirs ; il n’a pas de liens ni avec la puissance, la beauté, l’amour, la sagesse, le courage, la fidélité, ni avec la gloire ni avec la fierté qu’il pourrait en tirer. Nous pouvons donc dire que la connaissance du Mal chez Shakespeare existe avec cette contradiction sous sa forme la plus puissante. »

Comme le souligne Trilling, Shakespeare peint des personnages qui de toute évidence se sentent réels, vivants, entiers, si déchirés qu’ils puissent être par des doutes ou des conflits. Ce n’est pas le cas pour Kafka. De même, l’effort de communiquer ce que signifie le fait d’être vivant en l’absence de telles assurances semble caractériser l’œuvre de nombreux écrivains de notre temps. La vie, sans se sentir vivant…

Avec Samuel Beckett, par exemple, on pénètre dans un monde où aucun sentiment compensatoire du moi « dans sa santé et sa solidité » ne tempère le désespoir, la terreur et l’ennui de l’existence. Les deux vagabonds qui attendent Godot sont condamnés à vivre de cette manière :

« Estragon : Nous trouvons toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l’impression que nous existons ?

Vladimir (impatiemment) : Oui, oui, nous sommes des magiciens. Mais persévérons dans ce que nous avons décidé de faire, avant d’avoir oublié. »

En peinture, Francis Bacon, parmi d’autres, semble traiter des sujets similaires. D’une façon générale, il est évident que ce que nous étudions ici d’un point de vue clinique n’est qu’un petit aspect de quelque chose en quoi la nature humaine est profondément impliquée et que nous ne pouvons comprendre que très partiellement.

Pour commencer par le commencement, disons que la naissance biologique est un acte décisif par lequel l’organisme nouveau-né est précipité dans le monde. Voilà donc un nouveau bébé, une nouvelle entité biologique, déjà personnalisée, réelle et vivante de notre point de vue. Mais qu’en est-il de son point de vue ? Dans ces conditions normales, la naissance physique d’un nouvel organisme vivant entraîne rapidement des processus par lesquels, en un laps de temps étonnamment bref, le nouveau-né se sent réel et vivant, a conscience d’être une entité dotée de continuité dans le temps et occupant une certaine place dans l’espace. En bref, la naissance physique et la vie biologique sont suivies par une naissance existentielle à la réalité. D’ordinaire ce processus est tenu pour acquis et donne la certitude dont dépendent toutes les autres certitudes. C’est-à-dire que non seulement les adultes voient dans les enfants des entités réelles, biologiquement visibles, mais qu’ils se sentent eux-mêmes et sentent les autres êtres humains comme des personnes réelles et vivantes.

L’individu, ainsi, éprouve la réalité et la totalité de son être, assez clairement différencié du reste du monde dans les circonstances ordinaires pour que son identité et son autonomie ne soient jamais en question. Il se sent comme un continuum temporel, doté d’une consistance, d’une substantialité, d’une authenticité et d’une valeur intérieures et, habituellement, ayant commencé avec sa naissance et appelé à finir avec sa mort. Il a donc un solide noyau de sécurité ontologique.

Mais ce n’est pas toujours le cas. L’individu, dans les circonstances ordinaires de la vie, peut se sentir plus irréel que réel ; plus mort que vivant, au sens littéral ; précairement différencié du reste du monde, de telle sorte que son identité et son autonomie sont toujours remises en question. Il peut ne pas avoir le sentiment de sa continuité temporelle. Il peut ne pas posséder un sens profond de sa consistance personnelle, se sentir non-substantiel et incapable de croire que la matière dont il est fait est authentique, de bonne qualité. Et il peut sentir son moi partiellement séparé de son corps.

Il est bien sûr inévitable qu’un tel individu ne se sente pas plus en sécurité dans le monde qu’en lui-même. Toute la « physiognomonie » de son monde sera, conséquemment, différente de celle de l’individu sûr de lui, et sa relation avec les autres en acquerra une signification et une fonction radicalement différentes. Anticipant un peu, nous pouvons dire que, pour l’individu dont l’être est « en sécurité » au sens expérientiel, la relation avec les autres est potentiellement satisfaisante, alors que la personne affligée d’insécurité ontologique est plus soucieuse de se préserver que d’être satisfaite : les circonstances ordinaires de la vie menacent son seuil de sécurité, qui est bas.

Si une position de sécurité ontologique initiale a été atteinte, les circonstances ordinaires de la vie ne constituent pas une perpétuelle menace. Si cet état n’a pas été atteint, les mêmes circonstances de la vie quotidienne constituent une menace continuelle et mortelle. Ce n’est que si l’on comprend cela que l’on peut comprendre comment certaines psychoses se développent.

Si l’individu ne peut tenir pour acquises la réalité, la vitalité, l’autonomie et l’identité de son être et des autres, il devient obsédé par la nécessité de trouver des moyens d’essayer d’être réel, de se maintenir en vie (et les autres comme lui), de préserver son identité, de s’empêcher de perdre son moi. Ce qui, pour la plupart des gens, n’est que petits faits quotidiens, à peine remarqués, parce qu’ils n’ont pas de signification particulière, peut prendre une profonde signification dans la mesure où cela tantôt contribue à soutenir l’être de l’individu et tantôt le menace de ne pas être. Un tel individu, pour qui les éléments du monde en viennent à répondre à une hiérarchie de significations différente de ce qu’elle est pour une personne ordinaire, commence, comme on dit, à « vivre dans un monde à lui ». Il n’est pas exact de dire, cependant, sans peser ses mots, qu’il « perd le contact » avec la réalité et se retire en lui-même. Les événements extérieurs ne l’affectent plus de la même manière que les autres, mais cela ne signifie pas qu’ils l’affectent moins ; au contraire, ils l’affectent souvent davantage. Fréquemment, il ne devient pas « indifférent » ou « retiré » ; mais il peut se faire que le monde de son expérience soit tel qu’il ne puisse plus le partager avec les autres.

Mais avant d’examiner ce processus, essayons de définir trois formes d’angoisse affrontées par l’individu affecté d’insécurité ontologique et que nous appellerons l’engloutissement, l’implosion et la pétrification.

1. Engloutissement

Au cours d’une séance d’analyse de groupe, une discussion s’élève entre deux patients. Soudain, l’un des protagonistes y met un terme en disant : « Je ne peux pas continuer. Vous discutez pour avoir le plaisir de triompher de moi. Moi, je discute pour préserver mon existence. »

Ce patient est un jeune homme que j’aurais dit sain d’esprit mais, comme il le déclare lui-même, son but dans la discussion comme dans toute sa vie n’est pas de l’emporter sur autrui mais de « préserver son existence ». On pourrait dire dès lors que, s’il imagine réellement que le fait d’avoir le dessous dans une discussion mettrait son existence en danger, c’est qu’il est résolument sans contact avec la réalité et qu’il est, en fait, psychotique. Mais cela consiste simplement à faire une pétition de principe sans avancer d’un pouce dans la compréhension du patient. Il est cependant important de savoir que si on le soumettait à un interrogatoire du genre que recommandent beaucoup de manuels psychiatriques, dans les dix minutes qui suivraient son comportement et ses propos révéleraient des « signes » de psychose. Il est très facile de provoquer de tels « signes » chez une telle personne, dont le seuil de sécurité est si bas que, pratiquement, toute relation avec une autre personne, si mince ou si apparemment inoffensive qu’elle soit, menace de l’accabler.

Un sentiment solide de sa propre identité autonome est indispensable pour que l’on puisse avoir une relation normale avec autrui. Autrement, toute relation menace l’individu de la perte de son identité. J’appelle « engloutissement » l’une des formes que peut prendre cette situation, où l’individu redoute en soi toute relation, que ce soit avec un autre ou même avec lui-même, car son incertitude touchant la stabilité de son autonomie lui fait craindre de la perdre. L’engloutissement n’est pas simplement envisagé comme quelque chose qui peut arriver bon gré mal gré, en dépit des efforts les plus acharnés de l’individu pour l’éviter. Il se sent comme un homme qui ne peut se sauver de la noyade que par une action constante, épuisante, désespérée. L’engloutissement lui apparaît comme un risque qu’il court en étant compris (c’est-à-dire surpris, saisi), en étant aimé, voire simplement en étant vu. Il peut craindre d’être haï pour d’autres raisons, mais être haï est souvent moins dangereux à ses yeux qu’être détruit en étant « englouti » par l’amour.

La principale manœuvre utilisée pour préserver son identité sous la crainte de l’engloutissement est l’isolement. Ainsi, au lieu des notions de séparation et de relation basées sur l’autonomie individuelle, il y a antithèse entre une complète perte d’être par absorption dans l’autre personne (engloutissement) et une complète solitude (isolement). Il n’existe pas de troisième possibilité rassurante de relation dialectique entre deux personnes, toutes deux sûres d’elles-mêmes et, sur cette base, capables de « se perdre » l’une dans l’autre. Une telle fusion ne peut se produire de manière « authentique » que lorsque les individus sont sûrs d’eux-mêmes. Si un homme se hait lui-même, il peut souhaiter se perdre dans l’autre ; dans ce cas, être « englouti » par autrui est une façon de se fuir. Dans le cas qui nous occupe, c’est une possibilité qui est toujours à craindre. On montrera plus loin, cependant, que ce qui à un certain moment est le plus redouté et le plus opiniâtrement évité peut se transformer en ce qui est le plus recherché.

Cette angoisse explique une forme particulière, de ce qu’on appelle une « réaction thérapeutique négative ». Être compris correctement, c’est être englouti, enfermé, absorbé, noyé, dévoré, étouffé en ou par la prétendue compréhension d’une autre personne. Il est douloureux (et c’est une source de solitude) d’être toujours mal compris ou incompris, mais du moins, de ce point de vue, y a-t-il une certaine sécurité dans l’isolement.

L’amour d’autrui est dès lors plus redouté que sa haine – ou plus exactement tout amour est ressenti comme une forme de haine. Étant aimé, on est mis malgré soi dans une position d’obligé. Dans le traitement d’une telle personne, la dernière chose à faire est de feindre plus « d’amour » « ou d’« intérêt » qu’on n’en éprouve. Plus le désir qu’a le psychiatre d’aider un patient de cette sorte se traduit par le souci de le « laisser être » et n’est pas en fait « engloutissant » ou simplement indifférent, plus grande est sa chance de réussir.

On utilise de nombreuses images pour décrire les manières dont l’identité est menacée et qui sont liées à la crainte de l’« engloutissement » : on parle par exemple d’être enterré, noyé, ou encore d’enlisement. L’image du feu revient couramment, car le feu peut être l’incertain vacillement de la vitalité intérieure de l’individu, il peut être une puissance extérieure destructive qui le détruira. Certains psychotiques disent très précisément qu’ils sont en feu, que leur corps est la proie des flammes. Un patient se décrit lui-même comme « froid et sec », tout en redoutant la chaleur ou l’humidité – car il craint d’être englouti par le feu ou l’eau, et dans les deux cas détruit.

2. Implosion

Ce mot est le plus fort que je puisse trouver pour désigner la forme extrême de ce que Winnicott appelle l’empiètement de la réalité. Le terme de Winnicott ne traduit pas, à vrai dire, la terreur de voir à tout moment le monde envahir brutalement l’individu en étouffant son identité, comme un gaz s’engouffre dans le vide. Cet individu se sent « vide » – mais ce vide, c’est lui. Bien qu’à certains égards il aspire à voir ce vide comblé, il le redoute en même temps car il en est venu à sentir qu’il ne peut être que ce vide affreux. Tout « contact » avec la réalité est alors ressenti comme une menace terrible parce que la réalité, de ce point de vue, est nécessairement implosive et dès lors, comme la relation avec autrui dans le cas précédent d’« engloutissement », elle est en soi une menace pour la seule identité que l’individu se conçoit. La réalité, menace d’engloutissement ou d’implosion, est donc l’ennemi, le persécuteur.

En fait, nous sommes tous menacés d’une expérience de cet ordre : une élévation même légère de notre température se produit-elle, le monde entier peut commencer à prendre une apparence persécutrice, envahissante.

3. Pétrification et dépersonnalisation

En utilisant le mot « pétrification », on peut exploiter plusieurs de ses implications :

  1. une forme particulière de terreur par laquelle on est pétrifié, c’est-à-dire changé en pierre ;
  2. la crainte de cette éventualité, c’est-à-dire la crainte d’être transformé de personne vivante en chose morte, pierre, robot, automate, sans autonomie d’action, en un ça sans subjectivité ;
  3. l’acte « magique » par lequel on peut tenter de changer en pierre quelqu’un d’autre, de le pétrifier – et, par extension, l’acte par lequel on nie l’autonomie de l’autre, on ignore ses sentiments, on le considère comme une chose, on tue la vie en lui. Dans ce sens, il serait peut-être mieux de dire qu’on le dépersonnalise ou qu’on le « chosifie ». On le traite non comme une personne, dotée de libre arbitre, mais comme un ça.

La dépersonnalisation est une technique universellement utilisée comme moyen de traiter l’autre lorsqu’il devient ennuyeux ou gênant. On ne se permet plus alors de répondre à ses sentiments ; on le considère et on le traite comme s’il n’en éprouvait pas. Les êtres dont il est ici question tendent à la fois à se sentir eux-mêmes plus ou moins dépersonnalisés et à dépersonnaliser les autres ; ils ont, aussi, constamment peur d’être dépersonnalisés par ces autres. L’acte consistant à se transformer en chose est, pour celui qui est en cause, effectivement pétrifiant. Sous la menace d’être traité comme un ça, sa propre subjectivité se retire de lui comme le sang d’un visage qui pâlit. Il a un besoin constant de voir son existence en tant que personne confirmée par les autres.

Une dépersonnalisation partielle des autres est couramment pratiquée dans la vie quotidienne et considérée comme normale, sinon comme hautement désirable. La plupart des relations humaines sont basées sur une certaine tendance dépersonnalisante, dans la mesure où l’on traite l’autre non point en fonction de celui ou de ce qu’il peut être en lui-même, mais en réalité comme un robot androïde jouant un rôle ou occupant une place dans une grande machine dont on est soi-même une autre pièce. Il est courant de chérir sinon le fait, du moins l’illusion qu’il existe une sphère limitée de la vie où cette déshumanisation ne joue pas – mais il se peut que ce soit précisément dans cette sphère que le risque soit le plus vivement ressenti, et l’individu affecté d’insécurité ontologique l’éprouve tout particulièrement.

Ce risque consiste en ceci : si l’on considère l’autre comme un être doté de libre arbitre, on s’ouvre à la possibilité de se considérer soi-même comme un objet de l’expérience de cet autre et dès lors de se sentir privé de sa propre subjectivité. On est menacé par la possibilité de devenir une simple chose dans le monde de l’autre, sans vie autonome, sans être personnel. Dans le contexte de cette angoisse, l’acte même de considérer l’autre comme une personne est ressenti comme suicidaire4.

Le problème est en principe simple. On peut se sentir vivifié, sentir son être propre mis en valeur par l’autre – ou au contraire considérer l’autre comme amoindrissant et appauvrissant. Un individu peut en arriver à pressentir que toute relation avec autrui aura pour lui la seconde conséquence. Tout « autre » est dès lors une menace pour son moi, pour sa capacité d’agir de façon autonome, non point à cause de ce que cet autre pourrait faire ou ne pas faire, mais par le fait de sa seule existence.

Nous trouvons une illustration de cela dans le cas de James, un chimiste de vingt-huit ans.

James ne cessait de se plaindre de ne pouvoir devenir « une personne ». Il n’avait pas de moi : « Je suis seulement, disait-il, un écho des autres, je n’ai pas d’identité propre. » (Nous aurons l’occasion, dans les chapitres V, p. 1, infra et VI, p. 1, infra, de revenir plus longuement sur ce que signifie ce manque d’un vrai moi.) Il se sentait devenir de plus en plus « une personne mythique ». Il avait l’impression de n’avoir ni poids ni matérialité personnelle : « Je ne suis qu’un bouchon flottant sur l’Océan. » Il reprochait à sa mère ce qu’il considérait comme un échec : « J’étais seulement son emblème. Elle n’a jamais admis mon identité. » Par contraste avec son propre amoindrissement et son incertitude au sujet de lui-même, il était toujours à deux doigts d’être écrasé et étouffé par l’effrayante réalité des autres. En face de son manque de poids, de son manque d’assurance, de sa non-matérialité, ils étaient solides, décidés, puissants, substantiels. Il sentait qu’à tous les égards les autres étaient à une plus grande échelle que lui.

Dans le même temps et en pratique, il n’était pas facilement démonté. Pour préserver sa sécurité, il recourait à deux manœuvres principales. L’une consistait en une extraordinaire soumission vis-à-vis d’autrui (cf. chap. VII, p. 1, infra) ; la seconde en une sorte de tête de Méduse intellectuelle qu’il présentait à l’autre. Ces deux manœuvres réunies sauvegardaient sa propre subjectivité, qu’il n’avait jamais à trahir ouvertement et qui, dès lors, ne s’exprimait pas. Étant secret, il se sentait en sécurité. Les deux techniques avaient pour but d’éviter le risque d’être englouti ou dépersonnalisé.

Son comportement extérieur était une défense contre le danger auquel il était perpétuellement exposé, c’est-à-dire le danger de devenir la chose de quelqu’un d’autre. C’était pour cela qu’il prétendait n’être qu’un bouchon (après tout, quoi de plus sûr lorsqu’on flotte sur un Océan ?). En même temps, pourtant, il transformait l’autre personne en une chose à ses propres yeux, réduisant ainsi magiquement à néant tout danger pour lui-même en désarmant secrètement l’ennemi. En détruisant lui-même l’autre en tant que personne, il lui ôtait son pouvoir de l’écraser. En privant cet autre de sa vitalité personnelle, c’est-à-dire en le voyant comme une pièce de machine plutôt que comme un être humain, il écartait pour lui-même le risque de voir cette vitalité l’étouffer, « imploser » dans son propre vide ou le transformer en un simple accessoire.

James était marié à une femme pleine de vitalité et dotée d’une puissante personnalité. Il avait avec elle une relation paradoxale dans laquelle, en un sens, il était entièrement seul et isolé et, dans un autre sens, il était presque un parasite. Il rêvait, par exemple, qu’il était un coquillage accroché au corps de sa femme. Et parce qu’il rêvait cela, il avait d’autant plus besoin de la dépersonnaliser en ne voyant en elle qu’une machine. Il décrivait le rire, la colère, la tristesse de sa femme avec une précision « clinique », allant jusqu’à l’appeler « ça » : « Alors, ça s’est mis à rire. » Elle était un ça parce que tout ce qu’elle faisait était une réaction prévisible et déterminée. Il lui disait par exemple une plaisanterie banale et lorsqu’elle (ça) riait, cela signifiait qu’elle (ça) possédait une nature entièrement « conditionnée » de robot, que James décrivait d’ailleurs sensiblement dans les termes mêmes que certaines théories psychiatriques utilisent pour expliquer toutes les actions humaines…

Je fus d’abord agréablement surpris par son apparente faculté d’approuver ou de rejeter ce que je disais. Cela semblait indiquer qu’il avait peut-être plus de personnalité qu’il ne le pensait et qu’il ne craignait pas trop de manifester une certaine indépendance d’esprit. Pourtant, il me fut vite évident que cette capacité d’autonomie était une manœuvre secrète, consistant à me considérer non pas comme une personne mais comme une sorte de machine électronique interprétant les « informations » qu’il me fournissait et y proposant une réponse verbale. Il me tenait secrètement pour une « chose », ce qui lui permettait, à lui, d’être une « personne ». En fait, il ne pouvait supporter une relation de personne à personne.

Les rêves exprimant l’une ou l’autre de ces formes de terreur sont fréquents chez de tels sujets. Ces rêves ne sont pas l’expression de la peur d’être mangé que l’on rencontre chez des individus ontologiquement sûrs d’eux-mêmes. « Être mangé » ne signifie pas nécessairement perdre son identité : Jonas, dans le ventre de la baleine, restait lui-même. Peu de cauchemars vont jusqu’à faire naître l’angoisse d’une véritable perte d’identité parce que, d’ordinaire, même dans leurs rêves, la plupart des gens affrontent des dangers que peuvent connaître des personnes physiquement menacées mais dont le noyau existentiel n’est pas en jeu. Au terme d’un cauchemar classique, le rêveur se réveille terrifié, mais sa terreur n’est pas celle de perdre son moi. S’il rêve par exemple qu’un animal énorme l’écrase sous son poids, l’effroi qu’il en ressent est celui de la suffocation mais non de la dissolution de son être même.

La méthode défensive qui consiste à transformer en une chose la figure menaçante de la mère est courante dans les rêves de malades. L’un de ceux-ci rêvait fréquemment qu’un petit triangle noir apparaissait dans un coin de sa chambre et grandissait au point de l’engloutir – sur quoi il se réveillait toujours glacé d’effroi. Il s’agissait d’un jeune psychotique qui séjournait dans ma famille depuis plusieurs mois, de sorte que j’étais en mesure de bien le connaître. C’était seulement, autant que je puisse en juger, lorsqu’il écoutait de la musique de jazz qu’il n’était pas angoissé.

Le fait que même en rêve la figure maternelle soit ainsi dépersonnalisée indique le danger potentiel qu’elle représente pour le moi, probablement en raison de son effrayante personnalisation initiale et de l’échec d’un processus normal de dépersonnalisation.

Medard Boss donnait en 1957 plusieurs exemples de rêves annonçant une psychose. Dans l’un d’eux, le rêveur est englouti par le feu :

« Une femme d’une trentaine d’année avait rêvé, à une époque où elle se sentait encore en parfaite santé, qu’elle brûlait dans une écurie. Autour d’elle, en feu, une coulée de lave toujours plus grande se formait, étouffant peu à peu le feu qui la dévorait. Soudain, elle échappait à ce feu et essayait de l’éteindre à coups de bâton et, en même temps, de briser la croûte de lave pour pouvoir respirer. En même temps que le feu s’apaisait, elle-même se sentait de plus en plus épuisée. Quatre jours après ce rêve, elle commença à souffrir de schizophrénie aiguë. Dans son rêve, elle avait exactement prévu le cours de sa psychose… En effet, elle commença par devenir rigide et littéralement s’enkyster. Six semaines plus tard, elle se défendit une fois encore de toutes ses forces contre l’étouffement de son feu vital, et finalement se retrouva complètement « éteinte », à la fois spirituellement et mentalement. À présent et depuis des années, elle est pareille à un cratère éteint… »

Dans un autre cas, on assiste à la pétrification des autres, annonçant celle du sujet lui-même :

« Une jeune fille de vingt-cinq ans avait rêvé qu’elle avait préparé un repas pour les cinq membres de sa famille. L’ayant servi, elle appelait ses parents, ses frères et ses sœurs, mais personne ne répondait et elle n’entendait que l’écho de sa propre voix, comme si elle eût été dans une profonde caverne. Troublée par le vide soudain de la maison, elle se précipitait à l’étage. Dans la première chambre à coucher, ses deux sœurs, assises sur deux lits, semblaient ne pas entendre ses appels impatients. Elle s’approchait d’elles pour les secouer et constatait que c’étaient des statues de pierre. Effrayée, elle allait dans la chambre de sa mère qui, elle aussi, assise immobile et les yeux fixes dans un fauteuil, était changée en pierre. Dans la troisième chambre, son père était figé au milieu de la pièce. La jeune fille se jetait dans ses bras et voyait avec horreur la statue de son père se réduire en poussière de sable. Elle se réveilla en proie à une terreur folle, qui l’empêcha de bouger pendant plusieurs minutes.

Elle eut le même cauchemar à quatre reprises en quelques jours. À l’époque, elle semblait être l’image même de la santé physique et mentale et ses parents voyaient en elle le « rayon de soleil » de la famille. Dix jours après le quatrième cauchemar, elle se révéla pourtant atteinte d’une forme aiguë de schizophrénie accompagnée de symptômes catatoniques. Son état était étrangement similaire à celui de pétrification où elle avait vu les siens en rêve et son attitude correspondait à celle que, dans son cauchemar répété, elle avait prêtée aux autres. »

Il semble qu’à un certain stade les dangers mêmes que l’on redoute le plus soient « intériorisés » pour prévenir leur imminente apparition. Ainsi, renoncer à son autonomie deviendrait un moyen de la sauvegarder secrètement ; cacher son jeu, feindre la mort, deviendrait un moyen de préserver sa vitalité, et se changer en pierre, un moyen de ne pas l’être par quelqu’un d’autre. « Soyez dur », conseillait Nietzsche. Dans un sens auquel je crois qu’il ne pensait pas lui-même, être dur comme pierre et donc quasiment mort prévient le danger d’être changé par une autre personne en une chose morte. Se comprendre (s’engloutir) soi-même est en fin de compte une défense contre le risque d’être englouti dans la compréhension d’autrui. Se dévorer par son propre amour prévient la possibilité d’être dévoré par l’amour d’autrui.

Il semble aussi que la méthode consistant à attaquer l’autre soit fondée sur le même principe que l’attaque contre soi, implicitement sentie dans la relation avec cet autre. Ainsi, l’homme qui craint de voir sa subjectivité submergée, envahie ou figée par l’autre, tente fréquemment de submerger, d’envahir ou de tuer la subjectivité de cet autre. Ce processus est un cercle vicieux. Plus on tente de préserver son autonomie et son identité en réduisant à néant l’individualité spécifique d’autrui, plus on sent la nécessité de continuer à le faire, parce que chaque négation du statut ontologique de l’autre entraîne une diminution de sa propre sécurité ontologique ; chaque fois, la menace que représente l’autre est renforcée et doit donc être encore plus désespérément niée.

Dans cette lésion du sens de l’autonomie personnelle, il y a à la fois impossibilité d’affirmer son moi en tant que personne vis-à-vis de l’autre et impossibilité de l’affirmer en soi. Il y a aussi incapacité d’affirmer sa propre existence en dehors de la présence d’autres personnes. C’est une incapacité d’être par soi-même, d’exister seul. Comme James le disait : « Les autres m’assurent de mon existence. » Cela semble être en contradiction avec la crainte, mentionnée plus haut, qu’il avait de voir les autres le priver de son existence – mais aussi contradictoire ou absurde que cela puisse être, ces deux attitudes coexistaient en lui, et elles sont en effet très caractéristiques de ce type d’individu.

La capacité de se sentir autonome signifie que l’on a réellement compris qu’on est une personne distincte de toutes les autres. Si profondément que je partage la joie ou la souffrance de quelqu’un, il n’est pas moi et je ne suis pas lui. Si solitaire ou triste que l’on puisse être, on peut exister seul. Le fait que l’autre ne soit pas vraiment moi s’oppose au fait également réel que l’attachement que je lui porte fait partie de moi. S’il meurt ou s’en va, il n’est plus là mais mon attachement pour lui subsiste. Mais en dernier ressort je ne puis mourir à sa place ni lui à la mienne. Comme Sartre le dit dans son commentaire de la pensée d’Heidegger, l’autre ne peut aimer à ma place ou prendre des décisions pour moi et, de même, je ne puis le faire pour lui. En bref, il ne peut être moi et je ne puis être lui.

Si l’individu ne se sent pas autonome, cela signifie qu’il ne peut sentir de façon normale sa séparation ni sa relation avec autrui. Cette absence du sens de l’autonomie implique que l’on sent son être lié à l’autre ou l’autre lié à soi, d’une manière qui dépasse les véritables possibilités incluses dans une relation humaine. Cela signifie aussi que le sentiment d’être dans une situation de dépendance ontologique vis-à-vis de l’autre (c’est-à-dire que l’on dépend de l’autre dans son être même) se substitue à un sentiment de relation avec et d’attachement à l’autre, fondé sur une authentique réciprocité. Un détachement et un isolement absolus sont considérés comme la seule défense contre un attachement de « coquillage » ou de « vampire », où l’on a besoin pour survivre du sang de l’autre et où, pourtant, cet autre constitue une menace pour cette survie. Dès lors, il y a alternative entre un complet isolement et un complet abandon d’identité, plutôt qu’entre séparation et relation. L’individu oscille perpétuellement entre ces deux extrémités également insupportables. Il en arrive à vivre comme ces jouets mécaniques qui vacillent indéfiniment entre deux positions extrêmes.

Les autres étaient nécessaires à son existence, disait James. Un autre patient, aux prises avec le même dilemme fondamental, se comportait ainsi : il passait des mois entiers seul dans une chambre, mangeant à peine, plongé dans un rêve éveillé. Ce faisant, il se sentait peu à peu mourir intérieurement, devenir de plus en plus « vide », et constatait, disait-il, « un appauvrissement progressif de (son) mode de vie ». Il y mettait un certain orgueil et s’en estimait davantage, mais lorsque son état de dépersonnalisation atteignait un certain stade, il se replongeait pendant quelque temps dans la vie normale, afin, disait-il, de prendre une « dose d’autrui ». Il était pareil à un alcoolique qui se saoule entre deux périodes d’abstinence, à ceci près que, dans son cas, sa drogue était les autres. Il en était d’ailleurs aussi effrayé et honteux que n’importe quel alcoolique ou toxicomane repentants. Très rapidement, il se sentait à nouveau en danger d’être pris au piège des autres, et il se retirait derechef dans son isolement, avec un mélange de désespoir, de crainte et de honte.

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Quelques-uns des points abordés ci-dessus sont illustrés par les deux cas suivants :

Cas n° 1 (angoisse de la solitude).

Mme R. était apparemment atteinte d’agoraphobie. À mieux y regarder, il devint évident que son anxiété se manifestait lorsqu’elle se rendait compte qu’elle était seule, que ce fût dans la rue ou ailleurs. Elle pouvait être seule, mais aussi longtemps seulement qu’elle n’en prenait pas conscience.

Elle avait été une enfant unique et solitaire, bien que sa famille ne lui manifestât ouvertement ni indifférence ni hostilité. Elle sentait pourtant que ses parents étaient trop attachés l’un à l’autre pour s’intéresser à elle. Elle avait, en grandissant, souhaité combler ce vide de sa vie mais n’avait jamais réussi à se suffire ou à s’enfermer en elle-même. Elle avait continué d’aspirer à compter pour quelqu’un d’autre. Elle eût préféré être aimée et admirée, mais à défaut de cela elle préférait encore être détestée plutôt qu’ignorée. Ce qu’elle voulait, c’était avoir de l’importance aux yeux d’un autre, pour compenser le souvenir de son enfance. En conséquence, elle essayait sans cesse de se convaincre qu’elle était quelqu’un en se regardant dans un miroir, mais en vain. Elle n’avait jamais réussi à surmonter sa peur s’il n’y avait personne auprès d’elle.

Devenue une séduisante jeune fille, elle avait épousé, à dix-sept ans, le premier homme qui lui avait prêté attention. Elle avait été frappée par le fait que, jusqu’à l’annonce de ses fiançailles, ses parents n’avaient rien remarqué de ce qui se passait en elle. Les attentions de son nouvel époux l’avaient remplie d’un sentiment de triomphe et de confiance en elle-même – mais il était officier, il avait bientôt été envoyé à l’étranger et elle n’avait pu le suivre. Cette séparation lui avait fait éprouver un grave désarroi. Il ne s’agissait pas de dépression ou de tristesse, mais d’une véritable panique : elle avait senti se dissoudre en elle quelque chose qui devait son existence à la présence de son mari et à ses attentions continuelles. Elle était, en somme, une fleur qui se fanait faute de pluie.

Pourtant, une aide inattendue lui vint sous la forme d’une soudaine maladie de sa mère, que son père lui demanda de venir soigner. Pendant l’année que dura cette maladie, elle fut elle-même comme elle ne l’avait jamais été, selon ses propres termes. Elle était devenue le véritable chef de famille. Lorsque sa mère mourut, elle ne connut pas son ancienne panique, car l’année qu’elle avait vécue l’avait fait se sentir pour la première fois de sa vie « la fille de ses parents ». En regard de cette expérience, le fait d’être l’épouse de son mari lui paraissait à présent secondaire.

Il faut noter que la mort de sa mère ne l’avait pas chagrinée outre mesure, mais elle commença pourtant à pressentir le risque de se retrouver seule dans le monde : sa mère était morte, ce serait ensuite le tour de son père, peut-être de son mari – « et après cela, plus rien… ». Cette perspective ne la déprimait pas mais l’effrayait.

Elle rejoignit alors son mari à l’étranger et, pendant quelques années, mena une existence heureuse. Elle attachait toujours beaucoup de prix aux attentions de son mari, mais celui-ci se mit à lui en manifester de moins en moins. Ce fut alors la rupture, et elle retourna vivre avec son père, à Londres, où elle devint aussi le modèle et la maîtresse d’un sculpteur. Elle vivait ainsi depuis plusieurs années lorsque je la vis pour la première fois. Elle avait alors vingt-huit ans.

Voici en quels termes elle parlait de son agoraphobie : « Dans la rue, les gens vaquent à leurs affaires. On rencontre rarement quelqu’un qui vous reconnaisse et, même s’il le fait, cela ne va pas plus loin qu’un petit signe de tête ou, au mieux, un bavardage de quelques minutes. Personne ne sait qui vous êtes. Tout le monde s’occupe uniquement de soi-même. Personne ne se soucie de vous. » Elle ajoutait que si quelqu’un s’évanouit dans la rue, personne n’y prête attention. C’était en pensant à tout cela qu’elle était envahie par l’angoisse, l’angoisse de se trouver seule dans la rue ou plutôt de s’y sentir seule. Si elle sortait avec ou rencontrait quelqu’un qui la connaissait vraiment, son anxiété se dissipait.

Dans l’appartement de son père, elle était souvent seule, mais ce n’était pas la même chose : là, elle ne se sentait jamais vraiment seule. Elle préparait le petit déjeuner de son père et passait le plus de temps possible à faire les lits et le ménage. Le milieu de la journée lui semblait long, mais pas trop : « Tout m’était familier. » Il y avait le fauteuil et la pipe de son père, un portrait de sa mère qui paraissait la regarder, et ces objets lui donnaient l’illusion de la présence des êtres qu’ils évoquaient. Ainsi, bien qu’elle fût seule, elle était en mesure d’avoir quelqu’un avec elle, d’une manière quasi magique. Mais cette magie était sans effet dans le bruit et l’anonymat d’une rue animée.

Une application sommaire, à cette malade, de ce qui passe pour être la théorie psychanalytique classique de l’hystérie pourrait tenter de nous la montrer inconsciemment attachée à son père par les liens de sa libido – avec, conséquemment, un sentiment inconscient de culpabilité et un désir ou (et) une crainte également inconscients de punition. Son incapacité d’avoir des relations libidinales durables en-dehors de son père semblerait confirmer la première de ces hypothèses, tout de même que sa décision de vivre avec lui, de prendre en somme la place de sa mère, et le fait qu’à vingt-huit ans elle passait le plus clair de son temps à penser à lui. Son dévouement à sa mère malade aurait été en partie la conséquence de son complexe de culpabilité et de ses sentiments ambivalents à son égard. Son angoisse, après la mort de cette mère, aurait traduit son désir inconscient de la voir mourir, etc., etc.

Pourtant, le problème crucial de cette patiente ne doit pas être recherché dans son « inconscient » : il lui était aussi visible qu’à nous (ce qui ne signifie pas qu’elle comprît tout ce qui se passait en elle). Ce problème central, à quoi tout se ramenait, était son manque d’autonomie ontologique. Si elle n’était pas en présence d’une autre personne qui la connaissait ou si elle ne pouvait évoquer cette présence, le sentiment de sa propre identité se retirait d’elle. La panique qu’elle éprouvait était provoquée par l’effacement de son être. Pour exister, elle avait besoin que quelqu’un d’autre crût à son existence. Il lui était bon que son amant fût sculpteur et la prît pour modèle, reconnaissant ainsi doublement son existence. Pour elle, être c’était être vue, et non point seulement comme une passante anonyme. C’était cette façon-là d’être vue qui la pétrifiait. Si elle était regardée comme un être anonyme, sans importance particulière, comme une chose, cela signifiait qu’elle n’était personne. Elle était ce qu’on voyait en elle. S’il n’y avait personne pour la voir, il lui fallait essayer d’imaginer quelqu’un (son père, sa mère, son mari, son amant) pour qui elle eût de l’importance, pour qui elle fût une personne. Si celui ou celle dont son être dépendait s’en allait ou mourait, ce n’était pas pour elle une cause de chagrin mais de panique.

On ne peut transposer ce problème dans l’« inconscient ». En effet, si l’on croyait découvrir que cette femme avait l’illusion inconsciente d’être une prostituée, par exemple, cela n’expliquerait pas son anxiété agoraphobique ou son obsession de l’indifférence des passants. En revanche, on peut comprendre et expliquer son comportement conscient de la façon que j’ai dite, en termes d’être-pour-soi. Sa peur de la solitude n’était pas une « défense » contre des phantasmes incestueux ou contre la masturbation. Elle avait effectivement des phantasmes incestueux, mais c’étaient eux qui étaient une défense contre la peur de la solitude, comme toute sa « fixation » sur son rôle de fille. Ces phantasmes étaient un moyen de surmonter son angoisse. Les phantasmes inconscients de cette patiente auraient eu une signification entièrement différente si sa situation existentielle fondamentale avait été différente. En fait, sa vie sexuelle et ses phantasmes étaient des tentatives en vue non pas d’obtenir des satisfactions mais de trouver d’abord la sécurité ontologique. Elle atteignait dans l’amour l’illusion de cette sécurité et c’était de cette illusion qu’elle tirait son plaisir.

Ce serait une profonde erreur que de taxer cette femme de narcissisme : elle était incapable de tomber amoureuse de sa propre image. Ce serait également une erreur de traduire son cas en termes de développement psychosexuel, oral, anal, génital. Elle s’était raccrochée à la sexualité dès qu’elle avait été en âge de le faire. Elle n’était pas frigide. L’orgasme était pour elle physiquement satisfaisant si elle se sentait temporairement « en sécurité », au sens ontologique. C’était dans l’acte sexuel avec quelqu’un qui l’aimait (et elle était capable de se croire aimée) qu’elle connaissait peut-être ses meilleurs moments – mais ils étaient courts.

Son besoin d’être vue pourrait lui faire appliquer un autre cliché, l’étiquette d’exhibitionniste. Mais encore une fois un tel terme n’a de valeur que s’il est compris existentiellement. Ainsi – et nous reviendrons plus longuement là-dessus – elle se « faisait valoir » sans jamais « s’abandonner », c’est-à-dire qu’elle s’exhibait tout en se retenant (exhibition et inhibition). Elle était dès lors toujours seule bien que, en apparence, son problème ne fût pas d’être avec d’autres gens. Simplement, lorsqu’elle était avec une autre personne, ce problème était moins évident. Mais il est clair que sa conscience de l’existence autonome des autres était aussi ténue que sa croyance à sa propre autonomie : s’ils n’étaient pas là, ils cessaient, pour elle, d’exister. L’orgasme était un moyen de se posséder elle-même en tenant dans ses bras l’homme qui la possédait – mais elle ne pouvait être elle-même par elle-même et, en conséquence, elle ne pouvait être réellement elle-même du tout.

Cas n° 2.

L’un des plus curieux phénomènes de la personnalité, que l’on a observé depuis des siècles mais qui n’a pas encore reçu d’explication complète, est celui où l’individu semble être le véhicule d’une personnalité qui n’est pas la sienne. La personnalité d’un autre semble le « posséder » et s’exprimer dans ses propos et ses actes, tandis que sa personnalité propre est temporairement « perdue » ou « partie ». Cela se produit à des degrés divers, depuis la simple constatation qu’untel « a quelque chose de son père » ou que « le caractère de sa mère se retrouve en lui », jusqu’à l’extrême détresse de l’individu qui se sent forcé d’adopter les caractéristiques d’une personnalité que peut-être il déteste et (ou) qu’il sent entièrement étrangère à la sienne.

Ce phénomène est l’une des causes les plus importantes de dislocation du sens de l’identité d’un individu, et sa crainte est l’un des facteurs qui jouent dans la peur de l’« engloutissement » ou de l’« implosion ». Le sujet peut craindre alors de s’attacher à qui que ce soit, car il se sent poussé à devenir semblable à celui ou à celle à qui il s’attache. Je montrerai plus loin que c’est également là l’une des causes du « repliement » schizophrénique.

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Le cas que voici illustre la manière dont le moi et la personnalité d’un être peuvent se modifier au point de le menacer de la perte de sa propre identité et de son sens de la réalité, par « engloutissement » du fait d’une sous-identité étrangère.

Mme D., une femme de quarante ans, se plaignait de souffrir d’une peur vague mais intense. Elle avait peur de tout, disait-elle, « même du ciel », et cela s’accompagnait d’une constante insatisfaction, de fréquents accès de colère contre son mari et en particulier « d’un manque de sens de (ses) responsabilités ». C’était « comme si quelqu’un essayait de se manifester en (elle) et de sortir (d’elle) ». Elle redoutait beaucoup de ressembler à sa mère, qu’elle détestait. Elle rattachait son manque d’assurance au fait que ses parents semblaient n’avoir jamais approuvé ce qu’elle faisait. « J’étais incapable de savoir ce qu’ils voulaient que je sois », disait-elle. Elle leur reprochait par-dessus tout de ne lui avoir donné aucun moyen de savoir qui elle était réellement ou ce qu’elle devait devenir. Elle n’était jamais sûre d’être bonne ou mauvaise, parce que, selon elle, ses parents avaient une manière tout à fait imprévisible de manifester leur amour ou leur animosité, leur approbation ou leur réprobation. Rétrospectivement, elle avait conclu qu’ils la détestaient, mais à l’époque, disait-elle, elle était trop déconcertée par eux et trop anxieuse de savoir ce qu’ils attendaient d’elle pour être capable de les haïr ou de les aimer. À présent, disait-elle encore, ce qu’elle souhaitait c’était le « réconfort » et elle attendait de moi que je lui indique le chemin à suivre. Mon attitude réservée lui semblait particulièrement difficile à accepter, car elle y voyait une répétition de celle de son père, qui lui disait : « Ne pose pas de questions et on ne te dira pas de mensonges. »

Depuis quelque temps, elle avait l’impression d’être obligée de poser malgré elle des questions du genre : « Pourquoi ceci ? Pourquoi cela ? » et d’y répondre elle-même. Elle interprétait la chose comme un effort de sa part pour trouver dans ses propres pensées le réconfort qu’elle ne trouvait chez personne d’autre. Elle commençait à se sentir très déprimée et à se plaindre de ses sentiments « enfantins ». En même temps, elle s’apitoyait beaucoup sur elle-même.

En fait, il me semblait que ce n’était pas vraiment d’elle-même qu’elle était mécontente : elle me faisait plutôt penser à une mère geignarde se plaignant d’avoir un enfant difficile. Et effectivement sa mère semblait « sortir d’elle » tout le temps, pour se plaindre de son enfantillage. C’était vrai de plusieurs manières. Par exemple, comme sa mère, elle cherchait sans cesse noise à son mari et à son enfant ; comme sa mère5, elle détestait tout le monde ; comme sa mère, elle pleurait tout le temps. La vie lui était insupportable parce qu’elle n’arrivait pas à être elle-même mais était toujours sa mère. Elle savait pourtant que lorsqu’elle se sentait seule, perdue, effrayée, désorientée, c’était alors qu’elle était le plus elle. Elle savait aussi qu’elle mettait de la complaisance (ou de la complicité) à se fâcher, à détester, à crier, à pleurer, à chercher noise, car lorsqu’elle s’y laissait aller (c’est-à-dire à « être sa mère ») elle cessait d’avoir peur – fût-ce au prix, il est vrai, de ne plus être elle-même. Mais le contrecoup de cette manœuvre était que, l’orage passé, elle se sentait oppressée par un sentiment de futilité et par de la haine tant à l’endroit de la personne qu’elle avait été (sa mère) qu’à son propre endroit, à cause de sa duplicité.

Dans une certaine mesure cette patiente, une fois consciente de ce faux moyen de surmonter l’angoisse qui lui venait lorsqu’elle était elle-même, devait décider si ce n’était pas là un remède pire que le mal. La déception que je lui causais et qui s’était transformée en une violente hostilité à mon égard, ne pouvait s’expliquer tout à fait par un transfert de la frustration de ses impulsions agressives ou libidinales, mais c’était plutôt ce qu’on pourrait appeler une frustration existentielle, née du fait qu’en ne lui apportant pas le « réconfort » qu’elle attendait de moi, c’est-à-dire en ne lui disant pas ce qu’elle devait être, je lui imposais la nécessité d’en décider elle-même. C’était pourtant seulement en refusant de lui offrir le « réconfort » qu’elle souhaitait qu’il était possible de la mettre en position de prendre elle-même cette responsabilité.

On peut dire qu’à cet égard le rôle de la psychothérapie était, selon la formule de Jaspers, de faire appel à la liberté du patient. C’est souvent le cas.


4 Cf. J.-P. Sartre, l’Être et le Néant, IIIe partie.

5 C’est-à-dire comme elle imaginait sa mère, que je n’avais jamais vue et dont j’ignorais donc si l’image qu’elle s’en faisait était ressemblante.