6. Les Field

Exposé clinique

June Field, âgée de quinze ans, fut admise à l’hôpital dans un état de stupeur catatonique. Les premiers symptômes de déséquilibre mental étaient apparus six mois plus tôt, et sa personnalité avait commencé à changer. Elle était devenue grossière et agressive à la maison et avait abandonné les choses qui l’intéressaient auparavant. Elle ne faisait plus de sport, n’allait plus à l’église, ne sortait plus avec personne, pas même avec sa meilleure amie. Trois jours avant son admission, elle avait commencé à avoir des insomnies, à s’agiter et à se plaindre quelle entendait des voix qui la menaçaient et lui disaient qu’elle avait détruit le monde. À l’hôpital, elle restait allongée, rigide, muette et refusait toute nourriture. Lorsqu’on lui demandait comment elle se sentait, elle regardait son interlocuteur d’un air soupçonneux. Le problème le plus épineux, ce fut de l’amener à se nourrir. On demanda à sa mère de venir la faire manger. La malade accepta alors de prendre de la nourriture et au bout d’une semaine mangeait seule et avait commencé à parler. Du point de vue clinique, elle présentait des symptômes de retrait de la réalité objective, de rigidité de posture et de mouvement, de désordre de la pensée (imprécision, blocage), d’émoussement de l’affectivité, de discordance de la pensée et de l’affect, et elle avait des idées délirantes : par exemple qu’on l’empoisonnait, qu’elle avait détruit le monde et qu’elle avait fait du mal à des gens qui étaient morts pour elle.

Structure de l’enquête

La famille comprenait le père, la mère, June (quinze ans), sa sœur Sylvia (dix-neuf ans) et un grand-père qui était trop vieux pour être interviewé.

Personnes interviewées

Nombre d’interviews

La fille

14

La mère

11

Le père

1

La sœur

1

La fille et la mère

4

La fille et le père

1

La fille et la sœur

1

Le père, la mère, la fille

3

La mère et la sœur

1

 

 

37

Cela représente vingt-huit heures d’interviews, dont seize furent enregistrées.

Les données obtenues sur ce cas couvrent les phases suivantes de la vie de June :

Phases

 

Témoignages

  1. De sa naissance jusqu’à l’été précédant son admission à l’hôpital, lorsque la mère pensa que June devenait malade.

 

Anamnèse : la mère, le père, la sœur, June et la directrice de l’école de cette dernière.

  1. De l’été jusqu’à la date de son admission à l’hôpital six mois plus tard, dans un état évident de psychose.

 

La famille.

La directrice d’école.

Deux praticiens de médecine

générale.

  1. Quatre semaines pendant lesquelles June était en pleine dépression.

 

Période d’enquête

  1. Trois à quatre mois. Phase de rétablissement pendant laquelle elle traversa une période d’hypomanie.

 

  1. Le présent. Période de guérison complète du point de vue clinique.

 

Situation familiale

Phase 1

Les faits rapportés ci-dessous ont tous été corroborés par la mère, le père, June et Sylvia. Les parents voient tous deux de la même façon les quatorze premières années de la vie de June. Il n’en fut pas de même cependant pour la phase 2, dans laquelle la mère vit June devenir malade alors que le père ne s’aperçut de rien. Sylvia, qui ne fit aucun effort pour masquer son inimitié pour June, n’avait aucun souvenir des événements qui survinrent pendant les dix premières années de la vie de sa sœur.

L’interviewer : Pouvez-vous nous donner une idée de ce qu’a été l’enfance de June, nous décrire la vie de votre famille ?

La mère : Oui, bien sûr. Quand June est née – elle était adorable, elle pesait plus de cinq kilos. Lorsqu’elle avait deux ans nous découvrîmes qu’elle avait une luxation congénitale de la hanche. Elle entra à l’hôpital, où elle fut soignée par le Docteur Green ; on lui mit un plâtre qu’elle garda pendant deux ans et qui était modifié tous les trois mois. Après deux ans, le Docteur Green la laissa marcher – avec une éclisse, ou quelque chose avec un nom de ce genre – enfin, c’est sans importance. Son pied gauche – c’est le côté gauche qui est malade, c’est-à-dire qui était malade. Elle dut porter un morceau d’acier au pied gauche et un support de métal à la jambe droite pendant deux ans à cause de son poids. Toutefois, elle était très heureuse et apprit rapidement à marcher avec son support. Elle fut toujours une adorable enfant qui nous donna beaucoup de joie. Puis elle entra à l’école, mais elle ne pouvait pas s’asseoir en classe avec les autres parce qu’elle était très grande et aussi parce qu’elle ne pouvait rentrer ses jambes sous un pupitre (léger rire) à cause de son support qu’elle porta jusqu’à l’âge de six ans. Puis le Docteur Green dit qu’elle pouvait s’en passer et apprendre à marcher petit à petit, ce qu’elle fit très bien. Je la suivais partout bien entendu. Elle a toujours été avec moi, je l’emmenais partout, je ne la quittais jamais. Et elle apprit – nous lui achetâmes un tricycle dès qu’elle quitta son support. J’avais demandé au Docteur Green si cela lui ferait du bien, parce que sa jambe gauche était plutôt comme morte, mais maintenant, vous voyez, c’est fini, elle fait du vélo, elle va à l’école à vélo, elle sait nager, elle fait du sport : Et nous sommes très heureux, toute la famille. J’ai une autre fille, Sylvia, qui a dix-neuf ans. Nous avons grand-père avec nous qui a quatre-vingt-treize ans, c’est le père de mon mari – il est charmant et encore fort alerte. Puis il y a mon mari qui est plutôt casanier, pas bavard, et moi. Je suis à la maison toute la journée. June rentre toujours pour déjeuner avec son grand-père et moi. Mon mari et Sylvia rentrent le soir de leur travail à l’heure du dîner.

L’interviewer : Il semblerait que – à cause de sa hanche – l’enfance de June ait été partiellement différente de celle de Sylvia, n’est-ce pas ?

La mère : Oh ! très différente, Docteur, parce que, eh bien, elle ne marchait pas. Vous voyez, j’ai dû la promener dans une poussette pendant quatre ans. Quand elle eut son support, tout d’abord, Monsieur Green dit : « June doit apprendre à marcher. » Alors chaque matin à neuf heures nous nous rendions au jardin public, je la poussais dans sa voiture, puis je la mettais contre la grille du jardin, je lui prenais une main et petit à petit elle apprit à marcher. Elle apprit très vite, même à marcher seule. En cinq semaines, elle apprit à marcher seule. Elle n’allait pas très loin, je l’arrêtais quand elle était fatiguée. Quand elle avait assez marché, je la remettais dans sa poussette. Naturellement, je ne voulais pas la fatiguer.

L’interviewer : Je présume qu’à cause de tout cela, elle est plus proche de vous que —

La mère : Oh oui, elle a toujours été avec moi, toujours. Naturellement je ne pouvais pas la laisser, à cause de son support, je ne voulais pas qu’elle tombe. Elle est d’ailleurs tombée une fois et s’est cassé les dents de devant. Mais elle jouait quand même avec les autres enfants, vous voyez – il y avait Billy, mon neveu, puis naturellement il y avait Sylvia ; évidemment Sylvia était plus âgée, mais nous sortions tous avec June parce que je l’emmenais partout, toujours. C’était naturel. Je ne la laissais jamais. Vous voyez, quand June avait un plâtre, je ne la mettais jamais à terre, car le plâtre se serait usé trop vite (elle sourit), je la mettais sur le lit comme ceci (elle fait une démonstration) – et alors – il fallait lui mettre des courroies car elle était très active, et je mettais des cordes au-dessus du lit, puis autour, pour qu’elle puisse se mouvoir d’un point à un autre, puis aussi de bas en haut. Elle sauta tellement sur ce lit (elle rit) qu’en deux ans les ressorts étaient morts. Elle n’était pas toujours sur le lit parce que, comme je vous le disais, je l’emmenais partout avec moi. Je la mettais aussi dans le jardin, sous les arbres, pendant l’été, sur le tapis, vous voyez, et je l’attachais à l’arbre, comme cela elle pouvait se mouvoir tout autour de l’arbre sans aller sur le ciment. Parce que le plâtre – vous savez, ces plâtres ne sont pas très solides, ils s’usent facilement, surtout sur le ciment. Un matin, je l’ai trouvée sortie de son plâtre et j’ai dû l’emmener à l’hôpital pour lui en faire faire un autre. Comme je vous le disais, elle était débordante de vitalité, et toujours heureuse – n’est-ce pas, June ?

June : Mmm.

La mère : Mais oui, tu as toujours été choyée.

Mme Field raconta son histoire sur un ton animé, plein d’entrain. Sa façon de parler était aussi révélatrice que ce qu’elle racontait. Nous remarquâmes l’absence de M. Field du monde de Mme Field. La première personne qu’elle avait consultée, lorsqu’elle avait pensé que la jambe de June n’était pas normale, c’était sa sœur. Son mari n’avait été informé qu’après que June fût entrée à l’hôpital. Cela est assez singulier. Nous remarquâmes aussi que Mme Field non seulement niait avoir jamais été malheureuse de cet état de fait, mais niait tout autant que June avait pu l’être. Cela nous parut également singulier.

Dans toutes les discussions se rapportant à l’enfance de June, Mme Field nous dit que June était adorable lorsqu’elle était bébé, heureuse, débordante d’activité et affectueuse. (Elle n’utilise pas cet adjectif dans les deux extraits que nous avons cités, mais elle le mentionne fréquemment par ailleurs.)

Non seulement Mme Field ne dit jamais que la vue de sa fille peut lui avoir été pénible à certains moments et que June put être quelquefois malheureuse, déprimée, triste, renfermée, et pas nécessairement toujours affectueuse, mais son répertoire d’adjectifs est toujours le même. Elle tient sa description de June pour absolument exacte, et cela nous semble être une vue extraordinairement limitée de quelque être humain que ce soit. Après plusieurs rencontres avec June, cette vue nous parut erronée. Mme Field exerce une puissante pression sur June afin que celle-ci accepte cette image d’elle-même et elle l’attaque durement au moindre signe de désaccord. Il semble qu’il n’y ait pas d’issue pour June. Ainsi que le répète constamment Mme Field : « Ce n’est plus ma petite June. Je ne la comprends plus. Elle était toujours heureuse lorsqu’elle était enfant. Elle était débordante de vitalité21. »

Tout au long de notre enquête, Mma Field n’exprima que deux points de vue de sa fille, avec une courte exception (voir p. 1, infra, où elle vit June comme étant « possédée du mal ») : June était ou « ma petite June » (heureuse, affectueuse et débordante de vitalité), ou bien elle était malade.

Cela nous amène à la phase 2.

Phase 2

Pendant l’été qui précéda l’hiver où elle fut admise à l’hôpital psychiatrique, June fut séparée de sa mère pour la première fois depuis le temps où elle avait été hospitalisée pendant six semaines, à l’âge de deux ans, pour sa hanche. Elle alla dans une colonie de vacances de la paroisse. Mme Field fut la seule mère qui accompagna sa fille jusqu’au lieu des vacances. Pendant le mois où elle fut loin de sa mère, June fit un certain nombre de découvertes sur elle-même et sur les autres, et malheureusement se brouilla avec sa meilleure amie. Elle devint aussi consciente de sa sexualité avec plus de force que précédemment.

Selon sa mère, lorsqu’elle revint de vacances, elle « n’était plus ma petite June. Je ne la reconnaissais plus. »

Ce qui suit est une description du comportement de June avant et après sa séparation d’avec sa mère, ainsi que nous la fît Mme Field.

Avant

 

Après

une charmante enfant

 

était hideuse

se maquillait outrageusement

avait grossi

une enfant très heureuse

 

était malheureuse

débordante de vitalité

 

repliée

me disait tout

 

ne se confiait plus

aimait s’asseoir à la maison le soir avec papa, maman et grand-père

 

se retirait dans sa chambre

adorait jouer aux cartes avec maman, papa et grand-père

 

préférait lire, ou bien jouait mais sans entrain

travaillait trop en classe

 

travaillait beaucoup moins – ne travaillait pas assez

était toujours obéissante

 

devint arrogante et insolente (c’est-à-dire qu’elle traita une fois sa mère de menteuse)

avait de bonnes manières

 

mangeait salement

ne voulait pas attendre pour quitter la table que les autres aient fini de manger

croyait en Dieu

 

disait qu’elle ne croyait pas en Dieu ; disait qu’elle avait perdu foi en la nature humaine

avait bon cœur

 

semblait possédée du mal

Sa mère fut très alarmée par ces changements et, entre août et décembre, consulta deux médecins et la directrice de l’école où allait June. Aucune de ces trois personnes ne trouva quoi que ce fût d’anormal dans le comportement de June, pas plus que la sœur de cette dernière ou son père. Toutefois, Mme Field ne pouvait la laisser tranquille.

Il est important de comprendre que Mme Field ne vit jamais June telle qu’elle était. Elle ne connut jamais la vie de sa fille. June était timide, se sentait maladroite, manquait de confiance en elle, mais elle était grande pour son âge, nageait beaucoup et pratiquait divers autres sports qu’elle avait entrepris de pratiquer afin de vaincre ses handicaps physiques (elle porta jusqu’à dix ans révolus des étriers de traction). Quoique très active, elle n’était pas indépendante, ainsi qu’elle nous le dit ; elle avait dans l’ensemble toujours obéi à sa mère et avait rarement osé la contredire. Cependant, elle commença à treize ans à sortir avec des garçons, tout en prétendant aller au patronage.

Lorsqu’elle revint de colonie de vacances, elle chercha pour la première fois à exprimer ce qu’elle ressentait à propos d’elle-même, de sa mère, de ses études, de Dieu, des autres, etc., tout cela de façon bien courante, en fait d’une manière assez discrète dans l’ensemble.

Ce changement réjouit ses professeurs, rendit sa sœur quelque peu jalouse et rappela au père que les filles en grandissant imposent de nouvelles responsabilités. Seule la mère ne vit dans ce changement qu’un signe de maladie, et sa certitude sur ce point s’accentua lorsque June devint de plus en plus repliée sur elle-même pendant les vacances de Noël et par la suite.

L’opinion de la mère, en ce qui concerne les événements qui amenèrent June à un état d’immobilité presque complète, peut être résumée comme suit : June commença à être malade en août. Sa personnalité changea de façon insidieuse ; elle devint grossière, agressive, arrogante et insolente à la maison alors qu’à l’école elle devenait timide et se repliait sur elle-même. Selon cette opinion maternelle, une mère connaît sa fille mieux que quiconque et peut détecter chez elle les premiers symptômes de schizophrénie avant les autres (c’est-à-dire le père, la sœur, les professeurs et les médecins).

Phase 3

La phase durant laquelle June était du point de vue clinique dans un état catatonique, et pendant laquelle sa mère la nourrit comme un bébé, dura trois semaines et fut dans leurs relations la phase la plus harmonieuse, que nous pûmes observer directement.

Le conflit ne commença que lorsque June, à notre point de vue, alla mieux.

Phase 4

Durant la convalescence, tout progrès accompli par June (d’après les infirmières, l’assistante sociale, les thérapistes et nous-mêmes) rencontra une violente opposition de la mère : tout ce qui, pour nous – et pour June –, était un progrès, était ressenti par la mère comme une régression.

Voici quelques exemples.

June commença à prendre quelques initiatives. Sa mère s’alarma chaque fois, prétendant que June était irresponsable ou bien que cela ne lui ressemblait pas du tout de faire quelque chose sans en demander la permission. Non que June désirât faire quelque chose de répréhensible, mais elle ne demandait pas d’abord la permission.

L’interviewer : Qu’est-ce qui vous a paru anormal chez June, ce week-end ?

La mère : Eh bien, samedi, par exemple, June voulait aller au patronage – bon, elle y est allée et c’était très bien, je voulais bien qu’elle y aille. Mais quand je suis allée m’occuper de grand-père, j’ai vu June sur la route avec deux garçons, elle n’avait pas de manteau – elle avait justement un rhume, et vous savez comme il faisait froid samedi ; alors je suis sortie et naturellement je l’ai appelée ; je lui ai demandé où elle allait : elle allait avec Eric – danser à la salle des fêtes de la paroisse. Et elle ne m’en avait rien dit.

June (élevant la voix) : Je te l’ai dit quand tu m’as appelée.

La mère : Oui, mais je pense, June, que tu devrais me dire où tu vas avant que j’aie à te le demander.

June : Je serais revenue à la maison à la même heure que si j’étais allée au patronage, alors je ne vois pas pourquoi j’aurais dû —

La mère : Non, tu ne serais pas revenue du tout.

June (indignée) : Mais si, je serais revenue à l’heure.

La mère : Non June, tu ne serais pas revenue à l’heure. Tu n’aurais pas pu revenir du bal à la même heure que tu serais revenue du patronage.

June : Je ne vois pas pourquoi. La dernière fois, j’étais rentrée à neuf heures.

La mère : De toute façon, tu n’avais pas d’argent.

June : Eh bien, Eric m’en aurait prêté et tout aurait très bien marché.

Le père : Nous y voilà —

La mère : Oui, nous y voilà, et comment sais-tu qu’Eric voulait seulement t’emmener danser ?

June : Eh bien —

La mère : Tu es allée chez lui, June s’est rendue chez lui – elle est allée le chercher jusque chez lui —

June : De toute façon, il allait venir : il vient tous les samedis.

La mère : Oui, mais il n’allait pas au patronage, il allait à la salle des fêtes.

June (fâchée) : Je le sais – tu n’as pas besoin de le répéter mille fois.

La mère : C’est cela qui me chagrine – vous voyez, je n’aurais pas su où elle était.

June : Je serais rentrée à la même heure que si j’étais allée au patronage, aussi je n’ai pas éprouvé le besoin de lui dire où j’allais.

La mère : Et puis, tu sais bien, June, que lorsque tu es fatiguée – tu te laisses tomber et tu t’endors – tu le sais, n’est-ce pas ?

June : Mmm.

La mère : Oui, tu t’endors. Il me serait pénible de savoir que tu pourrais t’endormir —

June (simultanément dit quelque chose d’inaudible) :… mais je ne m’endormirais pas en dansant, tout de même, qu’est-ce que tu racontes ?

La mère : Ça, je n’en sais rien, je sais seulement que tu t’endors à la maison, comme un loir – souviens-toi du week-end dernier – tu as dormi tout le vendredi après-midi et toute la nuit du samedi, le dimanche après-midi et le lundi tu étais en forme. Alors, tu vois, je ne sais pas si tu ne vas pas t’endormir ailleurs.

June : Je ne me serais pas endormie au bal, je me sentais très bien —

Le père : Oui, mais —

La mère : Et tu sais très bien que samedi tu voulais aller te coucher et que je t’ai dit : « Oh ! allons faire un tour et tu te reposeras après », et tu as décidé alors d’aller au patronage. C’était très bien, cela ne m’ennuie pas que June sorte, pourvu que je sache où elle est.

La mère vit June près de la grille d’entrée de l’hôpital avec un jeune homme du nom de Robin, lui aussi hospitalisé.

La mère : Eh bien – par exemple, ce soir, à la grille, avec Robin, bon, il n’y avait pas de mal, ils étaient bras dessus bras dessous – enfin pas bras dessus bras dessous – June avait pris le bras de Robin, pas Robin le sien (elle rit de bon cœur) – et il était évident qu’il était désireux de la voir revenir avec nous.

June : Il m’a presque traînée ici, non ?

La mère : Oui, parce qu’il pensait que c’était normal que tu reviennes avec nous. Je pense que c’était gentil de sa part de s’inquiéter de toi de cette façon.

June : Je n’ai pas plus besoin de lui qu’il n’a besoin de moi.

La mère : Tu crois ?

Il est difficile d’amener Mme Field à reconnaître les faits objectivement : elle en parle plus par allusion qu’ouvertement.

Les interviewers firent des remarques sur son inquiétude au sujet de Robin.

L’interviewer : Je pense que Mme Field a l’impression qu’en ce moment June est un peu hardie avec les garçons et que ceux-ci pourraient chercher à en profiter, je pense que c’est très —

June : Non, ils n’en profiteraient pas, en tout cas pas Robin.

L’interviewer : Non, mais c’est ce que vos parents pensent alors que vous, vous pensez que —

June : Que Robin n’a jamais été incorrect avec moi. Il a toujours été gentil avec moi, et moi avec lui ; alors je ne vois pas pourquoi ils en font une histoire. Je pense que c’est tout à fait —

La mère : Nous n’en faisons pas une histoire, June, nous y pensons tout simplement.

June : Je ne vois pas pourquoi vous y pensez, parce qu’à mon avis c’est stupide, je veux dire que Robin est correct avec moi et que je le suis avec lui.

Le père : Oui, mais tu vois, June, si tu sortais avec des garçons de ton âge —

June : Il a dix-neuf ans, ce n’est pas si vieux.

Le père : Mais c’est plus vieux que toi, non ?

June : Et pourquoi ne puis-je pas sortir avec des garçons plus vieux que moi ? Je n’aime pas les garçons de mon âge.

Le père : Je n’étais pas comme cela à ton âge.

June : Peut-être, mais aujourd’hui c’est différent.

L’interviewer : Vous craignez que Robin abuse de June ?

La mère : Oh non, pas du tout, je l’ai rencontré et je lui ai parlé ; il a l’air d’un gentil garçon.

June : C’est un gentil garçon.

La mère : Oui, très gentil. Seulement, voyez-vous, Robin n’est pas le seul. Il me semble que sortir avec d’autres – qu’il s’agisse de Jack – Tom, Dick ou Harry ou n’importe qui, quelqu’un que je ne connais pas (pause) – Comment puis-je savoir que ces garçons vont se conduire convenablement avec ma fille ?

Un peu plus tard, la mère se plaignit d’un autre garçon parce que celui-là était trop jeune, donc pas assez sérieux.

Puis elle nous expliqua qu’elle était aussi inquiète parce que June avait mangé une tablette de chocolat juste après le petit déjeuner, sans en demander la permission.

La mère : Un matin, je demande à June d’aller acheter des lames de rasoir pour grand-père. Je lui donne deux shillings, la boutique est juste au coin de la rue et, hum, June avait avalé un solide petit déjeuner, du bacon, un œuf, du pain et du beurre, de la confiture et son café, et après le petit déjeuner je lui demande si elle veut bien aller chercher des lames de rasoir et elle dit oui – et elle s’en va. Mais elle dépense une partie de l’argent pour s’acheter une tablette de chocolat qu’elle avale. La semaine précédente – je lui avais dit : « June, quand tu prends – quand je te donne de l’argent pour quelque chose, je ne veux pas que tu le dépenses pour autre chose – je ne veux pas que tu ailles t’acheter une tablette de chocolat sans demander. » Alors naturellement, ce matin-là, en rentrant à la maison (elle a un petit rire), elle grimpa dans sa chambre, sortit d’une boîte où elle garde son argent les trois centimes qu’elle avait dépensés pour la tablette et me les tendit – vous voyez ? Mais ça ne ressemble pas du tout à la façon dont June agit habituellement.

De temps en temps, il semble que les parents de June soient prêts à être objectifs, mais cela ne se confirme jamais. Dans le passage suivant, il est clair qu’ils reconnaissent vaguement avoir essayé de faire entrer June dans la peau d’un personnage dont elle essaie de sortir, et qu’ils sont en train de perdre la bataille.

Le père : Sylvia n’est pas affectueuse —

La mère : C’est-à-dire qu’elle ne le montre pas.

Le père : Il y a des années qu’elle ne nous montre aucune affection – par contre June est —

La mère : Oh ! elle est très affectueuse – et on ne peut pas s’empêcher de l’aimer.

Le père : – mais pas Sylvia – nous n’avons jamais attendu d’affection de Sylvia.

L’interviewer : Je vois, Sylvia est moins expansive, n’est-ce pas ?

La mère : Elle est plus discrète, plus subtile que June.

L’interviewer : Qu’est-ce qui vous fait penser qu’elle n’est pas affectueuse ?

Le père (souriant) : Eh bien, elle ne veut jamais qu’on l’embrasse ou qu’on la cajole.

La mère : Sylvia est comme ça. June maintenant est comme ça aussi.

Le père : Je ne trouve pas.

La mère : Oh ! elle m’a dit : « Je ne veux plus t’embrasser. » (Elle rit.) Mais dans le passé June a toujours été affectueuse.

Le père : C’est vrai.

La mère (tristement) : Mais naturellement elle change, elle n’est plus une petite fille.

June ne recevait jamais d’argent de poche de ses parents, mais ces derniers lui avaient dit qu’ils lui en donneraient si elle disait ce qu’elle voulait en faire. Il n’est pas surprenant que June ait préféré emprunter des petites sommes en dehors de sa famille. Elle devait justifier de la moindre dépense.

Ce contrôle s’étendait fort loin. Un jour, June prit dans une boîte qu’avait son père, et sans les demander, six shillings pour s’acheter une glace. Le père dit à sa femme que, si June se mettait à le voler, il ne l’aimerait plus. Une autre fois, elle trouva un shilling dans une salle de cinéma, et ses parents lui dirent qu’elle devait le rapporter à la caisse : June dit que c’était ridicule, que c’était pousser l’honnêteté trop loin, car si elle-même perdait un shilling, elle n’espérerait pas qu’on le lui rapporterait. Mais ses parents insistèrent auprès d’elle toute la journée pour qu’elle rende cet argent, et le soir le père vint encore dans sa chambre pour l’en prier une dernière fois.

De tels faits se renouvelèrent de nombreuses fois et ils révélèrent clairement la réaction des parents devant l’apparition de l’émancipation de leur fille. Cette émancipation de June, Mme Field la définissait comme une « explosion ».

Phase 5

Pour l’instant, June tient bon. Sa mère continue à s’exprimer en termes très ambigus face aux efforts de June pour affirmer son indépendance. Elle lui dit qu’elle est hideuse lorsqu’elle se maquille, de façon modeste pourtant, se moque de ses petits espoirs lorsqu’un garçon lui marque de l’intérêt et lui reproche son irritation et son exaspération : pour elle, ce sont là des symptômes de « maladie » ou des marques de « méchanceté ».

June toutefois semble tenir tête sainement. Elle se rend très bien compte que sa mère s’oppose à son indépendance – et elle considère qu’elle « exagère » considérablement ; aussi garde-t-elle pour elle certains secrets, elle se reconnaît le droit d’avoir des pensées personnelles et elle est bien moins tentée que par le passé de montrer à sa mère de la gratitude en se créant une personnalité du goût de celle-ci ; elle se rend compte que sa mère ne la comprend pas et elle n’a plus peur de regarder ce problème en face. Elle a acquis une certaine compréhension des raisons pour lesquelles ses parents sont comme ils sont et pourquoi ils ont besoin de la voir comme ils le désirent. Elle doit cependant exercer un contrôle étroit sur toute sa personne, parce que si elle élève la voix, pleure, jure, mange trop peu ou mange trop vite ou trop lentement, lit trop, dort trop ou pas assez, sa mère lui dit qu’elle est malade. Il faut beaucoup de courage à June pour ne pas risquer d’être ce que ses parents appellent « raisonnable ».


21 Il est curieux de noter qu’en psychiatrie une personne qui se voit elle-même d’une telle façon soit définie comme une hypomaniaque, alors qu’il n’y a aucun terme pour définir une personne qui essaie d’en faire entrer une autre dans un moule à la manière de Procuste. Il existe des termes pour les personnes dérangées, pas pour les personnes dérangeantes.