5. Superpositions

L’inverse de la projection est l’introjection. Toutes deux sont des opérations de superposition, par lesquelles les éléments et les relations entre les éléments d’un ensemble, appelé domaine, sont superposés aux éléments et aux relations entre les éléments d’un champ. Il peut y avoir beaucoup de superpositions différentes d’un ensemble sur un autre. Il peut aussi y avoir des superpositions d’un ensemble sur lui-même. Si Ø est une superposition de A sur B, l’ensemble A est appelé le domaine de Ø et l’ensemble B le champ de Ø.

La projection est une superposition de l’intérieur sur l’extérieur et l’introjection une superposition de l’extérieur sur l’intérieur. Les familles présentent un intérêt particulier en la matière car, plus que n’importe quel autre ensemble social, elles sont à la fois domaine et champ, étant donné qu’on y observe à la fois projections et introjections et qu’elles sont le champ de projections des membres de la famille elle-même aussi bien que le domaine d’introjections du fait de ses membres. Les projections sur la famille du fait de ses membres, combinées avec les introjections d’origine extérieure, forment un produit qui est à son tour projeté et introjeté, ces projections et introjections étant à leur tour introjetées et projetées, et cela indéfiniment.

Le corps d’un individu a une importance exceptionnelle car il est le champ de superpositions « introjectives » provenant de tous les domaines, et ces ensembles introjectifs constituent à leur tour un « pool » alimentant les projections sur n’importe quel domaine, d’où ré-introjections et reprojections, re-reprojections et ré-réintrojections peuvent être et sont effectuées indéfiniment. Cependant, dans la pratique, les possibilités sont considérablement restreintes, nous le savons, en ce qui concerne ce qui peut être superposé à quoi.

La famille est le principal domaine d’où procèdent les opérations introjectives. Elle est aussi le champ à quoi aboutissent les introjections procédant de domaines extérieurs à elle. Ces introjections familiales sont enfin le domaine d’où procède le conditionnement de l’enfant. Celui-ci est les introjections, où elles sont « stockées » pour le champ commun ultime, où convergent toutes devenir une sorte de banque Ø, le domaine d’où partiront les projections subséquentes appelées à trouver leur champ ailleurs, que ce soit dans les relations conjugales, la cellule familiale, un groupe social, la totalité du monde social, voire le cosmos entier.

Le système social mondial en tant que champ, avec ses sous-ensembles déjà soumis à de multiples projections, devient à son tour le domaine où, par le truchement de la famille, les superpositions introjectives sont concentrées pour être, une fois encore, re-projetées.

L’opération de superposition est ordinairement inconsciente. Lorsqu’ils parlent d’elle, les gens décrivent ce qui est une image d’une image d’une image, mais ils ne se rendent pas compte de ce qui se passe en réalité.

Supposons que je « projette » ma mère sur ma femme. Celle-ci prend alors pour moi, la valeur Ø de ma mère. Toutefois (voir le cas des Clark, p. 1, supra) je puis ou non l’induire à incarner ma mère. L’opération consistant à l’induire à incarner ma projection est ce que j’appelle induction. La projection est une opération effectuée par une personne sur sa propre conception de l’autre. L’induction est une opération effectuée par une personne sur ce qu’éprouve l’autre. Nous ne possédons actuellement aucun mot pour désigner la transformation de l’expérience de l’autre par une telle induction.

Il ne suffit pas de dire que ma femme « introjecte » ma mère si, par projection et induction, je l’ai amenée à agir, voire à sentir, comme ma mère. Elle peut le faire sans jamais avoir vu ma mère. Il m’est même possible d’induire quelqu’un à sentir et à agir comme une personne que je puis moi-même n’avoir jamais connue.

Prenons un exemple fictif. Mon père a perdu sa mère quand il était encore un petit enfant, et il a été élevé par sa grande sœur. Sa femme a été pour lui une sorte de grande sœur en même temps qu’une mère. Il n’a jamais eu de fille et je sais qu’il l’a regretté. Lorsque je me suis marié, il a vu en ma femme la mère qu’il a perdue, et cela s’est accordé avec l’image quelle se faisait d’elle-même. Par cette convergence de projections, ma femme est finalement induite à être plus qu’une simple image projetée : elle devient l’incarnation de quelqu’un (ou d’un amalgame de personnes) quelle n’a jamais rencontré et dont elle n’a même guère entendu parlé. Mais si elle est induite à devenir la mère de mon père, qui cela m’induit-il à devenir moi-même ? Mon fils ? Ma fille ? Etc.

À mon avis de telles inductions se produisent tout le temps. Toutes nos actions et réactions vis-à-vis d’autrui impliquent un certain coefficient d’induction. Nous n’avons que très rarement des rapports absolument nets avec l’autre en tant qu’autre. Je fais un geste qui est l’expression induite d’une image qu’un autre se fait d’un autre projeté sur moi par un autre ; ce geste, à son tour, induit plus ou moins l’autre à faire un geste complémentaire ; ce geste induit par mon geste induit m’induit à mon tour à faire un geste également induit… et ainsi de suite.

***

J’ai essayé de décrire un état de fait d’autant plus évident qu’il est moins reconnu comme tel. C’est un état difficile à admettre. Nous sommes naturellement enclins à être heureux ou malheureux, satisfaits ou frustrés, bons ou mauvais, à espérer ou à désespérer, aussi longtemps que nous savons où nous sommes et que nous nous sentons orientés. Nous croyons savoir où nous en sommes, ce que nous sommes, qui, quand, comment et pourquoi. Nous sommes disposés à être n’importe où, aussi longtemps que nous sommes quelque part. Nous sommes disposés à être n’importe qui, aussi longtemps que nous sommes quelqu’un – que ce soit un chrétien, un homme marié, une épouse, une fille obéissante. Encore faut-il que nous sachions qui nous sommes.

Notre famille d’origine a fait de son mieux, mais elle ne nous a pas dit qui nous sommes, qui sont ces « nous » qui jouent tel ou tel rôle…

On estimera peut-être que je me suis laissé aller à des généralisations téméraires à partir d’exemples particuliers. Voici pourtant un dernier exemple, par lequel je voudrais montrer que le fossé entre ce qui semble être normal ou pathologique et ce qui ne le semble pas est peut-être moins profond qu’on pourrait le penser à première vue. Il s’agit d’une conversation entre une mère et sa fille de quatorze ans.

M. : Tu es mauvaise.

F. : Non, je ne le suis pas.

M. : Si, tu l’es.

F. : Oncle Jack ne me trouve pas mauvaise.

M. : Il ne t’aime pas comme je t’aime. Seule une mère connaît la vérité concernant sa fille, et il faut t’aimer comme je t’aime pour te dire la vérité sur toi-même, quelle qu’elle soit. Si tu ne me crois pas, regarde-toi attentivement dans la glace et tu verras que je dis la vérité.

La fille obéit et voit que sa mère a effectivement raison. Elle se rend compte qu’elle a eu tort de ne pas savoir gré à sa mère de l’aimer assez pour lui dire la vérité sur elle-même, quelle que fût cette vérité.

Cet exemple peut paraître gênant, voire sinistre. Mais supposons que nous y changions un mot, que nous remplacions « mauvaise » par « jolie ».

M. : Tu es jolie.

F. : Non, je ne le suis pas.

M. : Si, tu l’es.

F. : Oncle Jack ne me trouve pas jolie.

M. : Il ne t’aime pas comme je t’aime. Seule une mère, etc.

La technique est la même. Que l’attribut soit « jolie », « bonne », « belle », « affreuse » ou « mauvaise », la structure est identique, et elle est si classique que nous ne la remarquons guère, à moins que l’attribut ne choque. Nous employons tous des versions similaires de cette technique et nous sommes prêts à nous en justifier. Je suggère que nous réfléchissions non seulement sur le contenu de l’induction mais sur sa structure.

Ce que nous trouvons le plus gênant dans tout cela peut être, je crois, formulé ainsi : l’autre nous induit à superposer à l’image que nous nous faisons de nous-même une valeur qui, à notre avis, ne devrait pas l’être. Nous estimons que notre moi est un champ qui ne devrait en aucun cas être modifié de cette façon, ou seulement en cas d’impérieuse nécessité. Néanmoins, s’il s’agissait d’une autre valeur, que nous estimerions plus « appropriée », nous ne serions peut-être pas choqué. Mieux encore : si on enseignait à un enfant à attribuer la même valeur à une région considérée comme le champ approprié de cette valeur, cela non plus ne nous gênerait pas.

Par exemple : Hitler était un homme mauvais. Nous enseignons cela (et beaucoup de choses du même genre) à nos enfants avant même qu’ils soient en mesure de se faire une opinion personnelle. Il se peut même que nous considérions comme « mauvais » quelqu’un qui n’estime pas que Hitler était un homme mauvais. Il en va de même pour le racisme, le sémitisme, l’antisémitisme, les Noirs et les Blancs, les Noirs antiblancs, les Blancs antinoirs, la « racaille blanche » et les « Nègres ». « Qui pense ainsi est encore pire qu’eux… » Même ceux d’entre nous qui croient ne pas appliquer de tels jugements de valeur sont enclins à le faire :

— Je ne crois pas que les Blancs soient fondamentalement plus dégénérés que nous, les Noirs. Mais quiconque parle de « Nègres » appartient à la racaille blanche…

— Je ne crois pas les Blancs fondamentalement supérieurs aux Noirs, mais les Noirs qui incitent à la violence et parlent de « singes blancs » ne valent eux-mêmes pas mieux que des singes…

Aussi longtemps que nous serons incapables d’élever notre « pensée », de surmonter la discrimination entre Nous et Eux, les « bons » et les « mauvais », cela continuera. La seule fin possible sera l’extermination de tous les « mauvais » par tous les « bons » et vice-versa – ce qui ne semble pas tellement difficile ou invraisemblable dès lors que, pour Nous, nous sommes les « bons » et Eux les « mauvais », tandis que pour Eux nous sommes les « mauvais » et eux les « bons ».

Des millions de gens sont morts en ce siècle et des millions d’autres mourront, y compris sans doute beaucoup d’entre Nous et de nos enfants, étranglés par ce nœud que nous semblons incapables de dénouer.

Ce nœud semble être relativement simple, mais il est très, très serré – autour de la gorge de toute l’espèce humaine, ou peu s’en faut.

Mais ne me croyez pas sur parole : regardez dans le miroir, et voyez par vous-même…