1. La famille et la « famille »

Nous parlons de familles comme si nous savions tous ce que sont les familles. Nous tenons pour des familles des ensembles de gens qui vivent ensemble durant un certain temps, qui sont liés entre eux par le mariage ou la parenté. Plus on étudie la dynamique familiale, moins on voit clair entre les rapports et les contrastes existant entre cette dynamique et celle d’autres groupes qui ne sont pas appelés familles, à plus forte raison dans les différences des familles entre elles. Ce qui est vrai pour la dynamique l’est aussi pour les structures : ici encore, comparaisons et généralisations doivent être très prudentes.

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La dynamique et les structures des groupes appelés familles dans notre société peuvent ne pas être évidentes dans les groupes appelés familles en d’autres lieux et à d’autres époques. Le rapport existant entre dynamique et structure de la famille et la formation de la personnalité n’est probablement pas le même dans des sociétés différentes, ni même dans la nôtre.

La famille dont il est ici question est la famille originelle, transformée par intériorisation, partition et d’autres opérations en la « famille »1, dont le schéma lui est ensuite imposé. Ce chapitre concerne la relation existant entre les structures apparentes de la famille et les structures de la « famille » en tant qu’ensemble de rapports et d’opérations entre les unes et les autres.

La famille en tant que fantasme.

La famille en tant que système est intériorisée. Relations et opérations entre éléments et ensembles d’éléments sont intériorisées, mais non les éléments isolés. Les éléments peuvent être des personnes, des choses ou même des objets. Les parents sont intériorisés ensemble ou séparément, en tant que proches ou distants, objets d’amour ou de conflit, etc. La mère et le père peuvent être confondus en une sorte de matrice parentale ou, au contraire, considérés comme des éléments distincts. Leur rapport sexuel, du point de vue de l’enfant, occupe une position centrale dans toute « famille » intérieure. Les membres de la famille peuvent se sentir plus ou moins inclus dans ou exclus de chaque partie ou de l’ensemble de la famille, selon qu’ils ont eux-mêmes le sentiment de porter la famille en eux et de se trouver à l’intérieur de l’ensemble de rapports caractérisant la famille interne des autres membres du groupe familial.

La famille intériorisée est un système d’espace-temps. Ce qui est intériorisé comme « proche » ou « lointain », « ensemble » ou « séparé », ce ne sont pas seulement les rapports spatiaux. Il existe toujours une séquence temporelle.

Si je considère les autres comme unis à moi et cependant distincts de moi, je me livre à une double opération de synthèse, dont les produits sont nous et eux. La famille est un nous commun, par opposition à eux, qui ne font pas partie de la famille. Mais en outre il y a les sous-groupes au sein de la famille : nous, moi, vous, eux, nous parents, eux enfants, nous enfants, nous mère-et-enfant, le père en tant que lui, etc. Lorsque je me considère comme l’un de nous, je m’attends à ce que vous fassiez de même. Lorsque trois éléments sont en jeu – vous, lui ou elle, et moi – chacun devient l’un de nous. Dans une telle famille, chacun de nous a conscience de sa propre synthèse familiale mais s’attend aussi à ce qu’une synthèse comparable existe en vous, en lui ou en elle. Ma « famille » comprend les siens ou les siennes, le sien et le mien, la sienne et la mienne. La « famille » n’est pas un simple objet social, partagé par ses membres. Pour chacun de ceux-ci la « famille » n’est pas un ensemble objectif de rapports. Elle existe en chacun de ses éléments et nulle part ailleurs.

Comme dirait Sartre, la famille est unie par l’intériorisation réciproque, effectuée par chacun (dont l’appartenance du groupe est signifiée précisément par cette famille intériorisée) de l’intériorisation de chacun des autres. L’unité de la famille est à l’intérieur de chaque synthèse et chaque synthèse est liée par intériorité réciproque à chaque intériorisation des autres.

L’unification par co-inhérence se produit dans l’expérience chrétienne, selon laquelle tous ne font qu’un en Jésus-Christ. Cette co-inhérence se retrouvait dans la mystique nazie de la Patrie et du Parti. Nous avons le sentiment de « ne faire qu’un » dans la mesure où chacun de nous porte en lui une présence commune à tous ses frères et sœurs en Jésus, au sein du Parti ou de la famille.

Quel rôle joue la « famille » du point de vue de la relation entre les membres de la famille ?

La « famille », c’est-à-dire la famille en tant que structure fantasmatique, entraîne entre les membres du groupe familial un type de rapports différents des rapports existant entre ceux qui n’ont pas en commun cette « famille » intériorisée.

La « famille » n’est pas un objet intériorisé mais un ensemble intériorisé de relations.

La « famille », en tant que système interne dont on fait partie, peut n’être pas clairement différenciée d’autres systèmes du même genre, auxquels on ne peut donner que des noms impropres, « matrice », « sein », « corps maternel », etc. On peut la sentir vivante, mourante ou morte, y voir un animal, une machine, souvent un réceptacle protecteur ou destructeur comparable aux corps-visages-maisons que dessinent les enfants. Il s’agit d’un ensemble d’éléments cloisonnés à l’intérieur duquel le moi se trouve uni à d’autres qui le portent en eux.

On peut concevoir la famille comme une toile d’araignée, une fleur, une tombe, une prison, un château. Le moi peut avoir plus conscience d’une image de la famille que de la famille elle-même et appliquer ces images à la famille.

L’espace et le temps « familiaux » sont comparables à l’espace et au temps mythiques en ce qu’ils tendent à être organisés autour d’un centre. Ce centre, qui est-il, qu’est-il, où est-il ? Citons les propos d’un patient : « Ma famille était pareille à une fleur. Maman en était le centre et nous les pétales. Lorsque je me suis détaché, elle a eu le sentiment d’avoir perdu un bras. Eux (les autres « pétales ») continuent à l’entourer. Mon père n’a jamais vraiment fait partie de la famille de cette façon. »

Cette famille est représentée par une image d’un objet, dont la fonction est de traduire le sentiment de faire partie d’une structure végétale.

Intériorisation.

« Intérioriser » signifie intégrer ce qui est extérieur à ce qui est intérieur et entraîne le transfert d’un groupe de relations constituant un ensemble (au moyen de certaines opérations au sein de l’ensemble) d’un mode d’expérience à d’autres, à savoir le transfert de la perception à l’imagination, à la mémoire, aux rêves.

Nous percevons une chose à l’état de veille, nous la retenons, puis l’oublions ; nous rêvons d’une chose au contenu différent mais de même structure ; nous nous rappelons le rêve mais non la perception originelle. À partir d’intériorisations de ce genre, certains schémas réapparaissent dans nos rêves, nos rêveries, notre imagination. Des contre-schémas peuvent être élaborés dans l’imagination, qui s’opposent à ces fantasmes. Des scénarios mettant en jeu les relations entre des éléments subissent une transformation (agréable ou dramatique) lorsqu’ils réapparaissent dans les différentes modalités. Nous ne pouvons essayer d’agir sur ces fantasmes, lorsque nous en avons conscience, qu’en subissant les effets d’une telle action.

Dostoïevsky dépeint la famille de Raskolnikov dans l’interaction de ses souvenirs, de ses rêves, de ses fantasmes inconscients, de son imagination, et dans ses actions par rapport à des « autres » réels. Tout en essayant d’être ce qu’il imagine, il réalise en fait son schéma fantasmatique de sa « famille », qu’on retrouve dans ses rêves et ses souvenirs, et à travers des expériences concrètes dont le « il » qui agit dans ce monde est en grande partie dissocié.

Il en résulte que beaucoup de processus sont impliqués dans le seul mot d'« intériorisation ». Tous entraînent transition et modulation d’un mode à un autre.

En bref, ce qui est intériorisé, ce ne sont pas des objets en tant que tels mais des schémas de relations, par des opérations intérieures sur lesquelles on fonde une structure de groupe incarnée.

Transformation et extériorisation (projection).

Ce groupe intérieur peut plus ou moins conditionner les rapports d’un individu avec lui-même. Des relations triadiques sont réduites à des relations entre deux « soi ». Un adulte a le sentiment d’être un enfant essayant de réconcilier deux « côtés » de lui-même le tirant dans des directions opposées, éprouvés peut-être comme bon ou mauvais, mâle ou femelle, voire, sur le plan physique, comme le côté droit et le côté gauche du corps. Il essaie de se « rassembler » mais une troisième force intérieure intervient et ainsi de suite.

Ces relations internes entre deux « soi » sont aussi variées que les systèmes familiaux effectifs. Même lorsque la « famille » ne devient pas un moyen essentiel de relation (ou de non-relation) avec son « moi », on est soi-même transformé, dans une certaine mesure, par l’existence d’un tel groupe intérieur. Certains semblent à ce point dépendre de telles opérations pour structurer leur espace et leur temps que, sans elles, ils se sentiraient incapables de rester cohérents.

Un jeune homme a l’impression que sa vie est au point mort. Il est préoccupé par le conflit entre l’Est et l’Ouest, la guerre froide, l’équilibre de la terreur, les techniques de dissuasion, l’impossibilité du divorce, le besoin de coexistence. Il a pour mission de trouver une solution, mais il se sent impuissant et paralysé. Il ne fait rien mais se sent déchiré par sa responsabilité dans une destruction qu’il considère comme inévitable. Les éléments structuraux de ses préoccupations (conflit, guerre froide, divorce affectif, équilibre de la terreur, nécessité de la coexistence) ressemblent à ceux qui existent dans les rapports de ses parents – mais il ne voit pas ces ressemblances. Il répète que ses préoccupations relatives à la situation du monde sont non seulement justifiées par des faits objectifs, mais entièrement fondées sur eux. La situation mondiale est un fait et des milliers de gens appartiennent à des familles comme la sienne, donc il n’y a aucun rapport entre les deux choses.

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Une femme rêve que son mari fait ouvertement la cour, devant elle, à une autre femme plus jeune, et qu’elle-même redoute de manifester sa jalousie. Si elle le faisait, elle pourrait en être punie. Elle rattache ce rêve au souci que lui donne une aventure effective de son mari – mais elle ne voit aucun rapport entre ledit rêve, tel épisode de son enfance, le fait qu’elle a vu son père et sa mère faire l’amour, sa mère (qu’elle assimile à son mari) et sa sœur cadette se manifester leur tendresse, et un tabou familial condamnant les « mauvais » sentiments ou la jalousie

Il est impossible de prendre la mesure de ces opérations et transformations internes par la seule technique psychanalytique. Il est nécessaire d’étudier les familles en même temps que les « familles ».

Chez des individus très perturbés, on découvre ce qu’on pourrait appeler des structures fantasmatiques manifestement liées à des situations familiales. La re-projection de la « famille » n’est pas seulement la projection d’un objet « intérieur » sur une personne extérieure, c’est une superposition d’un ensemble de relations à un autre, les deux ensembles coïncidant plus ou moins. C’est seulement s’ils sont suffisamment discordants aux yeux des autres que l’opération est considérée comme psychotique. Autrement dit, l’opération n’est pas considérée comme psychotique en soi.

Il ne suffit jamais d’isoler un objet intérieur de son contexte. On devrait toujours rechercher une séquence d’événements où plusieurs éléments jouent leur rôle.

Un homme s’estimait détruit par une femme. À trente ans, il avait le sentiment quelle se comportait comme sa mère (à lui) l’avait fait lorsqu’il avait trois ans. Ce n’était ni la première ni la dernière fois qu’il éprouvait cela. Le prototype de cette situation fut découvert par une analyse de son transfert dans le présent et vérifié à la lumière de témoignages familiaux.

Séquence prototypique :

  1. Il est avec la femme qu’il aime (sa gouvernante).
  2. Sa mère revient et renvoie la gouvernante,
  3. puis l’envoie en pension,
  4. sans que le père intervienne.
  5. La mère se partage entre lui et ses propres aventures amoureuses.
  6. Il s’enfuit de la pension et est ramené par la police.

Répétition de ce scénario à l’âge adulte :

  1. Il tombe amoureux de A.
  2. Il quitte A pour B,
  3. et rompt avec B.
  4. C n’intervient pas.
  5. Lui et B se partagent entre leur liaison et d’autres aventures.
  6. Il essaie de s’échapper mais ne le peut pas.

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La principale différence entre les deux séquences consiste en ce que, dans la seconde, il essaie de faire ce qui lui a été fait. Il quitte A, B ne le renvoie pas. C’est lui qui éloigne B. En amenant B à le quitter, il semble mener le jeu. Mais il vit chaque répétition du scénario comme s’il était la victime de B et finalement du scénario, ce dont il impute la responsabilité à sa mère. B l’a pris à A, puis l’a abandonné et livré à lui-même (dans l’affaire, je représentais son père). Ce drame, « intériorisé » et re-joué avec un apparent contrôle, il le ressent comme sa destruction par une femme.

Cet élément « destructeur » a un rôle précis dans le drame – mais il y a eu plusieurs drames familiaux. Lorsque nous remontons plus loin dans son existence, nous en rencontrons d’autres et lorsque nous nous rapprochons du moment présent le drame change à nouveau de forme. Ces différents drames, farces ou tragédies, se jouent simultanément sur la même scène. Le scénario modifié est toujours reconnaissable. Généralement aussi il comporte un épilogue, heureux ou catastrophique.

Lorsqu’un tel « patron » interne est extériorisé, il apparaît qu’il fait fonction à la fois de schéma déterminant la manière dont les événements extérieurs sont souhaités, redoutés, prévus et, en entraînant action et réaction, de fantasme et de prophétie.

Le transfert des modes de groupe.

L’enfant est né dans une famille qui est le produit des opérations d’êtres humains déjà en ce monde. C’est un système perçu par la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher, la souffrance et le plaisir, le chaud et le froid, un océan où l’enfant apprend rapidement à nager. Mais dans tout cela, ce qui est intériorisé ce sont des relations et non pas simplement des objets.

La famille ici décrite est un mode de groupe caractérisé par la co-inhérence. Certaines familles sont organisées comme des entreprises, certaines sont des institutions. Du matin au soir, l’individu se transforme en passant d’un mode de groupe à un autre, de la famille à la file d’attente de l’autobus, de son milieu professionnel au déjeuner d’amis, avant de réintégrer le groupe familial. Ce transfèrement implique une telle métamorphose, dans la mesure où il signifie appartenance à et intériorisation de différents modes de groupe social.

La « famille » est transférée à l’entreprise – ou bien l’homme d’affaires fatigué transpose l’entreprise sur le plan de la famille.

L’individu qui, dans une société pluraliste, se meut au sein de pluralités différentes agit selon des modes différents, parfois simultanément, cependant que chaque ensemble interne de structures modales subit une transformation elle aussi différente par son type, son rythme, etc.

La fonction défensive de la « famille ».

La plupart des défenses décrites par la psychanalyse sont des défenses intrapsychiques – par exemple la division, la projection, l’introjection, la négation, le refoulement, la régression. Ces mécanismes défensifs de la psychanalyse sont ce qu’un individu se fait à lui-même, et non des actions sur le monde extérieur, sur les autres ou sur le monde des autres.

Des individus essayent manifestement d’agir sur les mondes « intérieurs » des autres pour protéger leur propre monde intérieur ; d’autres arrangent et réarrangent le monde extérieur des objets pour protéger leur monde intérieur.

Il n’y a pas de théorie psychanalytique systématique concernant la nature des défenses transpersonnelles, par lesquelles le moi tente de diriger la vie intérieure de l’autre pour protéger la sienne, ni concernant la résistance à une telle persécution par d’autres.

Si le moi dépend de l’intégrité de la « famille », celle-ci étant une structure commune, l’intégrité du moi dépend dès lors du sentiment qu’il a de ce partage : on se sent en sécurité si l’on imagine l’intégrité de la structure « familiale » chez les autres.

Chaque membre d’une famille incarne une structure qui procède des rapports entre tous les membres. Cette famille-en-commun, cette présence de groupe partagée existe dans la mesure où chacun de ses membres la porte en lui. C’est en fonction de cela que les fantasmes de la famille sont protégés, détruits ou réparés, que la famille grandit, meurt, est immortelle. Chaque membre de la famille peut exiger des autres qu’ils gardent en eux la même image de la « famille ». L’identité de chaque personne s’appuie alors sur une « famille » partagée que les autres ont en eux, attestant ainsi qu’ils sont de la même famille. Faire partie de la même famille, c’est sentir l’existence, en soi, de la même « famille ».

Dans certaines familles, les parents ne peuvent autoriser les enfants à détruire la « famille » en eux s’ils le souhaitent parce que cela apparaît comme la dissolution de la famille – et où cela conduirait-il ? Pour l’enfant aussi la « famille » peut être une structure intérieure plus importante que le « sein », le « pénis », le père ou la mère. Aussi longtemps que la « famille » est conçue comme une chose permanente, beaucoup d’autres peuvent ne pas l’être.

La « famille » devient un lien entre ses membres, sans lequel leur attachement mutuel pourrait être très fragile. Il y aura crise si l’un quelconque des membres de la famille souhaite s’en libérer en excluant la « famille » de son système ou en détruisant en lui la « famille ». Au sens de la famille, la « famille » peut être assimilée au monde entier. On peut tenir la destruction de la « famille » pour une chose pire qu’un crime ou plus égoïste qu’un suicide : « Ce serait détruire le monde de mes parents » (et les parents ont le même sentiment). Ce que les parents font peut être aussi traumatisant pour les enfants si cela détruit la « famille » que si cela détruit la famille.

Nombreux sont dès lors les dilemmes. Si je ne détruis pas la « famille », c’est elle qui me détruira. Je ne peux détruire la « famille » en moi sans la détruire en eux. S’ils se sentent en danger, me détruiront-ils ?

Des actes qui ne se veulent pas destructeurs ou morbides sont considérés comme tels par les autres parce qu’ils entraînent la dissolution de leur « famille ». Chacun doit dès lors se sacrifier pour protéger la « famille ».

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La « famille » en vient à tenir lieu de défense ou de rempart contre un effondrement total, contre la désintégration, le vide, le désespoir, le sentiment de culpabilité et d’autres terreurs.

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La préservation, la transformation ou la dissolution de la « famille » ne sauraient être considérées comme une affaire purement personnelle dès lors que la « famille » est conçue comme devant être protégée par tous ses membres. La perte d’un membre de la famille peut être moins dangereuse que l’apparition d’un nouveau membre, si cette nouvelle recrue introduit une autre « famille » dans la « famille ».

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Il en résulte que la préservation de la « famille » est assimilée à la préservation de soi et du monde, et que la dissolution de la « famille » à l’intérieur d’un autre est assimilée à la mort de soi et à l’effondrement du monde. À l’inverse, on peut haïr ou craindre la « famille » ou envier à d’autres leur vie familiale heureuse ou harmonieuse ; dans ce cas, le monde s’écroulera si la « famille » n’est pas assassinée.

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Dans l’un et l’autre cas, l’ombre de la « famille » obscurcit la vision de l’individu. Tant qu’on ne peut voir la « famille » en soi-même, on ne peut se voir clairement ni voir clairement une famille quelconque.

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À dix-sept ans, Jane présenta les symptômes d’une schizophrénie précoce. Active à l’école, normalement entourée d’amitiés, douée pour les sports et en particulier pour le tennis, depuis plusieurs mois elle était devenue inactive, détachée, repliée sur elle-même. Lorsque je la vis, elle était devenue presque entièrement immobile et silencieuse. Elle se laissait pourtant habiller, elle mangeait ce qu’on lui mettait dans la bouche et elle se soumettait passivement aux pressions extérieures mais elle ne prenait aucune initiative et, livrée à elle-même, elle ne faisait rien.

Elle était habitée par une rêverie qui prenait la forme d’une perpétuelle partie de tennis : doubles mixtes, le Court Central, Wimbledon, la foule, le court, le filet, les joueurs, le va-et-vient continuel de la balle – elle était tous ces éléments, et particulièrement la balle.

Cette balle était servie, frappée, renvoyée, parfois hors du court, si petite, si passive et pourtant si rebondissante – le centre du jeu et du spectacle. Tous les yeux étaient fixés sur elle. Bien qu’elle fût élastique, son endurance était limitée. Elle pouvait s’user, malgré son élasticité primitive. C’était le medium des rapports existant entre les joueurs, et pourtant personne ne s’intéressait vraiment à elle. On ne l’utilisait que pour battre l’adversaire. Parfois on la traitait gentiment, mais seulement pour vaincre. Personne ne se souciait d’elle. Si elle eût protesté, ou se fût rebellée, ou n’eût pas répondu aux coups, si elle eût voulu prendre l’initiative et choisir où elle tomberait, on s’en serait débarrassé. Ce qui comptait, c’était la partie, le jeu qui se poursuivait.

Et si la balle s’était métamorphosée ? Elle aurait pu se transformer en une grenade et faire sauter les joueurs, ou même en bombe atomique et détruire le Court Central, les spectateurs et la moitié de Londres. Elle pourrait aussi être une bombe à retardement, destinée à éclater à un moment précis, sans qu’elle-même sût où ni comment… Quelle revanche ! Quel retournement ! Mais si elle éclatait, elle serait la première détruite. Peut-être l’existence intolérable d’une balle de tennis, frappée, brûlante, usée jusqu’à la corde, couverte de la poussière sèche et chaude de Centre Court, sous un soleil impitoyable et sous le regard indifférent des spectateurs, valait-elle quand même mieux que rien. En outre, c’était peut-être là son destin, son karma. Peut-être avait-elle été une princesse victime d’un charme maléfique ? Peut-être devait-elle accepter son sort, renoncer à une destinée heureuse pour expier un crime oublié ?

Sa famille, vivant sous le même toit, était composée du père, de la mère, du père de la mère et de la mère du père, ligués les uns contre les autres, le père et sa mère contre la mère et son père : doubles mixtes. Jane, elle, était la balle de leur jeu. Pour donner un exemple de la précision de cette métaphore, disons que les deux camps, parfois des semaines durant, refusaient de communiquer entre eux sans passer par l’intermédiaire de Jane. À table, ils ne se parlaient pas directement les uns aux autres. La mère disait à Jane : « Dis à ton père de me donner le sel », et Jane disait à son père : « Maman demande que tu lui donnes le sel. » Le père disait à Jane : « Dis-lui de le prendre elle-même », et Jane disait à sa mère : « Papa dit que tu le prennes toi-même. »

Lorsque Jane était une petite fille, sa mère avait eu un « épisode psychotique ». Elle avait alors le sentiment que la famille était disjointe. Chacun devait s’asseoir à table, silencieux, immobile, les mains tendues, paume vers le bas, le pouce de chacun touchant le petit doigt de son voisin, et la mère de Jane priait pour qu’un « courant d’amour » parcourût le cercle familial afin de soulager sa détresse. Les autres le faisaient pour la satisfaire mais sans prendre la chose au sérieux.

Jane avait cessé de voir le lien existant entre sa rêverie de la partie de tennis et la famille. Ce lien était la « famille ». Mais attend-on d’une balle de tennis qu’elle sache qu’elle est une balle de tennis ?

Jane, au bout de trois mois, prit conscience de ces rapports et quitta sa famille deux ans plus tard. Depuis dix ans, elle a repris une vie active. La « famille » en tant que fantasme peut être « inconsciente ».

Les éléments de la « famille » en tant que « patron » dramatique atteignent le niveau de la conscience sous la forme d’images différentes. La « famille » subit des modulations et d’autres transformations dans le processus d’intériorisation et dans son devenir en tant que fantasme.

La « famille » superposée à la famille ou se manifestant dans d’autres situations n’est pas un simple ensemble d’objets intériorisés mais plutôt une matrice de drames, de schémas de séquences spatio-temporelles appelés à être joués. Comme dans une bobine de film, tous les éléments sont co-présents, prédisposés pour se succéder dans le temps lorsque le film est projeté sur l’écran. La bobine est la famille intérieure.

La « famille » n’est pas la seule « bobine » qui existe dans une personne, prête à se dérouler dans des circonstances appropriées, ni nécessairement la plus significative. On est traversé par un ensemble de sous-systèmes et on traverse d’innombrables ensembles de sous-systèmes au sein de l’infinie totalité des systèmes qui, ensemble, composent l’univers, et on occupe d’innombrables positions dans ces innombrables ensembles.

La création de la « famille » se produit durant les premières années de la vie. Elle entraîne l’intériorisation, considérée ici comme modulation expérientielle et transformation structurale. L’intériorisation d’un ensemble de relations par chaque élément de l’ensemble transforme la nature des éléments, leurs rapports et l’ensemble lui-même en un groupe d’une espèce très particulière. Cet ensemble « familial » de relations peut être appliqué à un corps, à des sentiments, des pensées, des imaginations, des rêves, des perceptions ; il peut devenir des scénarios enveloppant les actions de l’individu et il peut être appliqué à n’importe quel aspect du cosmos. Le cosmos tout entier peut être soumis à un scénario familial procédant de l’ensemble « familial » prototypique de relations et d’opérations. Ce prototype de groupe « familial » est transféré ou reporté d’un secteur à un autre, tout en restant le domaine d’où procèdent les projections2. La co-inhérence constituée par l’imposition réciproque de la « famille » de chacun à la famille commune conduit à des systèmes relativement clos ; on les retrouve sans cesse en étudiant les familles de personnes considérées comme schizophrènes. Ce qui ne veut pas du tout dire que de telles familles provoquent la schizophrénie.

En parlant de la famille ou de la « famille », nous commençons seulement à entrevoir ce que nous nous sommes efforcés de décrire.


1 On utilisera les guillemets chaque fois qu’il sera question de la famille « intériorisée ».

2 Voir l’explication de ces termes au chapitre 5. Superpositions de la Deuxième partie. La politique de la famille.