Prologue

Je suis né à 17h15 le 7 octobre 1927, dans une famille composée de ma mère et de mon père ; ils vivaient dans un petit appartement de trois pièces situé au sud de Glasgow. Durant les jours qui suivirent ma naissance, mon père se refusa à admettre mon existence.

Ma mère fut atteinte d’une crise de « langueur », on fit donc appel à une nourrice ; mais, après six semaines, on s’aperçut qu’elle était une pocharde invétérée, et l’on fit appel à une autre femme, qui était elle aussi une pocharde invétérée. Puis ma mère se rétablit. Quand j’eus dix mois, sa mère et sa sœur cadette vinrent s’installer chez nous juste après le décès du père de ma mère, survenu, je crois, peu avant ma conception. Au coin de notre rue, habitaient sous le même toit le père de mon père, la sœur cadette et le frère cadet de mon père. Sa mère était morte. Mon père était l’aîné de deux frères et de deux sœurs.

Mon père fut le seul de sa famille à se marier et, peut-être à une exception près, le seul à jamais avoir eu de rapports sexuels. J’étais l’unique petit-fils du côté paternel, et le premier de trois cousins du côté maternel.

Ma mère était l’avant-dernière de trois sœurs et de deux frères. L’un de ses frères aînés était parti pour l’Australie longtemps avant ma conception, et j’ai là-bas un cousin plus jeune que moi que je n’ai rencontré qu’une fois ; la sœur aînée de ma mère eut un enfant, un garçon de trois mois mon cadet. Durant mes quatre premières années, je crois bien qu’il fut le seul enfant à jamais pénétrer chez nous, une ou deux fois par an.

Du plus loin que je me souvienne, j’ai essayé de découvrir ce qui se passait entre ces gens. Si je croyais l’un d’eux, je ne pouvais plus croire les autres. Et particulièrement quand ma mère, la mère de ma mère, et la sœur cadette de ma mère habitaient ensemble sous notre toit – j’avais entre dix et dix-huit mois – je ne pouvais ni les croire toutes, ni une seule d’entre elles, ni aucune d’entre elles.

Jusqu’à l’âge de cinq ans, on m’interdit d’aller « dehors », sinon en laisse – une de ces laisses pour bébés comme on en fait pour les chiens. Et avant d’aller à l’école, je n’ai jamais eu la permission de jouer dehors avec d’autres enfants. Quand mon cousin venait en visite avec sa mère une ou deux fois par an, nous nous battions, ce qui nous semblait à l’un comme à l’autre parfaitement normal. Nous allions jusqu’au coin de la rue une fois l’an, à l’occasion de la nouvelle année, pour rendre visite au père de mon père, tandis que le frère cadet et la sœur cadette de mon père venaient chez nous. La sœur de mon père venait nous voir de temps en temps, le frère de mon père une fois par mois environ, l’oncle de mon père une fois tous les trois mois environ, et le père de mon père jamais. Ses visites cessèrent à une époque que je situe entre ma conception et ma naissance.

Mon père considérait que son père avait « systématiquement » tué sa mère à petit feu. La dernière fois que « ses pieds avaient franchi la porte de notre maison » – selon l’expression de mes parents – la radio était branchée ; il s’assit et dit à ma mère de l’éteindre. Mon père dit à ma mère de la laisser branchée. « Bon papa » (on appelait ainsi le père de mon père) dit de nouveau à ma mère de l’éteindre. Et ainsi de suite. Finalement mon père dit : « Je suis ici chez moi, et cette radio restera branchée tant que j’en aurai envie ! – Comment oses-tu parler à ton père sur ce ton ? » répondit bon papa. Mon père : « Lève-toi et sors d’ici ! » Bon papa lui rappela une fois encore à qui il s’adressait. Mon père répliqua qu’il savait parfaitement à qui il s’adressait, et qu’il lui demandait de se lever et de prendre la porte. Bon papa ne broncha pas, et, sur ce, mon père entreprit de le flanquer dehors « par la peau du cou ». La bagarre avait commencé : bon papa la cinquantaine et mon père la trentaine. La bataille gagna toute la maison. En fin de compte, mon père cloua bon papa sur le dos en travers du lit et le frappa au visage jusqu’au sang. Il le traîna ensuite dans la salle de bains, le mit dans la baignoire, l’aspergea d’eau froide, le sortit dégoulinant d’eau et de sang, le traîna jusqu’à la porte, le flanqua dehors et jeta sa casquette derrière lui. Puis il se posta à la fenêtre pour le voir ramper et tituber vers son domicile. « Il se débrouille rudement bien, dit papa. Il faut au moins lui accorder ça. »

Quant au frère cadet de mon père, oncle Jack, mes parents disaient toujours qu’il était un peu timbré à la suite d’une insolation attrapée en Chine pendant la Première Guerre mondiale, à l’âge de dix-sept ans. Oncle Jack vivait avec bon papa et prit son parti. Pendant plusieurs années après l’incident, il vint à la maison. Il frappait à la porte. On le laissait entrer. Pas un mot n’était échangé. Il enlevait sa casquette et son veston, gardant sur lui son gilet ; il ne remontait jamais ses manches. Ma mère poussait les meubles contre les murs et quittait la pièce rapidement. Pour ma part, j’allais me cacher derrière les rideaux. Ensuite, papa et lui s’y mettaient. Je ne sais pas combien de fois ils se sont battus ! Sûrement plus d’une trentaine. La bagarre se terminait quand oncle Jack se retrouvait allongé sur le plancher, incapable de se relever, et demandait grâce. Ma mère le plaignait et lui offrait parfois une tasse de thé ; lui-même me donnait parfois une demi-couronne avant de partir.

L’autre personne qui venait à la maison était Petit Johnny. Bien que du même âge que mon père, Petit Johnny était son oncle, le fils de la sœur de la mère de la mère de mon père. Petit Johnny était un nain parfaitement dépourvu de la moindre difformité. Il portait un chapeau melon impeccable, un costume trois pièces qui lui allait impeccablement, des chemises et des cravates impeccables, sans oublier une chaîne de montre et un minuscule parapluie, impeccablement roulé. Employé de bureau dans une entreprise de linoléum, il avait besoin d’une petite échelle pour grimper sur son perchoir. Quand bon papa voulait vraiment le taquiner, il disait que Petit Johnny était minuscule parce que sa mère, la sœur de la grand-mère de mon père, avait bu force gin pendant toute sa grossesse et l’allaitement ; ainsi il avait failli se noyer dans le gin avant sa naissance ; et, buvant ensuite plus de gin que de lait, il n’avait jamais grandi. Voilà qui donne une bonne idée de la famille de mon père.

Pour se gagner notre sympathie, une des sœurs de mon père racontait souvent l’anecdote suivante : un jour, elle emmena Petit Johnny en promenade à Edimbourg. Ce fut la première et la dernière fois, car, alors qu’ils marchaient dans Princess Street, elle se sentit soudain terriblement gênée d’être vue en compagnie d’un nain : les gens pensaient sûrement qu’elle avait des « rapports » avec lui. Elle se mit donc à marcher plus vite, de plus en plus vite. Pour rester à ses côtés, Petit Johnny se mit à courir avec son chapeau melon, son parapluie et tout le reste. Elle piqua un sprint ; il courait aussi vite qu’il pouvait, mais elle réussit à le semer et sauta dans le premier train pour Glasgow, tandis qu’il continuait à la chercher d’un bout à l’autre de Princess Street.

***

Je me souviens d’avoir entendu une seule et unique fois le mot « foutre » prononcé dans notre maison, par moi, à quinze ans, dans une phrase du genre : « Pour qui se prend-il donc ce foutu type ? » Je ne connaissais pas encore le sens de ce mot. Ma mère était debout devant un mur recouvert de papier à fleurs quand il parvint à ses oreilles : son visage vira au blanc crayeux, elle s’effondra contre le mur, puis glissa lentement vers le plancher. Quant à mon père, il était tellement abasourdi qu’il en oublia de me frapper ; il réussit seulement à articuler d’une voix tremblante : « Jamais, jamais, ne prononce jamais plus ce mot dans cette maison ! »

Ce n’est qu’à dix-sept ans que je pénétrai pour la première fois dans une maison possédant un escalier intérieur et une porte d’entrée indépendante. Pendant des années, j’ai eu l’ambition d’habiter une maison possédant un escalier intérieur. Je suis allé dans une école secondaire réservée aux garçons. A seize ans, je ne savais encore rien de ce qu’on appelle maintenant les faits de la vie…