Chapitre V. Pour introduire l'étude des interactions fantasmatiques

La notion d’interactions fantasmatiques ne nous est pas personnelle : il se trouve que L. Kreisler et B. Cramer (1981 )* l’ont utilisée par une heureuse rencontre dans nos différentes, mais non divergentes recherches. Bien entendu, cette notion peut paraître ambiguë ou contradictoire ; elle ne peut être que critiquée par les éthologues qui décrivent des patterns interactifs programmés. Mais, dans les chapitres précédents, nous avons évoqué d’abord le bain affectif qui englobe la mère et son bébé. Nous avons ensuite étudié ce qui se passe dans le comportement et dans la vie fantasmatique de la mère, puis dans celle de son bébé. Dans la deuxième partie de cet ouvrage, nous avons aussi étudié les liens sociaux qui s’établissent dans la conduite d’attachement. Parler d’interactions affectives et sociales conduit à l’évidence à introduire, si l’on s’occupe du bébé de l’homme, la vie psychique de sa mère comme la sienne propre. Déjà, d’autres termes pour étudier les interactions conduisaient à cette approche, lorsqu’on parle comme S. Escalona (1968)257 de« spirale transactionnelle ». D’autres ont utilisé la notion d’échanges d’investissements affectifs. Nous nous proposons donc de justifier maintenant la notion d’interactions fantasmatiques et d’en montrer l’intérêt.

Le terme d’interactions est beaucoup plus utilisé, comme nous l’avons montré dans l’introduction de ce livre. Il a été popularisé par les systémiciens qui décrivent la communication intrafamiliale et ses modes d’équilibration. Les psychanalystes l’emploient, mais probablement sans se douter qu’ils se situent dans un champ qui se trouve aux confins des dimensions interpersonnelles et intrapersonnelles. Nous nous réservons de décrire ailleurs des interactions familiales autour du bébé et, en parlant d’interactions fantasmatiques, nous essayerons d’éviter la confusion avec ce registre.

Pour le moment, rappelons d’abord que la métapsychologie freudienne est largement fondée sur les conséquences de la détresse du nouveau-né, tandis que les études contemporaines sur les interactions témoignent du fait que le bébé et sa mère interagissent, celui-là en développant ses compétences précoces, celle-ci en anticipant réactivement à partir du plaisir que ces dernières déclenchent chez elle. Ainsi le domaine psychique du bébé se crée-t-il à partir de la création du désir de l’objet. La vie mentale de la mère est également influencée, comme nous venons de le voir, par le développement de son bébé.

Le découpage auquel nous nous sommes livrés, en regardant successivement ce qui se passe du côté de la mère, puis ce qui se passe du côté du bébé, est forcément artificiel. Aussi bien commencerons-nous, de façon très schématique, à rappeler les données fondamentales de ces interactions, pour tenter ensuite d’en saisir et d’en décrire les valeurs fantasmatiques.

Assez curieusement, on trouve dans la littérature française un article déjà ancien qui traite de cette question (M. David et G. Appell) (1966)258. Ces deux auteurs ont décrit d’une façon remarquablement précise des types d’interactions précoces entre les mères et leur bébé. M. David a continué patiemment à travailler dans ce sens sans beaucoup publier. Dans le service qu’elle dirige depuis plusieurs années, et qui est consacré à une forme spécifique d’assistance aux enfants de mères psychotiques, elle accumule des études sur ce sujet. Une recherche, non publiée, sur les effets de la sous-stimulation et de la surstimulation maternelle sur ce type d’enfants,

a été conduite avec l’appui de I’inserm [atp 66.78-98-003].

Afin de fixer les idées, nous empruntons à un travail récent de Brazelton (1982)259 quelques éléments qui appartiennent à la description du rôle du bébé, comme partenaire de l’interaction. Cet auteur insiste sur les patterns interactifs et leurs rythmes réciproques : ce sont des micro-observations qui permettent de définir le rôle réciproque de la mère et du bébé. Du côté de la mère, il s’agit d’aider le nourrisson à réguler ses réactions immatures : « La règle la plus importante pour le maintien d’une interaction semblait être le développement par la mère d’une sensibilité pour la capacité d’attention de son bébé et de son besoin de retrait — partiel ou complet — après une période d’attention. De brefs cycles d’attention et de non-attention semblent être à la base de toutes périodes d’interactions prolongées » (p. 21). La mère doit donc respecter les besoins de régulation de son bébé. Elle peut cependant introduire, dans cette configuration rythmique et cohérente, des éléments interchangeables de communication. Le bébé en fait tout autant par ses sourires, ses vocalisations, son regard, ses postures, etc. La mère a donc pour obligation de s’adapter au rythme de l’enfant. Si elle va trop vite, elle l’épuise et elle contribue à abaisser le niveau de communication du bébé. Si elle sait respecter son rythme, elle peut obtenir un niveau meilleur de communication. L’enfant fait l’apprentissage de système d’autorégulation, en particulier par l’introduction de systèmes de feed-back.

Dans ce travail, qui date de 1982, B. Brazelton résume ses travaux publiés en 1979 et qui décrivent quatre étapes de régulation dans les quatre premiers mois de la vie :

(i)    « Le nourrisson réalise un contrôle homéostatique sur les systèmes d’ “input” et d’ “output”, c’est-à-dire qu’il peut exclure mais aussi tendre vers des stimuli uniques et ensuite réaliser le contrôle sur ces systèmes et états physiologiques.

(ii)    A l’intérieur de ce système contrôlé, il peut commencer à s’occuper et à utiliser des indices sociaux pour prolonger ces états d’attention et accepter et incorporer des messages plus complexes.

(iii) Dans un tel système de feed-back réciproque et d’entraînement, le bébé et les parents commencent à [expérimenter] les limites de :

a)    La capacité du bébé de répondre à l’information ;

b)    Sa capacité à se retirer pour [se ravitailler] dans un système homéostatique.

L’adulte sensible le pousse jusqu’aux limites des deux et lui offre le temps et l’occasion nécessaires pour leurs réalisations. Gela implique leur incorporation260 comme part entière de son propre répertoire » (p. 124).

Les choses deviennent encore plus claires lorsqu’à la fin de cet article, Brazelton écrit : « Je conçois ces observations comme étant l’évidence des premières étapes d’une conscience émotionnelle et cognitive chez le bébé et chez « l’autre » maternant. Un bébé s’instruit sur lui-même, développe une base moïque. La mère et le père qui sont attachés à — et intimement engagés avec — ce bébé, connaissent, consciemment et inconsciemment, des étapes parallèles dans leur propre développement comme des éléments maternants »

(P- 25)-

En évoquant brièvement le développement du bébé dans le chapitre précédent, nous avons tenté de montrer la naissance de sa vie psychique, de ses représentations fantasmatiques et d’une pensée qui va se secondariser. Certains psychanalystes français (A. Green) (1979)261 critiquent, comme nous l’avons déjà vu, ce modèle qu’ils appellent génétique. Cependant, lorsqu’on s’intéresse au fonctionnement mental qui implique la connaissance des affects et des représentations, on ne peut pas éviter de parler des débuts de la vie pulsionnelle. Elle naît dans les bras d’une mère portante qui est agrippée par le cramponnement du bébé. De fait, l’accès à la vie pulsionnelle est connoté par la place limite qu’elle occupe aux confins de la biologie et de la psychologie : elle est emprise sur l’objet, maîtrise ou pulsion d’emprise. Cette dernière est un besoin de posséder, d’agir sur, d’exercer un plaisir sadique.

Elle est la source de l’action sur la réalité interne et sur les objets. Elle évoque tous les efforts de l’enfant pour se rendre maître de sa motricité et de sa pensée (B. Grunberger) (1980)262.

Cette conception diffuse de l’emprise du bébé sur sa mère (Bemachtigungstrieb) a été décrite par Freud dans les trois essais sur la théorie sur la sexualité (1905)263 comme l’origine de la cruauté de l’enfant. Nous nous proposons d’utiliser ce concept d’une manière plus large en nous rappelant qu’il a deux faces :

—    Le système pulsionnel, tourné vers l’objet interne, s’assure de sa possession ;

—    Tourné vers la réalité extérieure de la mère, le même système correspond au cramponnement, à l’agrippement, etc.

De son côté, la mère a naturellement un certain pouvoir, une certaine emprise sur son bébé : elle a sa capacité aux anticipations créatrices, à endormir un enfant, à interpréter violemment son comportement, pour lui donner sens.

La valeur fantasmatique des interactions peut être ainsi repérée au travers de certains comportements de la mère et du bébé. Elles s’organisent à travers la construction de l’enfant imaginaire et acquièrent tout leur développement déjà pendant la grossesse. Mais elles sont aussi déterminées par les fantasmes qui connotent le désir de maternité.

Au dialogue fœto-placentaire que nous évoquerons plus tard succède un dialogue parlé qui est évidemment l’expression même des fantasmes de la mère comme le montrent, dans leur article non encore publié, Denise Josse et Monique Robin à propos du contenu du langage maternel (à paraître dans Psychiatrie Enfant)264. L’objet de ce travail est d’étudier ce qui émerge dans le discours des mères à propos du corps de l’enfant en interaction. L’apparence est que, en confirmité avec d’autres recherches antérieures, ce langage est fragmentaire, composé d’expressions courtes et de mots isolés. Il serait également répétitif'et comporterait des éléments non significatifs, des onomatopées, des exclamations, des vocalises, imitant celles de l’enfant. Ces émissions vocales répétitives constituent une partie importante du discours des parents. Lorsqu’il s’agit de faire réagir l’enfant, le langage est pauvre, répétitif. Il désigne des objets et des situations connus de l’enfant. L’intonation est exagérée, les sons sont accentués pour que les enfants puissent réagir.

Ces auteurs ont analysé 66 enregistrements de langage maternel recueillis dans des domaines définis par la situation de l’observation, chez des enfants de o à 10 mois. Il s’agissait de conduites d’interaction du bébé dans le domaine visuel, verbal, mimique, de contenus liés au corps de l’enfant, tels que le jeu corporel. Elles constatent que le contenu du discours maternel n’est pas le fait du hasard. La fréquence des thèmes abordés reflète les conséquences des progrès dans le comportement du bébé. De ceux-ci, dépendent aussi les formulations lexicales et syntaxiques. Les auteurs peuvent conclure : « Tous ces éléments constituent des indicateurs révélant chez les mères l’émergence progressive du sentiment d’identité de l’enfant. »

Dans le même ordre d’idées, J. de Ajuriaguerra a souvent étudié ce qu’il appelle le dialogue tonique. Les liens entre la vie affective et le tonus peuvent faire parler d’un système tonico-émotionnel : on y voit s’organiser l’assimilation réciproque de la mère et de son bébé ; tout se passe comme si l’enfant cherchait sa posture dans la manière dont sa mère le tient. Le dialogue d’œil à œil a également, nous l’avons vu, les mêmes aspects tonico-émotionnels. Sur ce plan, les réactions des deux partenaires, d’abord protopathiques, s’affinent et se différencient : par exemple, les appels de la mère provoquent des réactions toniques d’alerte. La situation se prolonge longtemps puisque, placé dans les bras de sa mère devant le miroir, au début de sa deuxième année, le jeune enfant réagit en fonction de l’image de l’autre et de la mère qu’il commence à reconnaître (J. de Ajuriaguerra, 1979).

Le choix du prénom de l’enfant constitue parfois une manière assez privilégiée de saisir la place qu’il va occuper ou qu’il occupe dans la vie fantasmatique de la mère. Sans doute est-il souvent imposé par des traditions culturelles. Mais lorsqu’il est choisi par la mère ou les parents, il indique pendant la grossesse une préférence pour le sexe assigné à l’enfant ou pour la place qui lui est réservée dans les liens qui unissent l’enfant imaginaire et l’enfant fantasmatique, le premier prenant sa place dans le système familial, le second indiquant la nature de la projection des désirs inconscients sur le bébé.

On peut comprendre d’une façon analogue les voies par lesquelles le comportement de l’enfant valorise ou comble les vœux fantasmatiques de la mère ; parfois, au contraire, le bébé intervient pour accentuer la violence fondamentale de cette dernière et déclencher sa haine. A chaque niveau de développement, les conflits inconscients maternels se trouvent mobilisés en fonction de la structure de son fonctionnement mental. En même temps, le bébé qui fonctionne, au moins théoriquement, sur le mode narcissique primaire au début de sa vie, crée des objets internes par la réactivation des traces mnésiques de plaisir et au moment où il met en jeu ses zones auto-érotiques. Il se sépare ainsi, par la création même de la réalité interne, de la mère qu’il rejette et contre laquelle il exerce sa violence. En investissant l’objet interne, le bébé se vide de son narcissisme initial, ce qui ne peut que contribuer à affaiblir les investissements narcissiques maternels. On peut dire, en d’autres termes, que les interactions qui se développent dans le « holding » construisent une mère contenant, celle qui soigne, réconforte, caresse, etc. Mais la vie fantasmatique rudimentaire de l’enfant devra aussi tenir compte des interdictions que la mère formule avec sa voix et l’énergie de son Sur-moi : cette mère alimente la vie naissante des fantasmes avec tout ce qui provoque excitations et interdictions plus subtiles, parce qu’elles sont liées aux mouvements affectifs, aux représentations et aux fantasmes qui sont les siens.

De ce fait, les anticipations créatrices maternelles confirment le narcissisme triomphant du bébé et les irrégularités du régime narcissique de la mère. Puisque le bébé est une figuration des imagos parentales, puisque les objets internes créés par l’enfant sont modulés par ces dernières et donc par les productions fantasmatiques de la mère, on peut saisir tous les éléments de ce que nous décrivons sous le nom d’interactions fantasmatiques.

B. Cramer (1982)265 propose une approche assez analogue pour la définition de l’interaction fantasmatique. Pour lui, le pouvoir des mots dans l’étude de l’interaction montre qu’on peut saisir, lorsqu’on l’étudie, à la fois ses aspects comportementaux et ce qui revient au fonctionnement intrapsychique.

On sait d’ailleurs — l’expérience des consultations thérapeutiques le montre — l’importance des projections que les mères déposent sur le fonctionnement du corps de l’enfant : c’est ce qui définit surtout la pathologie fonctionnelle de ce dernier ; c’est ce qui permet aussi de comprendre les résultats de ces consultations où l’on touche à la fois les fantasmes de la mère et le corps de l’enfant.

Il faut encore tenir compte de la présence de l’observateur qui s’identifie aux deux partenaires. Il peut ainsi élaborer la connaissance reconstruite et la prédiction du passé de ce qui a présidé à la genèse de la relation objectale chez la mère. Cette prédiction du passé maternel signifie aussi que l’observateur qui s’identifie au bébé peut imaginer les modalités suivant lesquelles vont s’organiser les relations objectales en devenir. A la limite, il n’y a donc plus lieu de séparer radicalement la description de la relation objectale de celle des interactions précoces : ces dernières mobilisent les fantasmes maternels qu’on peut prédire et contribuent au développement épigénétique de la vie fantasmatique du bébé ; ce qui se fait alors, ce que nous avons désigné comme « le se-faisant » en deçà de la névrose infantile (S. Lebovici) (1980)266 va ainsi contribuer à ce qui constitue un formidable remaniement de la mise en latence.

Il s’agit, pour présenter cette analyse dans d’autres termes, sans négliger les micro-analyses des séquences de comportements interactifs, d’introduire la vectorisation du temps pour faire qu’en quelque sorte espace et temps se confondent, dans une dimension qui donne un sens à la fois aux événements, à l’histoire et à l’étude synchronique des systèmes comportementaux. Le psychanalyste pourra reconstruire ces interactions dans 1’ « après-coup » (S. Lebovici) (1982)267. Le psychiatre du bébé pourra intervenir au niveau des gammes identificatoires.

Les modalités de ces interventions, qui peuvent avoir un caractère thérapeutique, contribueront peut-être à la compréhension et à l’éclairage de ce que nous appelons interactions fantasmatiques. Nous évoquerons ici le cas d’un bébé de 13 mois (cas n° 12) atteint de troubles graves de l’endormissement. Ses parents étaient amis d’enfance et s’étaient mariés contre la volonté de leurs parents. La mère était psychologue. En me montrant le bébé avec son mari, elle me déclara que ni l’un ni l’autre « n’avaient réussi à endormir l’enfant, bien qu’ils montassent la garde l’un après l’autre ». Quelle que soit l’irritation, ou la haine, que peuvent déclencher des troubles si graves du sommeil, la mère préférait engager son narcissisme dans la relation qui s’instituait avec moi, on vient de le voir. Nous parlâmes de leur passé, de leur enfance personnelle, de leur adolescence et de leur relation présente. J’appris que le père ne désirait pas d’enfant, mais que le couple avait eu une première fille, qui avait environ 3 ans et qui n’avait pas eu de troubles du sommeil. Le mari exigea alors une seconde grossesse, car il ne voulait pas rester le père d’un enfant unique. Après l’accouchement du bébé, la mère souffrit d’une sciatique et ne put porter son enfant : ainsi, apparaît une carence réelle infligée au bébé qui a aussi une valeur de blessure narcissique pour la mère. On comprend qu’elle déplora son incapacité à être la mère idéale qu’elle voudrait incarner. Après un long entretien, je reste seul avec la mère et son bébé. L’enfant est irritable et me fuit. Je l’apprivoise par un jeu prolongé de cache-cache, en utilisant d’abord un animal en peluche que je dissimule sous le lit qui se trouve dans la pièce où nous sommes assis. Plus tard, je cacherai cet animal sous mes vêtements, puis sous les vêtements de la mère.

Ce jeu a, selon moi, une valeur intéressante dans l’étude des interactions : il permet de se rendre compte de la capacité « du self » à s’exprimer et nous verrons qu’il va nous conduire plus loin dans la compréhension des interactions fantasmatiques.

Lorsque je cache l’animal sous 1e tricot de la mère, l’enfant va l’y chercher. J’engage alors mon observation dans le jeu du « coucou, le voilà » et je cache le visage de l’enfant sous une écharpe qui appartient à la mère. Le petit garçon est très apprivoisé et manifeste une excitation jubilatoire dans ce jeu qu’il poursuit avec moi. J’y engage également la mère.

A ce momcnt-là, le bébé va s’installer sur ses genoux pour s’isoler avec elle, en jouant à se cacher.

Beaucoup de temps a passé : le petit garçon est maintenant calme et détendu. Je demande à la mère si elle chante des chansons pour endormir son fils. Elle répond positivement et je l’invite à chanter une berceuse, ce qu’elle fait joliment et de façon qui me touche : je dis alors à la mère que je comprends qu’on pourrait aimer être à la place du petit insomniaque. Moi, à ce moment-là, je suis assis à côté de la mère : le climat est détendu. La mère est touchée par mon intervention, sans doute quelque peu séductrice ; elle est probablement heureuse que je m’identifie à celui qui reçoit les soins maternels et à la mère qui endort l’enfant, évidemment pour lui permettre aussi de donner libre cours à ses fantasmes de désir. On voit alors l’enfant s’éloigner de nous deux à pas titubants et se diriger vers le côté opposé de la pièce. Il se retourne une ou deux fois en nous regardant. Il saisit l’écharpe avec laquelle il jouait, posée sur une table ; il la place par terre, s’étend sur elle et s’endort. N’est-il pas possible de dire que la mère et moi avons donné au fantasme de scène primale la possibilité de s’imager, de se représenter, de se penser ? Nous avons endormi l’enfant par la vertu contraignante de l’interprétation qu’il pouvait donner à notre couple, en raison même de ce qui s’était déroulé entre nous trois.

Comme dans d’autres cas de ce genre, le bébé s’endormait maintenant tous les soirs. Quelques mois plus tard, la mère souhaita à nouveau me voir parce qu’elle devait être opérée pour sa sciatique et parce qu’elle craignait pour son fils les conséquences de la séparation qui allait survenir. On eut l’occasion d’évoquer alors la vie harcelante que menaient les parents lorsqu’il s’agissait de conduire la sœur aînée à l’école et le petit garçon chez sa nourrice. Le père, cependant, était plus apte à jouer son rôle dans de telles circonstances. Je revis les parents et ce garçon après l’intervention chirurgicale subie par la mère. Le mari me déclara qu’il avait été très heureux pendant cette période : il imaginait volontiers arrêter de travailler pour exercer le rôle habituellement attribué à la mère. Il me décrivait complaisamment cette rêverie, tandis que le petit garçon, qui avait grandi, tirait violemment sur le petit doigt de son père, comme s’il voulait l’arracher pour le séparer de moi et l’amener à quitter la pièce où se déroulait la consultation. Ce même jour, je proposai aux parents d’organiser un jeu avec leur enfant et de les observer à travers le circuit magnétoscopique. La mère était impétueuse ; elle comprenait des séquences du jeu de l’enfant et son langage, en donnant à l’évidence des significations très anticipées à ce qui était encore informe. Le père restait plutôt passif, regardant la mère et son fils. Je revins me mêler à ce jeu et j’inventai la séquence suivante : un petit personnage d’allure féminine était enfermé dans la boîte où on jouait à « coucou, la voilà ! ». Chaque fois que ce personnage disparaissait, je tapais sur le couvercle de la boîte en disant : « elle est partie ». Le petit garçon jubilait et jouait avec moi. J’invitais alors le père et la mère à se mêler à ce jeu. La mère redevint hyperactive, tandis que son mari se contenta d’imiter fidèlement mon comportement.

Dans cette seconde partie de l’observation ici racontée, on peut voir à nouveau quelques effets de l’interaction fantasmatique où se jouent la blessure narcissique de la mère et les identifications féminines du mari. Mais cette fois-ci, le comportement interactif domine la scène et il serait plus facile d’étudier les rôles respectifs du père et de la mère dans l’équilibre du système intrafamilial.

Le mérite de cette observation est sans doute de montrer que l’interaction fantasmatique s’éclaire des effets de transfert qu’elle peut susciter et du poids métaphorique des mots qui s’y disent.

Il nous semble qu’on pourrait dire que l’interaction fantasmatique donne lieu à une situation où le psychanalyste peut se dégager de son mouvement identificatoire en utilisant la liaison qui se fait dans son système préconscient avec ce qu’il se représente des choses, à savoir ce qui se passe entre la mère et le bébé, pour utiliser ses représentations de mots engrangées. Il contribue alors à donner un sens au comportement qu’il observe et, à le dire, à l’énoncer : il en révèle le contenu. Tout se passe comme s’il parlait au préconscient de la mère et à ce qui va se lier entre le système primaire et le système secondaire chez le bébé. Le spectacle qui se déroule dans la pensée de l’analyste « qui s’hystérise »268 conduit à « l’insight »269. Le psychanalyste peut déclarer : « Moi, je dis... (en votre nom à vous deux). » Par la prise de distance qu’elle ouvre, la référence au « Moi, je » permet en quelque sorte de jeter une lumière crue sur ce qui se déroule dans les coulisses, alors que les acteurs, la mère et son bébé, ne se croient observés que sur la scène où ils se donnent à voir.

Dans ces conditions, la discussion sur la priorité de la relation d’objets et des fantasmes qu’elle contribue à élaborer, ou de l’action déchargée ou fantasmée n’a plus grand intérêt. Le « se-faisant » est représenté, dit, et proposé, pour une élaboration interprétative qu’on espère douée d’un certain pouvoir mutatif.

L’interprétation s’adresse à la mère et au bébé : ses effets sont possibles parce qu’elle intervient dans une situation affective tendue. Mais, lorsque l’enfant est très jeune, l’interprétation vise plutôt ce qui organise la répétition des conduites maternelles. Lorsque les actions et le langage chez l’enfant ont des équivalences symboliques, l’interprétation porte également sur ces fantasmes rudimentaires, dominés par les processus primaires.

La compréhension par le psychanalyste de ces interactions fantasmatiques peut donc survenir dans les moments privilégiés où l’on observe le comportement de la mère, ce qu’elle en dit et les réactions inattendues et paradoxales qui peuvent alors survenir chez le bébé, comme on l’a vu en particulier dans certaines observations qui ont été évoquées plus haut. La mère peut également parler, en se remémorant son passé, sa biographie, les conflits qui les ont marqués, donner une idée de son fonctionnement mental et de sa vie fantasmatique, révélant ainsi la manière dont elle utilise, pour nourrir cette vie, le comportement de son bébé.

Nous avons jusqu’à présent choisi des exemples un peu trop frappants. L’expérience quotidienne montre qu’entre une mère et son bébé, tous les événements de la vie offrent des occasions pour ces transactions où s’épanouissent les fantasmes de l’une et s’organisent les prémices de la vie fantasmatique de l’autre.

Qu’on prenne par exemple un événement aussi simple et répétitif que la tétée. Dans le même couple, il peut comporter d’infinies variations. Tenu dans les bras de sa mère, le bébé se fouit même s’il boit un biberon. De l’état psychique de la mère dépend la manière dont elle va exercer ses fonctions. Elle sera patiente et heureuse, si le bébé boit bien et régulièrement. Elle supportera et se réjouira des pauses et des soupirs. Après la tétée, elle prendra tout le temps nécessaire à attendre la survenue de l’évacuation d’air. Qu’elle soit préoccupée, anxieuse, déprimée, coléreuse du fait de l’attitude de son mari, de l’intérêt porté à un enfant aîné et les choses se passeront moins bien. Mais si le bébé a bien pris son repas, elle pourra se trouver guérie de ses soucis. U faut aussi tenir compte de son inexpérience, lorsqu’elle est jeune et primipare et qu’elle vit parfois un véritable état de détresse qui peut se transformer en sentiment d’impuissance ou en rage qu’elle condamne aussitôt. Lorsque le bébé a pleuré la nuit, elle est plus fatiguée et moins patiente. Il y a donc mille modulations qui peuvent intervenir dans son comportement, mais qui généralement ont un sens globalement positif, si la vie matérielle de la mère le permet, mais surtout si son enfant justifie l’épanouissement de ses fantasmes concernant ses capacités et ses identifications maternelles. L’expérience a même montré

— comme on l’a vu dans le chapitre II de la première partie de cet ouvrage (M. Kris, 1975)16 que les prédictions concernant la conduite maternelle et liées au poids de la psychopathologie dont la mère est porteuse, peuvent se trouver démenties, lorsque l’enfant la rend heureuse, parce qu’il mange bien.

Le bébé provoque donc de son côté des réponses de la mère, dont certaines semblent programmées de manière curieuse : : I. Lézine (1975)17 a par exemple montré que les jeunes primipares sont au cours des dix premiers jours de la vie de leurs enfants plus prêtes à s’accommoder de leur rythme, par exemple respiratoire, lorsqu’elles leur donnent à manger, s’il s’agit de garçons. Cette observation d’un comportement programmé semble justifier l’idée qu’il s’agit de l’expression du contre-Œdipe maternel dirigé vers les bébés du

16.    M. Kris, « The use of prédiction in a longitudinal study », The Psychoanalytic Study of the Child, t. 2, 1957, 175-189.

17.    I. Lézine, M. Robin et C. Gourtial, « Observations sur le couple mère-enfant au cours des premières expériences alimentaires », Psychiatrie Enfant, ‘975. S, 1.

sexe masculin. Freud décrivait ces mères comme dépourvues d’ambivalence. Nous avons vu qu’il n’avait qu’en partie raison.

Mais l’enfant est actif dans cette expérience. Bien entendu, son comportement dépend de certaines modalités typologiques et de son bien-être. Mais il faut souligner que « le nourrisson » dans son activité apparemment essentielle — elle l’est en tout cas aux yeux de sa mère — s’engage tout entier avec « sa cavité primitive » (R. Spitz, 1965)270 qui implique les zones auto-érotiques buccale, péribuccale, pharyngée, etc., la face antérieure de son thorax, ses bras, ses doigts qui tiennent ou sont tenus par ceux de la mère, ses pieds qui s’agitent, etc.

Dans cette activité globale, le bébé provoque des effets complexes chez sa mère et expérimente en même temps des situations affectives, toniques qui ne peuvent que contribuer à organiser les modalités initiales de la relation objectale. Ce qu’il éprouve intervient en retour dans la vie mentale de la mère. Qu’on examine son regard pendant la tétée : tantôt il est perdu dans un rêve, lointain et concentré à la fois, tantôt il ferme, éperdu, les yeux ; tantôt il expérimente ses alentours et commence à s’intéresser à l’environnement. Ces diverses modalités donnent donc une valeur affective à un secteur d’activités qui n’est pas directement lié au nourrissage et elles comportent à leur tour une valeur fantasmatique pour la mère.

Les mots qui viennent d’être employés pour décrire ces variations introduisent, nous ne l’ignorons pas, des interprétations où l’observateur s’identifie à la mère qui s’identifie à son enfant. Les métaphores de l’observateur correspondent largement aux anticipations maternelles et entrent en résonance avec elles. Le fait qu’il n’y ait pas d’autre formule langagière utilisable nous donne une prise directe sur des constructions que nous pouvons penser pour les mères ou que nous pouvons leur proposer. Renoncer à cette voie métapho-risante, ce serait se contenter de micro-observations d’interactions comportementales ; elles sont d’ailleurs certainement très intéressantes et rappellent les bases éthologiques de la conduite humaine. Cette conduite est de plus sous-tendue par l’accès à la dignité de la pensée et du fantasme qui comporte également ses déterminations inconscientes.

Sans doute beaucoup d’interactions pourraient être décrites sans qu’on ouvre « la boîte noire » en ne réexaminant que les conditionnements qui s’y organisent. Elles ne sauraient être non plus comprises sans qu’on tienne compte du développement cognitif. Mais le comportement de la mère et celui du bébé doivent être de toute façon aussi compris dans chaque cas surtout s’il s’agit d’un abord clinique, à travers la problématique individuelle des fantasmes et des symptômes qui peuvent en être la traduction. On sait par exemple que beaucoup de mères phobiques ont bien davantage peur que la majorité des parents de la mort subite des enfants ; crainte qui est loin d’être rare, même chez d’autres mères. L’analyse psychopathologique de ces cas montre les troubles de l’identité maternelle, liée souvent à la problématique œdipienne. Les phobies d’impulsion concernant l’enfant271 témoignent de la peur de ne pas maîtriser la haine maternelle et montrent certains rapports possibles, non dans le comportement maternel, mais dans ce qui le sous-tend, entre les impulsions maternelles dangereuses et la lutte contre elles, ce qui après tout lie les symptômes névrotiques à la vie pulsionnelle. Ainsi, au moins sur le plan théorique, le destin de l’organisation infantile de la vie pulsionnelle et de la névrose infantile de la mère (S. Lebovici, 1980)272, ses vicissitudes et ses remaniements interviennent directement dans la vie du bébé. Ces mères phobiques ne laissent pas leurs bébés se ravitailler dans le calme du sommeil et dans les rêves enrichissants. Elles inhibent plus que probablement leur vie fantasmatique naissante.

Dans ces cas s’institue souvent une insomnie du bébé qui est l’expression des particularités de la vie intrapsychique de la mère. Les troubles du sommeil peuvent céder lorsque la mère a moins peur, et lorsque la pression de son angoisse phobique s’atténue.

Il n’est pas moins facile de montrer comment les prémisses des représentations que le bébé construit interviennent sur le confort de la mère et le déroulement de sa vie psychique. Elle est d’autant plus sensible qu’elle a beaucoup de capacités à interpréter ce que ces représentations déterminent dans son comportement maternel.

Les modes d’expression par lesquels les bébés rendent compte de leur vie émotionnelle peuvent cependant déconcerter leurs mères : tel enfant, calme et souriant, s’agite brusquement et semble souffrir. Un pareil changement inquiète la maman qui ne sait que faire et peut se trouver débordée. On peut dire que le bébé éprouve aussi très vite les changements comme des ruptures, par exemple lorsqu’on le voit s’agiter en hurlant parce qu’on le déshabille. Il peut se calmer, s’il retrouve une trace de la continuité préexistante ; dans le cas présent, il suffit de placer sur son ventre une partie de ses vêtements pour qu’il se détende. S’il est couché sur le ventre, il peut aussi se calmer en explorant l’espace, même s’il est très jeune.

La continuité des échanges d’expériences vécues, riches de valeurs affectives dans le cadre des découvertes de valeur cognitive, est donc une nécessité pour conforter la variété des interactions fantasmatiques. A leur tour, celles-ci, lorsqu’elles s’appuient sur des expériences variées, ne condamnent pas à la répétition des conduites ; elle risquerait d’enlever leur valeur aux événements et aux leçons qui peuvent en être tirées aussi bien dans le registre affectif que dans la gamme des progrès possibles.

Les interactions fantasmatiques qui viennent d’être évoquées dans ce chapitre répondent donc à l’étude de l’influence réciproque du déroulement de la vie psychique de la mère et de son bébé. Celui-ci a, par ailleurs, sa place dans l’équilibre des relations familiales : son existence conduit à le confirmer ou à le mettre en cause, du fait que sa naissance s’inscrit dans un programme transgénérationnel. Il est nécessaire d’évoquer aussi les effets que les transactions d’affects, d’investissements et de fantasmes ont sur les relations et les communications familiales. On en fera l’étude dans un chapitre ultérieur. Mais auparavant, il est nécessaire d’envisager quelques situations particulières d’interactions fantasmatiques.


257    S. Escalona, The roots of individuality : normal patterns of development in infancy, Chicago, Aldine Publishing Company, 1968.

258 M. David, G. Appell, « La relation mère-enfant », Psychiatrie Enfant, 1966, 9, a, 445-532.

259 B. Brazelton, « Le bébé : partenaire dans l’interaction », in La dynamique du nourrisson, Paris, esf, 198a.

260    Les mots classés entre crochets modifient légèrement la traduction publiée de l’article original de Brazelton. Nous avons souligné le mot incorporation pour témoigner du fait que cet auteur utilise là un terme psychanalytique, sans qu’il en soit évidemment tout à fait conscient.

261    A. Green,« L’enfant modèle », Nouvelle Revue Psychanalyse, 1979, 19, 27-48.

262    B. Grunberoer,« Etude sur la relation d’objets anale », R.franç. Psychanal., 1980, 14, 3, 137-168.

263    S. Freud, « Les trois essais sur la théorie de la sexualité », 1905, Standard Edition, y.

264    D. Josse, M. Robin, « A propos du contenu du langage maternel », à paraître dans Psychiatrie Enfant.

265 B. Cramer, « La psychiatrie du bébé », in La dynamique du nourrisson, Paris, ESP, 198a.

266    S. Lebovici,« Névrose infantile, névrose de transfert », R.franç. Psychan., 1980,5-5,733-1112.

267    S. Lebovici, « L’après-coup et l’organisation de la névrose infantile », in Traumatismes et apris-coup, édité par J. Guillaumin, Toulouse, Privât, 1982.

268 Par hystérisation, nous entendons désigner un processus qui naît chez le psychanalyste lorsque ses capacités d’identification abolissent ou diminuent la secondarisation de sa pensée et qui lui donne un pouvoir intuitif dont il ressent pleinement la validité.

269 « L’insight » est l’état qui désigne la prise de conscience ou plutôt la vue en perspective sur et dans les phénomènes psychiques. Chez le psychanalyste, il met fin au processus « d’hystérisation » que nous venons d’évoquer.

270 R. Spitz, De la naissance à la parole, 1965 (trad. franç. L. Flournoy), Paris, puf, 1968.

271 Les phobies d’impulsion définissent la crainte angoissante d’avoir envie d’accomplir une action ; dans ces cas, il s’agirait d’agressions contre les bébés.

272 ao. S. Lebovici,« Névrose infantile, Névrose de transfert », R. franç. Psyckan., 1980, 3-6, 733-1 na.