Chapitre IV. Linguistique et anthropologie (i)

Pour la première fois, peut-être, des anthropologues et des linguistes se sont réunis dans le but avoué de comparer leurs disciplines respectives. En effet, le problème n’est pas simple. Les difficultés auxquelles nous nous sommes heurtés au cours de nos discussions s’expliquent, me semble-t-il, par plusieurs raisons. Nous ne nous sommes pas contentés de confronter linguistique et anthropologie en nous plaçant sur un plan très général ; il nous a fallu envisager plusieurs niveaux, et il m’est apparu qu’à maintes reprises, nous avons inconsciemment, au cours de la même discussion, glissé d’un niveau à un autre. Commençons donc par les distinguer.

En premier lieu, on s’est occupé du rapport entre une langue et une culture déterminées. Pour étudier une culture, la connaissance de la langue est-elle nécessaire ? Dans quelle mesure et jusqu’à quel point ? Inversement, la connaissance de la langue implique-t-elle celle de la culture ou tout au moins de certains de ses aspects ?

Nous avons aussi discuté à un autre niveau, où la question posée n’est plus celle du rapport entre une langue et une culture, mais plutôt du rapport entre langage et culture en général. Mais n’avons-nous pas quelque peu négligé cet aspect ? Au cours des discussions, on n’a jamais envisagé le problème posé par l’attitude concrète d’une culture envers sa langue.

(i) Traduit et adapté de l’original anglais, Conférence of Anthropolo-gists and Lingnists, Bloomington, Indiana, 1952. Publié d’après une transcription de l’enregistrement sur bande magnétique in. Supplément to International Journal of American Linguistics, vol. 19, n° 2, april 1953, Mem. 8, 1953.

Pour prendre un exemple, notre civilisation traite le langage d’une façon qu’on pourrait qualifier d’immodérée : nous parlons à tout propos, tout prétexte nous est bon pour nous exprimer, interroger, commenter… Cette manière d’abuser du langage n’est pas universelle ; elle n’est même pas fréquente. La plupart des cultures, que nous appelons primitives, usent du langage avec parcimonie ; on n’y parle pas n’importe quand et à propos de n’importe quoi. Les manifestations verbales y sont souvent limitées à des circonstances prescrites, en dehors desquelles on ménage les mots. De tels problèmes ont été évoqués dans nos débats, mais sans leur accorder une importance égale à ceux qui relèvent du premier niveau.

Un troisième groupe de problèmes a reçu encore moins d’attention. Je pense ici au rapport, non plus entre une langue – ou le langage lui-même – et une culture – ou la culture elle-même – mais entre la linguistique et l’anthropologie considérées comme sciences. Cette question, à mes yeux capitale, est pourtant restée à l’arrière-plan de toutes nos discussions. Comment expliquer cette inégalité de trai-rtement ? C’est que le problème des rapports entre langage et ^culture est un des plus compliqués qui soient. On peut d’abord traiter le langage comme un produit de la culture : une langue, en usage dans une société, reflète la culture générale de la population. Mais en un autre sens, le langage est une partie de la culture ; il constitue un de ses éléments, parmi d’autres. Rappelons-nous la définition célèbre de Tylor, pour qui la culture est un ensemble complexe comprenant l’outillage, les institutions, les croyances, les coutumes et aussi, bien entendu, la langue. Selon le point de vue auquel on se place, les problèmes posés ne sont pas les mêmes. Mais ce n’est pas tout : on peut aussi traiter le langage comme condition de la culture, et à un double titre : diachronique, puisque c’est surtout au moyen du langage que l’individu acquiert la culture de son groupe ; on instruit, on éduque l’enfant par la parole ; on le gronde, on le flatte avec des mots. En se plaçant à un point de vue plus théorique, le langage apparaît aussi comme condition de la culture, dans la mesure où cette dernière possède une architecture similaire à celle du langage. L’une et l’autre s’édifient au moyen d’oppositions et

de corrélations, autrement dit, de relations logiques. Si bien qu’on peut considérer le langage comme une fondation, destinée à recevoir les structures plus complexes parfois, mais du même type que les siennes, qui correspondent à la culture envisagée sous différents aspects.

Les remarques qui précèdent visent l’aspect objectif de notre problème. Mais celui-ci comporte aussi des implications subjectives dont l’importance n’est pas moindre. Au cours de nos discussions, il m’a semblé que les motifs qui ont incité les anthropologues et les linguistes à se réunir n’étaient pas de même nature et que ces différences allaient parfois jusqu’à la contradiction. Les linguistes n’ont pas cessé de nous expliquer que l’orientation actuelle de leur science les inquiétait. Ils craignent de perdre le contact avec les autres sciences de l’homme, tout occupés qu’ils sont à des analyses où interviennent des notions abstraites que leurs collègues éprouvent une difficulté croissante à saisir. Les linguistes – et surtout, parmi eux, les structuralistes – s’interrogent : qu’étudient-ils au juste ? Quelle est cette chose linguistique qui semble se décrocher de la culture, de la vie sociale, de l’histoire, et de ces hommes même, qui parlent ? Si les linguistes ont tenu à s’assembler avec les anthropologues, dans l’espoir de se rapprocher d’eux, n’est-ce pas précisément parce qu’ils comptent retrouver, grâce à nous, cette appréhension concrète des phénomènes dont leur méthode semble les éloigner ?

Les anthropologues font à cette démarche un accueil singulier. Vis-à-vis des linguistes, nous nous sentons placés dans une position délicate. Pendant des années, nous avons travaillé côte à côte, et brusquement, il nous semble que les linguistes se dérobent : nous les voyons passer de l’autre côté de cette barrière, longtemps jugée infranchissable, qui sépare les sciences exactes et naturelles des sciences humaines et sociales. Comme pour nous jouer un vilain tour, les voici qui se mettent à travailler de cette façon rigoureuse dont nous nous étions résignés à admettre que les sciences de la nature détenaient le privilège. D’où, en ce qui nous concerne, un peu de mélancolie et – avouons-le – beaucoup d’envie. Nous voudrions apprendre des linguistes le secret de leur succès. Ne pourrions-nous pas, nous aussi, appliquer au champ complexe de nos études – parenté, organisation sociale, religion, folklore, art – ces méthodes rigoureuses dont la linguistique vérifie chaque jour l’efficacité ?

Qu’on me permette d’ouvrir ici une parenthèse. Mon rôle, dans cette séance de clôture, est d’exprimer le point de vue de l’anthropologue. Je voudrais donc dire aux linguistes combien j’ai appris auprès d’eux ; et non point seulement pendant nos séances plénières, mais davantage encore, peut-être, en assistant aux séminaires linguistiques qui avaient lieu à côté, et où j’ai pu mesurer le degré de précision, de minutie, de rigueur auquel les linguistes sont parvenus dans des études qui continuent de relever des sciences de l’homme, au même titre que l’anthropologie elle-même.

Ce n’est pas tout. Depuis trois ou quatre ans, nous n’assistons pas seulement à un épanouissement de la linguistique sur le plan théorique. Nous la voyons réaliser une collaboration technique avec les ingénieurs de cette science nouvelle, dite de la communication. Vous ne vous contentez plus, pour étudier vos problèmes, d’une méthode théoriquement plus sûre et rigoureuse que la nôtre : vous allez trouver l’ingénieur et lui demandez de construire un dispositif expérimental propre à vérifier ou à infirmer vos hypothèses. Ainsi donc, pendant un ou deux siècles, les sciences humaines et sociales se sont résignées à contempler l’univers des sciences exactes et naturelles comme un paradis dont l’accès leur était à jamais interdit. Et voici qu’entre les deux mondes, la linguistique est parvenue à ouvrir une petite porte. Si je ne me trompe, les motifs qui ont amené ici les anthropologues sont donc en curieuse contradiction avec ceux qui y ont conduit les linguistes. Ces derniers se rapprochent de nous dans l’espoir de rendre leurs études plus concrètes ; les anthropologues, eux, sollicitent les linguistes dans la mesure où ceux-ci leur apparaissent comme des guides, capables de les tirer de la confusion à laquelle une trop grande familiarité avec les phénomènes concrets et empiriques semble les condamner. Cette conférence m’est donc parfois apparue comme une sorte de carrousel diabolique, où les anthropologues courent après les linguistes, tandis que ceux-ci pourchassent les anthropologues, chaque groupe essayant d’obtenir de l’autre ce dont celui-ci voudrait précisément se délivrer.

Arrêtons-nous un instant sur ce point. D’où vient le malentendu ? Sans doute, d’abord, de la difficulté inhérente au but que nous nous sommes assigné. J’ai été particulièrement frappé par la séance au cours de laquelle Mary Haas a essayé d’exprimer en formules, au tableau noir, les problèmes fort simples en apparence, du bilinguisme. Il ne s’agissait que du rapport entre deux langues, et déjà, on avait affaire à un nombre énorme de combinaisons possibles, que la discussion n’a fait qu’accroître. En plus des combinaisons, on a dû faire appel à des dimensions qui ont compliqué davantage le problème. Cette réunion nous a d’abord enseigné que tout effort pour formuler dans un langage commun les problèmes linguistiques et les problèmes culturels, nous place d’emblée dans une situation extraordinairement complexe. Nous aurions tort de l’oublier.

En second lieu, nous avons fait comme si le dialogue se déroulait entre deux protagonistes seulement : d’un côté la langue, de l’autre la culture ; et, comme si notre problème pouvait être intégralement défini en termes de causalité : est-ce la langue qui exerce une action sur la culture ? Ou la culture sur la langue ? Nous ne nous sommes pas suffisamment avisés que langue et culture sont deux modalités parallèles d’une activité plus fondamentale : je pense, ici, à cet hôte présent parmi nous, bien que nul n’ait songé à l’inviter à nos débats : l’esprit humain. Qu’un psychologue comme Osgood se soit senti constamment obligé d’intervenir dans la discussion suffit à attester la présence, en tiers, de ce fantôme imprévu.

Même en nous plaçant à un point de vue théorique, nous pouvons, me semble-t-il, affirmer qu’entre langage et culture, il doit exister quelque rapport. Tous deux ont mis plusieurs millénaires à se développer, et cette évolution s’est déroulée parallèlement dans des esprits d’hommes. Je néglige sans doute les cas fréquents d’adoption d’une langue étrangère par une société qui en parlait précédemment une autre. Au point où nous en sommes, nous pouvons nous limiter aux cas privilégiés dans lesquels la langue et la culture ont évolué côte à côte pendant un certain temps, sans intervention marquée de facteurs externes. Nous représenterons-nous alors un esprit humain compartimenté par des cloisons si étanches que rien ne puisse passer au travers ? Avant de répondre à cette question, deux problèmes doivent être examinés : celui du niveau où nous devons nous placer pour chercher les corrélations entre les deux ordres ; et celui des objets mêmes entre lesquels nous pouvons établir ces corrélations.

Notre collègue Lounsbury nous a proposé l’autre jour un exemple frappant de la première difficulté. Les Oneida, a-t-il dit, utilisent deux préfixes pour dénoter le genre féminin ; or, bien qu’il se soit montré, sur le terrain, très attentif aux conduites sociales accompagnant l’emploi de l’un ou de l’autre préfixe, Lounsbury n’a pu repérer des attitudes différentielles significatives. Mais n’est-ce pas que le problème était, au départ, mal posé ? Comment aurait-on pu établir une corrélation au niveau des conduites ? Celles-ci ne se situent pas sur le même plan que les catégories inconscientes de la pensée auxquelles il aurait d’abord fallu remonter par analyse, pour comprendre la fonction différentielle des deux préfixes. Les attitudes sociales relèvent de l’observation empirique. Elles n’appartiennent pas au même niveau que les structures linguistiques, mais à un niveau différent, plus superficiel.

Pourtant, il me semble difficile de traiter en pure coïncidence l’apparition d’une dichotomie propre au genre féminin, dans une société comme celle des Iroquois, où le droit maternel a été poussé jusqu’à son point extrême. Ne dirait-on pas qu’une société, qui accorde aux femmes une importance ailleurs refusée, doive payer sous une autre forme le prix de cette licence ? Prix qui consisterait, en l’occurrence, dans une incapacité de penser le genre féminin comme une catégorie homogène. Une société qui, à l’opposé de presque toutes les autres, reconnaîtrait aux femmes une pleine capacité serait, en retour, contrainte d’assimiler une fraction de ses femmes – les très jeunes filles encore inaptes à jouer leur rôle – à des animaux, et non à des êtres humains. Mais, en proposant cette interprétation, je ne postule pas une corrélation entre langage et attitudes, mais entre des expressions homogènes, déjà formalisées, de la structure linguistique et de la structure sociale.

Je rappellerai ici un autre exemple. Une structure de parenté vraiment élémentaire – un atome de parenté, si l’on peut dire – consiste en un mari, une femme, un enfant et un représentant du groupe dont le premier a reçu la

seconde. La prohibition universelle de l’inceste nous interdit en effet de constituer l’élément de parenté avec une famille consanguine seule ; il résulte nécessairement de l’union de deux familles, ou groupes consanguins. Sur cette base, essayons de réaliser toutes les combinaisons des attitudes possibles au sein de la structure élémentaire, étant admis (seulement pour les besoins de la démonstration) que les rapports entre individus sont définissables par deux caractères : positif et négatif. On s’apercevra que certaines combinaisons correspondent à des situations empiriques, effectivement observées par les ethnographes dans telle ou telle société. Quand les rapports entre mari et femme sont positifs, et ceux entre frère et sœurn égatifs, on vérifie la présence de deux attitudes corrélatives : positive entre père et fils, négative entre oncle maternel et neveu. On connaît aussi une structure symétrique, où tous les signes sont inversés ; il est donc fréquent de rencontrer des dispositions

du type (^_ ou soit deux permutations. Par

contre, des dispositions du type ^ ^ et du type

(^_ sont, les unes fréquentes, mais souvent floues,

les autres rares, et peut-être impossibles sous une forme tranchée, car elles risqueraient de provoquer une fission de la structure élémentaire, diachroniquement ou synchroniquement (1).

De telles formalisations sont-elles transposables sur le terrain linguistique ? Je ne vois pas sous quelle forme. Il est pourtant clair que l’anthropologue utilise ici une méthode voisine de celle du linguiste. Tous deux s’appliquent à organiser des unités constitutives en systèmes. Mais il serait vain de pousser plus loin le parallèle, par exemple en cherchant ' des corrélations entre la structure des attitudes et le système des phonèmes, ou la syntaxe de la langue du groupe considéré. L’entreprise n’aurait aucun sens.

Essayons de cerner notre problème de plus près. Bien souvent, au cours de nos discussions, le nom et les idées de Whorf 49

ont été mis en avant (i). En effet, Whorf s’est employé à découvrir des corrélations entre la langue et la culture, sans toujours parvenir, me semble-t-il, à emporter la conviction. La raison n’est-elle pas qu’il se montre beaucoup moins exigeant pour la culture que pour le langage ? Il aborde ce dernier en linguiste (bon ou mauvais, ce n’est pas à moi d’en décider) ; c’est-à-dire que l’objet auquel il s’arrête n’est pas donné par une appréhension empirique et intuitive de la réalité : il le saisit au terme d’une analyse méthodique et d’un considérable travail d’abstraction. Mais l’entité culturelle qu’il lui compare est à peine élaborée et laissée telle qu’une observation grossière la fournit. Whorf essaye de découvrir des corrélations entre des objets qui relèvent de deux niveaux très éloignés, par la qualité de l’observation et par la finesse de l’analyse auxquelles l’un et l’autre sont soumis.

Plaçons-nous donc résolûment au niveau des systèmes de communication. À propos des sociétés mêmes étudiées par Whorf, on peut faire deux observations. En premier lieu, il est impossible de représenter un système de parenté hopi sous forme d’un modèle à deux dimensions ; trois sont indispensables, condition qui se vérifie d’ailleurs pour tous les systèmes de type Crow-Omaha. Quelle en est la raison ? Le système hopi fait intervenir trois types de dimensions temporelles. L’un correspond à la lignée maternelle (pour Ego femelle) ; c’est un temps chronologique, progressif et continu, où se succèdent, dans l’ordre, les termes grand-mère, mère, (Ego), fille, petite-fille. Il s’agit donc d’un continuum généalogique. Or, les continuums où se déploient les autres lignées ont des propriétés différentes. Dans la lignée de la mère du père, des individus relevant de plusieurs générations sont tous appelés d’un même terme : ainsi une femme est toujours une « sœur du père, » qu’il s’agisse d’une mère, de sa fille ou de la fille de celle-ci. Le continuum est un cadre vide, au sein duquel rien n’arrive ni ne se produit. La lignée maternelle (pour Ego mâle) se déroule dans un troisième type de continuum où, génération après génération, les individus alternent entre deux classes : celle des « germains » et celle des « neveux ». (Fig. 3) 50

On retrouve ces trois dimensions dans le système de parenté zuni, mais sous une forme atténuée et, dirait-on presque, abortive. Il est remarquable, par ailleurs, que le continuum rectiligne de la lignée maternelle y fasse place à un continuum en anneau, avec trois termes seulement : un qui signifie indifféremment « grand-mère » et « petite-fille, » et un pour « mère, » un autre enfin pour « fille. »

Considérons maintenant un troisième système pueblo, celui d’Acoma et de Laguna, groupes qui relèvent d’une autre

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; famille linguistique, le Keresan. Les systèmes se caractérisent par un développement remarquable des termes dits « réci-! proques. » Deux individus qui occupent une position symé-1 trique par rapport à un troisième se désignent l’un l’autre par un seul terme.

| En passant des Hopi à Acoma, nous observons donc plu-j sieurs transformations des systèmes de parenté. Un modèle, à trois dimensions fait place à un modèle à deux dimen-! sions. Un système de référence à trois ordonnées, représentables sous forme de continuums temporels, s’altère à Zuni et devient, à Acoma, un continuum spatio-temporel. En effet, un observateur, membre du système, ne peut penser sa relation avec un autre membre, sinon par l’intermédiaire

d’un troisième qui doit donc être donné simultanément.

Or, ces transformations correspondent à celles que l’étude des mythes permet de dégager quand on compare les versions des mêmes mythes chez les Hopi, à Zuni et à Acoma. Prenons pour exemple le mythe d’émergence. Les Hopi le conçoivent sur un modèle généalogique : les divinités forment une famille, étant respectivement mari, femme, père, grand-père, fille, etc., les unes par rapport aux autres, un peu à la façon du panthéon des anciens Grecs. Cette structure généalogique est loin d’être aussi nette à Zuni, où le mythe correspondant s’organise plutôt de manière historique et cyclique. Autrement dit, l’histoire est subdivisée en périodes dont chacune reproduit approximativement la précédente et dont les protagonistes entretiennent des rapports d’homologie. À Acoma enfin, la plupart des protagonistes, conçus chez les Hopi et à Zuni comme des individus, se trouvent dédoublés sous forme de paires dont les termes s’opposent par des attributs antithétiques. Ainsi la scène de l’émergence, placée au tout premier plan dans les versions hopi et zuni, tend à s’effacer à Acoma derrière une autre scène : création du monde par l’action conjuguée de deux pouvoirs, celui d’en haut et celui d’en bas. Au lieu d’une progression continue, ou périodique, le mythe se présente comme un ensemble de structures bi-polaires, analogues à celles qui composent le système de parenté.

Qu’en pouvons-nous conclure ? S’il est possible de constater une corrélation entre des systèmes relevant de domaines aussi éloignés, au moins en apparence, que la parenté et la mythologie, l’hypothèse qu’une corrélation du même type existe aussi avec le système linguistique n’a rien d’absurde ou de fantaisiste. Quel genre de corrélation ? c’est au linguiste de le dire ; pour l’anthropologue il serait toutefois surprenant qu’aucune corrélation ne puisse être décelée, sous une forme ou sous une autre. Une fin de non-recevoir impliquerait que des corrélations manifestes entre des domaines très éloignés – parenté et mythologie – s’évanouissent quand on compare d’autres domaines, comme ceux de la mythologie et de la langue, qui sont certainement plus voisins.

Cette manière de poser la question nous rapproche du linguiste. En effet, celui-ci étudie ce qu’il appelle les aspects,

1 entre autres celui du temps. Il se préoccupe donc des moda-! lités diverses que la notion de temps peut prendre dans une i langue donnée. Ne peut-on comparer ces modalités, telles qu’elles se manifestent sur le plan linguistique et sur celui de la parenté ? Sans préjuger l’issue du débat, il me semble au moins qu’on est en droit de l’ouvrir et que la question posée comporte une réponse, que celle-ci soit oui ou non.

Je passe maintenant à un exemple plus complexe, mais qui'1 me permettra de mieux montrer comment l’anthropologue doit conduire son analyse, s’il souhaite aller au-devant du 1 linguiste et le rencontrer sur un terrain commun. Je me. propose de considérer deux types de structures sociales observables dans des régions éloignées : l’une va approximativement de l’Inde à l’Irlande, l’autre de l’Assam à la Mandchourie. Qu’on ne me fasse pas dire que chaque région illustre ce seul type de structure sociale, à l’exclusion de ’ tous les autres. Je postule seulement que les exemples les > mieux définis et les plus nombreux de chaque système se ! rencontrent dans les deux régions précitées, dont nous lais-j serons les contours assez vagues, mais qui correspondent i grossièrement à l’aire des langues indo-européennes et à celle, des langues sino-tibétaines, respectivement.

Je caractériserai les structures en question au moyen de trois critères : les règles du mariage ; l’organisation sociale ; le système de parenté :

 

A ire indo-européenne.

Aire sino-tibétaine.

Règles

DU MARIAGE

systèmes circulaires, résultant directement de règles explicites, ou indirectement, du fait que le choix du conjoint est déterminé par des lois de probabilité.

systèmes circulaires, donnés en coexistence avec des systèmes d’échange symétrique.

Organisation

sociale

unités sociales nombreuses, organisées en structures complexes (du type : famille étendue).

unités sociales peu nombreuses, organisées en structures simples (du type : clan ou lignée).

Système

DE PARENTÉ

a) subjectif ;

b) termes peu nombreux.

a) objectif ;

b) termes très nombreux.

Considérons d’abord les règles du mariage. La plupart des 1 systèmes qu’on rencontre dans l’aire indo-européenne peuvent être réduits, en dépit d’une diversité apparente, à un type I simple que j’ai appelé ailleurs système circulaire, ou forme I simple d’échange généralisé, parce qu’il permet l’intégration ! d’un nombre quelconque de groupes. La meilleure illustration I d’un tel système est fournie par la règle du mariage préférentiel avec la fille du frère de la mère, par la simple opération de laquelle un groupe A reçoit ses femmes d’un groupe B,

B de C, et C de A. Les partenaires sont donc disposés en cercle et le système fonctionne quel que soit leur nombre, i puisqu’il est toujours possible d’introduire un partenaire ;] supplémentaire dans le circuit.

Je ne postule pas qu’à un moment reculé de leur histoire, toutes les sociétés parlant une langue indo-européenne ont pratiqué le mariage avec la fille du frère de la mère. Mon hypothèse n’a rien d’une reconstruction historique ; je me 1 borne à constater que la plupart des règles matrimoniales | observables dans une aire qui est aussi celle des langues indoeuropéennes, appartiennent, directement ou indirectement, < à un même type, dont la règle de mariage précitée offre le modèle logique le plus simple.

En ce qui concerne maintenant l’organisation sociale, la famille étendue semble être la forme la plus fréquente dans le monde indo-européen. On sait qu’une famille étendue se compose de plusieurs lignées collatérales réunies pour l’ex – I ploitation d’un domaine commun, tout en préservant une 1 certaine liberté quant à leurs alliances matrimoniales. Cette I dernière condition est importante, car si toutes les familles | étendues étaient en tant que telles assimilées à des parte – J naires dans un système d’échange matrimonial (par exemple, | la famille A prenant ses épouses exclusivement dans B,

B dans C, etc.), les familles étendues se confondraient avec < des clans.

Cette différenciation des lignées collatérales, au sein de la famille étendue, est assurée de plusieurs manières par les systèmes indo-européens. Certains, qu’on peut toujours étu – (dier dans l’Inde, édictent une règle préférentielle de mariage I applicable seulement à la lignée aînée, les autres j ouissant d’une, indépendance plus grande, qui peut même aboutir à un choix

libre, réserve faite des degrés prohibés. Le système des : anciens Slaves, tel qu’il est possible de le restituer, offre des traits singuliers suggérant que la « lignée exemplaire » (c’est-à-dire la seule, dans la famille étendue, assujettie à une règle J matrimoniale stricte) ait pu être oblique par rapport à l’axe patrilinéaire de filiation, la charge de satisfaire à la règle préférentielle passant, à chaque génération, d’une lignée à une autre. Quelles que soient les modalités, un trait commun demeure : dans les structures sociales fondées sur la famille ! étendue, les différentes lignées constituant chaque famille j ne sont pas astreintes à une règle de mariage homogène. Autrement dit, la règle étant posée, elle comporte toujours de nombreuses exceptions. Enfin, les systèmes de parenté indo-européens utilisent fort peu de termes, et ceux-ci sont organisés dans une perspective subjective : les relations de, parenté sont conçues par rapport au sujet, et les termes se font d’autant plus vagues et rares qu’ils s’appliquent à des parents éloignés. Des termes tels que père, mère, fils, fille, frère et sœur ont une précision relative. Ceux d’oncle et de tante sont déjà très élastiques. Au-delà, nous n’avons pratiquement plus de termes disponibles. Les systèmes indo-! européens sont donc des systèmes égocentriques.

Examinons maintenant l’aire sino-tibétaine. On y rencontre juxtaposés deux types de règles matrimoniales. L’un correspond à celui décrit ci-dessus pour l’aide indo-européenne ; I l’autre peut être défini sous sa forme la plus simple, comme un mariage par échange, cas particulier du type précédent. Au lieu d’intégrer un nombre quelconque de groupes, ce second système fonctionne avec des groupes en nombre pair : 2, 4, 6, 8, les échangistes étant toujours groupés deux à deux.

, Quant à l’organisation sociale, elle se caractérise par des (formes claniques, simples ou complexes. Néanmoins, la com-Iplexité n’est jamais réalisée de façon organique (comme avec |les familles étendues). Elle résulte plutôt, mécaniquement, de la subdivision des clans en lignées ; autrement dit, les éléments peuvent s’accroître en quantité, mais la structure elle-même reste simple.

Les systèmes de parenté possèdent souvent beaucoup de termes. Ainsi, dans le système chinois, les termes se comptent

par centaines et on peut créer indéfiniment des termes nou – | veaux par combinaison des termes élémentaires. Il n’est j donc pas de degré de parenté, aussi éloigné soit-il, qu’on ne puisse décrire avec la même précision que le degré le plus rapproché. En ce sens, nous avons affaire à un système (complètement objectif. Comme l’a remarqué il y a longtemps i Kroeber, on ne saurait concevoir de systèmes de parenté plus ' différents l’un de l’autre que le chinois et l’européen.

Nous sommes donc conduits aux conclusions suivantes. Dans l’aire indo-européenne, la structure sociale (règles du mariage) est simple, mais les éléments (organisation sociale) I destinés à figurer dans la structure, sont nombreux et complexes. Dans l’aire sino-tibétaine, la situation se renverse. La. I structure est complexe puisqu’elle juxtapose, ou intègre, deux types de règles matrimoniales, mais l’organisation sociale, I de type clanique ou équivalent, demeure simple. D’autre | part, l’opposition entre structure et éléments se traduit au niveau de la terminologie (c’est-à-dire à un niveau déjà lin – i guistique) par des caractères antithétiques, tant en ce qui concerne l’armature (subjective ou objective) que les termes j eux-mêmes (nombreux ou peu 7io ? nbreux).

Quand nous décrivons ainsi la structure sociale, ne pou – j vons-nous, au moins, engager le dialogue avec le linguiste ? Au cours d’une séance précédente, Roman Jakobson déga – I geait les caractères fondamentaux des langues indo-euro – j péennes. On y observe, disait-il, un décalage entre la forme et la substance, de multiples exceptions aux règles, une grande I liberté quant au choix des moyens pour exprimer la même j idée… Tous ces traits ne ressemblent-ils pas à ceux que nous avons retenus à propos de la structure sociale ?

Pour définir convenablement les relations entre langage j et culture, il faut, me semble-t-il, exclure d’emblée deux hypothèses. L’une selon laquelle il ne pourrait y avoir aucune relation entre les deux ordres ; et l’hypothèse inverse d’une i corrélation totale à tous les niveaux. Dans le premier cas, nous serions confrontés à l’image d’un esprit humain inarticulé et morcelé, divisé en compartiments et en étages entre lesquels toute communication est impossible, situation bien étrange et sans rapport avec ce qu’on constate dans d’autres domaines de la vie psychique. Mais si la correspondance entre

la langue et la culture était absolue, les linguistes et les anthropologues s’en seraient déjà aperçus, et nous ne serions pas ici pour en discuter. Mon hypothèse de travail se réclame donc d’une position moyenne : certaines corrélations sont probablement décelables, entre certains aspects et à certains niveaux, et il s’agit pour nous de trouver quels sont ces aspects et où sont ces niveaux. Anthropologues et linguistes peuvent collaborer à cette tâche. Mais la principale bénéficiaire de nos découvertes éventuelles ne sera ni l’anthropologie, ni la linguistique, telles que nous les concevons actuels lement : ces découvertes profiteront à une science à la fois ! très ancienne et très nouvelle, une anthropologie entendue aul sens le plus large, c’est-à-dire une connaissance de l’hommel associant diverses méthodes et diverses disciplines, et qui nous révélera un jour les secrets ressorts qui meuvent cet hôte, présent sans avoir été confié à nos débats : l’esprit humain.