VI. Trajectoire de la bisexualité (1975)

Le rapport de Christian David vient heureusement combler une lacune de la littérature psychanalytique, sensible spécialement en France. A ma connaissance, la question de la bisexualité n’a jamais été abordée de façon aussi large, aussi systématique, et avec autant de profondeur, je ne suis sûrement pas le seul à en avoir eu le sentiment. Il faut rappeler aussi — ce n’est pas inutile puisque le souci de produire un effet sur le lecteur, si possible en le déroutant, parait être le principal dans bien des écrits qui nous sont proposés —, il faut rappeler, donc, quelle satisfaction on tire d’un texte capable de transmettre réellement un savoir, une expérience et une réflexion. A cet égard, je souscris entièrement aux remarques critiques de Ch. David, dans le dernier chapitre de son travail, sur l’influence d’un certain irrationalisme à la mode, qui déclare la recherche de la vérité caduque et tend même à dévaluer le déchiffrement des significations.

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Je suis pleinement d’accord avec un premier point, posé en clair dans le titre même du rapport : de même qu’en parlant de sexualité nous entendons toujours psychosexualité, de même c’est toujours avec la bisexualité psychique que nous avons affaire. Cela dit, il est certain que cette manière de voir, à nos yeux toute naturelle, nous porte facilement à minimiser le rôle de l’ordre bio-anatomo-physiologique où tout pourtant trouve son origine. Il est vrai qu’en échange

nous y gagnons en cohérence, puisque par là nous pouvons prendre quelque distance relativement à une « articulation impossible » entre deux ordres de faits à certains égards hétérogènes.

Ch. David a fort bien vu à quoi expose une pareille attitude, aussi met-il plus d’une fois en garde contre tout ce qui pourrait conduire à rompre « le lien de la psychosexualité et de la bisexualité psychique avec la réalité sexuelle corporelle ». D’un autre côté, il me semble que cette façon de poser le problème dénote un choix, à tout le moins le choix d’un accent. Ainsi dans cette phrase où, après avoir souligné la nécessité du lien en question, l’auteur affirme que psychosexualité et bisexualité psychique débordent largement la réalité sexuelle corporelle et parfois même s’en rendent indépendantes. En cela il se réfère à L. Kreisler \ qui lui aussi en vient à faire prévaloir environnement socio-familial et vie fantasmatique sur tout autre facteur, aucun élément biologique, selon lui, n’étant jusqu'ici à même de rendre compte de la bisexualité. Or, justement, c’est ce jusqu'ici qui me paraît important. Freud pour sa part s’est gardé de trancher dans le débat : il maintient tranquillement les deux façons de voir

— celle qui fait à la référence biologique une place dominante et celle qui la réduit ou même l’exclut — dans une sorte de juxtaposition qui me paraît être une précieuse indication.

Lorsque Ch. David nous dit, à propos de la figuration dans le rêve, que l’anatomie a valeur de signifiant essentiellement relié à l’exigence de figurabilité, où les représentations imagées de divers caractères sexuels... engagent l’érogénité globale du corps bien en deçà du génital, et entrent en résonance avec l’érotique personnelle bien au-delà du sexe, il est certes tentant de le suivre dans cette voie. Mais quel que soit le poids de l’argument, je crains qu’on ne soit amené par là à comprendre le sexuel comme quelque chose de diffus, d’assimilable en quelque sorte à la vie en général, ce qui entraînerait une certaine neutralisation de la psychosexualité, celle-ci étant alors exposée à perdre son lien fondamental avec la jouissance. Le passage de P. Schilder cité dans le rapport montre bien le danger. Traitant des possibilités de transfert

1. L. Kreisler, « Les intersexuels avec ambiguïté génitale », in La Psychiatrie de l’enfant, XIII, n° 1, 1970, p. 5-127.

de ce qui se passe dans une partie du corps à une autre, Schilder définit les notions de saillie et de cavité comme les déterminants fondamentaux de notre attitude à l’égard du corps et de l’image du corps. Or c’est inverser la conception psychanalytique classique, qui, elle, voit l’origine de ces notions de saillie et de cavité, notions abstraites et opératoires, dans la représentation fortement investie des organes génitaux. Il n’y a pas un en deçà de l’image du sexe érotiquement investie ; les idées ne viennent qu’après, de surcroît, et l’organe génital est la référence pour tous les organes, voire pour le corps tout entier.

Mais revenons au rôle de l’environnement familial et à celui du fantasme qui, dit-on, sont capables de submerger les forces biologiques et le déterminant anatomique dans la différenciation psychosexuelle. Il est certain que l’attitude inconsciente de la mère intervient plus ou moins largement dans cette différenciation. Dans un autre passage cité par Chr. David, Kreisler concède que ces attitudes inconscientes sont déterminées au moins en partie par la vue des organes génitaux du nouveau-né, ce qui revient à confirmer l’importance du facteur anatomique. Mais ce qui pour ma part me semble essentiel, c’est que dans l’immense majorité des cas, l’anato-mie du nouveau-né et les forces biologiques qui la conditionnent ont un poids absolument décisif. Le regard intensément « sexualisé » que la mère porte sur le sexe anatomique de son nouveau-né — un sexe immédiatement reconnu par l’inconscient comme porteur d’une capacité de jouissance — influence son attitude bien davantage que les ambiguïtés de sa fantasmatique personnelle. Dans le cas contraire, c’est évident, les transsexuels seraient infiniment plus nombreux qu’ils ne le sont.

Je me méfie donc de tout ce qui, distendant par trop les interrelations entre les ordres biologique et psychique, risque de faire de la bisexualité psychique quelque chose de désincarné. N’oublions pas en effet que lorsqu’elles sont accessibles, les figures liées à la bisexualité ne sont pas seulement ni avant tout des attitudes ou des mouvements de la pensée ; ce sont des images, des représentations d’organes et de fonctions — des fantasmes qui ont du corps. Faute de pouvoir ici m’appesantir sur cet aspect du problème, je me borne à rapporter brièvement quelques cas cliniques propres à l’éclairer, en précisant toutefois ceci : les figures ou les fantasmes dans lesquels la bisexualité s’exprime clairement sont toujours marqués par des traits d’étrangeté qui, d’une part, contribuent à leur donner ce que j’appelle du corps, et d’autre part les apparentent à des symptômes, aux moments d’une évolution. C’est donc de ces figures singulières que je pars pour aborder la bisexualité « normale », de la même façon que Freud s’est attaché au symptôme hystérique, par exemple, pour comprendre le fonctionnement « normal » de l’appareil psychique en général.

Un homme jeune était venu consulter pour des difficultés d’érection. Son thérapeute, une femme, rapporte qu’au moment où le patient lui parle de ses essais infructueux, elle a soudain le fantasme suivant : elle est dotée d’un pénis implanté au beau milieu de son propre abdomen, entre pubis et nombril. Ce pénis qui lui sort littéralement du ventre, c’est en vain qu’elle s’efforce, mentalement, de le faire descendre à une position plus naturelle. Brusquement elle comprend qu’en imaginant une localisation aberrante de l’organe, elle exprime son désir de le posséder sans toutefois renoncer à ce qu’elle possède déjà : « J’ai tout, se dit-elle, cela a à voir avec la grossesse. » Elle se rappelle alors que la fiancée de son patient était censée ne pas pouvoir avoir d’enfant.

Autre cas. Une patiente me fait part de son trouble : quoique médecin, elle ne sait plus si le pénis passe au-dessus ou au-dessous de la symphyse pubienne. Ayant rapporté le fait à des hommes, j’ai constaté que certains éprouvaient un sentiment de doute et d’étrangeté, qui s’accompagnait d’une impulsion — évidemment combattue — à vérifier ce qu’il en était réellement ! J’en ai conclu que dans tout ce qui a trait aux phénomènes de dépersonnalisation et, en général, aux problèmes de l’identité, la problématique bisexuelle doit être prise en considération.

Voici maintenant un matériel onirique remarquable, qui évoque la coutume dont Ch. David a parlé, à savoir la subincision du pénis pratiquée par certaines tribus australiennes et nommée traditionnellement « vagin ». Un homme jeune fait le rêve suivant : il consulte un médecin pour un symptôme mal déterminé qui affecte son appareil génito-urinaire. Tandis que le médecin l’examine, il découvre sur le côté de son pénis ou à proximité de l’organe une poche qui, dans le rêve même, le fait penser à un vagin. D’un geste preste, le médecin porte la main sur cette poche pour en faire sortir un second pénis, en s’écriant : « La voilà, la raison de vos souffrances ! » Je n’entrerai pas dans le réseau des associations qui se sont développées à partir de là, je veux seulement montrer comment les figures de la bisexualité viennent pour ainsi dire se mettre au service d’une problématique névrotique classique, et comment le glissement de sens affecte parfois le mot « bisexuel » lui-même, qui signifie alors deux pénis. On aura d’ailleurs remarqué que dans tout ce matériel clinique, il ne s’agit jamais que d’un ajout, ce qui articule nettement la problématique bisexuelle avec celle de la castration.

J’aimerais enfin mentionner un fait que la psychosomatique nous a permis d’observer. On connaît bien maintenant certains traits de comportement — compétitivité, besoin d’indépendance, intolérance à la passivité — qui, chez les sujets atteints de maladie ulcéreuse duodénale, pourraient presque être assimilés à une structure tant ils sont précis et organisés. Or chez la femme, qui est de plus en plus atteinte de cette affection, on a pu observer parallèlement au comportement « viril » rappelé plus haut, et dans des proportions statistiquement significatives, les caractères morphologiques d’an-drogynie : disparition du cubitus valgus, présence d’un appendice xyphoïde, pilosité pubienne remontant sur la ligne blanche. C’est là l’un de ces faits d’expérience qui demandent certes à être interprétés, mais qui, me semble-t-il, ne devraient pas être négligés.

Un mot encore sur le rapport entre psychosexualité et jouissance. On parle souvent à propos de bisexualité du fantasme de maternité chez l’homme. J’ai été frappé plus d’une fois de la facilité avec laquelle ce fantasme émergeait, tout se passant comme si, pour formuler ce souhait ou accepter de le rapporter à tel ou tel appétit de réalisation, l’homme n’avait pas une bien grande résistance à vaincre. En fait j’ai pu constater en diverses circonstances que ce fantasme de maternité, qui pour certains ferait pendant à l’envie du pénis chez la femme, recouvrait un fantasme bien différent : celui de posséder également l’appareil féminin (clitoris, vulve, vagin), en tant que dispensateur de jouissances supposées plus grandes. La preuve en est que, dans les fantasmes de l’homme, la trace d’un appareil sexuel « oublié » est quelquefois localisée dans la région comprise entre la base du pénis et l’anus, région qui prend alors la valeur d’une zone érogène originale. L’enracinement de la bisexualité psychique dans le corps me paraît donc assuré par le plaisir et la jouissance, lesquels sont encore une pièce essentielle de l’articulation entre identité et bisexualité. Significatif à cet égard est le cas particulier du masochiste pervers, forcé par son économie même à une recherche extrême de la jouissance, et chez qui l’angoisse de castration peut littéralement se volatiliser : il est prêt en effet à « renoncer » à son pénis en échange d’une puissance orgastique nécessaire à une meilleure délimitation de son Moi1. Jouir comme une femme — c’est peut-être parce qu’il assume ce désir, après avoir suffisamment élaboré son angoisse de castration, il est vrai, que l’analyste de sexe masculin peut tirer pleinement parti de son contre-transfert et même se vivre dans la relation analytique avec une patiente non seulement comme femme, mais également comme femme homosexuelle.

Pour une théorie de la bisexualité, le masochisme pervers que je viens d’évoquer me paraît spécialement digne d’intérêt. L’étude que je lui ai consacrée est sur ce point assez démonstrative puisque nous y voyons le masochiste exposer sa bisexualité dans sa chair même 2. Parmi les tatouages dont cet homme était couvert, je ne rapporte que ceux qui nous concernent ici : « Je suis une salope », « Je suis une putain », « Servez-vous de moi comme d’une femelle, vous jouirez bien. » D’après lui, d’ailleurs, son anus aurait été élargi de telle sorte « qu’il ait l’air d’un vagin », ce qui se passe naturellement de commentaires. Toutefois j’ai d’autres raisons théoriques d’insister sur ce cas spécialement démonstratif.

C’est lui qui m’a suggéré naguère de substituer au terme de masochisme celui de mouvement masochique, j’entendais par là un processus comprenant comme autant d’étapes évolutives le masochisme érogène, le masochisme dit féminin et le masochisme moral (cette idée de mouvement inspirait également la notion de processus d'affectation que j’ai proposée

1.    Cf., infra, « Un cas de masochisme pervers. Esquisse d’une théorie ».

2.    Ibid.

en 1970, dans une intervention sur le rapport d’A. Green, pour définir un trajet allant du plus profond de l’appareil psychique et même du corps, où le phénomène prend sa source, vers ce point évolutif extrême où le langage spécifie l’émoi). Une démarche analogue me conduit ici à parler de trajectoire de la bisexualité, notion capable, me semble-t-il, de réduire quelque peu l’opposition entre bisexualité biologique et bisexualité psychique. Selon moi, en effet, la bisexualité psychique se gagne, elle est le terme d’une évolution au cours irrégulier, difficile, toujours en danger de s’arrêter. Le masochiste pervers, le transsexuel, l’homosexuel m’apparaissent comme des moments de cette trajectoire qui, partant d’un statut biologique fondamental, aboutit à ce que j’appellerai une bisexualité psychique complète, c’est-à-dire à un point où les composantes masculine et féminine sont si bien intégrées qu’elles ne peuvent plus, idéalement, être ni reconnues ni dissociées. Si ces cas tellement ambigus (transsexuels, travestis, etc.) ont l’avantage de définir certaines étapes du développement de la bisexualité, c’est donc précisément à leur propos que parler de bisexualité psychique me paraît le moins justifié. Il y aurait plutôt lieu de considérer le problème sous l’angle d’un rapport éventuel unissant, ou opposant, une bisexualité psychique pleinement élaborée et la bisexualité inconsciente évoquée par Ch. David, dans laquelle intervient décisivement le mécanisme du refoulement. Je note encore que cette trajectoire avec ses différents moments peut apparaître chez un même individu, tout se passant comme si l’intégration des composantes masculine et féminine s’effectuait au rythme alternatif de mouvements progrédients et de mouvements régrédients, si je puis me permettre cette analogie. En témoignent les fantasmes et activités oniriques que je mentionnais plus haut, ainsi que certains moments de l’activité sexuelle. L’élaboration de la bisexualité, biologique dans son essence, n’est jamais acquise définitivement ; elle est jalonnée par la résurgence de figures intermédiaires, preuves d’un achoppement du mouvement d’intégration, dans lesquelles l’opposition entre tendances masculines et tendances féminines revêt des formes plus ou moins spectaculaires. A partir de là, on serait tenté de définir la bisexualité essentielle comme une exigence de travail imposée à l’appareil

psychique, ce qui fait penser à la définition de la pulsion.

La remarque d’une patiente qui, en reconnaissant soudain l’expression manifeste de ses tendances masculines et féminines s’écrie : « Je ne suis ni un homme, ni une femme, je ne suis rien du tout ! », me conduit à aborder brièvement la question de l’identité. Sans approfondir tous les aspects du lien qui unit identité sexuelle et identité tout court, je retiendrai surtout que les singularités anatomiques, physiologiques, psychiques ou de comportement passent assez facilement pour des expressions de la bisexualité. Or quand ces singularités apparaissent dans un climat d’étrangeté — ce qui est fréquent —, elles traduisent souvent une précarité de l’investissement du Moi, donc une perturbation du sentiment de l’identité. C’est pourquoi on incline à considérer la bisexualité psychique comme un facteur de morbidité et de fragilité, ce que Ch. David n’a pas tort de critiquer. A rigoureusement parler, la bisexualité essentielle n’est pas un facteur de morbidité, mais un fait basai que l’appareil psychique doit traiter, c’est-à-dire élaborer, et non pas dissoudre comme certains le voudraient.

Je viens maintenant à considérer, toujours sous l’angle d’une trajectoire de la bisexualité, les relations de la bisexualité et du sexe féminin, auxquelles Ch. David s’est longuement attaché. Pour lui, il est clair que si Freud n’a pas fourni une théorie achevée de la bisexualité, c’est en raison de ses positions insuffisantes sur la féminité et de la prévalence qu’il attribue au phallus dans les deux sexes. Je me demande au contraire si la dominante féminine ne fait pas obstacle à une pleine bisexualité psychique, aboutissement de la trajectoire où tendances masculines et tendances féminines sont indissociables et, dans le meilleur des cas, impossibles à identifier. Le plein développement de la psychosexualité permettant l’intégration de la « femellité » et par conséquent une bisexualité psychique complète, il me semble en effet que c’est le phallus qui, avec la castration, est seul en mesure de l’assurer.

S’il est vrai que l’embryon mâle résulte de l’évolution d’une ébauche fondamentalement femelle (ou neutre encore), et qu’ainsi une double exigence lui soit imposée presque dès le début ; s’il est vrai que le garçon doit conquérir son identité de garçon, alors que pour la fille le sentiment de sa féminité va de soi, il faut admettre que le garçon doit faire face à une plus grande exigence de travail. Bien que soumise à la nécessité d’un triple changement d’objet, la fille, nous dit-on, n’a pas d’efîort spécial à fournir pour accéder à la même identité que sa mère ; dès lors le « manque à être garçon », lisible jusque dans le destin de l’embryon dont elle est issue, ne représente pas un facteur d’évolution, mais bien plutôt une cause de fixation. De là que chez elle, les caractères de la bisexualité soient plus manifestes et plus fréquents qu’on ne le dit : ils témoignent d’un arrêt de la trajectoire évolutive de la bisexualité, tout comme la féminité elle-même qui, lorsqu’elle est revendiquée ostensiblement, n’est bien souvent que le masque d’une exigence phallique.

Je voudrais enfin m’arrêter un instant à l’idée de médiation bisexuelle, introduite dans le dernier chapitre du rapport, à quoi Ch. David accorde visiblement une importance extrême. C’est en effet une notion essentielle, dont pour ma part je retiendrai surtout un aspect : l’assimilation de la bisexualité à un processus créateur.

C’est un fait d’observation courante que certains hommes dont le talent artistique est reconnu présentent des traits féminins marqués, tandis que les femmes ayant à quelque titre une authentique activité créatrice montrent parfois des caractères virils. Faut-il en déduire que la présence ou la prédominance chez un individu des caractères propres au sexe opposé a la valeur d’un processus créateur ? J’avoue mon embarras. D’après Ch. David, on se plaît d’ordinaire davantage à souligner les effets inhibiteurs et la morbidité éventuelle de la bisexualité que sa capacité de médiation, son pouvoir de créer. Sans doute, mais n’a-t-on pas également lié étroitement morbidité et génie artistique ? Les exemples ne manquent pas, reste à savoir si on peut s’appuyer sur eux pour avancer que, du point de vue de la créativité, bisexualité et morbidité ont des fonctions identiques et doivent par conséquent être rapprochées. A mon avis, mieux vaut envisager le problème autrement.

S’il y a dans la bisexualité un élément créateur, ou plutôt des conditions propres à favoriser la création, c’est grâce à une tension conflictualisée entre tendances masculines et tendances féminines, lesquelles imposent à l’appareil psychique un travail original, proprement créateur ou non, précisément parce qu’elles ne sont pas intégrées à un niveau suffisant. Dans cette perspective, on pourrait dire que l’exigence est d’autant plus grande que l’élément opposé au sexe biologique est plus important. La créativité, à quoi soit dit en passant je n’attache pas une valeur particulière, serait alors à considérer comme la conséquence presque fatale d’un conflit, et les objets créés n’en seraient que les effets latéraux. Rendue possible par les achoppements de la trajectoire de la bisexualité — la fixation du mouvement évolutif en certains points étant mise en évidence par des attitudes, fantasmes, formes d’activité sexuelle, etc., caractéristiques du sexe opposé —, la créativité n’a pas de raison d’être, tout au moins sous la forme que nous connaissons, lorsque l’opposition discordante des tendances masculines et féminines s’est résolue par leur intégration. Ce qui, heureusement peut-être, ne doit pas se produire trop souvent.