4. Le problème de l’agir et du passage à l’acte

I. – Introduction

L’opposition entre conduite agie et conduite mentalisée prend toute son importance à l’adolescence. À cet âge l’agir est considéré comme un des modes d’expression privilégiée des conflits et des angoisses de l’individu. Il se manifeste dans la vie quotidienne de l’adolescent dont la force et l’activité motrice se sont brutalement développées ; il se manifeste également au niveau psycho-pathologique dans les troubles du comportement qui représente un des motifs de consultation les plus fréquents en psychiatrie de l’adolescence.

Sous le terme d’agir se retrouvent plusieurs types de conduite répondant à des définitions différentes selon les modèles utilisés.

1° Le modèle de compréhension clinique et phénoménologique

Ici on distingue d’un côté « l’acte » et le « passage à l’acte » de l’autre l’impulsion et la compulsion.

a) « L’acte » est une conduite spontanée à haute portée positive, rapide comme un éclair, accomplie sans réflexion mais nullement irréfléchie pour autant. Nous retrouvons fréquemment ces gestes chez l’adolescent évoquant une spontanéité parfois même une culpabilité inconsciente. Beaucoup d’attitudes généreuses en particulier à l’égard des opprimés prennent cette forme.

b) « Le passage à l’acte » est le plus souvent violent et agressif à caractère fréquemment impulsif et délictueux (A. Porot, 1969). L’expression française « passage à l’acte » a l’inconvénient en psychiatrie d’une utilisation qui limite son usage à des situations violentes et interdites par la Loi, le vol en est un exemple.

c) L’impulsion désigne quant à elle la survenue soudaine, ressentie comme une urgence, d’une tendance à accomplir tel ou tel acte. Celui-ci s’effectue hors de tout contrôle et généralement sous l’emprise de l’émotion.

d) La compulsion est un type de conduite que le sujet est poussé à accomplir par une contrainte interne. Cette conduite est complexe et implique toujours une lutte interne. À la différence de l’impulsion, la compulsion peut se manifester dans une action mais également dans une pensée, une opération défensive et même une séquence complète de comportements.

2° Le modèle de compréhension psychanalytique. – De leur côté les psychanalystes distinguent « l’acting out » et les « actes symptômes ».

a) « L’acting out » désigne les actions présentant le plus souvent un caractère impulsif relativement en rupture avec les systèmes de motivations habituelles du sujet, isolables dans le cours de ses activités, prenant souvent une forme auto ou hétéro-agressive. Il représente une des vicissitudes du transfert s’opposant à la verbalisation et à la remémoration.

b) « Les actes symptômes » ont une fonction totalement différente et même opposée : « véritable compromis qui révèle tout en déguisant ses origines et ses éléments l’existence d’un conflit », ils sont préalables à la cure psychanalytique dans laquelle ils tendent à être remplacés par la verbalisation et justement par les vicissitudes du transfert.

L’étude des actes chez les adolescents peut évidemment rendre compte de l’une ou l’autre de ces définitions selon leur mode et selon le contexte où on les observe.

A. – Facteurs favorisant l’agir chez tout adolescent

L’agir n’est pas seulement le fait de l’adolescent présentant des troubles psychiques, il est une caractéristique de tout adolescent. Deux séries de facteurs favorisent l’agir :

— facteurs environnementaux ;

— facteurs internes.

1° Les facteurs environnementaux. – Parmi ceux-ci nous citerons brièvement : 1) le changement de statut social : le passage de l’enfance à l’âge adulte au travers de l’adolescence constitue une période de changement qui comme tout changement est une incitation à l’agir ; 2) le contenu même de ce nouveau statut social : la liberté, l’autonomie, l’indépendance, nouvellement acquises favorisent l’agir (cf. p. 11) ; 3) les stéréotypes sociaux : les adolescents ont tendance par leur agir à conforter l’idée que se font les adultes des caractéristiques de cette période volontiers dénommée « crise de violence » ; 4) l’interaction sociale : il est bien connu qu’un acte en appelle un autre, soit par imitation, soit par réaction. Ceci est facilement repérable dans les phénomènes de groupe et s’observe d’autant plus que le groupe est important. Entre adolescent et environnement il risque de se produire un renforcement réciproque de la tendance à l’agir (cf. p. 25) ; 5) les contraintes excessives de la réalité : en effet lorsque l’environnement exerce des contraintes trop rigides ou trop opposées au besoin naturel de l’adolescent, une de ses dernières issues est le passage à l’acte.

2° Les facteurs internes. – Mais en réalité l’adolescent trouve surtout en lui-même les conditions favorables à l’agir. Sans nier les différences individuelles et constitutionnelles que chacun peut observer chez le nouveau-né dès les premières semaines de la vie, la motilité et l’utilisation de cette possibilité dans l’action dépendra de facteurs psychiques internes tout au long de la vie, en particulier à l’adolescence. Nous citerons celles qui expliquent la facilitation à l’agir : 1) l’angoisse : sa résurgence à l’adolescence n’est plus à démontrer ; elle nécessite des actions de décharge parmi lesquelles l’agir. À un niveau psychopathologique, nous pouvons même dire que l’angoisse est un élément essentiel du passage à l’acte car elle ne manque jamais ; 2) le remaniement de l’équilibre pulsion-défense est la source facilement reconnaissable du passage à l’acte de l’adolescent, passage à l’acte sexuel sous le poids de la pulsion sexuelle quantitativement ravivée et qualitativement modifiée en devenant génitale, passage à l’acte auto ou hétéro-agressif induit par la résurgence des pulsions prégénitales ; rappelons que pour S. Freud la caractéristique essentielle du passage à l’acte est la notion de déplacement de la décharge pulsionnelle comme c’est le cas dans la régression formelle ; 3) l’antithèse activité/ passivité : la peur de la passivité, renvoyant à la soumission infantile et aux tendances homosexuelles, amène également les adolescents à se servir de l’action (et de l’affirmation de soi) pour nier cette passivité ; 4) les modifications instrumentales : le corps et le langage. Le lien entre le corps, le langage et l’agir apparaît bien dans ce que l’on appelle « l’acte de parole » qui se situe dans un lieu oscillant constamment entre le langage (code linguistique parlé) et le cri (décharge motrice du corps) (R. Gori, 1977). À l’adolescence le corps et le langage jouent un rôle incontestable dans cette propension au passage à l’acte par deux facteurs :

— leur changement propre en tant qu’instrument ;

— le changement de leur fonction.

Pour le corps, les transformations corporelles de l’adolescence se caractérisent par une augmentation de l’énergie et une force musculaire brutalement accrue qui en elle-même favorisent l’agir. De plus ces transformations, par le trouble du schéma corporel qu’elles induisent et par le bouleversement de leur fonction au niveau de la construction de l’identité du sujet, sont source d’angoisse et par là même de passage à l’acte.

Pour le langage, l’équilibre entre le langage et l’action s’observe en psychopathologie sous la forme d’une augmentation fréquente de l’agir et des passages à l’acte chez les sujets qui utilisent difficilement le langage. La relation inverse observée entre le passage à l’acte et la formulation de concept abstrait est bien connue chez les adolescents psychopathes (cf. p. 284). Mais cette relation inversée s’observe aussi en dehors de tout processus psychopathologique. Le langage devient à cet âge impropre à traduire ce que ressent l’adolescent qui doit se forger un nouveau vocabulaire pour exprimer ce qu’il perçoit et ce qu’il pense de son nouveau vécu. On en voit une illustration à travers les néologismes propres aux adolescents et certains « mots cris » comme « génial », « quel pied », « je flippe », « c’est le trip », etc. L’instrument langage est naturellement perturbé. Mais sa fonction de communication et de contact (G. Kasiri, 1975) l’est également d’autant plus que le besoin de communiquer et de contact à cet âge s’accroit considérablement. Ceci est source de tension et donc d’agir.

Ceci explique sans doute qu’à cet âge « l’acte de parole » oscille plus souvent et plus fortement vers ses extrêmes qu’à l’âge adulte : l’apparition d’un code linguistique parlé, objectivé parfois par un véritable néolangage représente une de ces extrémités, l’autre extrémité s’exprime fréquemment sous la forme de « cris » du cœur et de l’affect.

B. – Place du passage à l’acte dans les principaux tableaux psychopathologiques

Par opposition aux troubles des conduites mentales intériorisées, le passage à l’acte signe une pathologie des conduites externes agies. Il est une des réponses privilégiées de l’adolescence à ses situations conflictuelles. Cliniquement, il est habituel de distinguer plusieurs éléments :

• Les différents modes de passage à l’acte. Ils sont très divers et l’ensemble des conduites comportementales peut être concerné : colère élastique, vol, agression, fugue, suicide, automutilation, conduite sexuelle, conduite « d’addiction », etc.

• Leur aspect isolé ou répété. Si l’aspect isolé ne signe pas une pathologie, la répétition des passages à l’acte et surtout du même passage à l’acte, amène à décrire des troubles enkystés assimilant la pathologie du sujet à son geste répétitif. On parlera alors de suicidant, de toxicomane, de délinquant ou même de voleur, de fugueur.

• Leur lien avec d’autres manifestations ou avec une structure psychopathologique déterminée. Nous trouvons ici les passages à l’acte comme symptôme d’une entité nosographique tel qu’ils sont évoqués dans l’ensemble de la psychopathologie sans différenciation d’âge : il pourra s’agir par exemple des actes impulsifs des états déficitaires ou des états psychopathiques. On pensera également aux passages à l’acte psychotique, dont le mécanisme de déclenchement variera selon qu’il s’agit d’un état délirant, d’une mélancolie ou d’un accès maniaque, sans oublier les classiques passages à l’acte des épileptiques.

• Enfin certains auteurs établissent une corrélation entre le mode du passage à l’acte et le type de personnalité : ils différencient « l’acting out » des délinquants, des toxicomanes ou des psychotiques : passages à l’acte violents, irrationnels, impulsifs mais aussi imprévisibles et chaotiques, et « l’acting out » des sujets névrosés chez qui le passage à l’acte est tout aussi violent, irrationnel et impulsif mais n’est ni imprévisible ni chaotique (M.H. Stein, 1972).

Plus spécifiquement à l’adolescence, trois éventualités diagnostiques sont évoquées :

— les crises à l’adolescence dont les manifestations sont variées (cf. p. 37) mais où le passage à l’acte occupe une place de choix, qu’il s’agisse des différentes formes de crises juvéniles ou de la crise d’identité décrite par E.H. Erikson.

— Les conduites graves de l’adolescence, groupes dans lesquels on place les tentatives de suicide, les toxicomanies, les actes délinquantiels (cf. p. 99, 299).

— La dépression à l’adolescence doit retenir tout particulièrement notre attention. Ici l’adolescence apporte une dimension particulière en ce sens que contrairement à ce qui se passe chez l’adulte, la dépression à l’adolescence se manifeste volontiers sous la formes de passage à l’acte (cf. p. 207). Le ralentissement psychomoteur, signe classique de la dépression de l’adulte, est remplacé par la recherche constante de stimulation, par l’hyperactivité, alternant avec des périodes de grande fatigue et par des passages à l’acte. La fuite de la maladie dépressive par une hyperactivité sexuelle est assez souvent rencontrée. De même, l’expression verbale et agie de la colère est beaucoup plus importante. Chez l’adolescent un passage à l’acte quel qu’il soit et surtout la répétition de passage à l’acte doit systématiquement faire penser à une dépression. Une preuve en est fournie par les tests psychologiques des adolescents déprimés. Ces tests montrent une propension de l’agir : au WISC, le score performance est plus élevé que le score verbal, « assemblage d’objets plus arrangement d’images » donnent un meilleur score que « cubes plus complément d’images ». De même au test de Rorschach les passages à l’acte et les colères sont mélangés çà et là avec l’expression d’un contenu dépressif. Des percepts de vide, des images sadiques agressives telles que morsure et déchirure sont fréquentes (J.M. Toolan, 1969).

Nous pouvons retenir que le passage à l’acte est un des modes symptomatiques préférentiels de la dépression de l’adolescent.

C. – Les significations psychologiques et psychopathologiques de l’agir

Que l’agir soit considéré comme un trait de caractère (adolescent à versant psychopathique), comme un symptôme (adolescent déprimé), ou comme les deux (adolescent délinquant par exemple), le passage à l’acte prend un sens différent selon les situations et selon les approches.

1° L’agir comme stratégie interactive. – L’agir est ici considéré comme un moyen indirect d’acquérir, de dissimuler ou de révéler une information par le canal d’une rencontre interpersonnelle avec un autre individu (un adulte ou un autre adolescent).

Avec l’adulte, l’adolescent cherchera cette interaction par l’intermédiaire de l’agir pour le mettre en difficulté, pour attirer son attention, pour réaliser ce que l’adulte réalise mais qui est encore interdit à l’adolescent. Fumer du tabac ou de la Marijuana, « prendre une cuite », avoir un flirt ou une relation sexuelle, voler à l’étalage, ou « sécher » le lycée, revêtent entre autres, cette signification.

Avec ses pairs, l’adolescent cherche également cette interaction pour appartenir à un groupe, pour accroître, maintenir ou défendre son estime de Soi (E. Elkiend. 1980). Les courses en moto ou en voiture, les exploits sportifs, les relations sexuelles ou les actes délictueux, prennent souvent cette signification.

Il s’agit bien d’une stratégie interactive car la réponse à cette demande agie se fait volontiers sur le mode d’un agir aussi bien de la part des adultes que des adolescents appartenant au groupe des pairs. Cette stratégie interactive s’observe également dans le cadre d’un processus thérapeutique et psychothérapique. Elle est alors une source de difficultés pour maintenir ce processus.

L’agir comme mécanisme de défense. – L’agir peut accompagner ou représenter une mentalisation. C’est le cas par exemple de l’acte masturbatoire et du fantasme qui s’y associe. De plus comme l’ont souligné plusieurs auteurs, l’agir et le passage à l’acte peuvent être considérés comme l’expression d’un mécanisme de défense. En cela, ils ont une

fonction restitutive par rapport au Moi. L’acting out de l’adolescent peut être conçue comme une forme d’action expérimentale au service de la fonction adaptative du Moi. De ce point de vue une telle action peut être considérée comme une forme de solution d’un problème (Levitt et Rubinstein, 1959). Dans le même sens P. Bios attribue à certains comportements agis des adolescents une fonction du « reality testing ».

P. Jeammet explique la fréquence des troubles du comportement agi à l’adolescent par cette attitude : « en passant à l’acte l’adolescent exprime le besoin de se redonner un rôle actif qui contrecarre le vécu profond de passivité face au bouleversement subi, il évite la prise de conscience qui serait douloureuse et facteur de dépression dans la mesure où elle ferait resortir le caractère conflictuel de sa situation ainsi que sa solitude et le vécu de séparation qu’implique tout mouvement réflexif. L’adolescent adopte fréquemment la même attitude phobique d’évitement à l’égard de ses productions mentales que celle qu’il a avec le corps sexué » (P. Jeammet, 1980).

Anna Freud décrit plusieurs mécanismes de défense contre le lien avec l’objet infantile à l’adolescence. Certains s’expriment plus sur le mode de conduite mentalisée : défense par renversement de l’affect, par retrait de la libido dans le Soi ; d’autres plus sur le mode de conduite agie : défense par la régression, défense par déplacement de la libido. Dans cette dernière l’adolescent va transférer sa libido à des substituts parentaux, à des leaders à un ami ou à un groupe (bande ou gang). Ce transfert se manifeste sous la forme de passage à l’acte. De tels adolescents peuvent être adressés pour traitement après que leurs agissements leur aient donné maille à partir avec l’école, l’employeur ou la Loi.

Ces passages à l’acte sont ici l’expression tout-à-fait claire d’un mécanisme de défense et par là même d’un processus mentalisé.

À un degré de plus chez des adolescents prépsychotiques ou psychotiques, nous rencontrons des passages à l’acte comme défense vis-à-vis de la dépersonnalisation ou de la confusion d’identité.

3° L’agir comme entrave de la conduite mentalisée. – Cette signification de l’agir est en grande partie issue de la pratique et de certaines conceptions psychanalytiques. En effet, dans le cadre du transfert, on observe souvent que le patient agit pour éviter de ressentir. « L’acting out » est alors évalué comme une conduite de fuite vis-à-vis de l’affect ou de la représentation désagréable à la conscience du sujet. Freud, le premier, opposa la remémoration verbalisée (objectif du traitement psychanalytique) à l’ensemble « acte-transfert-résistance » dont le caractère commun est la répétition. Les psychanalystes kleiniens ont attribué à « l’acting out » la fonction de dévier certains sentiments ou certaines attitudes éprouvés envers l’analyste sur les autres personnes de la vie courante. Le patient s’efforcera alors de se détourner de l’analyste comme il s’est efforcé de le faire à l’égard de ses objets primaires (H. Rosenfeld, 1964). La répétition des « acting out » dans une cure entrave considérablement son déroulement et rend impossible l’insight. Agir s’oppose à la prise de conscience.

Enfin, de notre point de vue on n’a pas suffisamment insisté sur la fonction de déliaison des pulsions comme source d’agir à l’adolescence. Le passage à l’acte constitue souvent une des conséquences de la séparation des pulsions libidinales et les pulsions agressives. Ce faisant, l’adolescent évite certes la souffrance (ceci représente le versant « mécanisme de défense ») mais en même temps il voit ses possibilités fantasmatiques et cognitives en partie entravées.

Nous retrouvons ici les facteurs psychologiques favorisant l’agir à l’adolescence. La question est alors de savoir pourquoi certains adolescents passent plus volontiers à l’acte que d’autres. Une explication nous est fournie par Peter Bios. Pour lui les adolescents qui considèrent leurs fantasmes comme plus réels que le monde extérieur, ont une prédisposition qui deviendra éventuellement « acting out ». Cette prédisposition est liée à un sens de la réalité faible et vague dû à ce qu’une vie fantasmatique riche dans l’enfance s’est développée isolément et pour elle-même sans compromis avec la réalité (Peter Bios, 1962).

On peut considérer que l’agir comme mécanisme de défense et l’agir comme entrave à la pensée représentent deux versants d’une même conduite.

Ces deux dernières significations psychologiques et psychopathologiques de l’agir soit comme entrave de la conduite mentalisée soit au contraire comme mécanisme de défense renvoient en partie à la distinction faite par les psychanalystes entre « l’acting out » et les « actes symptômes ». Cette distinction permet également de jeter des ponts entre passage à l’acte impulsif, que le caractère brusque, répétitif et la détermination inconsciente rapprochent de l’acting out et le passage à l’acte compulsif, véritable activité symptôme, accompagnée d’un sentiment de contrainte et dont la fonction défensive apparaît parfois clairement.

D. – La place du jeu à l’adolescence

La place du jeu à l’adolescence illustre le problème de l’agir et du passage à l’acte. Par rapport à l’enfant (cf. manuel de psychopathologie de l’enfant), la relation de l’adolescent au jeu change. Chacun sait que dès la pré-adolescence, le jeu devient beaucoup plus socialisé. Mais contrairement à la période de latence, ou comme l’a montré Piaget, les jeux symboliques ont été remplacés par les jeux de règle, à l’adolescence le sujet utilise à nouveau volontiers, bien qu’ils n’aient jamais été totalement abandonnés, les trois types de jeux : jeu d’exercice, jeu symbolique et jeu de règle. Par l’intermédiaire du jeu, de l’activité ludique nous pouvons observer la manière dont l’adolescent manie l’agir. Cette observation amène à la constatation que l’espace du jeu à l’adolescence est réduit, il est constamment confronté à deux menaces :

— l’envahissement pulsionnel qui se caractérise par un acte brutal, plus ou moins violent, qui fait sortir l’adolescent du jeu : nous observons ici la survenue de passage à l’acte impulsif ;

— la contrepartie défensive à cet envahissement : l’adolescent n’entre pas dans le jeu ou n’est plus au jeu. L’évitement phobique, la rationalisation, le conformisme, font sortir l’adolescent de l’espace du jeu. Un acte symptomatique peut alors remplacer l’activité ludique comme cela s’observe chez les adolescents joueurs de cartes ou d’échecs ou maintenant jouant avec leur computer ou chez certains sportifs de haute compétition chez lesquels les activités ludiques ont pris un caractère contraignant et obsessionnel.

Menacée par le passage à l’acte impulsif, et l’acte symptôme compulsif, l’activité ludique à l’adolescence éclaire le vaste problème de l’agir à cet âge. Elle permet de constater qu’une continuité existe entre les différentes formes d’agir, elle permet également de reconnaître la substitution d’une forme par une autre et de dévoiler par là même les fonctions que prennent chacune de ces formes.

II. – Fugues et errances

Une des représentations les plus concrètes de la rupture de l’adolescent avec son contexte familial ou institutionnel est le départ du milieu dans lequel il vivait. Ce départ peut prendre l’allure de phénomènes bien dictincts dans leurs formes et leurs significations.

Avant d’aborder ces différents phénomènes il est important de préciser leurs caractéristiques communes : 1) il s’agit de conduites agies ; 2) dont aucune n’est un délit en elle-même ; 3) elles représentent une conduite sociale importante de l’adolescent ; 4) elles ne se situent pas fatalement dans un contexte psychopathologique ; 5) enfin elles se caractérisent toutes par le passage du champ familial ou institutionnel au champ social.

A. – Les différents modes de départ des adolescents : description clinique

D’un point de vue clinique et méthodologique, il est nécessaire de distinguer actuellement trois modes différents :

— le voyage ;

— « la route » ;

— la fugue.

1° Le voyage. – Le voyage est un départ, mais un départ préparé à l’avance, pour un temps déterminé, solitaire ou plus souvent en groupe, dans un but précis avec un retour prévu. Une enquête de l’INSERM (1970-1971) sur les lycéens signalait que la moitié des lycéens étaient partis à l’étranger durant les trois années précédentes. Celle-ci montrait également que le mode de voyage était des plus variés allant du départ en charter au voyage en autostop, ce dernier représentant un véritable trait sociologique puisqu’il était pratiqué par 65 % des garçons et 35 % des filles. Les objectifs d’un tel voyage sont également des plus variés : il peut s’agir d’un voyage scolaire, universitaire, d’un voyage à but culturel, touristique, ou politique. Cette dimension sociologique du voyage des adolescents actuels est le reflet des structures socio-économiques, en particulier de l’amélioration des moyens de communication et de l’élévation du niveau de vie des jeunes.

Ces voyages font également appel à des motivations individuelles bien connues : désir de découverte, goût de l’aventure ou fuite de la vie quotidienne routinière. Les adultes y reconnaissent leurs propres motivations mais sont plus étonnés de la forme de ces voyages qui souvent auraient parus il y a quelque trente années, de véritables exploits financiers ou aventuriers.

Ces voyages ne sont donc pas sans lien avec une certaine montée de l’angoisse tant pour l’environnement que pour l’adolescent lui-même. En effet, le voyage a plusieurs fonctions : manifestation d’indépendance de l’adolescent par rapport à sa famille, rituels socialisés d’éloignement accepté par les parents. Mais il est parfois l’occasion d’une décompensation anxieuse : la survenue de crises d’angoisse aiguë, d’épisode dépressif momentané, de troubles particuliers des conduites (anorexie, insomnie) voire même d’épisodes délirants aigus, constituent les premiers signes d’un état psychopathologique. Leurs conditions de survenue au cours du voyage servent souvent d’écran aussi bien à l’adolescent qu’à sa famille mais témoignent aussi de l’importance de l’angoisse au cours de ce qui constitue souvent une des premières séparations. On peut relier celle-ci aux aléas du second processus de séparation-individuation (cf. p. 28).

2° La route. – Plus encore que le voyage le phénomène de la « route » doit être rapproché du caractère socio-historique contemporain et en particulier du mouvement « hippy » dont la « route » reste indissociable dans son développement. La « route » est une véritable mise entre parenthèse d’une tranche de vie, entre l’enfance et l’âge adulte, signant une volonté délibérée de rupture avec la famille et avec le « système ». Le but et son terme sont différents du voyage ou relégués au second plan, d’ailleurs ils peuvent être modifiés au hasard des rencontres. Il s’agit plus, ou tout autant, de partir et de rompre avec le milieu antérieur que de s’intéresser à un aspect particulier au cours de cette déambulation. Cependant la recherche de conditions climatiques ou géographiques agréables, la présence de « communautés » ou une volonté idéologique clairement définie (mouvement écologique par exemple) sont également retrouvées. Une des caractéristiques du « routard » est de manifester un certain conformisme dans son anti-conformisme comme le montre l’aspect physique, l’habillement, les lieux de rencontre, le langage commun à tous les « routards ». Il n’est pas souhaitable a priori de préjuger de la normalité ou de la pathologie sur cette seule conduite mais bien plus sur l’association avec d’autres conduites agies (prises d’alcool ou de drogues, tentatives de suicide, actes délictueux) et/ou mentalisées (ennui, inhibition relationnelle, angoisse corporelle, etc.) ainsi que sur la signification de ce départ pour l’adolescent (P. Ferrari et A. Braconnier, 1976).

3° La fugue. – La fugue est un départ impulsif, brutal, le plus souvent solitaire, limité dans le temps, généralement sans but précis, le plus souvent dans une atmosphère de conflit (avec la famille ou avec l’institution où est placé l’adolescent). Dans les descriptions classiques la fugue implique le départ du domicile familial pendant environ une nuit. Contrairement à la route, la fugue est un phénomène décrit depuis longtemps. Depuis les années soixante son augmentation est très importante. Aux Etats-Unis le National Center for Health Statistics estimait qu’en 1975 10,1 % des garçons et 8,7 % des filles avaient fugué au moins une fois de chez eux. Tous les niveaux sociaux semblaient concernés.

Les données quantitatives concernant les fugueurs et leur milieu varient selon le lieu où elles sont établies. Les chiffres provenant des organismes sociaux ou relevant de la justice font état d’une population de fugueurs dont les caractéristiques sont évidemment assez proches de celles concernant les jeunes délinquants. Par exemple D.H. Russell étudie une population de cent fugueurs qui avaient été adressés à la justice. Parmi cette population 72 % étaient des garçons d’une moyenne d’âge de 15,2 et 28 % étaient des filles d’une moyenne d’âge de 14,9. La majorité de ces jeunes adolescents étaient issus des classes sociales peu favorisées. Chez leurs parents on retrouvait 49,7 % de divorcés, 26,1 % de maladies sérieuses, 20,1 % d’alcoolisme important, et 16 % de décès d’un des deux parents. Enfin 12 % de ces adolescents étaient considérés cliniquement comme sévèrement perturbés (D.H. Russell, 1981).

Ces chiffres ne donnent pas à notre avis un tableau exact de l’ensemble des fugueurs mais seulement de ceux qui relèvent des organismes sociaux ou judiciaires. En France 30 000 fugues d’adolescents sont déclarées par an alors qu’on estime à 100 000 le nombre annuel de fugues. Depuis le décret de Loi du 30/10/1935 la fugue ne constitue plus une infraction à la Loi mais elle reste un départ en infraction aux règles sociales du milieu où vit le sujet. En effet il n’y a pas strictement de fugue sans ce départ « illégal » selon la loi du groupe familial ou institutionnel.

D’un point de vue psychiatrique certains auteurs ont essayé d’établir des catégories diagnostiques. R. Jenkins en retient trois (R. Jenkins, 1971) :

1) la fugue réaction qui survient chez des sujets émotionnellement immatures, solitaires, un peu froids, vivant dans un milieu familial peu chaleureux et rejetant ;

2) la réaction agressive non socialisée qui se manifeste chez des adolescents présentant des troubles psychopathologiques francs mais divers ;

3) le groupe des délinquants fugueurs.

En conclusion on établit généralement une différence entre ces trois formes de départ ; du voyage à la route puis à la fugue, nous passons sans doute :

— du plus préparé au plus inattendu ;

— du plus mentalisé au plus agi ;

— du plus groupal au plus individuel ;

— du plus admis au plus délictueux ;

— du plus normal au plus psychopathologique.

Mais il est encore plus intéressant de voir en quoi ces conduites peuvent s’éclairer réciproquement : la fugue caricature la dimension de fuite, l’angoisse, le rôle du milieu, qu’on retrouve également dans la route et dans le voyage – la route caricature le désir de rupture et la recherche d’une nouvelle identité qu’on retrouve dans la fugue et le voyage – le voyage caricature le souhait de découverte, le goût de l’aventure qu’on retrouve dans la fugue et dans la route.

B. – Les significations psychologiques et psychopathologiques

Sans minimiser l’importance de l’interaction des facteurs individuels, politiques, sociologiques et culturels, ces conduites de départ prennent une signification intrapsychique pour l’adolescent et pour son entourage.

1° L’adolescent. – Toutes ces conduites représentent des modalités de fuite d’une tension interne. Il y a évidemment d’autres moyens de fuir une situation de tension que ces conduites. Ici c’est ce que « choisit » l’adolescent. Pourquoi ?

Sans minimiser là encore les circonstances externes plus ou moins favorisantes, deux représentations intra-psychiques dominent volontiers seules ou associées, chez l’adolescent concerné :

— le besoin d’assurer dans la réalité la distanciation avec ses relations objectaies conflictuelles établies durant l’enfance. Plus ce besoin sera grand, plus il sera brutal et plus il prendra une forme pathologique ;

— le doute et l’incertitude quant à sa propre identité qui amène l’adolescent à vivre, à se sentir exister en partant, à rechercher de nouvelles identifications qu’il ne peut rencontrer là où il vit.

Grâce à la réalisation de ces conduites, l’affirmation de soi vis-à-vis des autres atténue le trouble de l’identité. Ici aussi, plus ce doute sera important, plus la dimension pathologique apparaîtra.

2° L’entourage. – La « route » et la fugue sont souvent l’aboutissement et le point culminant d’une confrontation entre l’adolescent et son entourage. Une fois réalisées ces conduites sont sources dans l’entourage d’une grande angoisse. Selon la psychopathologie parentale cette angoisse renverra soit à un manque, ravivant là l’angoisse de castration soit à un abandon rejouant l’angoisse de séparation. Ici également des capacités de l’entourage à se confronter à ces angoisses dépendront les réactions normales ou pathologiques. Pour l’entourage deux tendances sont à éviter :

— l’activisme par crainte du vide ou de la béance ;

— la transformation du temps de réflexion en temps de complicité par la peur de l’affrontement.

C. – Classification nosologique

Comme nous venons de le voir, la présomption du normal et du pathologique ne repose pas sur ces conduites en elles-mêmes mais sur leurs significations. Aucune de ces conduites n’appartient à une structure psychopathologique particulière.

Certains points vus précédemment évoqués permettent cependant d’établir quelques repères surtout pour la « route » et la fugue.

Ces conduites s’observent volontiers chez les adolescents qui ne disposent pas d’autres moyens que l’agir et le passage à l’acte (cf. p. 78) pour fuir une situation de tension. Ceci est particulièrement vrai pour les fugueurs à répétition chez lesquels on retrouve volontiers d’autres modes de passage à l’acte (délictueux, T.S., prise de drogue) et pour lesquels le diagnostic de tendance psychopathique est fréquemment évoquée.

Elles s’observent également chez les adolescents pour qui le deuil des images parentales devient pathologique et, en ce sens, la source de dépression. Celle-ci ne peut être assumée autrement par l’adolescent que par une séparation concrète de son milieu parental ou de son équivalent.

Elles se rencontrent enfin chez les adolescents dont les troubles d’identité sont au premier plan pouvant même révéler un état limite ou même psychotique.

La « route » représente volontiers dans ces deux derniers cas (dépression, troubles de l’identité) un mode de défense vis-à-vis d’un affect ou d’un monde pulsionnel trop envahissant.

Nous ne citerons évidemment que pour mémoire, car non spécifique de l’adolescence, les classiques fugues des étiologies organiques (épilepsie, confusion), des déficits intellectuels (arriération, détérioration) et des psychoses (aiguës ou chroniques).

Aucune classification ne peut rendre compte de la diversité des formes d’errances à l’adolescence. Chaque conduite de ce type doit être analysée en fonction de plusieurs composantes et considérée alors comme une réalité unique.

III. – Le vol

Le vol représente la conduite délinquante la plus fréquente à l’adolescence : en effet les infractions contre les biens (crime ou délit) totalisent plus de 75 % de l’ensemble des infractions, et parmi ces infractions contre les biens, le vol atteint la proportion de 95 à 96 % (H. Henry, 1976).

À elle seule, la conduite de vol est responsable d’une grande partie de l’augmentation des chiffres de la délinquance. De plus, parmi les multiples conduites de vol, deux types prédominant largement : le vol de véhicule, le vol dans les grandes surfaces commerciales. On peut classer le vol selon sa signification (on peut ainsi distinguer : le vol compulsionnel, le vol impulsif, le vol initiatique pour accéder au statut de membre d’une bande, le vol « sportif », le vol utilitaire, etc.), selon le contexte dans lequel il se produit, (en particulier vol solitaire ou vol à plusieurs ou en bande plus ou moins organisée) ou selon l’objet volé. En réalité ces classifications se recoupent en grande partie, la classification selon l’objet volé présentant l’intérêt de sa simplicité et surtout de sa correspondance assez nette avec un certain contexte psychologique.

A. – Le vol de véhicule motorisé

Il représente le quart de tous les délits (25 %). Dans 35 % des cas il s’agit d’un vol de voiture, et pour les autres cas d’un vol de « deux roues ».

On observe une concordance de ce vol en fonction de l’âge : très peu de vol avant 13 ans, près des deux tiers sont commis entre 16 et 18 ans ; au-delà le phénomène baisse progressivement, surtout après 21 ans. Ultérieurement la conduite change d’ailleurs de signification (vol pour faciliter une autre infraction). Il s’agit presque toujours de garçons (3,5 % de filles), et dans 60 % des cas le vol est commis à plusieurs : deux (31 %), trois (14 %) ou plus. Le vol a pour but un bref usage.

Il est souvent vécu comme « un emprunt ». Il a pour mobile de faire une ballade. Le véhicule est abandonné un peu plus loin, parfois même ramené à proximité du lieu d’« emprunt ». Il se commet lors des vacances ou surtout des fins de semaine. Un accident ponctue assez fréquemment ce vol (10 % des cas) révélant l’ambivalence de cette conduite où la composante autopunitive n’est pas exclue.

Au plan psychologique le vol du véhicule à moteur se fait souvent dans un contexte impulsif, en réponse à un besoin immédiat et à une occasion présente. Selon Henry il s’agit d’un « délit charnière » car l’évolution de l’adolescent dépendra beaucoup de la réponse donnée à cette première conduite délinquante : « la réaction judiciaire pourra faire pencher le devenir du jeune soit vers une liquidation, soit au contraire vers un engagement confirmé dans la dissocialité ».

En effet, le premier vol est souvent commis dans un contexte de crainte et d’angoisse, puis le besoin de vaincre la peur conduit l’adolescent à une attitude de défi (vol en sortant de prison, ou pour se rendre chez le juge).

Au plan sociologique les adolescents qui volent des véhicules à moteur sont issus de milieu socio-économique généralement défavorisé : carence familiale, échec scolaire, médiocre insertion préprofessionnelle ou professionnelle, environnement suburbain défaillant…

B. – Le vol dans les grandes surfaces

Il vient en seconde position des délits contre les biens (15 %), mais en réalité sa fréquence est fortement sous évaluée pour de nombreuses raisons. Tout d’abord la reconnaissance du vol implique que l’adolescent soit pris sur le fait, puis qu’il soit dans l’impossibilité de rembourser le prix de l’objet et/ou d’acquitter l’amende « amiable » ; enfin il faut aussi qu’une poursuite judiciaire soit ouverte. Diverses enquêtes auprès d’adolescents, par questionnaires « autoconfessés » ont montré de façon concordante que 70 à 90 % d’entre eux « avouaient » avoir commis au moins un vol. La différence entre la population d’adolescents poursuivie et celle qui n’est pas poursuivie semble se faire avant tout sur des critères d’ordres sociaux : ce sont essentiellement les adolescents issus des familles défavorisées qui sont l’objet de poursuite pénale.

La fréquence de ces vols augmente en corrélation avec la diffusion de la vente par grande surface. C’est le plus souvent une conduite individuelle. Fait notable, les filles sont largement représentées, contrairement aux autres vols où dominent les garçons. Les jeunes dérobent disques, appareils de radio, vêtements, livres, friandises, apéritifs et autres denrées alimentaires. Les objets ne sont jamais rendus. Ils sont consommés souvent en commun, parfois distribués (vols généreux de Heuyer et Dublineau).

Dans quelques cas ils sont conservés, accumulés et/ou collectionnés. La dimension psychopathologique est alors au premier plan ; le vol a un caractère compulsionnel et est commis dans un état de tension anxieuse. En réalité ces vols ne représentent qu’un infime pourcentage.

Si la récidive est fréquente, il convient néanmoins de souligner, que dans 65 % des cas environ, la conduite du vol restera isolée. Dans les autres cas, la répétitivité du vol risque d’engager l’adolescent dans le domaine de la délinquance.

C. – Vol de lieux habités

Ils représentent 14 % de l’ensemble des délits. Ils sont commis tantôt en groupe, tantôt de façon solitaire, mais toujours par des garçons. Dans la majorité des cas le « lieu habité » se résume à la visite d’une cave dans un grand ensemble : le/les jeunes emportent quelques bouteilles de boisson et/ou boîtes de conserve. Cependant dans cette catégorie figurent aussi les cambriolages graves ; vols de nuit en groupe, avec escalade, effraction, parfois port d’arme, voire même violence sur les personnes. Il s’agit alors de conduite profondément antisociale caractéristique des grands adolescents (plus de 16-17 ans) souvent récidivistes.

D. – Les autres types de vol

Nous signalerons parmi les autres types de vol : le vol dans les voitures (en particulier le matériel radio, 7 % des délits). Le vol est commis en groupe. Si le vol est parfois dû à l’occasion (portières non fermées), le plus souvent il résulte d’une conduite délibérée : visite d’une série de parkings, parfois même de toute une rue. Le vol par agression des passants consiste, dans les grandes villes ou les banlieues, à arracher le sac à main d’une femme. Il est commis par des garçons, généralement en groupe (3 % des délits).

IV. – La violence à l’adolescence

En dehors même de toute manifestation extériorisée de violence, l’adolescent éprouve souvent une grande violence en lui et autour de lui. Ses affects, ses pulsions, ses systèmes d’idéaux sont vécus et/ou exprimés avec une intensité extrême, quasi violente. Aux yeux de l’adolescent le monde externe semble exercer sur lui une pression qu’il juge souvent violente et dont il peut désirer se défaire en utilisant la même violence. Dans ce paragraphe nous nous limiterons à l’expression comportementale de la violence : violence dirigée sur l’extérieur ou violence retournée contre soi-même. Rappelons que le terme « violence » renvoie essentiellement à un champ sociologique et juridique tandis que le terme « agressivité » renvoie à un champ médical et psychologique.

A. – L’hétéroagressivité

1“Violence contre les biens. – La violence contre les biens n’est pas un des délits les plus fréquents (2,5 %), mais elle frappe généralement l’opinion publique par son aspect « gratuit » : il n’y a souvent aucun mobile apparent à la conduite destructive. Il s’agit souvent de jeunes adolescents puisque la majorité d’entre eux est âgée de moins de 16 ans (et pour 30 % de moins de 14 ans). On peut distinguer la violence en bande ou vandalisme, et la violence solitaire.

a) Le vandalisme. – Il est toujours le fait d’une bande. En fin de soirée, après une fête, parfois sous l’emprise de l’alcool, la bande.s’attaque à des biens collectifs (lampadaires, plaques indicatrices, bancs de jardin, saccage d’un lieu publique), ou individuels (voitures garées, saccage d’un appartement inoccupé, d’un chantier). On peut parfois retrouver une motivation apparente, mais le plus souvent elle est hors de proportion des dégâts provoqués, tel le saccage de la classe, voire de l’école après une punition ou un simple avertissement donné à un élève par un enseignant. La gravité des actes commis, tout au moins de leurs conséquences, n’est pas toujours correctement évaluée par l’adolescent ; néanmoins ces adolescents qui font partis de ces bandes montrent souvent l’existence de tendances sadiques assez importantes.

Au plan sociologique les adolescents sont souvent issus de familles dissociées, en conflit. L’acte peut avoir la signification d’une affirmation de soi face à la bande, mais une affirmation paradoxale, en négatif : il faut se souvenir ici de la remarque de Winnicott considérant que les adolescents sont des isolés en bande, et qu’ils ont tendance à s’identifier à l’élément le plus pathologique du groupe (cf. p. 25).

b) Les conduites destructrices solitaires. – Elles sont plus rares, mais aussi l’indice d’une plus grande déviance psychopathologique. L’exemple typique en est la conduite pyromanique. Cette conduite constitue d’autant plus un indice de déviance psychopathologique que l’adolescent se trouve seul lorsqu’il passe à l’acte. Dans tous les cas le feu renvoie à une intense excitation que l’adolescent ne peut ni maîtriser ni évacuer autrement que par l’utilisation du feu. Cette excitation traduit l’incapacité à dissocier la pulsion agressive et la pulsion libidinale. Un fantasme de scène primitive explosive et destructive sous-tend fréquemment cette conduite. Parfois elle ponctue une longue période de lutte accompagnée de la pensée obsédante du feu. La conduite de pyromane renvoie alors à des structures de type névrotique d’autant que l’adolescent éprouve un sentiment de malaise, de culpabilité ou de honte.

Mais souvent l’impulsivité et la destructivité sont au premier plan. Cette conduite peut alors constituer la mise en acte des pulsions et des fantasmes agressifs, la perception de la réalité s’estompant derrière l’envahissement fantasmatique. C’est ce qu’on observe dans les structures psychotiques ou en cas de psychopathie grave.

Une autre conduite destructrice solitaire est représentée par la crise de violence de l’adolescent dans l’appartement familial : brusquement, parfois sans aucun signe annonciateur, parfois à l’occasion d’une réprimande ou d’une dispute particulièrement violente, parfois à la suite d’une séquence interrelationnelle faite de provocations réciproques (sur le mode du chantage) l’adolescent se met à casser du mobilier dans l’appartement. Dans certains cas, il détruit la totalité des meubles et objets de sa chambre, ailleurs il s’en prend aux meubles familiaux (télévision en particulier), ou encore il s’enferme dans une pièce qu’il saccage (salle de bain). Les objets détruits peuvent être ceux d’une seule personne : objets appartenant à l’adolescent lui-même qu’auparavant il affectionnait particulièrement (chaîne Hi-fi, guitare…) ou à l’un de ses proches (objets de la mère, ou du père, ou de la fratrie).

En dehors de la psychopathologie de l’adolescent lui-même, ces conduites destructrices signent toujours des perturbations profondes dans la dynamique familiale : la mésentente parentale est fréquente, les scènes de violence verbales ou agies entre conjoints ont pû émailler le passé ; de plus, avant l’adolescence, l’enfant a souvent été placé au centre de ce conflit ou en a constitué l’enjeu. Dans certains cas l’adolescent paraît porteur de l’agressivité d’un de ses parents à l’égard de l’autre, une véritable connivence destructive semble se nouer entre un parent et l’adolescent.

L’absence physique d’un des parents en particulier du père s’observe

souvent ; dans d’autres cas il peut s’agir d’une absence totale d’autorité parentale. En ce qui concerne la psychopathologie de l’adolescent lui-même, la conduite destructive centrée sur la maison familiale signe toujours d’un côté l’intensité de l’agressivité et de l’autre le besoin de passage à l’acte. L’agressivité se comprend aisément : l’attaque du mobilier, des rideaux, les bris de vitre prennent toujours une dimension symbolique d’attaque du corps interne de l’un des protagonistes, en particulier de la mère. Cette attaque du corps interne prend une signification qui est fonction du niveau d’organisation structurelle auquel se situe l’adolescent : réactivation de la problématique de castration ou angoisse se centrant sur l’intégrité corporelle.

Il faut souligner que cette conduite destructive peut être isolée, correspondant à une crise unique. Le risque est qu’elle se répète, ancrant l’adolescent dans la pathologie ; cette répétition est en général liée à des systèmes d’interactions familiales hautement perturbées. En cas de répétition, d’autres conduites agies s’observent, en particulier fugue et tentative de suicide.

Au plan des interactions familiales, par-delà la diversité de chaque cas, ce type de conduite renvoie à la difficulté qu’ont les parents et leur adolescent à se séparer. Il n’est pas rare que l’éloignement de l’adolescent constitue une menace pour l’intégrité du couple parental, ce couple pouvant « éclater » avec le départ de ce dernier. Les conduites destructives semblent alors constituer une sorte de « compromis » autour duquel la famille conserve sa stabilité boiteuse : l’habituelle et remarquable tolérance des familles à ce type de comportement s’explique probablement ainsi. L’abord thérapeutique familial est alors indispensable (cf. p. 446).

c) Les conduites hétéroagressives à formes excrémentielle. – Nous désignons là une conduite assez fréquente des adolescents, du moins en certains lieux, tel que foyer d’accueil, centre de désintoxication, etc., qui consiste à uriner ou déféquer en des endroits divers. En général il s’agit d’une conduite isolée, non revendiquée par l’adolescent : le matin on retrouve des excréments déposés dans une pièce, derrière un meuble, sous un fauteuil, parfois même enveloppés. Dans d’autres cas, un lieu est régulièrement arrosé d’urine. La signification agressive de ces conduites est assez claire, agressivité qui renvoie au plan pulsionnel soit à un niveau anal, soit à un niveau phallique. Une telle conduite signe cependant les difficultés rencontrées par ces adolescents dans l’élaboration symbolique de cette agressivité et le besoin de passer par un comportement agi évoquant celui du petit enfant de trois-quatre ans qui s’oppose fréquemment de cette manière aux exigences de propreté de sa mère. En outre souiller ainsi son lieu d’habitation, même s’il s’agit d’un lieu de séjour temporaire, signe la médiocrité de l’investissement de son environnement et de l’image projetée de son corps. Ces défaillances dans le processus de symbolisation, l’intensité de ces conduites agressives, la médiocrité de l’image de son corps auxquelles ce type de conduite renvoie, s’observent dans des troubles tels que la psychopathie ou la toxicomanie.

2° Violence contre les personnes. – La violence contre les personnes (crimes et délits) ne représente que 9 % des délits totaux. La conduite meurtrière reste exceptionnelle mais bien que les cas restent heureusement rares, deux éléments doivent être notés : une relative augmentation de leur nombre, un âge de plus en plus précoce. À titre d’exemple dans une enquête écossaise (D.O. Fiddes) le nombre de cas passe en 8 ans de 2/3 à 7/8 par an en moyenne, tandis que 50 % des adolescents ont entre 14 et 16 ans et 50 % entre 17 et 18 ans. Il s’agit presque exclusivement de garçons (33 garçons,

1 fille). Les facteurs d’environnements et socio-culturels semblent peser d’un grand poids puisque les deux tiers des cas proviennent des zones urbaines défavorisées, les adolescents faisant partie de bandes plus ou moins délinquantes. Le meurtre est plus fréquemment commis en groupe que de façon solitaire. La majorité de ces adolescents présente déjà des antécédents de délinquance, de drogue, d’alcoolisme et parfois des antécédents psychiatriques. Dans les familles il existe une surreprésentation de « profil à risque » (séparation parentale, décès, fratrie très nombreuse, maladie physique ou mentale, etc.) sans que ce soit un environnement constant.

La victime est généralement inconnue du meurtrier : il s’agit soit d’un adulte plus âgé, ou d’un vieillard, soit d’un adolescent d’une autre bande, plus rarement d’un enfant. La conduite n’est pas préméditée et ne semble pas motivée par un intérêt financier ou sexuel, en revanche elle se déroule souvent sous l’emprise de l’alcool. Enfin, chaque année deux à quatre parricides sont en général motivés par la défense de la mère ou de la fratrie menacée par le père.

Dans la majorité des cas la violence contre les personnes s’exerce entre adolescents eux-mêmes : bagarres entre bandes à l’occasion de bal ou de fête, entre individus. Parfois même la violence apparaît « gratuite », comme le besoin « de se cogner ». Signalons également la violence à l’égard des enfants ou des adolescents les plus jeunes : certaines bandes rançonnent, menacent, voire même « passent à tabac » ou blessent les plus jeunes. Le contexte socio-culturel paraît toujours prévalent : zone suburbaine, grand ensemble, niveau socio-économique défavorable, absentéisme scolaire, etc.

B. – L’autoagressivité

Les manifestations autoagressives de l’adolescent sont dominées par le problème des tentatives de suicide. Néanmoins d’autres conduites autoagressives s’observent : nous distinguerons F automutilation impulsive, l’automutilation chronique, l’équivalent suicidaire.

1° Les automutilations. – À l’adolescence les automutilations s’observent dans deux contextes bien différents : 1) dans certains cas il s’agit de véritable décharge motrice en réponse immédiate à une situation de tension, de conflit ou de frustration ; 2) dans les autres cas, il s’agit d’un ancien enfant automutilateur dont les manifestations persistent, voire même s’aggravent à l’adolescence.

a) Les automutilations impulsives : brutalement, parfois de façon totalement imprévisible, parfois après une montée d’angoisse ou d’agitation aisément perceptible, l’adolescent attaque son corps avec plus ou moins de violence ; il peut se saisir d’un couteau ou se précipiter dans la salle de bain pour prendre une lame de rasoir ou briser la première vitre ou glace à sa portée. Il se taillade alors les bras, le dos des mains, les poignets, voire même le visage, la poitrine. Dans d’autres cas l’adolescent se précipite contre un objet dur : tête heurtée contre un mur, corps lancé contre une baie vitrée. Plus rarement l’adolescent s’agresse avec un objet ou se donne des coups de poing, des claques sur le visage, sur les yeux, sur le buste.

L’acte de se couper (avec une lame de rasoir, un couteau, un morceau de verre…) est le plus fréquent. Viennent ensuite les brûlures avec les cigarettes. Les automutilations siègent en général aux poignets, aux avant-bras.

W. Raine signale que, fréquemment les adolescents déclarent ne pas avoir ressenti de douleur lors du passage à l’acte. Il s’agit le plus souvent d’une fille. Rosenthal signale en outre que dans 60 % des cas l’épisode automutilateur s’est produit lors des règles. D’autres conduites symptomatiques s’associent fréquemment : conduites anorectiques ou boulimiques, état dépressif, difficulté sexuelle, tendance toxicomaniaque. Dans tous les cas il s’agit de personnalité assez perturbée : psychose, psychopathie grave, organisation prépsychotique. Souvent ces adolescents présentent un niveau intellectuel limite, mais ce n’est pas constant.

Au plan psychopathologique, deux séries de facteurs convergent pour aboutir à la décharge autoagressive ; d’une part on retrouve de graves carences dans l’image de soi et d’objet, où prédominent habituellement les mauvaises images de soi et d’objet, sans que celles-ci soient modulées par les apports positifs que pourraient représenter les bonnes images de soi et d’objet. D’autre part l’externalisation des affects, la mise en acte constituent le moyen privilégié de lutte contre l’angoisse, d’autant que les perturbations dans l’élaboration des processus cognitifs ne donnent pas à l’adolescent des possibilités de maîtrise adéquates.

Les deux éléments, prédominance d’une mauvaise image de soi et inclinaison extrême au passage à l’acte, expliquent en partie l’automutilation impulsive. Le dernier facteur est en général environnemental ; objet qui tombe sous la main, incitation plus ou moins consciente de l’entourage, maladresse des pairs ou des adultes… Il faut signaler la possibilité d’une « contagiosité » de ces épisodes dans les collectivités d’adolescents (internat, hôpital, foyer…).

Certains auteurs ont tenté de comprendre la signification de la coupure, de l’entaille cutanée et de la vue du sang qui s’y associe. Des explications culturelles rapprochant ces coupures des scarifications rituelles et psychanalytiques rattachant la vue du sang qui s’écoule à l’écoulement menstruel ont été avancées.

b) Les automutilations chroniques : elles surviennent dans un tout autre contexte. Il s’agit d’adolescents profondément encéphalopathes qui dans leurs antécédents ont déjà présenté de telles automutilations (voir la signification de ces conduites in : Psychopathologie de l’enfant, p. 197). Il est à noter que l’adolescence peut présenter un cap particulier dans l’aspect clinique de ces comportements automutilateurs. On peut observer une cédation, un renforcement ou une transformation des conduites automutila-trices. L’émergence de la maturité génitale, en particulier chez le garçon, peut modifier ces conduites. Elles se centrent alors autour de la masturbation intempestive qui d’ailleurs présente parfois une certaine dimension autoagressive.

Ces automutilations chroniques peuvent avoir une signification variable : 1) recherche d’une limite du soi corporel ; 2) recherche d’une autostimulation ; 3) retournement sur soi de la conduite hétéroagressive lorsqu’elle est entravée ou interdite ; 4) recherche d’une communication par appel de l’autre. Enfin on peut rapprocher certaines automutilations, surtout quand elles sont moins importantes (griffures, jeu avec des épingles, des allumettes ou des couteaux) des scarifications propres à certains rites de passages.

2° Les équivalents suicidaires. – On désigne sous le nom d’« équivalents suicidaires » ou de « conduites suicidaires » un ensemble de conduites au cours desquelles la vie du sujet est mise en danger du point de vue d’un observateur externe, mais au cours desquelles le sujet dénie le risque pris.

En réalité il existe un continuum dans les diverses conduites mettant la vie en danger depuis les conduites dangereuses en passant par les équivalents suicidaires pour aboutir aux tentatives de suicide. La discrimination entre ces diverses conduites fait intervenir la notion de conscience du désir de mort : or les « tendances suicidaires » (Stork) sont extrêmement fréquentes à l’adolescence : elles n’aboutissent pas toujours, loin s’en faut, au passage à l’acte suicidaire assumé comme tel par l’adolescent (adolescent suicidant). À l’opposé la problématique de la mort et du deuil constitue le fondement inconscient de la « crise de l’adolescent » : c’est dire que pris au sens le plus large du terme, les comportements qui font partie du champ suicidaire inconscient sont extrêmement nombreux : abus de drogues, d’alcool, comportements antisociaux ; sans oublier que la majorité des troubles psychiques graves peuvent être rapprochés d’un désir de mort comme le signale H. Ey à propos de la schizophrénie : « la marche de la maladie tend à aboutir à une abolition de l’existence psychique, à une sorte de suicide de l’être dans le monde ».

Une telle extension des « notions d’équivalents suicidaires » risque de vider de leur contenu les tentatives de compréhension et de discrimination du comportement suicidaire lui-même. C’est la raison pour laquelle dans le paragraphe consacré aux tentatives de suicide nous avons exclu ce qu’on pourrait appeler « les gestes suicidaires inconscients ». De même inclure dans ces gestes suicidaires inconscients la totalité du champ psychopathologique ôte tout intérêt à un tel concept. En revanche il peut paraître utile de réserver le terme d’« équivalent suicidaire » à certaines conduites au cours desquelles le désir conscient d’attenter à sa vie n’a pas été exprimé, mais où la structure psychopathologique de l’adolescent de même que son environnement familial et social présentent de grandes similitudes avec ce qu’on observe chez les adolescents suicidants. C’est le cas en particulier de certains accidents à répétitions tels que les accidents de la route (moto) ou d’accidents d’« overdose » chez les toxicomanes.

Le concept d’équivalent suicidaire a pour le clinicien l’intérêt de mettre son attention en alerte sur la possibilité de passage à une réelle tentative de suicide, et sur la nécessité d’envisager un cadre thérapeutique adéquat. Ce concept devrait aussi susciter l’intérêt et l’attention des médecins somati-ciens (chirurgien orthopédiste en particulier) sur la signification inconsciente de certaines conduites dangereuses répétitives.

3° Les tentatives de suicide. – En raison de leur importance et fréquence, elles seront étudiées dans le paragraphe suivant.

V. – Les tentatives de suicide

La tentative de suicide est une des conduites les plus significatives de l’adolescence. Par ses caractéristiques épidémiologiques elle se distingue assez nettement des tentatives de suicide de l’enfant et de celles de l’adulte. Par l’impulsivité fréquente qui préside à sa réalisation elle pose le problème fondamental à cet âge de la mise en acte, du passage à l’acte. Par l’attaque directe du corps, elle illustre la remise en question complète du rapport que l’adolescent entretient avec son corps. Par le désir de meurtre des images internes, elle représente une caricature du « travail de deuil » que ce même adolescent doit accomplir. Par le contexte dépressif qui l’entoure habituellement, la tentative de suicide pose le problème de la dépression en tant que vécu existentiel propre à l’adolescence.

Ce dernier point de vue nous introduit dans un débat ancien qu’on pourrait formuler en ces termes : la tentative de suicide est-elle le témoin d’un contexte psychopathologique déviant ou, au contraire, s’inscrit-elle presque naturellement, dans le processus de réélaboration psychodynamique propre à l’adolescent ? De ce point de vue la tentative de suicide partieipe-t-elle au développement « presque normal » ? De nos jours les opinions restent partagées : pour certains auteurs la tentative de suicide ne reflète pas nécessairement l’existence de trouble de la personnalité chez l’adolescent (Jacobs, Mâle). Ainsi pour Davidson et coll. « un nombre important d’adolescents suicidants doivent être considérés comme normaux ou présentant des troubles mineurs, probablement passagers ». À l’opposé d’autres auteurs voient dans la tentative de suicide l’indice d’une distorsion toujours grave des aménagements de personnalité en cours de structuration à l’adolescence.

Enfin par la pression sur autrui qu’implique le geste suicidaire, par la réponse de l’adulte qu’en attend l’adolescent, la tentative de suicide doit être comprise comme un geste ultime et parfois désespéré de maintenir ou de rétablir une relation aux autres, souvent malmenée jusque là. La question de la réponse à la tentative de suicide est ainsi posée, avec son corollaire, toujours angoissant pour le thérapeute, du difficile problème des récidives.

1° Définition. – On appelle suicide la volonté et/ou le désir conscients et délibérés de se donner la mort. La tentative de suicide caractérise « l’échec » d’un suicide quelle que soit la cause de cet échec.

On désigne sous les termes « d’équivalent suicidaire », de « conduite suicidaire », ou de « conduite dangereuse », des comportements qui, par leur nature, mettent en péril la vie du sujet ou son intégrité physique. Ces équivalents suicidaires peuvent dans certains cas être rapprochés des tentatives de suicide.

2° Les études épidémiologiques. – Les études épidémiologiques portant sur un grand nombre de cas ont le mérite de dégager ce qu’on appelle les « facteurs de risque ». En raison de leur nature même, ces études mettent au premier plan les facteurs environnementaux : facteurs familiaux, facteurs socioculturels, facteurs comportementaux individuels.

Elles ne prennent pas en considération les processus psychiques internes, sauf lorsque la perturbation massive de ceux-ci peut permettre une évaluation relativement globale comme c’est le cas lorsqu’un diagnostic psychiatrique est posé. En revanche, les études épidémiologiques sont précieuses pour dégager le profil des « populations à risques ». Ces « profils de risques » ont pour ambition de mieux cerner les caractéristiques socio-culturelles des adolescents et d’utiliser ainsi, avec la plus grande pertinence, les moyens prophylactiques mis à la disposition des spécialistes de la santé. Nous reprendrons ici une grande partie des études récentes de l’I.N.S.E.R.M. (Davidson et coll.).

a) Caractéristiques générales :

— Au plan quantitatif : les suicides représentent, derrière les accidents de la circulation, une des principales causes de mortalité à l’adolescence. À cet âge il existe toutefois un contraste entre le suicide et la tentative de suicide : en effet on constate un taux particulièrement élevé de tentatives (351 pour 100 000, soit 0,35 %), alors que dans la population générale le taux est moins important (188 pour 100 000 à tout âge). L’évaluation de la fréquence des tentatives de suicide varie cependant dans de grande proportion d’une étude à l’autre : ainsi Stork avance un taux de tentative de 7,5 % chez les garçons et de 13 % chez les filles. Ces variations statistiques sont en partie imputables à la difficulté de recueillir des données épidémiologiques fiables (de nombreuses tentatives sont masquées ou non déclarées).

En revanche, le taux de mortalité est plus faible à l’adolescence (7,7 pour 100 000) qu’aux autres âges de la vie (15,4 pour 100 000). On peut donc en conclure qu’il y a plus de tentatives de suicide à l’adolescence, mais moins de décès par suicide : 1 décès pour 60 tentatives à l’adolescence contre 1 décès pour 13 tentatives aux autres périodes.

Toutefois ces chiffres, en eux-mêmes plutôt rassurants, ne doivent pas inciter à un optimisme excessif : tous les auteurs qui s’occupent de ce problème signalent à la fois l’augmentation du nombre de tentative et l’augmentation de leur gravité, surtout avec les récidives.

— En effet la récidive est une autre caractéristique générale des tentatives de suicide à l’adolescence : le taux de récidive varie d’un auteur à l’autre, mais s’élève toujours entre 30 et 50 %. C’est-à-dire qu’après la première tentative un adolescent sur deux ou sur trois réitéra son geste.

— Répartition selon le sexe : on note une proportion de 2 filles pour 1 garçon, le pic maximum de disparité se situant à 17 ans en faveur des filles. À partir de cet âge la proportion des filles par rapport aux garçons diminue. Cependant en terme de gravité, le rapport est inverse : la mortalité par suicide concerne 2 garçons pour 1 fille.

b) Caractéristiques familiales. – Il existe une sureprésentation des conflits familiaux, en particulier des séparations (30 % des cas contre 6 % dans la population générale) avec une absence fréquente du père ou de toute figure d’autorité paternelle. Ce facteur intervient d’autant plus que la séparation a été précoce.

Les antécédents de déplacements, de déménagements récents sont fréquents. Les antécédents familiaux pathologiques semblent assez fréquents (suicides, tentatives de suicide, maladie mentale), mais la sureprésentation est surtout notable pour l’alcoolisme familial (père ou mère). En revanche le niveau socioprofessionnel des pères ne paraît pas jouer un rôle statistiquement significatif, de même que la présence ou non des mères au foyer : ainsi l’incidence du travail ou non de la mère à l’extérieur du foyer ne paraît pas significative.

c) Les facteurs socioculturels. – On note un pourcentage élevé d’adolescents de population immigrée (10 %). Ce facteur fait intervenir la notion d’acculturation brusque et de changement soudain des valeurs sociales. Ceci rejoint la notion d’anomie de Durkeim (cf. p. 406). Pizzomo donne de l’anomie la définition suivante : « il y a anomie lorsque la personne n’est pas capable d’établir une hiérarchie de priorité parmi les différents rôles qu’elle doit jouer ; c’est-à-dire lorsqu’elle ne possède pas de critère pour choisir d’obéir aux obligations d’un rôle ou d’un autre ». L’état d’anomie d’une société, c’est-à-dire l’état de désintégration des relations sociales et de la structure de la société tel que le vivent les migrants a pu être rapproché de l’état de désintégration au niveau de l’individu, ou en d’autres termes, des tentatives de suicide.

D’une façon plus générale ces ruptures dans l’environnement socioculturel de l’adolescent constitue un facteur de risque notable. Dans les antécédents récents d’adolescents suicidants, on retrouve avec une extrême fréquence des déménagements, des départs d’un membre de la famille, des changements dans les habitudes ou les cadres de vie (changement d’école, de travail), des ruptures avec le groupe des pairs…

d) Les facteurs individuels. – Au niveau de l’adolescent lui-même trois ordres de facteurs semblent aggraver le risque potentiel :

— L’échec dans la scolarité : il représente un facteur de risque certain. De nombreux adolescents suicidants n’ont pas dépassé le niveau de l’enseignement primaire. D’autre part la proportion d’adolescents jeunes travailleurs est beaucoup plus élevée dans la population suicidaire (50 %) que parmi l’ensemble des adolescents (29 %) ; cette mise au travail ne fait que refléter, dans la majorité des cas, l’échec puis l’interruption des études.

— L’utilisation d’une drogue est un facteur de risque prépondérant : le taux de tentative de suicide dans une population de « drogués » est de 168 pour 1 000, alors qu’il est de 3 à 5 pour 1 000 pour l’ensemble de la même tranche d’âge (I.N.S.E.R.M.).

— L’existence d’un diagnostic psychiatrique enfin constitue un facteur de risque et de récidive. Nous reverrons ce point.

3° Les moyens du suicide ou de la tentative. – L’absorption orale de médicaments est de loin la méthode la plus utilisée. Les filles y recourent encore plus fréquemment que les garçons. Le médicament utilisé est souvent celui même qui a été prescrit auparavant à l’adolescent lors d’une précédente consultation. L’absorption orale de produits toxiques divers existe aussi (produits ménagers, insecticides divers…), mais elle est beaucoup plus rare. Signalons l’absorption orale ou parentérale (I.V.) de fortes doses de drogue (morphine en particulier). La distinction entre le suicide ou la tentative de suicide et l’accident par « overdose » n’est pas facile à établir. L’étude de ces « équivalents suicidaires » montre qu’ils ont de nombreuses caractéristiques communes avec les tentatives de suicide reconnues comme telles.

Les autres moyens des tentatives de suicide sont plus rares, contrairement à ce qu’on observe aux autres âges de la vie. Vient en tête la phlébotomie qui se situe à la limite entre le geste automutilateur localisé et l’intention suicidaire. Très loin derrière les précédentes méthodes, on observe parfois : défenestration, noyade, précipitation sous un véhicule (train, métropolitain), pendaison, arme à feu.

Il est classique de dire qu’il n’y a pas de parallélisme strict entre la gravité de l’acte suicidaire en terme de vie ou de mort, l’intensité du désir de mort et la gravité des perturbations psychopathologiques observées chez l’individu suicidant. En effet dans certains cas, des produits de haute toxicité peuvent être impulsivement absorbés avec des conséquences fatales ou gravement invalidantes, sans que ce geste paraisse prendre place dans un ensemble psychopathologique très lourd ou qu’il s’associe à une détermination bien arrêtée de se donner la mort. Toutefois il conviendrait de ne pas s’attacher uniquement à la nature de l’objet utilisé pour le suicide ou la tentative de suicide. Il serait souhaitable aussi d’évaluer dans quelle mesure la méthode utilisée porte atteinte à l’intégrité du corps : de ce point de vue il semble que les méthodes cherchant à désorganiser ou à mutiler le corps, telles que la défenestration ou surtout la précipitation sous un véhicule, s’intégrent plus souvent dans une organisation psychopathologique dans laquelle le schéma corporel et la constitution même de l’individualité sont en cause. Les méthodes les plus traumatiques et les plus désorganisantes semblent caractériser plus souvent des adolescents profondément perturbés (psychose en particulier).

4 » Abord psychopathologique :

a) Tentative de suicide et diagnostic psychiatrique. – Au début de ce siècle, la majorité des psychiatres considéraient le suicide comme le symptôme d’une maladie mentale ou à défaut d’une « maladie suicide ». On reconnaît maintenant que la majorité des tentatives de suicide de l’adolescent ne s’accompagnent pas d’un diagnostic psychiatrique caractérisé. Dans la population générale des adolescents suicidants, le pourcentage de diagnostic psychiatrique varie selon les auteurs. On peut toutefois considérer que des chiffres compris entre 20 et 25 % représentent une moyenne. Ce taux s’élève à 35 % en cas de récidive. En fonction du diagnostic, la répartition retenue est la suivante : personnalité ou caractère pathologique 33 %, névrose et trouble de la personnalité 28 %, état dépressif 19 %, psychose 13,5 %, divers (débilité, prépsychose…) 6,5 % (I.N.S.E.R.M.). Lorsqu’on compare ce groupe d’adolescents chez lesquels on pose un diagnostic psychiatrique au groupe d’adolescents suicidants global, on constate :

— que ces adolescents s’expriment avec moins de facilité, qu’ils se sentent isolés, rejetés par leurs camarades ;

— qu’ils ont des antécédents de pathologie somatique plus fréquents avec souvent l’existence d’hospitalisation ;

— enfin qu’on retrouve les caractéristiques épidémiologiques propres aux tentatives récidivantes (cf. p. 109).

Parmi les tentatives de suicide s’associant à un diagnostic psychiatrique on peut décrire :

— le suicide et la tentative de suicide chez l’adolescent psychotique. Le passage à l’acte peut survenir dans certains cas au moment de l’épisode délirant primaire. Ailleurs il s’observe chez des adolescents schizophrènes en dehors des épisodes aigus en particulier lors de la prise de conscience angoissante des processus de déstructuration ou comme réalisation de leurs fantasmes de morcellement (cf. p. 239) ;

— la dépression clinique grave est bien évidemment une cause possible de suicide (cf. p. 216) ;

— citons également les tentatives de suicide chez les adolescents épileptiques, psychopathes (cf. p. 284).

Mais dans la majorité des cas, aucun diagnostic psychiatrique précis n’est porté. Il reste donc 75 à 80 % d’adolescents suicidants qui n’entrent pas dans un cadre nosographique défini. On observe alors un nouveau glissement dans la confrontation de points de vue entre les auteurs : le point de vue nosographique (repérage de maladie mentale définie) est abandonné au profit du point de vue psychopathologique. Dans cette dernière optique, on retrouve les termes de l’habituelle alternative : pour certains, la tentative de suicide ne fait que mettre en lumière les lignes de tension de l’adolescence : ainsi elle n’est qu’un élément de la crise de morosité juvénile de Mâle, ou de la crise de l’adolescence chez Davidson. À l’opposé, nombreux sont les auteurs pour lesquels la tentative de suicide doit toujours être considérée comme l’indice d’une perturbation importante dans les aménagements pulsionnels et défensifs, même si le profil psychologique global de l’adolescent ne semble pas correspondre à une entité nosographique précise. À cette occasion ces derniers auteurs remarquent qu’un tel écart ne traduit rien d’autre que la profonde inadéquation entre les habituels repères nosographiques (établis d’abord en référence à la pathologie adulte) et la période de l’adolescence.

b) Signification psychopathologique de la tentative de suicide. – La

signification de l’acte suicidaire peut être comprise à plusieurs niveaux : signification psychologique générale du suicide, psychopathologie du geste lui-même, sens de la conduite suicidaire pour l’individu, et enfin place de cette conduite au sein des interactions familiales. Nous envisagerons successivement ces quatre points.

— La signification psychologique générale du suicide : elle est commune à tous les âges de la vie, cependant en fonction de la maturité du sujet il y a des significations qui paraissent plus pertinentes à certaines périodes de la vie. Baechler a décrit plusieurs sens possibles :

1) La fuite : c’est « le fait d’échapper, par l’attentat à sa vie, à une situation ressentie comme insupportable par le sujet ».

2) Le deuil : c’est « le fait pour un sujet d’attenter à sa vie par suite de la perte d’un élément actuel de la personnalité ou du plan de vie ».

3) Le châtiment : c’est « le fait d’attenter à sa vie pour expier une faute réelle ou imaginaire ».

4) Le crime : c’est « le fait d’attenter à sa vie en entraînant autrui dans la mort ».

5) La vengeance : c’est « le fait d’attenter à sa vie pour, soit provoquer le remords d’autrui, soit lui infliger l’opprobre de la communauté ».

6) L’appel et le chantage : c’est « le fait d’attenter à sa vie pour faire pression sur autrui ».

7) Le sacrifice et le passage : c’est « le fait d’attenter à sa vie pour atteindre une valeur ou un état jugé supérieur ».

9) L’ordalie ou le jeu : c’est « le fait de risquer sa vie pour s’éprouver soi-même ».

Pour cet auteur, certains sens mènent plus souvent à la mort (les quatre premiers cités), d’autres ont des conséquences en général moins graves (en particulier le chantage et l’appel). Il est bien évident que ces sens peuvent se juxtaposer.

Chez l’adolescent certaines significations paraissent particulièrement fréquentes. Il en est ainsi de la fuite face aux ruptures, aux échecs, de l’appel ou du chantage ; Ebtinger va même jusqu’à dire : « tout suicide est un chantage même et surtout s’il est réussi, pérennisant la responsabilité des « autres ». Fréquente aussi est la dimension du « jeu ». C’est ce que certains ont appelé le suicide-pari (Duché) de l’adolescent qui s’en remet à la destinée, au « on verra bien » lorsqu’il absorbe une quantité indéterminée de médicament.

— La signification psychopathologique de l’acte suicidaire. – La majorité des auteurs estiment que l’impulsivité associée à la tendance au passage à l’acte propre à l’adolescent explique en partie le geste lui-même.

Il n’est pas rare en effet que le geste n’ait pas été préparé, que seules des conditions d’environnement favorables servent de déclencheur. Il peut survenir également dans un contexte de frustration ou de déception : le geste suicidaire traduit alors un fréquent manque de tolérance à la frustration avec son corollaire habituel qu’est le passage à l’acte. Cette impulsivité s’observe particulièrement chez les personnalités psychopathiques (cf. p. 279).

Pour certains auteurs le moment suicidaire lui-même correspond à une défaillance dans des processus de mentalisation, à un « court circuit » dans les possibilités d’élaboration psychique. La fréquente perturbation de la notion de temps chez l’adolescent suicidant témoignerait à la fois de la difficulté à tolérer la frustration et de la médiocrité de l’élaboration des processus secondaires renvoyant à ce que certains auteurs ont appelé une « dyschronie » (Gibello).

Allant plus loin Ladamc considère que « le moment de la tentative de suicide est toujours un moment profondément psychotique » au cours duquel sont activés les mécanismes défensifs les plus archaïques (clivage en particulier) auxquels s’ajoute une perte temporaire de « l’épreuve de réalité » (reality testing).

— La signification psychopathologique de la conduite suicidaire. – Nous ne ferons que rappeler brièvement ici les facteurs favorisants, communs aux processus de remaniements de l’adolescence :

— La manipulation fréquente de l’idée de mort. Il conviendrait toutefois de distinguer les adolescents qui pensent au suicide (idées suicidaires, adolescents suicidaires) et les adolescents qui mettent en acte leur suicide (adolescents suicidants). Si presque tous les adolescents pensent au suicide, tous n’agissent pas leur pensée.

— La thématique dépressive, qu’elle s’exprime sous forme de morosité, de moments dépressifs plus ou moins longs et intenses, qu’elle aille même jusqu’à la « maladie dépressive ». Cette thématique dépressive est, elle aussi, constitutive de la période de l’adolescence, ainsi que les nombreuses pertes, réelles ou fantasmatiques qui l’accompagnent.

— Le besoin de maîtrise du corps alors même que les incessants changements corporels donnent à l’adolescent l’impression douloureuse de ne pas en être le dépositaire. Le corps peut dans ces conditions être vécu comme un objet quasi externe, étrange et étranger, sur lequel les tendances agressives et destructives peuvent se focaliser.

Selon certains auteurs ces facteurs paraissent suffisants pour expliquer la tentative de l’adolescent. Pour d’autres, s’ils permettent de mieux comprendre l’existence d’une facilitation à mettre en œuvre la tentative de suicide, ils ne doivent pas faire oublier que des facteurs plus spécifiques semblent nécessaires. Ces facteurs se trouvent à la fois au sein de l’organisation psychodynamique des adolescents suicidants et dans le système de leurs interactions familiales.

A. Haim (1969) un des premiers a tenté de dégager les traits les plus spécifiques parmi une population d’adolescents suicidants. 11 note l’importance des troubles de l’humeur prédominant dans leur versant narcissique (dépit, honte) plus que névrotique (culpabilité), l’importance des troubles de l’élaboration de la pensée et des défaillances dans l’organisation de l’idéal du Moi infiltré de traits archaïques (idéal du moi mégalomaniaque, mais surtout rigide, sans possibilité adaptative). Mais le facteur le plus spécifique de l’adolescent suicidant est, pour A. Haim, l’insuffisance des mécanismes habituels de défense de l’adolescent. Cette insuffisance est responsable du blocage des processus de perte et de deuil, empêchant par conséquent le « travail de deuil » : l’adolescent suicidant maintient de façon prolongée et rigide les investissements dans des objets perdus ou décevants. Il ne peut se défendre de cette plaie figée, que par l’exacerbation des mécanismes projectifs : « Le jeune suicidaire serait incapable d’assumer le deuil impliqué dans tout processus d’adolescence ni d’établir les défenses caractéristiques des diverses structures pathologiques, et c’est bien cette incapacité à organiser, trouble fondamental du processus d’adolescence, qui est pathologique » (p. 270). Cette rigidité, opposée à la fluidité naturelle des conduites à l’adolescence, semble être pour Haim, le facteur étiopathogénique le plus caractéristique. Toutefois Haim n’avance pas d’hypothèse précise quant à l’origine de cette rigidité.

M. Erlich (1978) insiste sur les vicissitudes qu’a pu connaître la relation précoce mère enfant, en particulier lors de la phase symbiotique et de la période de séparation-individuation. Il reprend en partie les conceptions de P. Bios pour lequel l’adolescence représente la seconde phase de ce processus de séparation-individuation. Selon Erlich les adolescents suicidants se caractériseraient à la fois par des difficultés dans le domaine cognitif et par des défaillances dans la qualité des relations d’objet précoce. D’un côté l’adolescent suicidant chercherait à attirer sur lui l’attention et l’amour de l’objet primaire (sa mère) qu’il estime inaccessible ou perdu du fait précisément des défaillances précoces. Mais cette recherche s’associe à des « erreurs de logique » dans son environnement : l’adolescent suicidant présente, selon cet auteur, des perturbations dans l’élaboration de la notion de temps, une certaine rigidité des processus cognitifs, une difficulté à élaborer un monde imaginaire interne. L’association de ces deux niveaux de perturbation faciliterait le passage à l’acte suicidaire, sans que soit pris en compte par l’adolescent l’ensemble des conséquences du geste.

Ladame estime lui aussi que la tentative de suicide traduit l’échec dans le second processus de séparation-individuation. Cet échec s’explique par une succession de faillites dans l’élaboration de la première période de séparation-individuation. Il existerait une angoisse de séparation particulièrement vive, comme en témoigne la fréquente montée d’angoisse observée chez l’adolescent dans la période qui précède la tentative de suicide. Cette angoisse renvoie à un blocage des processus d’internalisation en raison d’un déséquilibre entre les processus d’identification introjective et les processus d’identification projective, déséquilibre en faveur des seconds. Cet excès dans les processus d’identification projective suscite de graves défaillances sur l’axe du narcissisme : l’adolescent reste trop dépendant des autres (à cause de l’identification projective), ne peut constituer un sentiment de soi suffisamment stable. Il en résulte des défauts dans l’élaboration des mécanismes d’idéalisation : l’idéal du moi laisse la place à un moi-idéal grandiose auquel l’adolescent ne peut jamais accéder. Le geste suicidaire correspond alors à l’expression soudaine d’une rage narcissique véhiculant parfois, à contrario, des fantasme d’omnipotence et d’immortalité.

Cette rage narcissique prend comme objet le corps de l’adolescent ; l’acte suicidaire représente une « attaque destructrice de ce corps », d’autant plus intense que le corps devient le représentant du mauvais objet primaire. On observe en effet fréquemment un clivage complet entre la représentation ou l’image du corps sur laquelle se focalise la haine vouée au mauvais objet primaire, et d’un autre côté une représentation idéalisée et grandiose d’un soi nourri par les identifications projectives. Cet auteur explique le geste suicidaire lui-même comme une ultime tentative pour se soumettre au mauvais objet primaire, pour s’identifier à lui et trouver enfin son amour.

— La signification des interactions entre l’adolescent suicidant et son environnement. – Comme on l’a vu au début de ce paragraphe, les études épidémiologiques révèlent l’existence d’un environnement familial perturbé. Mais par leur nature même ces études sont impuissantes à nous montrer comment ces déviations statistiques peuvent susciter des distorsions dans les systèmes d’interactions précoces que l’enfant intériorise dès son plus jeune âge. Toutefois elles ont le mérite de tisser une sorte de toile de fond sur laquelle peuvent s’étayer les hypothèses de psychopathologie individuelle. Les études les plus récentes portant sur les tentatives de suicide de l’adolescent cherchent à mettre en correspondance les données de l’investigation individuelle (provenant en particulier des psychothérapies d’adolescents suicidants) et les données issues de l’observation familiale.

De l’étude des interactions de l’adolescent suicidant avec sa famille et son environnement, Ladame dégage trois séries de faits qui toutefois ne se situent pas sur le même registre :

1) Dans ces familles, l’adolescent est souvent le lieu d’une projection parentale excessive. Il sert en particulier de réceptable à la souffrance parentale. La relation entre parent et adolescent n’est pas teintée d’empathie compréhensive, mais au contraire d’identification projective (souvent de nature agressive), ce qui explique en partie les défaillances précoces dans le premier processus de séparation-individuation. L’adolescent, lieu de projection de la souffrance familiale, dénonce par son geste suicidaire cette détresse familiale et exprime un « appel à l’aide collectif ».

2) La barrière entre les générations est souvent confuse dans ces familles. Les coalitions entre des membres appartenant à des générations différentes sont fréquemment dirigées contre un tiers de la famille, transgressant la structure normale de la famille en fonction des générations. Ainsi la mère fait alliance avec son fils contre le père, la grand-mère et la mère contre la fille… La traduction épidémiologique de cette hypothèse se retrouve dans la fréquence des structures familiales éclatées ou inhabituelles.

3) Dans les périodes présuicidaires l’adolescent doit faire face à une série d’événements dont la sommation aboutit à un effondrement de ses capacités de réponse. On retrouve ainsi régulièrement une dégradation progressive de l’environnement familial et social de l’adolescent suicidant : décès ou départ d’un membre de la famille, rejet par l’adolescent de sa famille ou par la famille de l’adolescent, rupture affective, rupture du groupe des pairs.

La période précédant le geste suicidaire lui-même se caractérise généralement par la multiplicité des relations établies, par leur aspect cahotique, éparpillé, superficiel, vaines tentatives de rétablir des relations humaines satisfaisantes. Cette série de ruptures, constamment retrouvée dans les enquêtes épidémiologiques renforce le mouvement dépressif de l’adolescent et le confirme chaque fois dans la conviction que tout effort est inutile, que tout espoir est vain.

Selon Ladame le geste suicidaire lui-même correspond à l’irruption soudaine d’une correspondance, d’une coalition, entre les mouvements psychoaffectifs internes et les conditions environnementales. Le geste suicidaire traduit « la formation de cette très mystérieuse coalition du « dedans » et du « dehors », coalition dont résulte à tout coup, et selon une évolution inflationniste, la confirmation inéluctable du rejet, de la mau-vaiseté ». C’est cette coalition qui rend compte de l’activation des processus les plus archaïques et de la mise en acte du geste suicidaire lui-même.

5° Pronostic : le problème des récidives. – La question du pronostic se scinde d’emblée en deux préoccupations distinctes, non conjointes :

— le problème des récidives, avec le problème annexe de la prévisibilité du passage à l’acte ;

— le pronostic lointain, en particulier l’équilibre psychopathologique à l’âge adulte.

a) Les tentatives de suicide récidivantes. – Toutes les études s’accordent à reconnaître la fréquence des récidives qui oscillent entre 30 à 50 %. Les études épidémiologiques ont tenté de dégager les facteurs de risque particuliers aux suicidants récidivistes (Davidson, Choquet). Par rapport à l’ensemble des tentatives de suicide de l’adolescent on peut isoler les facteurs suivants :

— l’existence d’un diagnostic psychiatrique de psychose ou de personnalité pathologique chez l’adolescent ;

I 10

— une famille nombreuse, de quatre enfants ou plus ;

— des antécédents familiaux d’alcoolisme ;

— des antécédents de difficultés caractérielles ou scolaires dans le passé du sujet ;

— une pathologie relationnelle familiale. L’adolescent l’exprime, soit par le fait que ses parents n’ont pas d’affection pour lui, soit par le fait que, selon lui. ils font preuve d’une autorité excessive ou insuffisante ;

— des tendances dépressives enfin (ennui, inquiétude, manque de dynamisme).

Le cumul de ces facteurs aboutit à des différences statistiques très significatives à tel point que lorsqu’ils sont tous présents, la récidive devient presque certaine. Ce point est d’autant plus important que la gravité de la tentative en terme de vie ou de mort paraît plus importante dans le cas des récidives.

Dans une très importante étude prospective, Otto montre que parmi la population d’adolescents suicidants, certains sous-groupes comportent un risque très élevé de récidives, en particulier les cas où un diagnostic psychiatrique a été porté, les cas de suicide par une méthode active chez les filles, et les tentatives de suicide chez les garçons.

Etant donnée la fréquence de ces récidives, il serait souhaitable de pouvoir isoler des facteurs faisant craindre l’imminence d’une telle récidive. Le cas est particulièrement aigu pour les adolescents suicidants qui suivent une psychothérapie. Les thérapeutes savent qu’ils doivent toujours se situer entre deux attitudes contradictoires. D’un côté la crainte excessive chez le thérapeute d’une récidive, peut le pousser à adopter des attitudes trop interventionnistes : cela donne à l’adolescent des moyens de pressions susceptibles d’empêcher tout progrès dans le traitement. D’un autre côté, l’absence de prise en considération du risque de récidive peut être ressentie par l’adolescent comme une attitude incitative et favoriser par conséquent le passage à l’acte. Une telle contradiction, pour être sinon levée, du moins partiellement éclaircie, suppose que le thérapeute et l’adolescent puissent discuter ouvertement du risque du passage à l’acte et que les conséquences à cette éventualité aient été clairement envisagées dans les entretiens préliminaires de la psychothérapie.

Doivent être tenus pour facteurs de risque d’un état suicidaire et par conséquence de récidive 4 : 1) l’existence d’une maladie dépressive. Elle s’oppose à la dépressivité de l’adolescent parce que le travail de deuil y est bloqué : il existe « un sentiment d’abandon catastrophique ». Sur le plan symptomatique on note fréquemment un effondrement récent des performances scolaires, l’existence de plainte somatique, la tendance à des accidents à répétition ; 2) la montée de l’angoisse dans les jours ou heures qui précèdent la tentative : les adolescents l’exprime sous la crainte « de ne pas tenir le coup », la peur de craquer ; 3) la majoration des ruptures sociales, en particulier des ruptures récentes avec la famille, le groupe des pairs ou une rupture sentimentale.

Ces indices constituent des repères possibles, bien que difficiles à quantifier. Ils permettent cependant une évaluation approximative du risque de passage à l’acte. Il importe en effet, surtout lorsque l’adolescent est en psychothérapie, que le thérapeute puisse distinguer entre la menace de passage à l’acte et le risque de passage à l’acte. De la menace, l’adolescent suicidaire doit pouvoir librement parler, le thérapeute doit pouvoir l’entendre aussi bien dans sa dimension psychopathologique inconsciente que dans ses effets recherchés sur l’interaction thérapeutique. On pourrait dire que la menace du passage à l’acte constitue l’objet même de la première phase de la psychothérapie de l’adolescent suicidaire ou suicidant. En revanche le risque de suicide est fort différent. Il doit inciter le thérapeute à prendre des mesures précises et concrètes pour protéger l’adolescent : aménagement ponctuel du cadre de vie sous forme d’hospitalisation ou de placement dans un foyer, renforcement de la fréquence des séances, possibilité de séance supplémentaire à la demande de l’adolescent, intervention éducative sur le terrain, etc.

La non-distinction habituelle entre menace de suicide et risque de suicide peut être source de confusion et d’attitude thérapeutique négative.

b) L’évaluation lointaine. – Le pronostic à distance des tentatives de suicide de l’adolescent est très difficile. La majorité des enquêtes catamnestiques se heurtent à l’absence de réponse des adultes, anciens adolescents suicidants. Otto, en Suède, a utilisé des indices d’évaluation indirects (registre d’état civil, casier judiciaire, dossier militaire, etc.) pour juger de l’équilibre ultérieur d’adolescents suicidants. 11 montre que sur 1 547 enfants et adolescents suicidants l’étude de la catamnèse sur 10 à 15 ans (sujets âgés alors de 20 à 35 ans) permet de mettre en évidence des facteurs inquiétants de morbidité. Ainsi le pourcentage de décès, quelqu’en soit la cause (suicide par récidive mais aussi mortalité par accident, maladie) est plus élevé que dans la population générale : 11,3 % des garçons et 3,9 % des filles qui avaient fait une tentative de suicide sont décédés contre 1,6 et 1,8 % dans la population témoin. En outre le taux de rente pour invalidité et le taux de condamnation pénale sont significativement plus élevés. Enfin l’auteur découvre qu’il existe un taux de morbidité pour les maladies psychiques, mais aussi pour les maladies physiques (taux évalué par le nombre de semaines déclarées de maladie) plus élevé dans la population d’anciens suicidants garçons ou filles que dans la population générale.

Ces indices sont certes très indirects, mais témoignent toutefois d’une souffrance psychique et même physique, accrue. De telles évaluations 112

incitent à reconsidérer l’opinion selon laquelle la tentative de suicide de l’adolescent pourrait faire partie de la crise maturationnelle normale à cet âge de la vie.

6‘ L’abord thérapeutique. – Nous serons extrêmement schématique, n’abordant ici que les particularités thérapeutiques propres aux tentatives de suicide de l’adolescent. Le geste suicidaire est toujours entouré d’un contexte dramatique. Que celui-ci soit justifié ou non, il manque rarement ; la pression de l’urgence est toujours grande, elle incite l’entourage, en particulier les intervenants médicaux et/ou paramédicaux à adopter en urgence une stratégie de réponse qui prend fréquemment l’allure d’un véritable passage à l’acte faisant écho au passage à l’acte suicidaire de l’adolescent. Précisons d’emblée que, s’il y a effectivement urgence pour écouter le suicidant, il n’y a pas toujours urgence à agir, à « faire quelque chose ». En matière de tentative de suicide, la seule urgence est l’urgence d’écoute. C’est pour répondre à la nécessité d’une telle écoute d’urgence que divers services ou centres d’adolescents ont été créés. Leur but est d’accueillir ceux-ci en urgence et de leur proposer la possibilité d’un entretien clinique immédiat. Signalons également les centres d’écoute par téléphone, tel qu’en France, S.O.S.-Amitiés (387.37.00).

Nous distinguerons les mesures thérapeutiques immédiates puis les mesures à moyen et long terme.

a) Mesures thérapeutiques immédiates. – Elles représentent la réponse directe au geste suicidaire. Leurs modalités ne dépendent pas toujours du clinicien qui est parfois confronté au fait accompli comme dans le cas fréquent d’une hospitalisation nocturne en urgence.

Le but essentiel de ces mesures immédiates est de préserver l’avenir somatique, mais aussi psychologique de l’adolescent en cherchant à mettre en place le cadre thérapeutique éventuellement nécessaire. On peut distinguer l’hospitalisation, l’entretien d’urgence avec l’adolescent, l’entretien familial.

1) L’hospitalisation : l’hospitalisation en urgence reste fréquente : habituellement il s’agit d’une hospitalisation dans un service non spécialisé (service de médecine somatique) ou dans le service d’urgence de l’hôpital. L’intérêt de l’hospitalisation est diversement apprécié selon les auteurs : certains l’estiment utile pour séparer l’adolescent de son cadre habituel de vie, pour mieux contrôler l’ensemble des paramètres ayant abouti au geste suicidaire, permettre à l’adolescent une régression en elle-même thérapeutique (Schrut, Teicher, Duché). D’autres auteurs notent que la fréquence des récidives n’est en rien modifiée par l’existence ou non d’une hospitalisation. Selon ces derniers seuls de longs séjours hospitaliers en milieu spécialisé seraient susceptibles d’entraîner des modifications, tant dans la structure psychopathologique de l’individu que dans la dynamique des interactions familiales. Mais le risque d’évolution chronique devient alors majeur. Dans

l’ensemble les modalités les plus fréquemment rencontrées sont les suivantes :

— L’hospitalisation répond aux mesures d’urgence rendues nécessaires par l’état somatique de l’adolescent : lavage gastrique quand il est encore temps, surveillance des principales constantes cliniques et biologiques, etc. Cette hospitalisation en service de médecine somatique est toujours brève, de l’ordre de 24 à 48 heures. Au cours de cette brève hospitalisation un entretien d’évaluation psychopathologique est effectué par le psychiatre ou psychologue consultant du service. En général, un entretien familial l’accompagne.

— L’hospitalisation prolongée en milieu spécialisé n’est pas préconisée par la majorité des auteurs, sauf dans quelques cas particuliers ; une hospitalisation peut être envisagée quand l’acte suicidaire est l’expression symptomatique d’une perturbation grave (épisode délirant aigu, schizophrénie), ou quand l’environnement habituel paraît particulièrement pathogène ou déstructuré. Dans les autres cas, une brève hospitalisation paraît suffisante à condition que puissent être mis en place les premiers jalons d’une relation thérapeutique.

2) L’entretien d’urgence : il se déroule dans des conditions matérielles difficiles, « au lit du malade », dans un petit local attenant, dans la salle des infirmières. Souvent l’adolescent a encore, planté dans le bras, l’aiguille de la perfusion et pendant l’entretien il s’absorbe dans la contemplation de ce « goutte à goutte » réparateur ; dans d’autre cas, l’infirmière vient juste de le libérer de cette attache pour « aller parler » avec le psychiatre-psychologue. C’est dire que le climat n’est pas toujours idéal et n’incite pas à une détente propice à la réflexion. Néanmoins cet entretien est essentiel : d’une part il permet une première évaluation du geste, ce qui est nécessaire pour dépister les tentatives de suicide symptomatiques d’une pathologie mentale déjà fixée ou débutante ; d’autre part, il a pour objectif de préparer une éventuelle thérapie relationnelle ultérieure, par delà le récit factuel de l’épisode présent, récit autour duquel l’entretien se déroule généralement.

3) La rencontre familiale : elle est toujours facile dans ce climat d’urgence, mais cette facilité à rencontrer le groupe familial et l’accord habituellement donné aux propositions thérapeutiques ne préjuge en rien de l’évolution ultérieure. L’ensemble des auteurs (Morrison, Poivet, Ladame) s’accordent à reconnaître la difficulté à obtenir une mobilisation familiale qui ne soit pas une simple crispation défensive secondaire à la tentative de suicide. Or comme le souligne Ladame, « le comportement suicidaire de l’adolescent peut cesser seulement si quelque chose change dans sa vie ». Ce « quelque chose » concerne tant la vie psychique interne de l’adolescent que son environnement.

Les accords donnés et les éventuels engagements thérapeutiques pris par la famille sous le coup de l’urgence et dans l’atmosphère dramatique de l’hospitalisation sont fréquemment vécus comme résultants d’une contrainte : le geste suicidaire risque alors d’être ressenti par cette famille comme un moyen de pression, voire même de « chantage ». Aussi il importe, à notre avis, que le psychiatre ou psychologue consultant, sache dans la majorité des cas limiter son approche thérapeutique au strict nécessaire, et puisse proposer un cadre d’intervention défini : c’est la technique très utilisée dans les pays anglo-saxons du « contrat » : proposition d’emblée d’un nombre précis de rendez-vous familiaux mensuels ou trimestriels, au terme desquels une réévaluation diagnostique et thérapeutique est proposée.

Il paraît en effet illusoire, tant au niveau de l’adolescent qu’au niveau de la famille, d’engager d’emblée des processus thérapeutiques au long court (psychothérapie), alors même que les risques de rupture sont très grands : cette interruption serait alors vécue comme une rupture supplémentaire chez un adolescent dont le passé en est déjà largement saturé.

En tout état de cause, les interventions immédiates pour être fructueuses nécessitent qu’une bonne harmonie et une confiance réciproque existent entre les divers intervenants : réanimateurs, chirurgiens, médecins des services d’urgence, infirmiers, psychologues et psychiatres…

b) Mesures thérapeutiques à moyen et long terme. – Autant les mesures immédiates sont aisément acceptées par l’adolescent comme par sa famille, autant il est difficile, de mettre en place de façon durable un cadre thérapeutique. Seule parfois la survenue d’une récidive pourra permettre l’établissement d’un projet thérapeutique au long cours. Il peut s’agir, soit d’une psychothérapie individuelle, soit d’une thérapie familiale, soit de placements institutionnels divers (hôpital de jour, foyer, appartement thérapeutique…). Nous ne détaillerons pas ici ces diverses mesures, renvoyant le lecteur au chapitre consacré à l’abord thérapeutique.

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